]>
Longtemps considérée comme une chimère, l’alchimie intéresse davantage, chaque jour, le monde scientifique. Les travaux des savants sur la constitution de la matière, leurs découvertes récentes, prouvent, jusqu’à l’évidence, la possibilité de dissociation des éléments chimiques. On ne doute plus, maintenant, que les corps réputés simples soient, au contraire, composés et l’hypothèse de l’insécabilité atomique ne trouve plus guère de partisan. L’inertie décevante disparaît de l’Univers et ce qui semblait hier une hérésie est, aujourd’hui, devenu un dogme. Avec une impressionnante uniformité d’action, mais à des degrés divers, la vie se rend manifeste dans les trois règnes de la nature, nettement séparés autrefois et entre lesquels il n’est plus fait de distinction. L’origine et la vitalité sont communes au triple groupe de l’ancienne classification. La substance brute se révèle animée. Les êtres et les choses évoluent, progressent en des transformations et en des renouvellements incessants. Par la multiplicité de leurs échanges et de leurs combinaisons, ils s’éloignent de l’unité primitive, mais pour reprendre leur simplicité originelle sous l’effet des décompositions. Sublime harmonie du grand Tout, cercle immense que l’Esprit parcourt dans son activité éternelle et qui a pour centre l’unique parcelle vivante émanée du Verbe créateur.
C’est ainsi qu’après s’être éloignée du droit chemin, la science actuelle cherche à le reprendre, en adoptant, peu à peu, les conceptions anciennes. À l’instar des civilisations successives, le progrès humain obéit à la loi indubitable du perpétuel recommencement. Envers et contre tous, la Vérité finit toujours par triompher, malgré sa VIII marche lente, pénible et tortueuse. Le bon sens et la simplicité ont raison tôt ou tard des sophismes et des préjugés. « Car il n’y a rien de caché, enseigne l’Écriture, qui ne doive être découvert, ni rien de secret qui ne doive être connu. » (Matth., X, 26)
Il ne faudrait pas croire, cependant, que la science traditionnelle dont Fulcanelli a rassemblé les éléments, fût mise, en ce présent ouvrage, à la portée de tous. L’auteur n’a point prétendu réaliser cela. Il s’abuserait grandement, celui-là même qui espérerait comprendre la doctrine secrète après une simple lecture. « Nos livres ne sont pas écrits pour tous, répètent les vieux maîtres, bien que tous soient appelés à les lire. » Chacun, en effet, doit produire son effort personnel, absolument indispensable s’il désire acquérir les notions d’une science qui n’a jamais cessé d’être ésotérique. C’est pourquoi les philosophes, dans le but d’en cacher les principes au vulgaire, ont couvert l’antique connaissance du mystère des mots et du voile des allégories.
L’ignorant ne saurait pardonner aux alchimistes de se montrer aussi fidèles à la discipline rigoureuse qu’ils ont librement acceptée. Mon maître, je le sais, n’échappera pas au même reproche. Il lui a fallu respecter, avant tout, la volonté divine, dispensatrice de la lumière et de la révélation. Il a dû également obéissance à la règle philosophique, laquelle impose aux initiés la nécessité d’un secret inviolable.
Dans l’Antiquité et surtout en Égypte, cette soumission primordiale s’appliquait à toutes les branches des sciences et des arts industriels. Céramistes, émailleurs, orfèvres, fondeurs, verriers travaillaient à l’intérieur des temples. Le personnel ouvrier des ateliers et des laboratoires faisait partie de la caste sacerdotale et relevait directement des prêtres. Depuis l’époque médiévale jusqu’au XIXe siècle, l’histoire nous offre de nombreux exemples d’organisation semblable, dans la Chevalerie, les Ordres monastiques, la Franc-maçonnerie, les corporations, le compagnonnage, etc. Ces multiples associations, qui gardaient jalousement les secrets de la science ou ceux des métiers, possédaient toujours un caractère mystique ou symbolique, conservaient des usages traditionnels et pratiquaient une morale religieuse. On sait combien était grande la considération IX dont jouissaient les gentilshommes verriers, auprès des monarques et des princes, et à quel point ces artistes poussaient le souci d’éviter la diffusion des secrets spéciaux à la noble industrie du verre.
Ces règles exclusives ont une raison profonde. Si l’on me la demandait, je répondrais simplement que le privilège des sciences devrait demeurer l’apanage de savants d’élite. Tombées dans le domaine populaire, distribuées sans discernement aux masses et exploitées aveuglément par elles, les découvertes les plus belles se montrent plus nuisibles qu’utiles. La nature de l’homme le pousse volontairement vers le mal et le pire. Le plus souvent, ce qui pourrait lui procurer le bien-être tourne à son désavantage et devient, en définitive, l’instrument de sa ruine. Les méthodes de guerre modernes sont, hélas ! la plus frappante et la plus triste preuve de ce funeste état d’esprit. Homo homini lupus.
Parce qu’ils ont employé un langage trop obscur, il ne serait pas juste, en présence de dangers aussi graves, d’ensevelir la mémoire de nos grands ancêtres sous une réprobation qu’ils ne méritent pas. Devons-nous les condamner tous et les mépriser, pour la raison qu’ils ont abusé des réticences ? En enveloppant leurs travaux de silence et en entourant leurs révélations de paraboles, les philosophes agissent avec sagesse. Respectueux des institutions sociales, ils ne nuisent à personne et assurent leur propre salut.
Qu’on me permette, à ce propos, une simple anecdote.
Un admirateur de Fulcanelli conversait un jour avec l’un de nos meilleurs chimistes et lui demandait son opinion sur la transmutation métallique.
— Je la crois possible, dit le savant, quoique de réalisation fort douteuse.
— Et si quelque témoin sincère vous certifiait l’avoir vue, qu’il vous en apportât la preuve formelle, répliqua l’ami du maître, que penseriez-vous ?
— Je penserais, répondit le chimiste, qu’un tel homme devrait être impitoyablement pourchassé et supprimé comme un malfaiteur dangereux.
Dès lors, la prudence, l’extrême réserve et l’absolue discrétion apparaissent X pleinement justifiées. Qui donc, après cela, blâmerait les Adeptes pour le style particulier qu’ils ont employé dans leurs divulgations ? Qui donc oserait jeter la première pierre à l’auteur de ce livre ?
Mais il ne faudrait pas conclure qu’il n’y eût rien à découvrir dans les ouvrages des philosophes par ce que l’on pourrait penser d’un enseignement où le langage clair demeure interdit. Bien au contraire. Il suffit d’être doué d’un peu de sagacité pour savoir les lire et en comprendre l’essentiel.
Parmi les auteurs anciens et les écrivains modernes, Fulcanelli est, sans conteste, l’un des plus sincères et des plus convaincants. Il établit la théorie hermétique sur des bases solides, l’étaye de faits analogiques évidents, puis l’expose d’une manière simple et précise. Pour découvrir sur quoi reposent les principes de l’art, grâce au développement net et ferme, il ne reste à l’étudiant que peu d’efforts à faire. Il lui sera possible même d’accumuler un grand nombre de connaissances nécessaires. Pourvu de la sorte, il pourra alors tenter son grand labeur et quitter le domaine spéculatif pour celui des réalisations positives.
Dès ce moment, il verra se dresser devant lui les premières difficultés, surgir des obstacles nombreux et quasi insurmontables. Il n’est pas de chercheur qui ne connaisse ces pierres d’achoppement, ces bornes infranchissables, contre lesquelles j’ai, plusieurs fois, failli me briser. Et de cela, plus encore que moi-même, mon maître conserve l’ineffaçable souvenir. À l’exemple de Basile Valentin, son véritable initiateur, il fut tenu en échec, sans pouvoir trouver d’issue, pendant plus de trente ans !
Fulcanelli a poussé le détail de la pratique bien plus loin que tout autre, dans une intention de charité, à l’endroit des travailleurs, ses frères, et pour les aider à vaincre ces causes fatigantes d’arrêts. Sa méthode est différente de celle qui a été employée par ses prédécesseurs ; elle consiste à décrire par le menu toutes les opérations de l’Œuvre, après les avoir partagées en plusieurs fragments. Il prend ainsi chacune des phases du travail, en commence l’explication dans un chapitre, l’interrompt pour la poursuivre dans un autre et pour la terminer en un dernier endroit. Ce morcellement, qui XI transforme le Magistère en jeu de patience philosophique, ne saurait effrayer l’investigateur instruit, mais il décourage vite le profane, incapable de se diriger dans ce labyrinthe d’un autre genre et inapte à rétablir l’ordre des manipulations.
Tel est l’intérêt capital du livre que Fulcanelli présente au lecteur cultivé, appelé à juger l’œuvre selon sa valeur, selon son originalité ou, peut-être, à l’estimer conformément à son mérite.
Enfin, il me semblerait n’avoir point tout dit, si j’omettais de signaler les remarquables et splendides dessins du peintre Julien Champagne. L’excellent artiste mérite encore ici les plus grands éloges. Je suis heureux également d’adresser mes vifs remerciements à l’éditeur, M. Jean Schemit, dont le goût très sûr et la compétence éprouvée ont dirigé, si parfaitement, l’édification de la partie matérielle des Demeures philosophales.
Eugène Canseliet,
F. C. H.
Avril 1929.
Paradoxal dans ses manifestations, déconcertant dans ses signes, le moyen âge propose à la sagacité de ses admirateurs la résolution d’un singulier contresens. Comment concilier l’inconciliable ? Comment accorder le témoignage des faits historiques avec celui des œuvres médiévales ?
Les chroniqueurs nous dépeignent cette malheureuse époque sous les couleurs les plus sombres. Ce ne sont, durant plusieurs siècles, qu’invasions, guerres, famines, épidémies. Et cependant les monuments, — fidèles et sincères témoins de ces temps nébuleux, — ne portent aucune trace de tels fléaux. Bien au contraire, ils paraissent avoir été bâtis dans l’enthousiasme d’une puissante inspiration d’idéal et de foi, par un peuple heureux de vivre, au sein d’une société florissante et fortement organisée.
Devons-nous douter de la véracité des récits historiques, de l’authenticité des événements qu’ils rapportent et croire, avec la sagesse des nations, que les peuples heureux n’ont pas d’histoire ? À moins que, sans réfuter en bloc toute l’Histoire, on ne préfère découvrir, en une absence relative d’incidents, la justification de l’obscurité médiévale.
Quoi qu’il en soit, ce qui demeure indéniable, c’est que tous les édifices gothiques sans exception reflètent une sérénité, une expansivité, une noblesse sans égales. Si l’on examine de près l’expression de la statuaire en particulier, on sera vite édifié sur le caractère paisible, sur la tranquillité pure qui émanent de ses figures. Toutes sont calmes et souriantes, 2 avenantes et bonaces. Humanité lapidaire, silencieuse et de bonne compagnie. Les femmes ont cet embonpoint qui indique assez, chez leurs modèles, l’excellence d’une alimentation riche et substantielle. Les enfants sont joufflus, replets, épanouis. Prêtres, diacres, capucins, frères pourvoyeurs, clercs et chantres arborent une face joviale ou la plaisante silhouette de leur dignité ventrue. Leurs interprètes, — ces merveilleux et modestes tailleurs d’images, — ne nous trompent pas et ne sauraient se tromper. Ils prennent leurs types dans la vie courante, parmi le peuple qui s’agite autour d’eux et au milieu duquel ils vivent eux-mêmes. Quantité de ces figures, cueillies au hasard de la ruelle, de la taverne ou de l’école, de la sacristie ou de l’atelier, sont peut-être chargées ou par trop accusées, mais dans la note pittoresque, avec le souci du caractère, du sens gai, de la forme large. Grotesques, si l’on veut, mais grotesques joyeux et pleins d’enseignement. Satires de gens aimant à rire, boire, chanter et « mener grand’chère ». Chefs-d’œuvre d’une école réaliste, profondément humaine et sûre de sa maîtrise, consciente de ses moyens, ignorant toutefois ce qu’est la douleur, la misère, l’oppression ou l’esclavage. Cela est si vrai, que vous aurez beau fouiller, interroger la statuaire ogivale, vous ne découvrirez jamais une figure de Christ dont l’expression révèle une réelle souffrance. Vous reconnaîtrez avec nous que les latomi se sont donné une peine énorme pour doter leurs crucifiés d’une physionomie grave sans toujours y réussir. Les meilleurs, à peine émaciés, ont les paupières closes et semblent reposer. Sur nos cathédrales, les scènes du dernier Jugement montrent des démons grimaçants, contrefaits, monstrueux, plus comiques que terribles ; quant aux damnés, maudits anesthésiés, ils cuisent à petit feu, dans leur marmite, sans vain regret ni douleur véritable.
Ces images libres, viriles et saines, prouvent jusqu’à l’évidence que les artistes du moyen âge ne connurent point le spectacle déprimant des misères humaines. Si le peuple eût souffert, si les masses eussent gémi dans l’infortune, les monuments nous en auraient gardé le souvenir. Or, nous savons que l’art, cette expression supérieure de l’humanité civilisée, ne peut se développer librement qu’à la faveur d’une paix stable et sûre. De même que la science, l’art ne saurait exercer son génie dans l’ambiance de sociétés troublées. Toutes les manifestations élevées de la pensée humaine en sont là ; révolutions, guerres, bouleversements leur sont funestes. Elles réclament la sécurité issue de l’ordre et de la concorde, afin de croître, de fleurir et de fructifier. D’aussi fortes raisons nous engagent à n’accepter qu’avec circonspection les événements médiévaux rapportés par l’Histoire. Et nous confessons que l’affirmation d’une « suite de calamités, de désastres, de ruines 3 accumulées durant cent quarante-six ans » nous paraît vraiment excessive. Il y a là une anomalie inexplicable, puisque c’est, précisément, pendant cette malheureuse Guerre de Cent Ans, qui s’étend de l’an 1337 à l’an 1453, que furent construits les plus riches édifices de notre style flamboyant. C’est le point culminant, l’apogée de la forme et de la hardiesse, la phase merveilleuse où l’esprit, flamme divine, impose sa signature aux dernières créations de la pensée gothique. C’est l’époque d’achèvement des grandes basiliques ; mais on élève aussi d’autres monuments importants, collégiales ou abbatiales, de l’architecture religieuse : les abbayes de Solesmes, de Cluny, de Saint-Riquier, la Chartreuse de Dijon, Saint-Wulfran d’Abbeville, Saint-Étienne de Beauvais, etc. On voit surgir de terre de remarquables édifices civils, depuis l’Hospice de Beaune jusqu’au Palais de Justice de Rouen et l’Hôtel de ville de Compiègne ; depuis les hôtels construits un peu partout par Jacques Cœur, jusqu’aux beffrois des cités libres, Béthune, Douai, Dunkerque, etc. Dans nos grandes villes, les ruelles creusent leur lit étroit sous l’agglomération des pignons encorbellés, des tourelles et des balcons, des maisons de bois sculpté, des logis de pierre aux façades délicatement ornées. Et partout, sous la sauvegarde des corporations, les métiers se développent ; partout les compagnons rivalisent d’habileté ; partout l’émulation multiplie les chefs-d’œuvre. L’Université forme de brillants élèves, et sa renommée s’étend sur le vieux monde ; de célèbres docteurs, d’illustres savants répandent, propagent les bienfaits de la science et de la philosophie ; les spagyristes amassent, dans le silence du laboratoire, les matériaux qui serviront plus tard de base à notre chimie ; de grands Adeptes donnent à la vérité hermétique un nouvel essort… Quelle ardeur déployée dans toutes les branches de l’activité humaine ! Et quelle richesse, quelle fécondité, quelle foi puissante, quelle confiance en l’avenir transparaissent sous ce désir de bâtir, de créer, de chercher et de découvrir en pleine invasion, dans ce misérable pays de France soumis à la domination étrangère, et qui connaît toutes les horreurs d’une guerre interminable !
En vérité, nous ne comprenons pas…
Aussi s’expliquera-t-on pourquoi notre préférence demeure acquise au moyen âge, tel que nous le révèlent les édifices gothiques, plutôt qu’à cette même époque telle que nous la décrivent les historiens.
C’est qu’il est aisé de fabriquer de toutes pièces textes et documents, vieilles chartes aux chaudes patines, parchemins et sceaux d’aspect archaïque, voire quelque somptueux livre d’heures, annoté dans ses marges, bellement enluminé de cadenas, bordures et miniatures. Montmartre livre à qui le désir, et selon le prix offert, le Rembrandt inconnu 4 ou l’authentique Téniers. Un habile artisan du quartier des Halles façonne, avec une verve, une maîtrise étourdissantes, de petites divinités égyptiennes d’or et de bronze massifs, merveilles d’imitation que se disputent certains antiquaires. Qui ne se rappelle la tiare, si fameuse, de Saïtaphernès… La falsification, la contrefaçon sont aussi vieilles que le monde, et l’Histoire, ayant horreur du vide chronologique, a dû parfois les appeler à son secours. Un très savant jésuite du XVIIe siècle, le père Jean Hardouin, n’a pas craint de dénoncer comme apocryphes quantité de monnaies et de médailles grecques et romaines, frappées à l’époque de la Renaissance, enfouies dans le but de « combler » de larges lacunes historiques. Anatole de Montaiglon nous apprend que Jacques de Bie publia, en 1639, un volume in-folio accompagné de planches et intitulé : Les Familles de France, illustrées par les monuments des médailles anciennes et modernes, « qui a, dit-il, plus de médailles inventées que réelles. » [Anatole de Montaiglon. Préface des Curiositez de Paris, réimprimées d’après l’édition originale de 1716. Paris, 1883.] Convenons que, pour fournir à l’Histoire la documentation qui lui manquait, Jacques de Bie utilisa un procédé plus rapide et plus économique que celui qui fut dénoncé par le Père Hardouin. Victor Hugo, citant les quatre Histoires de France les plus réputées vers 1830, — celles de Dupleix, de Mézeray, de Vély et du père Daniel, — dit de cette dernière que l’auteur, « jésuite fameux par ses descriptions de batailles, a fait en vingt ans une histoire où il n’y a d’autre mérite que l’érudition, et dans laquelle le comte de Boulainvilliers ne trouvait guère que dix mille erreurs ». [Victor Hugo, Littérature et Philosophie mêlées. Paris, Furne, 1841, p. 31.] On sait que Caligula fit ériger en l’an 40, près de Boulogne-sur-Mer, la tour d’Odre « pour tromper les générations futures sur une prétendue descente de Caligula en Grande-Bretagne. » [Anthyme Saint-Paul.] Convertie en phare (turris ardens) par un de ses successeurs, la tour d’Odre s’effondra en 1645.
Quel historien nous fournira la raison, — superficielle ou profonde, — invoquée par les souverains d’Angleterre pour justifier la qualité et le titre de rois de France qu’ils conservèrent jusqu’au XVIIIe siècle ? Et pourtant, la monnaie anglaise de cette époque porte encore l’empreinte de telle prétention. [Suivant les historiens anglais, les rois d’Angleterre portèrent le titre de rois de France jusqu’en 1453. Peut-être cherchaient-ils à le justifier par la possession de Calais, qu’ils perdirent en 1558. Ils continuèrent cependant jusqu’à la Révolution à s’attribuer la qualité de souverains francais. Jusserand dit de Henri VIII, nommé Défenseur de la Foi par le pape Léon XI, en 1521, que « Ce prince volontaire et peu scrupuleux estimait que ce qui était bon à prendre était bon à garder ; c’est un raisonnement qu’il avait appliqué au royaume d’Angleterre lui-même, et en conclusion duquel il avait dépossédé, emprisonné et tué son cousin Richard VI. » Tous les monarques anglais pratiquèrent ce principe, parce que tous professaient l’axiome égoïste : Ce que j’aime, je le garde, et agissaient en conséquence.]
Jadis, 5 sur les bancs de l’école, on nous enseignait que le premier roi français se nommait Pharamond, et l’on fixait à l’an 420 la date de son avènement. Aujourd’hui, la généalogie royale commence à Clodion le Chevelu, parce qu’il a été reconnu que son père, Pharamond, n’avait jamais régné. Mais, en ces temps lointains du Ve siècle, est-on bien certain de l’authenticité des documents relatifs aux faits et gestes de Clodion ? Ceux-ci ne seront-ils pas contestés quelque jour, avant d’être relégués dans le domaine des légendes et des fables ?
Pour Huysmans, l’Histoire est « le plus solennel des mensonges et le plus enfantin des leurres. » — « Les événements, dit-il, ne sont, pour un homme de talent, qu’un tremplin d’idées et de style, puisque tous se mitigent ou s’aggravent, suivant les besoins d’une cause ou selon le tempérament de l’écrivain qui les manie. Quant aux documents qui les étayent, c’est pis encore, car aucun d’eux n’est irréductible, et tous sont révisables. S’ils ne sont pas apocryphes, d’autres, non moins certains, se déterrent plus tard qui les controuvent, en attendant qu’eux-mêmes soient démonétisés par l’exhumation d’archives non moins sûres. » [J. K. Huysmans, Là-bas. Paris, Plon, 1891. ch. II.]
Les tombeaux des personnages historiques sont également des sources d’informations sujettes à controverse. Nous l’avons constaté plus d’une fois. [Que les amateurs de souvenirs historiques veuillent bien prendre la peine, pour leur édification, de réclamer à la mairie de Dourdan (Seine-et-Oise) un extrait du registre d’état civil, avec indication du folio, de l’acte de décès de Roustam-Pacha (Roustan). Mameluck de Napoléon Ier. Roustan mourut à Dourdan, en 1845, âgé de cinquante-cinq ans.] Les habitants de Bergame connurent, en 1922, une surprise aussi désagréable. Pouvaient-ils croire que leur célébrité locale, ce bouillant condottiere Bartholomeo Coleoni qui remplit, au XVe siècle, les annales italiennes de ses caprices belliqueux, ne fût qu’une ombre légendaire ? Or, sur un doute du roi, visitant Bergame, la municipalité fit déplacer le mausolée orné de la célèbre statue équestre, ouvrir la tombe, et tous les assistants constatèrent non sans stupeur, qu’elle était vide… En France, du moins, on ne pousse pas aussi loin la désinvolture ; authentiques ou non, nos sépultures renferment des ossements. Amédée de Ponthieu raconte que le sarcophage de François Myron, édile parisien de 1604, fut retrouvé lors des démolitions de la maison portant le numéro 13 de la rue d’Arcole, immeuble 6 élevé sur les fondations de l’église Sainte-Marine, dans laquelle il avait été inhumé. « La bière en plomb, écrit l’auteur, a la forme d’une ellipse étranglée… L’épitaphe était effacée. Quand on souleva le couvercle du cercueil, on ne trouva qu’un squelette entouré d’une suie noirâtre, mélangée de poussières… Chose singulière, on ne découvrit ni les insignes de sa charge, ni son épée, ni son anneau, etc, ni même des traces de ses armoiries… Cependant, la commission des Beaux-Arts, par la bouche de ses experts, déclara que c’était bien le grand édile parisien, et ces reliques illustres furent descendues dans les caveaux de Notre-Dame. » [Amédée de Ponthieu, Légendes du Vieux-Paris, Paris, Bachelin-Deflorenne, 1867.] Un témoignage de semblable valeur est signalé par Fernand Bournon dans son ouvrage Paris-Atlas. « Nous ne parlerons que pour mémoire, dit-il, de la maison sise sur le quai aux Fleurs, où elle porte les numéros 9-11, et qu’une inscription, sans l’ombre d’authenticité ni même de vraisemblance, signale comme l’ancienne habitation d’Héloïse et d’Abeilard en 1118, reconstruite en 1849. De pareilles affirmations gravées sur le marbre sont un défi au bon sens. » Hâtons-nous de reconnaître que, dans ses déformations historiques, le Père Loriquet affiche moins de hardiesse !
Qu’on veuille bien nous permettre ici une disgression destinée à préciser et à définir notre pensée. C’est un préjugé fort tenace que celui qui, pendant longtemps, fit attribuer au savant Pascal la paternité de la brouette. Et, quoique la fausseté de cette attribution soit aujourd’hui démontrée, il n’en demeure pas moins que la grande majorité du peuple persiste à la croire fondée. Interrogez un écolier, il vous répondra que ce véhicule pratique, connu de tous, doit sa conception à l’illustre physicien. Parmi les individualités espiègles, tapageuses et souvent distraites du petit monde scolaire, c’est surtout à cette réalisation prétendue que le nom de Pascal s’impose aux jeunes intelligences. Beaucoup de primaires, en effet, ignorant de ce que furent Descartes, Michel-Ange, Denis Papin ou Torricelli, n’hésiteront pas une seconde au sujet de Pascal. Il serait intéressant de savoir pourquoi nos enfants, entre tant d’admirables découvertes dont ils ont sous les yeux l’application quotidienne, connaissent plutôt Pascal et sa brouette, que les hommes de génie auxquels nous devons la vapeur, la pile électrique, le sucre de betterave et la bougie stéarique. Est-ce parce que la brouette les touche de plus près, les intéresse davantage, leur est plus familière ? Peut-être. Quoi qu’il en soit, l’erreur vulgaire que propagèrent les livres élémentaires d’histoire pouvait être facilement démasquée : il suffisait simplement de feuilleter quelques manuscrits enluminés des XIIIe et XIVe siècles, dont plusieurs miniatures représentent des cultivateurs médiévaux utilisant la brouette. [Cf. Bibliothèque nationale, mss. 2090, 2091 et 2092, fonds français. Ces trois tomes formaient à l’origine un seul ouvrage, lequel fut offert, en 1317, au roi Philippe le Long par Gilles de Pontoise, abbé de Saint-Denis. Ces enluminures et miniatures sont reproduites en noir dans l’ouvrage de Henry Martin, intitulé Légende de Saint-Denis. Paris, Champion, 1908.] Et même, 7 sans entreprendre d’aussi délicates recherches, un coup d’œil jeté sur les monuments eût permis de rétablir la vérité. Parmi les motifs décorant une archivolte du porche septentrional de la cathédrale de Beauvais, par exemple, un vieux rustique du XVe siècle y est représenté poussant sa brouette, brouette de modèle semblable à celles que nous utilisons actuellement (pl. I). Le même ustensile se remarque également sur des scènes agricoles formant le sujet de deux miséricordes sculptées, provenant des stalles de l’abbaye de Saint-Lucien, près Beauvais (1492-1500). [Ces stalles, conservées au musée de Cluny, portent les cotes B. 399 et B. 414.] Au surplus, si la vérité nous oblige de refuser à Pascal le bénéfice d’une invention très ancienne, antérieure de plusieurs siècles à sa naissance, elle ne saurait diminuer en rien la grandeur et la puissance de son génie. L’immortel auteur des Pensées, du calcul des probabilités, l’inventeur de la presse hydraulique, de la machine à calculer, etc, force notre admiration par des œuvres supérieures et des découvertes d’une autre envergure que celle de la brouette. Mais ce qu’il importe de dégager, ce qui compte seulement pour nous, c’est que, dans la recherche de la vérité, il est préférable d’en appeler à l’édifice plutôt qu’aux relations historiques, parfois incomplètes, souvent tendancieuses, presque toujours sujettes à caution.
C’est à une conclusion parallèle qu’aboutit M. André Geiger, lorsque, frappé de l’hommage inexplicable rendu par Hadrien à la statue de Néron, il fait justice des accusations iniques portées contre cet empereur et contre Tibère. De même que nous, il refuse toute créance aux rapports historiques, falsifiés à dessein, concernant ces soi-disant monstres humains, et n’hésite pas à écrire : « Je me fie plus aux monuments et à la logique qu’aux histoires. »
Si, comme nous l’avons dit, le truquage d’un texte, la rédaction d’une chronique n’exigent qu’un peu d’habileté et de savoir-faire, en revanche il est impossible de construire une cathédrale. Adressons-nous donc aux édifices, ils nous fourniront de plus sérieuses, de meilleures indications. Là, du moins, nous verrons nos personnages « pourctraicturez au vif », fixés sur la pierre ou sur le bois, avec leur physionomie réelle, leur costume et leurs gestes, soit qu’il figurent en des scènes sacrées ou composent des sujets profanes. Nous prendrons contact avec eux et ne tarderons pas à les aimer. Tantôt nous interrogerons le moissonneur du XIIIe siècle, qui aiguise sa faux au portail de Paris, tantôt l’apothicaire du XVe, qui, aux stalles d’Amiens, pilonne on 8 ne sait quelle drogue en son mortier de bois. Son voisin, l’ivrogne au nez fleuri, n’est pas un inconnu pour nous ; il nous souvient d’avoir plusieurs fois, au hasard de nos pérégrinations, rencontré ce joyeux buveur. Ne serait-ce point notre homme qui s’écriait, en plein « Mystère », devant le spectacle du miracle de Jésus aux Noces de Cana :
« Si scavoye faire ce qu’il faict,
Toute la mer de Galilée
Seroit ennuyt [aujourd’hui] en vin muée ;
Et jamais sus terre n’auroit
Goutte d’eau, ne pleuveroit
Rien du ciel que tout ne fust vin ? »
Et ce mendiant, échappé de la Cour des Miracles, sans autre stigmate de détresse que ses haillons et ses poux, nous le reconnaissons aussi. C’est lui que les Confrères de la Passion mettent en scène aux pieds du Christ, et qui, lamentable, débite ce soliloque :
« Je regarde sus mes drapeaux [guenilles]
Son [Si l’on] y a jecté quelque maille ;
J’ouïs tantost : baille luy, baille !
— Y n’y a denier ne demy…
Un povre homme n’a poinct d’amy. »
En dépit de tout de que l’on a pu écrire, nous devons, bon gré mal gré, nous accoutumer à cette vérité qu’au début du moyen âge la société s’élevait déjà au degré supérieur de civilisation et de splendeur. Jean de Salisbury, qui visita Paris en 1176, exprime à ce sujet, dans son Polycration, le plus sincère enthousiasme. « Quand je voyais, dit-il, l’abondance des subsistances, la gaieté du peuple, la bonne tenue du clergé, la majesté et la gloire de toute l’Église, les diverses occupations des hommes admis à l’étude de la philosophie, il m’a semblé voir cette échelle de Jacob, dont le faîte atteignait le ciel et où les anges montaient et descendaient. J’ai été forcé d’avouer que véritablement, le Seigneur était en ce lieu et que je l’ignorais. Ce passage d’un poète m’est aussi revenu à l’esprit : Heureux celui à qui l’on assigne ce lieu pour exil ! » [« Parisius cum viderem victualium copiam, lætitiam populi, reverentiam cleri, et totus ecclesiæ majestatem et gloriam, et variam occupationes philosophantium, admiratus velut illam scalam Jacob, cujus summitas cœlum tangebat, eratque via ascendentium et descendentium angelorum, coactus sum profiteri quod sere Dominus est in loco ipso, et ego nesciebam. Illud quoque poeticum ad mentem rediit : felix exilium cui locus iste datur ! »]
Personne ne conteste à l’heure actuelle, la haute valeur des œuvres médiévales. Mais qui pourra jamais raisonner l’étrange mépris dont elle furent victimes jusqu’au XIXe siècle ? Qui nous dira pourquoi, depuis la Renaissance, l’élite des artistes, des savants et des penseurs se faisait un point d’honneur d’affecter la plus complète indifférence pour les créations hardies d’une époque incomprise, originale entre toutes et si magnifiquement expressive du génie français ? Quelle fut, quelle put être la cause profonde du renversement de l’opinion, puis du bannissement, de l’exclusion qui pesèrent si longtemps sur l’art gothique ? — Devons-nous incriminer l’ignorance, le caprice, la perversion du goût ? Nous ne savons. Un écrivain français, Charles de Rémusat, pense découvrir la raison première de cet injuste dédain dans l’absence de littérature, ce qui ne laisse pas de surprendre. « La Renaissance, nous assure-t-il, a méprisé le moyen âge, car la vraie littérature française, celle qui a succédé, en a effacé les dernières traces. Et cependant la France du moyen âge offre un frappant spectacle. Son génie était élevé et sévère. Il se plaisait aux graves méditations, aux recherches profondes ; il exposait, dans un langage sans grâce et sans éclat, des vérités sublimes et de subtiles hypothèses. Il a produit une littérature singulièrement philosophique. Sans doute, cette littérature a plus exercé l’esprit humain qu’elle ne l’a servi. En vain des hommes de premier ordre l’ont-ils successivement illustrée ; pour les générations modernes, leurs œuvres sont comme non avenues. C’est qu’ils avaient l’esprit et les idées, mais non le talent de bien dire dans une langue qui ne fût point empruntée. Scott Érigène rappelle en de certains moments Platon ; on n’a guère porté plus loin que lui la liberté philosophique, et il s’élève hardiment dans cette région des nues où la vérité ne brille que par des éclairs ; il pensait par lui-même au IXe siècle. Saint Anselme est un métaphysicien original dont l’idéalisme savant régénère les vulgaires croyances, et il a conçu et réalisé l’audacieuse pensée d’atteindre directement la notion de la divinité. C’est le théologien de la raison pure. Saint Bernard est tantôt brillant et ingénieux, tantôt grave et pathétique. Mystique comme Fénelon, il 10 ressemble à un Bossuet agissant et populaire, qui domine dans le siècle par la parole et commande aux rois au lieu de les louer et de les servir. Son triste rival, sa noble victime, Abélard, a porté dans l’exposition de la science dialectique une rigueur inconnue et une lucidité relative, qui attestent un esprit nerveux et souple, fait pour tout comprendre et tout expliquer. C’est un grand propagateur d’idées. Héloïse a forcé une langue sèche et pédantesque à rendre les délicatesses d’une intelligence d’élite, les douleurs de l’âme la plus fière et la plus tendre, les transports d’une passion désespérée. Jean de Salisbury est un critique clairvoyant à qui l’esprit humain fait spectacle et qui le décrit dans ses progrès, dans ses mouvements, dans ses retours, avec une vérité et une impartialité prématurées. Il semble avoir deviné ce talent de notre temps, cet art de faire poser devant soi la société intellectuelle pour la juger… Saint Thomas, embrassant en une fois toute la philosophie de son temps, a par instants devancé celle du nôtre ; il a lié toute la science humaine dans un perpétuel syllogisme et l’a dévidée tout entière au fil d’un raisonnement continu, réalisant ainsi l’union d’un esprit vaste et d’un esprit logique. Gerson, enfin, Gerson, théologien que le sentiment dispute à la déduction, qui comprenait et négligeait la philosophie, a su soumettre la raison sans l’humilier, captiver les cœurs sans offenser les esprits, imiter enfin le Dieu qui se fait croire en se faisant aimer. Tous ces hommes, et je ne nomme pas tous leurs égaux, étaient grands et leurs œuvres admirables. Pour être admirés, pour conserver une constante influence sur la littérature postérieure, que leur a-t-il donc manqué ? Ce n’est ni la science, ni la pensée, ni le génie ; j’ai bien peur que ce soit une seule chose, le style.
« La littérature française ne vient pas d’eux. Elle ne se réclame pas de leur autorité, elle ne se pare point de leurs noms ; elle n’a fait gloire que de les effacer. » [Charles de Rémusat, Critiques et Études littéraires.]
D’où nous pouvons conclure que, si le moyen âge eut en partage l’esprit, la Renaissance prit un malin plaisir à nous emprisonner dans la lettre…
Ce que dit Charles de Rémusat est très judicieux, au moins en ce qui touche à la première période médiévale, celle où l’intellectualité apparaît soumise à l’influence byzantine et encore imbue des doctrines romanes. Un siècle plus tard, le même raisonnement perd une grande partie de sa valeur ; on ne peut contester, par exemple, aux œuvres du cycle de la Table ronde, un certain charme dégagé d’une forme déjà plus soignée. Thibaut, comte de Champagne, dans ses Chansons du roi de Navarre, Guillaume de Lorris et Jehan Clopinel, auteurs du Roman de la Rose, tous nos trouvères et troubadours du XIIIe et XIVe siècles, sans avoir le génie altier des savants philosophes leurs ancêtres, savent 11 agréablement se servir de leur langue et s’expriment souvent avec la grâce et la souplesse qui caractérisent la littérature de nos jours.
Nous ne voyons donc pas pourquoi la Renaissance tint rigueur au moyen âge et prit acte de sa prétendue carence littéraire pour le proscrire et le rejeter au chaos des civilisations naissantes, à peine sorties de la barbarie.
Quant à nous, nous estimons que la pensée médiévale se révèle comme étant d’essence scientifique et non d’autre. L’art et la littérature ne sont pour elle que les humbles serviteurs de la science traditionnelle. Ils ont pour mission expresse de traduire symboliquement les vérités que le moyen âge reçut de l’antiquité et dont il demeura le fidèle dépositaire. Soumis à l’expression purement allégorique, tenus sous la volonté impérative de la même parabole qui soustrait au profane le mystère chrétien, l’art et la littérature témoignent d’une gêne évidente et affichent quelque raideur ; mais la solidité et la simplicité de leur facture contribuent malgré tout à les doter d’une originalité incontestable. Certes, l’observateur ne trouvera jamais séduisante l’image du Christ, telle que nous la présentent les porches romans, où Jésus, au centre de l’amande mystique, apparaît entouré des quatre animaux évangéliques. Il suffit pour nous que sa divinité soit soulignée par ses propres emblèmes et s’annonce ainsi révélatrice d’un enseignement secret. Nous admirons les chefs-d’œuvre gothiques pour leur noblesse et la hardiesse de leur expression ; s’ils n’ont pas la perfection délicate de la forme, ils possèdent au suprême degré la puissance initiatique d’une philosophie docte et transcendante. Ce sont des productions graves et austères, non de légers motifs, gracieux, plaisants, comme ceux que l’art, dès la Renaissance, s’est plu à nous prodiguer. Mais, tandis que ces derniers n’aspirent qu’à flatter l’œil ou à charmer les sens, les œuvres artistiques et littéraires du moyen âge sont étayées sur une pensée supérieure, véritable et concrète, pierre angulaire d’une science immuable, base indestructible de la Religion. Si nous devions définir ces deux tendances, l’une profonde, l’autre superficielle, nous dirions que l’art gothique tient tout entier dans la savante majesté de ses édifices et la Renaissance dans l’agréable parure de ses logis.
Le colosse médiéval ne s’est point écroulé d’un seul bloc au déclin du XVe siècle. En plusieurs endroits, son génie a su résister longtemps encore à l’imposition des directives nouvelles. Nous en voyons l’agonie se prolonger jusque vers le milieu du siècle suivant et retrouvons, dans quelques édifices de cette époque, l’impulsion philosophique, le fond de sagesse qui générèrent, pendant trois siècles, tant d’œuvres impérissables. 12 Aussi, sans tenir compte de leur édification plus récente, nous arrêterons-nous sur ces ouvrages de moindre importance, mais de signification semblable, avec l’espoir d’y reconnaître l’idée secrète, symboliquement exprimée, de leurs auteurs.
Ce sont ces refuges, de l’ésotérisme antique, ces asiles de la science traditionnelle, devenus rarissimes aujourd’hui, que, sans tenir compte de leur affectation ni de leur utilité, nous classons dans l’iconologie hermétique, parmi les gardiens artistiques des hautes vérités philosophales.
Désire-t-on un exemple ? Voici l’admirable tympan qui décorait, au lointain XIIe siècle, la porte d’entrée d’une ancienne maison rémoise (pl. II). [Ce tympan est conservé au Musée lapidaire de Reims, établi dans les locaux de l’hôpital civil (ancienne abbaye de Saint-Remi, rue Simon). On le découvrit vers 1857, lors de la construction de la prison, dans les fondations de la maison dite de la Chrétienté de Reims, située sur la place du Parvis, et qui portait l’inscription : Fides, Spes, Caritas. Cette maison appartenait au chapitre.] Le sujet, fort transparent, se passerait aisément de description. Sous une grande arcade en inscrivant deux autres géminées, un maître enseigne son disciple et lui montre du doigt, sur les pages d’un livre ouvert, le passage qu’il commente. Au-dessous, un jeune et vigoureux athlète étrangle un animal monstrueux, — peut-être un dragon, — dont on n’aperçoit que la tête et le col. Il voisine avec deux jouvenceaux étroitement enlacés. La Science apparaît ainsi comme dominatrice de la Force et de l’Amour, opposant la supériorité de l’esprit aux manifestations physiques de la puissance et du sentiment.
Comment admettre qu’une construction signée d’une telle pensée, n’ait point appartenu à quelque philosophe inconnu ? Pourquoi refuserions-nous à ce bas-relief le crédit d’une conception symbolique émanant d’un cerveau cultivé, d’un homme instruit affirmant son goût pour l’étude et prêchant l’exemple ? Nous aurions donc le plus grand tort, assurément, d’exclure ce logis, au frontispice si caractéristique, du nombre des œuvres emblématiques que nous nous proposons d’étudier sous le titre général de Demeures philosophales.
De toutes les sciences cultivées au moyen âge, aucune, très certainement, n’eut plus de vogue et ne fut plus en honneur que la science alchimique. 13 Tel est le nom sous lequel se dissimulait, chez les Arabes, l’Art sacré ou sacerdotal, qu’ils avaient hérité des Égyptiens et que l’Occident médiéval devait, par la suite, accueillir avec tant d’enthousiasme.
Bien des controverses se sont élevées à propos des étymologies diverses attribuées au mot alchimie. Pierre-Jean Fabre, dans son Abrégé des Secrets chymiques, veut qu’il rappelle le nom de Cham, fils de Noé, qui en aurait été le premier artisan, et l’écrit alchamie. L’auteur anonyme d’un curieux manuscrit pense que « le mot alchimie est dérivé de als, qui signifie en grec sel, et de chymie, qui veut dire fusion ; et ainsy il est bien dict, à cause que le sel qui est si admirable est usurpé. » [L’Interruption du Sommeil cabalistique ou le Dévoilement des Tableaux de l’Antiquité… Mss. à figures du XVIIIe siècle, biblioth. de l’Arsenal, n° 2520 (175 S. A. F.). — Bibliothèque nationale, ancien fonds français, n° 670 (71235), XVIIe siècle. — Bibliothèque Sainte-Geneviève, n° 2267, traité II, XVIIIe siècle.] Mais si le sel se dit ἅλς dans la langue grecque, χειµεία, mis pour χυμεία, alchimie, n’a pas d’autre sens que celui du suc ou d’humeur. D’autres en découvrent l’origine dans la première dénomination de la terre d’Égypte, patrie de l’Art sacré, Kymie ou Chemi. Napoléon Landais ne relève aucune différence entre les deux mots chimie et alchimie ; il ajoute seulement que le préfixe al ne peut être confondu avec l’article arabe et signifie simplement une vertu merveilleuse. Ceux qui soutiennent la thèse inverse en se servant de l’article al et du substantif chimie, entendent désigner la chimie par excellence ou hyperchimie des occultistes modernes. Si nous devions apporter dans ce débat notre opinion personnelle, nous dirions que la cabale phonétique reconnaît une étroite parenté entre les mots grecs Χειµεία, Χυμεία et Χεῦμα, lequel indique ce qui coule, ruisselle, flue, et marque particulièrement le métal fondu, la fusion elle-même, ainsi que tout ouvrage fait d’un métal fondu. Ce serait là une brève et succincte définition de l’alchimie en tant que technique métallurgique. [Encore cette définition conviendrait-elle plutôt à l’archimie ou voarchadumie, partie de la science qui enseigne la transmutation des métaux les uns dans les autres, qu’à l’alchimie proprement dite.] Mais nous savons, d’autre part, que le nom et la chose sont basés sur la permutation de la forme par la lumière, feu ou esprit ; tel est, du moins, le sens véritable qu’indique la langue des Oiseaux.
Née en Orient, patrie du mystère et du merveilleux, la science alchimique s’est répandue en Occident par trois grandes voies de pénétration : byzantine, méditerranéenne, hispanique. Elle fut surtout le résultat des conquêtes arabes. Ce peuple curieux, studieux, avide de philosophie et de culture, peuple civilisateur par excellence, forme le trait d’union, la chaîne qui relie l’antiquité orientale au moyen âge occidental. 14 Il joue, en effet, dans l’histoire du progrès humain, un rôle comparable à celui qu’exercèrent les Phéniciens mercantis entre l’Égypte et l’Assyrie. Les Arabes, éducateurs des Grecs et des Perses, transmirent à l’Europe la science d’Égypte et de Babylone, augmentée de leurs propres acquisitions, à travers le continent européen (voie byzantine) et vers le VIIIe siècle de notre ère. D’autre part, l’influence arabe exerça son action dans nos contrées au retour des expéditions de Palestine (voie méditerranéenne), et ce sont les Croisés du XIIe siècle qui importèrent la plupart des connaissances anciennes. Enfin, plus près de nous, à l’aurore du XIIIe siècle, de nouveaux éléments de civilisation, de science et d’art, issus vers le VIIIe siècle de l’Afrique septentrionale, se répandent en Espagne (voie hispanique) et viennent accroître les premiers apports du foyer gréco-byzantin.
D’abord timide, hésitante, l’alchimie prend peu à peu conscience d’elle-même et ne tarde guère à s’affermir. Elle tend à s’imposer, et cette exotique, transplantée dans notre sol, s’y acclimate à merveille, s’y développe avec tant de vigueur qu’on la voit bientôt s’épanouir en une exubérante floraison. Son extension, ses progrès tiennent du prodige. On la cultive à peine, — et seulement dans l’ombre des cellules monastiques, — au XIIe siècle ; au XIVe, elle s’est propagée partout, rayonnant sur toutes les classes sociales où elle brille du plus vif éclat. Chaque pays offre à la science mystérieuse une pépinière de fervents disciples et chaque condition s’empresse de lui sacrifier. Noblesse, haute bourgeoisie s’y adonnent. Savants, moines, princes, prélats en font profession ; il n’est pas jusqu’aux gens de métier et petits artisans, orfèvres, gentilshommes verriers, émailleurs, apothicaires qui n’éprouvent l’irrésistible désir de manier la retorte. Si l’on n’y travaille point au grand jour, — l’autorité royale pourchasse les souffleurs et les papes fulminent contre eux [Cf. la bulle Spondent pariter, lancée contre les alchimistes par le pape Jean XXII, en 1317 , qui, cependant, avait écrit son très singulier Ars transmutatoria metallorum.], — on ne laisse pas que de l’étudier sous le manteau. On recherche avidement la société des philosophes, véritables ou prétendus. Ceux-ci entreprennent de longs voyages, dans l’intention d’augmenter leur bagage de connaissances, ou correspondent, par le truchement du chiffre, de pays à pays, de royaume à royaume. On se dispute les manuscrits des grands Adeptes, ceux du panapolitain Zozime, d’Ostanès, de Synesius ; les copies de Geber, de Rhazès, d’Artephius. Les livres de Morien, de Marie la Prophétesse, les fragments d’Hermès se négocient à prix d’or. La fièvre s’empare des intellectuels et, avec les fraternités, les loges, les centres initiatiques, les souffleurs croissent et se multiplient. Peu de familles échappent au pernicieux attrait de la chimère dorée ; bien rares sont celles 15 qui ne comptent pas dans leur sein quelque alchimiste pratiquant, quelque chasseur d’impossible. L’imagination se donne libre carrière. L’Auri sacra fames ruine le noble, désespère le roturier, affame quiconque s’y laisse prendre et ne profite qu’au charlatan. « Abbés, évêques, médecins, solitaires, écrit Lenglet-Dufresnoy, tous s’en firent une occupation ; c’étoit la folie du temps, et l’on sçait que chaque siècle en a une qui lui est propre ; mais malheureusement celle-ci a régné plus longtemps que les autres et n’est même pas entièrement passée. » [Lenglet-Dufresnoy, Histoire de la Philosophie hermétique. Paris, Coustelier, 1742.]
De quelle passion, de quel souffle, de quels espoirs la science maudite enveloppe les cités gothiques endormies sous les étoiles ! Fermentation souterraine et secrète qui, dès la nuit venue, peuple d’étranges pulsations les caves profondes, s’exhale des soupiraux en clartés intermittentes, monte en volutes sulfureuses au faîte des pignons !
Après le nom célèbre d’Artephius (vers 1130), la renommée des maîtres qui lui succèdent consacre la réalité hermétique et stimule l’ardeur des postulants à l’Adeptat. C’est, au XIIIe siècle, l’illustre moine anglais Roger Bacon, que ses disciples surnomment Doctor admirabilis (1214-1292), et dont l’énorme réputation devient universelle ; la France vient ensuite avec Alain de l’Isle, docteur de Paris et moine de Cîteaux (mort vers 1298) ; Christophe le Parisien (vers 1260) et maître Arnaud de Villeneuve (1245-1310), tandis que brillent en Italie Thomas d’Aquin, — Doctor angelicus, — (1225) et le moine Ferrari (1280).
Le XIVe siècle voit surgir toute une pléiade d’artistes. Raymon Lulle, — Doctor illuminatus, — moine franciscain espagnol (1235-1315) ; Jean Daustin, philosophe anglais ; Jean Cremer, abbé de Westminster ; Richard, surnommé Robert l’Anglais, auteur du Correctum alchymiae (vers 1330) ; l’Italien Pierre Bon de Lombardie ; le pape français Jean XXII (1244-1317) ; Guillaume de Paris, instigateur des bas-reliefs hermétiques du porche de Notre-Dame, Jehan de Mehun, dit Clopinel, l’un des auteurs du Roman de la Rose (1280-1364) ; Grasseus, surnommé Hortulanus, commentateur de la Table d’Émeraude (1358) ; enfin, le plus fameux et le plus populaire des philosophes de notre pays, l’alchimiste Nicolas Flamel (1330-1417).
Le XVe siècle marque la période glorieuse de la science et surpasse encore les précédents, tant par la valeur que par le nombre des maîtres qui l’ont illustré. Parmi ceux-ci, il convient de citer au premier rang Basile Valentin, moine bénédictin de l’abbaye de Saint-Pierre, à Erfurth, électorat de Mayence (vers 1413), l’artiste le plus considérable 16 peut-être que l’art hermétique ait jamais produit ; son compatriote, l’abbé Trithème ; Isaac le Hollandais (1408) ; les deux anglais Thomas Norton et Georges Ripley ; Lambsprinck ; Georges Aurach, de Strasbourg (1415) ; le moine calabrais Lacini (1459), et le noble Bernard Trévisan (1406-1490), qui employa cinquante-six années de sa vie à la poursuite de l’Œuvre, et dont le nom restera dans l’histoire alchimique comme un symbole d’opiniâtreté, de constance, d’irréductible persévérance.
À dater de ce moment, l’hermétisme tombe en discrédit. Ses partisans mêmes, aigri par l’insuccès, se retournent contre lui. Attaqué de toute part, son prestige disparaît ; l’enthousiasme décroît, l’opinion se modifie. Des opérations pratiques, recueillies, rassemblées puis révélées et enseignées, permettent aux dissidents de soutenir la thèse du néant alchimique, de ruiner la philosophie en jetant les bases de notre chimie. Séthon, Vinceslas Lavinius de Moravie, Zachaire, Paracelse sont, au XVIe siècle, les seuls héritiers connus de l’ésotérisme égyptien, que la Renaissance a renié après l’avoir corrompu. Rendons, en passant, un suprême hommage à l’ardent défenseur des vérités antiques que fut Paracelse ; le grand tribun mérite de notre part une éternelle reconnaissance pour son ultime et courageuse intervention. Quoique vaine, elle n’en constitue pas moins l’un de ses beaux titres de gloire.
L’art hermétique prolonge son agonie jusqu’au XVIIe siècle et s’éteint enfin, non sans avoir donné au monde occidental trois rejetons de grande envergure : Lascaris, le Président d’Espagnet et le mystérieux Eyrenée Philalèthe, vivante énigme dont jamais on ne put découvrir la véritable personnalité.
Avec son cortège de mystère et d’inconnu, sous son voile d’illuminisme et de merveilleux, l’alchimie évoque tout un passé d’histoires lointaines, de récits mirifiques, de témoignages surprenants. Ses théories singulières ses recettes étranges, la renommée séculaire de ses grands maîtres, les controverses passionnées qu’elle suscita, la faveur dont elle jouit au moyen âge, sa littérature obscure, énigmatique, paradoxale, nous paraissent dégager aujourd’hui l’odeur de moisissure, d’air raréfié qu’acquièrent, au long contact des ans, les sépulcres vides, les fleurs mortes, les logis abandonnés, les parchemins jaunis.
L’alchimiste ? 17 — Un vieillard méditatif, au front grave et couronné de cheveux blancs, silhouette pâle et ravagée, personnage original d’une humanité disparue et d’un monde oublié ; un reclus opiniâtre, voûté par l’étude, les veilles, la recherche persévérante, le déchiffrage obstiné des énigmes de la haute science. Tel est le philosophe que l’imagination du poète et le pinceau de l’artiste se sont plu à nous représenter.
Son laboratoire, — cave, cellule ou crypte ancienne, — s’éclaire à peine d’un jour triste, que diffusent encore les multiples résilles de poudreuses araignées. C’est là pourtant qu’au milieu du silence le prodige, peu à peu, s’accomplit. L’infatigable nature, mieux qu’en ses abîmes rocheux, besogne sous la prudente sauvegarde de l’homme, avec le secours des astres et par la grâce de Dieu. Labeur occulte, tâche ingrate et cyclopéenne, d’une ampleur de cauchemar ! Au centre de cet in pace, un être, un savant pour qui rien d’autre n’existe plus, surveille, attentif et patient, les phases successives du Grand-Œuvre…
À mesure que s’accoutument nos yeux, mille choses sortent de la pénombre, naissent et se précisent. Où sommes-nous, Seigneur ? Serait-ce dans l’antre de Polyphème ou dans la caverne de Vulcain ?
Près de nous, une forge éteinte, couverte de poussière et de battitures ; la bigorne, le marteau, les pinces, les forces, les happes ; des lingotières rouillées ; l’outillage rude et puissant du métallurgiste est venu s’échouer là. Dans un coin, de gros livres lourdement ferrés, — tels des antiphonaires, — aux signeaux scellés de plombs vétustes ; des manuscrits cendreux, grimoires chevauchant pêle-mêle, volumes flaves, criblés de notes et de formules, maculés de l’incipit à l’explicit. Des fioles, ventrues comme de bons moines, remplies d’émulsions opalescentes, de liquides glauques, érugineux ou incarnadins, exhalent ces relents acides dont l’âpreté serre la gorge et pique la narine.
Sur la hotte du fourneau s’alignent de curieux vaisseaux oblongs, à pipon court, étoupés et encapuchonnés de cire ; des matras, aux sphères irisées de dépôts métalliques, étirent leurs cols tantôt grêles et cylindriques, tantôt évasés ou renflés ; les cornues verdâtres, retortes et cuines de poterie y côtoient des creusets de terre rousse et flammée. Au fond, posés sur leur paillons tout au long d’une corniche de pierre, des œufs philosophiques hyalins et élégants contrastent avec la courge massive et rebondie, — praegnans cucurbita.
Damnation ! Voici maintenant des pièces anatomiques, des fragments squelettiques : crânes noircis, édentés, répugnants dans leur rictus d’outre-tombe ; fœtus humains suspendus, desséchés, recroquevillés, misérables déchets offrant au regard leur corps minuscule, leur tête parcheminée, ricanante et pitoyable. Ces yeux ronds, vitreux et 18 dorés sont ceux d’une chouette au plumage fané, qui voisine avec l’alligator, salamandre géante, autre symbole important de la pratique. L’affreux reptile émerge d’un retrait obscur, tend la chaîne de ses vertèbres sur ses pattes trapues et dirige vers les arcatures le gouffre osseux de redoutables maxillaires.
Placés sans ordre, au hasard des besoins, sur la sole du four, voyez ces pots vitrifiés, aludels ou sublimatoires ; ces pélicans aux parois épaisses ; ces enfers semblables à de gros œufs dont on apercevrait l’une des chalazes ; ces bocies olivâtres enfouies en plein dans l’arène, contre l’athanor aux fumées légères escaladant la voûte ogivale. Ici, l’alambic de cuivre, — homo galeatus, — maculé de bavures vertes ; là, les descensoirs, les concourbes et leurs anténos, les deux-frères ou jumeaux de cohobation ; des récipients à serpentins ; de lourds mortiers de fonte et de marbre ; un large soufflet aux flans de cuir ridés, près d’un tas de moufles, de tuiles, de coupelles, d’évaporatoires…
Amas chaotique d’instruments archaïques, de matériaux bizarres, d’ustensiles périmés ; capharnaüm de toutes les sciences, fouillis de faunes impressionnantes ! Et, planant sur ce désordre, fixé à la clef de voûte, pendentif aux ailes éployées, le grand corbeau, hiéroglyphe de la mort matérielle et de ses décompositions, emblème mystérieux de mystérieuses opérations.
Curieuse aussi la muraille, ou du moins ce qu’il en reste. Des inscriptions au sens mystique en remplissent les vides : Hic lapis est subtus te, supra te, erga te et circa te ; des vers mnémoniques s’y enchevêtrent, gravés au caprice du stylet sur la pierre tendre ; l’un d’eux prédomine, creusé en cursive gothique : Azoth et ignis tibi sufficiunt ; des caractères hébraïques ; des cercles coupés de triangles, entremêlés de quadrilatères à la façon des signatures gnostiques. Ici, une pensée, fondée sur le dogme de l’unité, résume toute la philosophie : Omnia ab uno et in unum omnia. Ailleurs, l’image de la faux, emblème du treizième arcane et de la maison saturnale ; l’étoile de Salomon ; le symbole de l’Écrevisse, obsécration du mauvais esprit ; quelques passages de Zoroastre, témoignages de la haute antiquité des sciences maudites. Enfin, situé dans le champ lumineux du soupirail, et plus lisible en ce dédale d’imprécisions, le ternaire hermétique : Sal, Sulphur, Mercurius…
Tel est le tableau légendaire de l’alchimiste et de son laboratoire. Vision fantastique, dépourvue de vérité, sortie de l’imagination populaire et reproduite sur les vieux almanachs, trésors du colportage.
Souffleurs, magistes, sorciers, astrologues, nécromants ?
— Anathème et malédiction !
La chimie est, incontestablement, la science des faits, comme l’alchimie est celle des causes. La première, limitée au domaine matériel, s’appuie sur l’expérience ; la seconde prend de préférence ses directives dans la philosophie. Si l’une a pour objet l’étude des corps naturels, l’autre tente de pénétrer le mystérieux dynamisme qui préside à leurs transformations. C’est là ce qui fait leur différence essentielle et nous permet de dire que l’alchimie, comparée à notre science positive, seule admise et enseignée aujourd’hui, est une chimie spiritualiste, parce qu’elle nous permet d’entrevoir Dieu à travers les ténèbres de la substance.
Au surplus, il ne nous paraît pas suffisant de savoir exactement reconnaître et classer des faits ; il faut encore interroger la nature pour apprendre d’elle dans quelles conditions, et sous l’emprise de quelle volonté, s’opèrent ses multiples productions. L’esprit philosophique ne saurait, en effet, se contenter d’une simple possibilité d’identification des corps ; il réclame la connaissance du secret de leur élaboration. Entr’ouvrir la porte du laboratoire où la nature mixtionne les éléments, c’est bien ; découvrir la force occulte sous l’influence de laquelle son labeur s’accomplit, c’est mieux. Nous sommes loin, évidemment, de connaître tous les corps naturels et leurs combinaisons, puisque nous en découvrons quotidiennement de nouveaux ; mais nous en savons assez cependant pour délaisser provisoirement l’étude de la matière inerte et diriger nos recherches vers l’animateur inconnu, agent de tant de merveilles.
Dire, par exemple, que deux volumes d’hydrogène combinés à un volume d’oxygène donnent de l’eau, c’est énoncer une banalité chimique. Et pourtant, qui nous enseignera pourquoi le résultat de cette combinaison présente, avec un état spécial, des caractères que ne possèdent point les gaz qui l’ont produite ? Quel est donc l’agent qui impose au composé sa spécificité nouvelle et oblige l’eau, solidifiée par le froid, à toujours cristalliser dans le même système ? D’autre part, si le fait est indéniable et rigoureusement contrôlé, d’où vient qu’il nous soit impossible de la reproduire par simple lecture de la formule chargée d’en expliquer le mécanisme ? Car il manque, dans la notation H2O, l’agent essentiel capable de provoquer l’union intime des éléments 20 gazeux, c’est-à-dire le feu. Or, nous défions le plus habile chimiste de fabriquer de l’eau synthétique en mélangeant l’oxygène à l’hydrogène sous les volumes indiqués : les deux gaz refuseront toujours de se combiner. Pour réussir l’expérience, il est indispensable de faire intervenir le feu, soit sous forme d’étincelle, soit sous celle d’un corps en ignition ou susceptible d’être porté à l’incandescence (mousse de platine). Ainsi reconnaît-on, sans que l’on puisse opposer à notre thèse le moindre argument sérieux, que la formule chimique de l’eau est, sinon fausse, du moins incomplète et tronquée. Et l’agent élémentaire feu, sans lequel aucune combinaison ne peut s’effectuer, étant exclu de la notation chimique, la science entière s’avère lacuneuse et incapable de fournir, par ses formules, une explication logique et véritable des phénomènes étudiés. « La chimie physique, écrit A. Étard, entraîne la majorité des esprits chercheurs ; c’est elle qui touche de plus près aux vérités profondes ; c’est elle qui nous livrera lentement les lois capables de changer tous nos systèmes et nos formules. Mais, par son importance même, ce genre de chimie est le plus abstrait et le plus mystérieux qui soit ; les meilleures intelligences ne peuvent, pendant les cours instants d’une pensée créatrice, arriver à la contention et à la comparaison de tous les grands faits connus. Devant cette impossibilité, on recourt aux représentations mathématiques. Ces représentations sont le plus souvent parfaites dans leurs méthodes et leurs résultats ; mais dans l’application à ce qui est profondément inconnu, on ne peut faire que les mathématiques découvrent des vérités dont on ne leur a pas confié les éléments. L’homme le mieux doué pose mal le problème qu’il ne comprend pas. Si ces problèmes pouvaient être mis correctement en équation, on aurait l’espoir de les résoudre. Mais, dans l’état d’ignorance où nous sommes, on se trouve fatalement réduit à introduire de nombreuses constantes, à négliger des termes, à appliquer des hypothèses… La mise en équation n’est peut-être plus en tout point correcte ; on se console cependant parce qu’elle conduit à une solution ; mais c’est un arrêt temporaire du progrès de la science quand de telles solutions s’imposent pendant des années à de bons esprits comme une démonstration scientifique. Bien des travaux se font dans ce sens, qui prennent du temps et conduisent à des théories contradictoires, destinées à l’oubli. » [A. Étard, Revue annuelle de Chimie pure, dans la Revue des Sciences, 30 sept. 1896, p. 775.]
Ces fameuses théories, qui furent si longtemps invoquées et opposées aux conceptions hermétiques, voient aujourd’hui leur solidité fortement compromise. Des savants sincères, appartenant à l’école créatrice 21 de ces mêmes hypothèses, — considérées comme des certitudes, — ne leur accordent plus qu’une valeur très relative ; leur champ d’action se resserre parallèlement à la diminution de leur puissance d’investigation. C’est ce qu’exprime, avec cette franchise révélatrice du véritable esprit scientifique, M. Émile Picard dans la Revue des Deux Mondes. « Quant aux théories, écrit-il, elles ne se proposent plus de donner une explication causale de la réalité même, mais seulement de traduire celle-ci en images ou en symboles mathématiques. On demande aux instruments de travail que sont les théories de coordonner, au moins pour un temps, les phénomènes connus et d’en prévoir de nouveaux. Quand leur fécondité est épuisée, on s’efforce de leur faire subir les transformations qu’a rendues nécessaires la découverte de faits nouveaux. » Ainsi donc, contrairement à la philosophie, qui devance les faits, assure l’orientation des idées et leur connexion pratique, la théorie, conçue après coup, modifiée suivant les résultats de l’expérience, au fur et à mesure des acquisitions, reflète toujours l’incertitude des choses provisoires et donne à la science moderne le caractère d’un perpétuel empirisme. Quantités de faits chimiques, sérieusement observés, résistent à la logique et défient tout raisonnement. « L’iodure cuivrique, par exemple, dit J. Duclaux, se décompose spontanément en iode et iodure cuivreux. L’iode étant un oxydant et les sels cuivreux étant réducteurs, cette décomposition est inexplicable. La formation de composés extrêmement instables, tels que le chlorure d’azote, est également inexplicable. On ne comprend pas davantage pourquoi l’or, qui résiste aux acides et aux alcalis, même concentrés et chauds, se dissout dans une solution étendue et froide de cyanure de potassium ; pourquoi l’hydrogène sulfuré est plus volatil que l’eau ; pourquoi le chlorure de soufre, composé de deux éléments dont chacun se combine au potassium avec incandescence, est sans action sur ce métal. » [J. Duclaux, La Chimie de la Matière vivante. Paris, Alcan, 1910, p. 14.]
Nous venons de parler du feu ; encore, ne l’envisageons-nous que sous sa forme vulgaire, et non point en son essence spirituelle, laquelle s’introduit dans les corps au moment même de leur apparition sur le plan physique. Ce que nous désirons démontrer, sans sortir du domaine alchimique, est l’erreur grave qui domine toute la science actuelle et l’empêche de reconnaître ce principe universel qui anime la substance, à quelque règne qu’elle appartienne. Il se manifeste pourtant autour de nous, sous nos yeux, soit par les propriétés nouvelles que la matière hérite de lui, soit par les phénomènes qui en accompagnent le dégagement. La lumière, — feu raréfié et spiritualisé, 22 — possède les mêmes vertus et le même pouvoir chimique que le feu élémentaire grossier. Une expérience, dirigée vers la réalisation synthétique de l’acide chlorhydrique (Cl H) en partant de ses composants, le démontre suffisamment. Si l’on enferme dans un flacon de verre des volumes égaux de gaz chlore et d’hydrogène, les deux gaz conserveront leur individualité propre tant que la fiole qui les contient sera maintenue dans l’obscurité. Déjà, à la lumière diffuse, leur combinaison s’effectue peu à peu ; mais si l’on expose le vaisseau aux rayons solaires directs, il vole en éclats sous la poussée d’une violente explosion.
On nous objectera que le feu, considéré comme simple catalyseur, ne fait point partie intégrante de la substance et qu’en conséquence on ne peut le signaler dans l’expression des formules chimiques. L’argument est plus spécieux que véritable, puisque l’expérience elle-même l’infirme. Voici un morceau de sucre, dont l’équation ne porte aucun équivalent de feu ; si nous le brisons dans l’obscurité, nous en verrons jaillir une étincelle bleue. D’où provient-elle ? Où se trouvait-elle enclose, sinon dans la texture cristalline de la saccharose ? — Nous avons parlé de l’eau ; jetons à sa surface un fragment de potassium : il s’enflamme spontanément et brûle avec énergie. Où donc cette flamme visible se cachait-elle ? Que ce soit dans l’eau, l’air ou le métal, il importe peu ; le fait essentiel c’est qu’elle existe potentiellement à l’intérieur de l’un ou de l’autre de ces corps, voire de tous. Qu’est-ce que le phosphore, porte-lumière et générateur de feu ? Comment les noctiluques, les lampyres et lucioles transforment-ils en lumière une partie de leur énergie vitale ? Qui oblige les sels d’urane, de cérium, de zirconium, à devenir fluorescents lorsqu’ils ont été soumis à l’action de la lumière solaire ? Par quel mystérieux synchronisme le platino-cyanure de baryum brille-t-il au contact des rayons de Rœntgen ?
Et qu’on ne vienne pas nous parler d’oxydation dans l’ordre normal des phénomènes ignés : ce serait reculer la question au lieu de la résoudre. L’oxydation est une résultante, non une cause ; c’est une combinaison soumise à un principe actif, à un agent. Si certaines oxydations énergiques dégagent de la chaleur ou du feu, c’est, très certainement, pour la raison que ce feu s’y trouvait d’abord engagé. Le fluide électrique, silencieux, obscur et froid, parcourt son conducteur métallique sans l’influencer autrement ni manifester son passage. Mais, vient-il à rencontrer une résistance, l’énergie se révèle aussitôt avec les qualités et sous l’aspect du feu. Un filament de lampe devient incandescent, le charbon de cornue s’embrase, le fil métallique le plus réfractaire fond sur-le-champ. Or, l’électricité n’est-elle pas un feu véritable, un feu en puissance ? D’où tire-t-elle son origine, sinon de la décomposition 23 (piles) ou de la désagrégation des métaux (dynamos), corps éminemment chargés du principe igné ? Détachons une parcelle d’acier ou de fer par le meulage, le choc contre un silex, et nous verrons briller l’étincelle mise ainsi en liberté. On connaît assez le briquet pneumatique, basé sur la propriété que possède l’air atmosphérique de s’enflammer par simple compression. Les liquides eux-mêmes sont souvent de véritables réservoirs de feu. Il suffit de verser quelques gouttes d’acide azotique concentré sur l’essence de térébenthine pour provoquer son inflammation. Dans la catégorie des sels, citons pour mémoire les fulminates, la nitrocellulose, le picrate de potasse, etc.
Sans multiplier davantage les exemples, on voit qu’il serait puéril de soutenir que le feu, parce que nous ne pouvons le percevoir directement dans le matière, ne s’y trouve pas réellement à l’état latent. Les vieux alchimistes, qui possédaient, de source traditionnelle, plus de connaissances que nous sommes disposés à leur en accorder, assuraient que le soleil est un astre froid et que ses rayons sont obscurs. [Conf. Cosmopolite ou Nouvelle Lumière chymique, Paris, 1669, p. 50.] Rien ne semble plus paradoxal ni plus contraire à l’apparence, et pourtant rien n’est plus vrai. Quelques instants de réflexion permettent de s’en convaincre. Si le soleil était un globe de feu, comme on nous l’enseigne, il suffirait de s’en rapprocher, si peu que ce soit, pour éprouver l’effet d’une chaleur croissante. C’est précisément le contraire qui a lieu. Les hautes montagnes restent couronnées de neige malgré les ardeurs de l’été. Dans les régions élevées de l’atmosphère, quand l’astre passe au zénith, la coupole des aérostats se couvre de givre et leurs passagers souffrent d’un froid très vif. Ainsi, l’expérience démontre que la température s’abaisse à mesure qu’augmente l’altitude. La lumière même ne nous est rendue sensible qu’autant que nous nous trouvons placés dans le champ de son rayonnement. Sommes-nous situés en dehors du faisceau radiant, son action cesse pour nos yeux. C’est un fait bien connu qu’un observateur, regardant le ciel du fonds d’un puits et à l’heure de midi, voit le firmament nocturne et constellé.
D’où proviennent donc la chaleur et la lumière ? — Du simple choc des vibrations froides et obscures contre les molécules gazeuses de notre atmosphère. Et comme la résistance croît en raison directe de la densité du milieu, la chaleur et la lumière sont plus fortes à la surface terrestre qu’aux grandes altitudes, parce que les couches d’air y sont également plus denses. Telle est, du moins, l’explication physique du phénomène. En réalité, et selon la théorie hermétique, l’opposition au mouvement vibratoire, la réaction ne sont que les causes premières d’un effet qui se traduit par la libération des atomes lumineux et ignés de l’air atmosphérique. Sous l’action du bombardement vibratoire, l’esprit, 24 dégagé du corps, se revêt pour nos sens des qualités physiques caractéristiques de sa phase active : luminosité, éclat, chaleur.
Ainsi, le seul reproche que l’on puisse adresser à la science chimique, c’est de ne point tenir compte de l’agent igné, principe spirituel et base de l’énergétisme, sous l’influence duquel s’opèrent toutes les transformations matérielles. C’est l’exclusion systématique de cet esprit, volonté supérieure et dynamisme caché des choses, qui prive la chimie moderne du caractère philosophique que possède l’ancienne alchimie. « Vous croyez, écrit M. Henri Hélier à M. L. Olivier, à la fécondité indéfinie de l’expérience. Sans doute ; mais toujours l’expérimentation s’est laissé conduire par une idée préconçue, par une philosophie. Idée souvent presque absurde en apparence, philosophie parfois bizarre et déconcertante dans ses signes. « Si je vous racontais comment j’ai fait mes découvertes, disait Faraday, vous me prendriez pour un imbécile. » Tous les grands chimistes ont eu ainsi des idées de derrière la tête qu’ils se sont bien gardés de faire connaître… C’est de leurs travaux que nous avons tiré nos méthodes et nos théories actuelles ; elles en sont le plus précieux résultat, elles n’en furent pas l’origine. » [Lettre sur la Philosophie chimique, dans la Revue des Sciences, 30 déc. 1896, p. 1227.]
« L’alambic, avec ses airs graves et posés, dit un philosophe anonyme, s’est fait une immense clientèle en chimie. Essayez de vous y fier : c’est un dépositaire infidèle et un usurier. Vous lui confiez un objet parfaitement sain, doué de propriétés naturelles incontestables, ayant une forme qui constitue son existence ; il vous le rend informe, en poussière ou en gaz, et il a la prétention de tout vous rendre quand il a tout gardé, moins le poids qui n’est rien puisqu’il vient d’une cause indépendante du corps lui-même. Et le syndicat des savants sanctionne cette horrible usure ! Vous lui donnez du vin, il vous rend du tannin, de l’alcool et de l’eau à poids égal. Qu’y manque-t-il ? Le goût, c’est-à-dire la seule chose qui fait que c’est du vin, et ainsi de tout. — Parce que vous avez tiré trois choses du vin, messieurs les chimistes, vous dites : le vin se fait de ces trois choses. — Refaites-le donc, ou je vous dirai, moi : ce sont trois choses qui se font du vin. — Vous pouvez défaire ce que vous avez fait, mais vous ne referez jamais ce que vous avez défait dans la nature. Les corps ne vous résistent qu’en proportion qu’ils sont plus fortement combinés, et vous appelez corps simples tous ceux qui vous résistent : vanité !
« J’aime le microscope ; il se contente de nous montrer les choses telles 25 qu’elles sont, en étendant simplement notre perception ; ce sont donc les savants qui lui prêtent des avis. Mais lorsque, plongés dans les derniers détails, ces messieurs viennent apporter au microscope le plus petit grain ou la moindre gouttelette, l’instrument railleurs semble, en leur y montrant des animaux vivants, leur dire : Analysez-moi donc ceux-là. — Qu’est-ce donc que l’analyse ? Vanité, vanité !
« Enfin, quand un savant docteur tranche du bistouri dans un cadavre pour y rechercher les causes de la maladie qui a fait une victime, avec son aide il ne trouve que des résultats. — Car la cause de la mort est dans celle de la vie, et la vraie médecine, celle qu’a pratiquée naturellement le Christ, et qui renaît scientifiquement avec l’homéopathie, la médecine des semblables, s’étudie sur le vif. — Or, quand il s’agit de la vie, comme il n’y a rien qui ressemble moins à un vivant qu’un mort, l’anatomie est la plus triste des vanités.
« Tous les instruments sont-ils donc une cause d’erreur ? Loin de là ; mais ils indiquent la vérité dans une limite si restreinte que leur vérité n’est qu’une vanité. Donc, il est impossible d’y attacher une vérité absolue. C’est ce que j’appelle l’impossible du réel, et dont je prends acte pour affirmer le possible du merveilleux. » [Comment l’Esprit vient aux tables, par un homme qui n’a pas perdu l’esprit. Paris, Librairie Nouvelle, 1854, p. 150.]
Positive dans ses faits, la chimie demeure négative dans son esprit. Et c’est précisément ce qui la différencie de la science hermétique, dont le propre domaine comprend surtout l’étude des causes efficientes, de leurs influences, des modalités qu’elles affectent selon les milieux et les conditions. C’est cette étude, exclusivement philosophique, qui permet à l’homme de pénétrer le mystère des faits, d’en comprendre l’étendue, de l’identifier enfin à l’Intelligence suprême, âme de l’Univers, Lumière, Dieu. Ainsi l’alchimie, remontant du concret à l’abstrait, du positivisme matériel au spiritualisme pur, élargit le champ des connaissances humaines, des possibilités d’action et réalise l’union de Dieu et de la Nature, de la Création et du Créateur, de la Science et de la Religion.
Qu’on veuille bien ne voir, en cette discussion, aucune critique injuste ou tendancieuse dirigée contre les chimistes. Nous respectons tous les laborieux, à quelque condition qu’ils appartiennent, et professons personnellement la plus profonde admiration pour les grands savants dont les découvertes ont si magnifiquement enrichi la science actuelle. Mais ce que les hommes de bonne foi regretteront avec nous, ce sont moins les divergences d’opinion librement exprimées que les fâcheuses intentions d’un sectarisme étroit, jetant la discorde entre les partisans de l’une et de l’autre doctrine. La vie est trop brève, le temps trop précieux pour les gaspiller en vaines polémiques, et ce n’est guère s’honorer soi-même que mépriser le savoir d’autrui. Peu importe, 26 au surplus, que tant de chercheurs s’égarent, s’ils sont sincères et si leur erreur même les conduit à d’utiles acquisitions ; errare humanum est, dit le vieil adage, et l’illusion se pare souvent du diadème de la vérité. Ceux qui persévèrent malgré l’insuccès ont donc droit à toute notre sympathie. Malheureusement, l’esprit scientifique est une qualité rare chez l’homme de science, et nous retrouvons cette carence à l’origine des luttes que nous signalons. De ce qu’une vérité n’est ni démontrée, ni démontrable à l’aide des moyens dont la science dispose, on ne peut inférer qu’elle ne le sera jamais. « Le mot impossible n’est pas français », disait Arago ; nous ajoutons qu’il est contraire au véritable esprit scientifique. Qualifier une chose d’impossible parce que sa possibilité actuelle reste douteuse, c’est manquer de confiance en l’avenir et renier le progrès. Lémery ne commet-il pas une grave imprudence, lorsqu’il ose écrire, au sujet de l’alkaest ou dissolvant universel : « Pour moi, je le crois imaginaire, car je n’en connois point. » [Lémery, Cours de Chymie, Paris, d’Houry, 1757.] Notre chimiste, on en conviendra, estimait au prix fort la valeur et l’étendue de ses connaissances. Harrys, cerveau réfractaire à la pensée hermétique, définissait ainsi l’alchimie, sans jamais avoir voulu l’étudier : Ars sine arte, cujus principium est mentiri, medium laborare et finis mendicare [« Un art sans art, dont le commencement est de mentir, le milieu de travailler, et la fin de mendier. »].
À côté de ces savants enfermés dans leur tour d’ivoire, à côté de ces hommes d’un mérite incontestable, certes, mais esclaves de préjugés tenaces, d’autres n’hésitèrent point à donner droit de cité à la vieille science. Spinoza, Leibniz croyaient à la pierre philosophale, à la chrysopée. Pascal en acquit la certitude. [Pascal a-t-il été alchimiste ? Rien ne nous autorise à le prétendre. Ce qui est le plus sûr, c’est qu’il a dû réaliser lui-même la transmutation, à moins qu’il ne l’eût vue s’accomplir sous ses yeux, dans le laboratoire d’un Adepte. L’opération dura deux heures. C’est ce qui ressort d’un curieux document autographe sur papier, rédigé en style mystique, et que l’on trouva cousu dans son habit, lors de son ensevelissement. En voici le début, qui en est aussi la partie essentielle :
+
L’an de grâce 1654,
Lundi 23 novembre, jour de saint Clément, pape et martyr, et autres au martyrologue,
Veille de saint Chrysogone, martyr, et autres,
Depuis environ dix heures et demie du soir jusques environ minuit et demi,
FEU.
Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob,
Non des Philosophes et des Savans.
Certitude, Certitude, Sentiment. Joie. Paix.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
. . . . . . .
Nous avons souligné à dessein, bien qu’il ne le soit pas dans la pièce originale, le mot Chrysogone, dont se sert l’auteur pour qualifier la transmutation ; il est formé, en effet, de deux mots grecs, Χρυσός, or, et γονή, génération. La mort, qui emporte d’ordinaire le secret des hommes, devait livrer celui de Pascal, philosophus per ignem.] Plus près de nous, quelques esprits 27 d’un ordre élevé, entre autres sir Humphry Davy, pensaient que les recherches hermétiques pouvaient conduire à des résultats insoupçonnés. Jean-Baptiste Dumas, dans ses Leçons sur la Philosophie chimique, s’exprime en ces termes : « Serait-il permis d’admettre des corps simples isomères ? Cette question touche de près à la transmutation des métaux. Résolue affirmativement, elle donnerait des chances de succès à la recherche de la pierre philosophale… Il faut donc consulter l’expérience, et l’expérience, il faut le dire, n’est point en opposition jusqu’ici avec la possibilité de la transmutation des corps simples… Elle s’oppose même à ce qu’on repousse cette idée comme une absurdité qui serait démontrée par l’état actuel de nos connaissances. » François-Vincent Raspail était un alchimiste convaincu, et les ouvrages des philosophes classiques occupaient une place prépondérante parmi ses autres livres. Ernest Bosc raconte qu’Auguste Cahours, membre de l’Académie des Sciences, lui avait appris que « son vénéré maître Chevreul professait la plus grande estime pour nos vieux alchimistes ; aussi, sa riche bibliothèque renfermait-elle presque tous les ouvrages importants des philosophes hermétiques. [Chevreul a légué sa bibliothèque hermétique à notre Muséum d’histoire naturelle.] Il paraîtrait même que le doyen des étudiants de France, comme Chevreul s’intitulait lui-même, avait beaucoup appris dans ces vieux bouquins, et qu’il leur devait une partie de ses belles découvertes. L’illustre Chevreul, en effet, savait lire entre les lignes bien des renseignements qui avaient passé inaperçus avant lui. » [Ernest Bosc, Dictionnaire d’Orientalisme, d’Occultisme et de Psychologie. Tome I : art. Alchimie.] L’un des maîtres les plus célèbres de la science chimique, Marcellin Berthelot, ne se contenta point d’adopter l’opinion de l’École. Contrairement à nombre de ses collègues, qui parlent hardiment de l’alchimie sans la connaître, il consacra plus de vingt années à l’étude patiente des textes originaux, grecs et arabes. Et, de ce long commerce avec les maîtres anciens, naquit en lui cette conviction que « les principes hermétiques, dans leur ensemble, sont aussi soutenables que les meilleures théories modernes ». Si nous n’étions tenu par la promesse que nous leur avons faite, nous pourrions ajouter à ces savants les noms de certaines sommités scientifiques, entièrement conquises à l’art d’Hermès, mais que leur situation même oblige à ne le pratiquer qu’en secret.
De 28 nos jours, et quoique l’unité de la substance, — base de la doctrine enseignée depuis l’antiquité par tous les alchimistes, — soit reçue et officiellement consacrée, il ne semble pas toutefois que l’idée de la transmutation ait suivie la même progression. Le fait a d’autant plus lieu de surprendre qu’on ne saurait admettre l’une sans envisager la possibilité de l’autre. D’autre part, vu la haute ancienneté de la thèse hermétique, on aurait quelque raison de penser qu’au cours des siècles elle a pu se trouver confirmée par l’expérience. Il est vrai que les savants font généralement peu de cas des arguments de cet ordre ; les témoignages les plus dignes de foi et les mieux étayés leur semblent suspects, soit qu’ils les ignorent, soit qu’ils préfèrent s’en désintéresser. Afin qu’on ne nous accuse point de leur prêter quelque malveillante intention en dénaturant leur pensée, et pour permettre au lecteur d’exercer son jugement en toute liberté, nous soumettrons à son appréciation les opinions de savants et de philosophes modernes sur le sujet qui nous occupe. Jean Finot ayant fait appel aux hommes compétents, leur posa la question suivante : Dans l’état actuel de la science, la transmutation métallique est-elle possible ou réalisable ; peut-elle être considérée même comme réalisée du fait de nos connaissances ? Voici les réponses qu’il en reçut. [Cf. La Revue, n° 18, 15 septembre 1912, p. 162 et suiv.]
— Docteur Max Nordeau. — « Permettez-moi de m’abstenir de toute discussion de la transmutation de la matière. J’adopte le dogme (c’en est un) de l’unité de celle-ci, l’hypothèse de l’évolution des éléments chimiques du poids atomique le plus léger, à celui de plus en plus lourd, et même la théorie, — imprudemment appelée loi, — de la périodicité de Mendéléeff. Je ne nie pas la possibilité théorique de refaire artificiellement, par des moyens de laboratoire, une partie de cette évolution, produite naturellement en des milliards ou billions d’années par les forces cosmiques et de transformer en or des métaux plus légers. Mais je ne crois pas que notre siècle sera témoin de la réalisation du rêve des alchimistes. »
— Henri Poincaré. — « La science ne peut et ne doit dire jamais ! Il se peut qu’un jour on découvrira le principe de fabriquer de l’or, mais pour le moment le problème ne paraît pas résolu. »
— Mme M. Curie. — « S’il est vrai que des transformations atomiques spontanées ont été observées avec les corps radioactifs (production d’hélium par ces corps, que vous signalez et qui est parfaitement exacte), on peut, d’un autre côté, assurer qu’aucune transformation de corps simple n’a encore été obtenue par l’effort des hommes et grâce aux dispositifs imaginés par eux. Il est donc actuellement tout à fait inutile d’envisager les conséquences possibles de la fabrication de l’or. »
— 29 Gustave Le Bon. — « Il est possible qu’on transforme l’acier en or, comme on transforme, dit-on, l’uranium en radium et en hélium, mais ces transformations ne porteront vraisemblablement que sur des milliardièmes de milligrammes, et il serait alors beaucoup plus économique de retirer l’or de la mer qui en contient des tonnes. »
Dix ans après, un magazine de vulgarisation scientifique [« Je sais tout ». La fabrication synthétique de l’or est-elle possible ? N° 194, 15 février 1922.], se livrant à la même enquête, publiait les opinions suivantes :
— M. Charles Richet, professeur à la Faculté de médecine, membre de l’Institut, titulaire du prix Nobel. — « J’avoue n’avoir pas d’opinion sur la question. »
— MM. Urbain et Jules Perrin. — « … À moins d’une révolution dans l’art d’exploiter les forces naturelles, l’or synthétique, — s’il n’est pas une chimère, — ne vaudra pas la peine d’être exploité industriellement. »
— M. Charles Moureu. — « … La fabrication de l’or n’est pas une hypothèse absurde ! C’est à peu près la seule affirmation qu’un véritable savant peut émettre… Un savant n’affirme rien à priori… La transmutation est un fait que nous constatons tous les jours. »
À cette pensée si courageusement exprimée, pensée de cerveau hardi, doué du plus noble esprit scientifique et d’un sens profond de la vérité, nous en opposerons une autre, de qualité très différente. C’est l’appréciation de M. Henry Le Châtelier, membre de l’Institut, professeur de chimie à la Faculté des Sciences. « Je me refuse absolument, écrit l’illustre maître, à toute interview au sujet de l’or synthétique. Je considère que cela doit dériver de quelque tentative d’escroquerie, comme les fameux diamants Lemoine. »
En vérité, on ne saurait avec moins de mots et d’aménité témoigner autant de mépris pour les vieux Adeptes, maîtres vénérés des alchimistes actuels. Pour notre auteur, qui n’a sans doute jamais ouvert un livre hermétique, transmutation est synonyme de charlatanisme. Disciple de ces grands disparus, il semble assez naturel que nous devions hériter de leur fâcheuse réputation. Qu’importe ; c’est là notre gloire, la seule d’ailleurs que daigne nous accorder, lorsqu’elle en trouve l’opportunité, l’ignorance diplômée, fière de ses colifichets : croix, sceaux, palmes et parchemins. Mais laissons l’âne porter gravement ses reliques, et revenons à notre sujet.
Les réponses qu’on vient de lire, — excepté celle de M. Charles Moureu, — sont semblables quant au fond. Elles découlent d’une même source. L’esprit académique les a dictées. Nos savants acceptent la possibilité théorique de la transmutation ; ils refusent de croire à sa réalité 30 matérielle. Ils nient après avoir affirmé. C’est un moyen commode de rester dans l’expectative, de ne point se compromettre ni sortir du domaine des relativités.
Pouvons-nous faire état de transformations atomiques portant sur quelques molécules de substance ? Comment leur reconnaître une valeur absolue, si l’on ne peut les contrôler qu’indirectement, par des voies détournées ? Est-ce là une simple concession que les modernes font aux anciens ? Mais nous n’avons jamais entendu dire que la science hermétique eût demandé l’aumône. Nous la connaissons assez riche d’observations, assez pourvue de faits positifs pour n’être point réduite à la mendicité. D’ailleurs, l’idée théorique que nos chimistes soutiennent aujourd’hui appartient sans conteste aux alchimistes. C’est leur bien propre, et nul ne saurait leur refuser le bénéfice d’une antériorité reconnue de quinze siècles. Ce sont ces hommes qui en ont, les premiers, démontré la réalisation effective, issue de l’unité de substance, base invulnérable de leur philosophie. Au surplus, nous demandons pourquoi la science actuelle, dotée de moyens multiples et puissants, de méthodes rigoureuses servies par un outillage précis et perfectionné, a-t-elle mis si longtemps à reconnaître la véracité du principe hermétique ? Dès lors, nous sommes en droit de conclure que les vieux alchimistes, à l’aide de procédés très simples, avaient néanmoins découvert, expérimentalement, la preuve formelle capable d’imposer comme une vérité absolue le concept de la transmutation métallique. Nos prédécesseurs ne furent ni des insensés ni des imposteurs, et l’idée mère qui guida leurs travaux, celle-là même qui s’infiltre dans les sphères scientifiques de notre époque, est étrangère aux principes hypothétiques dont elle ignore les fluctuations et les vicissitudes.
Nous assurons donc, sans parti pris, que les grands savants dont nous avons reproduit les opinions se trompent lorsqu’ils nient le résultat lucratif de la transmutation. Ils se méprennent sur la constitution et les qualités profondes de la matière, quoiqu’ils pensent en avoir sondé tous les mystères. Hélas ! la complexité de leurs théories, l’amas de mots créés pour expliquer l’inexplicable, et surtout l’influence pernicieuse d’une éducation matérialiste les poussent à rechercher fort loin ce qui est à leur portée. Mathématiciens pour la plupart, ils perdent en simplicité, en bon sens, ce qu’ils gagnent en logique humaine, en rigueur numérale. Ils rêvent d’emprisonner la nature dans une formule, de mettre la vie en équation. Ainsi, par déviations successives, en arrivent-ils inconsciemment à s’éloigner tellement de la vérité simple qu’ils justifient la dure parole de l’Évangile : « Ils ont des yeux pour ne point voir et du sens pour ne point comprendre ! »
Serait-il 31 possible de ramener ces hommes à une conception moins compliquée des choses, de guider ces égarés vers la lumière du spiritualisme qui leur manque ? Nous allons l’essayer et dirons tout d’abord, à l’intention de ceux qui voudront bien nous suivre, qu’on n’étudie point la nature vivante en dehors de son activité. L’analyse de la molécule et de l’atome n’apprend rien ; elle est incapable de résoudre le problème le plus élevé qu’un savant puisse se proposer : quelle est l’essence de ce dynamisme invisible et mystérieux qui anime la substance ? De la vie, en effet, que savons-nous, sinon que nous en trouvons la conséquence physique dans le phénomène du mouvement ? Or, tout est vie et mouvement ici-bas. L’activité vitale, très apparente chez les animaux et les végétaux, ne l’est guère moins dans le règne minéral, bien qu’elle exige de l’observateur une attention plus aiguë. Les métaux, en effet, sont des corps vivants et sensible, témoins le thermomètre à mercure, les sels d’argent, les fluorures, etc. Qu’est-ce que la dilatation et la contraction, sinon deux effets du dynamisme métallique, deux manifestations de la vie minérale ? Pourtant, il ne suffit pas au philosophe de noter seulement l’allongement d’une barre de fer soumise à la chaleur, il lui faut encore rechercher quelle volonté occulte oblige le métal à se dilater. On sait que celui-ci, sous l’impression des radiations caloriques, écarte ses pores, distend ses molécules, augmente de surface et de volume ; il s’épanouit en quelque sorte, comme nous le faisons nous-mêmes, sous l’action des bienfaisantes effluves solaires. On ne peut donc nier qu’une telle réaction n’ait une cause profonde, immatérielle, car nous ne saurions expliquer, sans cette impulsion, quelle autre force obligerait les particules cristallines à quitter leur apparente inertie. Cette volonté métallique, l’âme même du métal, est nettement mise en évidence dans l’une des belles expériences faites par M. Ch.-Ed. Guillaume. Un barreau d’acier calibré est soumis à une traction continue et progressive dont on enregistre la puissance à l’aide du dynamographe. Quand le barreau va céder, il manifeste un étranglement dont on relève la place exacte. On cesse l’extension et l’on rétablit le barreau dans ses dimensions primitives, puis l’essai est repris. Cette fois, l’étranglement se produit en un point différent du premier. En poursuivant la même technique, on remarque que tous les points ont été successivement éprouvés en cédant, les uns après les autres, à la même traction. Or, si l’on calibre une dernière fois le barreau d’acier, en reprenant l’expérience au début, on constate qu’il faut employer une force très supérieure à la première pour provoquer le retour des symptômes de rupture. M. Ch.-Ed. Guillaume conclut de ces essais, avec beaucoup de raison, que le métal s’est comporté comme l’eût fait un corps organique ; il a successivement renforcé toutes 32 ses parties faibles et augmenté à dessein sa cohérence pour mieux défendre son intégrité menacée. Un enseignement analogue se dégage de l’étude des composés salins cristallisés. Si l’on brise l’arête d’un cristal quelconque et qu’on le plonge, ainsi mutilé, dans l’eau mère qui l’a produit, non seulement on le voit incontinent réparer sa blessure, mais encore s’accroître avec une vitesse plus grande que celle des cristaux intacts, demeurés dans la même solution. Nous découvrons encore une preuve évidente de la vitalité métallique dans ce fait qu’en Amérique les rails de voies ferrées montrent, sans raison apparente, les effets d’une singulière évolution. Nulle part les déraillements n’y sont plus fréquents ni les catastrophes plus inexplicables. Les ingénieurs chargés d’étudier la cause de ces multiples ruptures l’attribuent au « vieillissement prématuré » de l’acier. Sous l’influence probable de conditions climatériques spéciales, le métal vieillit vite, de bonne heure ; il perd son élasticité, sa malléabilité, sa résistance ; la ténacité et la cohésion en paraissent diminuées au point de le rendre sec et cassant. Cette dégénérescence métallique, d’ailleurs, n’est pas uniquement limitée aux rails ; elle étend aussi ses ravages sur les plaques de blindage des vaisseaux cuirassés, lesquelles sont généralement mises hors de service après quelques mois d’usage. À l’essai, on est surpris de les voir se briser en plusieurs morceaux sous le choc d’un simple casse-fonte à boulet. L’affaiblissement de l’énergie vitale, phase normale et caractéristique de décrépitude, de sénilité du métal, est bien le signe précurseur de sa mort prochaine. Or, la mort, corollaire de la vie, étant la conséquence directe de la naissance, il s’ensuit que les métaux et minéraux manifestent leur soumission à la loi de prédestination qui régit tous les êtres crées. Naître, vivre, mourir ou se transformer sont les trois stades d’une période unique embrassant toute l’activité physique. Et comme cette activité a pour fonction essentielle de se renouveler, de se continuer et se reproduire par génération, nous sommes amené à penser que les métaux portent en eux, aussi bien que les animaux et les végétaux, la faculté de multiplier leur espèce.
Telle est la vérité analogique que l’alchimie s’est efforcée de pratiquer, et telle est aussi l’idée hermétique qu’il nous a paru nécessaire de mettre tout d’abord en relief. Ainsi, la philosophie enseigne et l’expérience démontre que les métaux, grâce à leur propre semence, peuvent être reproduits et développés en quantité. C’est d’ailleurs ce que la parole de Dieu nous révèle dans la Genèse, lorsque le Créateur transmet une parcelle de son activité aux créatures issues de sa substance même. Car le verbe divin : croissez et multipliez, ne s’applique pas uniquement à l’homme, il vise l’ensemble des êtres vivants répandus dans la nature entière.
L’alchimie n’est obscure que parce qu’elle est cachée. Les philosophes qui voulurent transmettre à la postérité l’exposé de leur doctrine et le fruit de leurs labeurs se gardèrent bien de divulguer l’art en le présentant sous une forme commune, afin que le profane n’en pût mésuser. Aussi, est-ce par sa difficulté de compréhension, par le mystère de ses énigmes, l’opacité de ses paraboles que la science s’est vu reléguer parmi les rêveries, les illusions et les chimères.
Certes, ces vieux bouquins aux tons bistrés ne se laissent pas aisément pénétrer. Prétendre les lire à la manière des nôtres serait s’abuser. Cependant, l’impression première qu’on en reçoit, pour étrange et confuse qu’elle paraisse, n’en reste pas moins vibrante et persuasive. On y devine, à travers le langage allégorique et l’abondance d’une nomenclature équivoque, ce rayon de vérité, cette conviction profonde née de faits certains, dûment observés et qui ne doivent rien aux spéculations fantaisistes de l’imagination pure.
On nous objectera sans doute que les meilleurs ouvrages hermétiques contiennent force lacunes, accumulent les contradictions, s’émaillent de fausses recettes ; on nous dira que le modus operandi varie selon les auteurs et que, si le développement théorique est le même chez tous, par contre les descriptions des corps employés offrent rarement entre eux une similitude rigoureuse. Nous répondrons que les philosophes ne disposaient pas d’autres ressources, pour dérober aux uns ce qu’ils voulaient montrer aux autres, que ce fatras de métaphores, de symboles divers, cette prolixité de termes, de formules capricieuses tracées au courant de la plume, exprimées en langage clair à l’usage des avides ou des insensés. Quant à l’argument touchant la pratique, il tombe de lui-même par cette simple raison que la matière initiale pouvant être envisagée sous l’un quelconque des multiples aspects qu’elle prend au cours du travail, et les artistes ne décrivant jamais qu’une partie de la technique, il paraît exister autant de procédés distincts qu’il y a d’écrivains en ce genre.
Au demeurant, nous ne devons pas oublier que les traités parvenus jusqu’à nous ont été composés durant le plus beau période alchimique, celui qui embrasse les trois derniers siècles du moyen âge. Or, à cette époque, l’esprit populaire, tout imprégné du mysticisme oriental, 34 se complaisait dans le rébus, le voile symbolique, l’expression allégorique. Ce déguisement flattait l’instinct frondeur du peuple et fournissait à la verve satirique des grands un aliment nouveau. Aussi avait-il conquis la faveur générale et le rencontrait-on partout, fermement établi aux différents degrés de l’échelle sociale. Il brillait en mots d’esprit dans la conversation des gens cultivés, nobles ou bourgeois, et se vulgarisait chez le truand en calembours naïfs. Il agrémentait l’enseigne des boutiquiers de rébus pittoresques et s’emparait du blason dont il établissait les règles exotériques et le protocole ; il imposait à l’art, à la littérature, à l’ésotérisme surtout, son costume bigarré d’images, d’énigmes et d’emblèmes.
C’est lui qui nous valut cette variété d’enseignes curieuses, dont le nombre et la singularité ajoutent encore au caractère si nettement original des productions françaises médiévales. Rien ne choque davantage notre modernisme que ces pancartes de taverniers oscillant sur un axe de ferronnerie ; nous y reconnaissons seulement la lettre O suivie d’un K coupé d’un trait ; mais l’ivrogne du XIVe siècle ne s’y trompait pas et entrait, sans hésiter, au grand cabaret. Les « hostelleries » arboraient souvent un lion doré figé dans une pose héraldique, ce qui, pour le pérégrinant en quête de logis, signifiait qu’on « y pouvoit coucher », grâce au double sens de l’image : au lit on dort. Édouard Fournier nous apprend qu’à Paris la rue du Bout-du-Monde existait encore au XVIIe siècle. « Ce nom, ajoute l’auteur, qui lui venait de ce qu’elle avait longtemps été tout près de l’enceinte de la ville, avait été figuré en rébus sur l’enseigne d’un cabaret. On y avait représenté un os, un bouc, un duc (oiseau), un monde. » [Édouard Fournier, Énigmes des rues de Paris. Paris, E. Dentu, 1860.]
À côté du blason constitué par les armoiries de la noblesse héréditaire, on en découvre un autre dont les armes sont seulement parlantes et tributaires du rébus. Ce dernier signale les roturiers, arrivés par la fortune au rang de personnages de condition. François Myron, édile parisien de 1604, portait ainsi « de gueules au miroir rond ». Un parvenu du même ordre, supérieur du monastère de Saint-Barthélemy, à Londres, le prieur Bolton, — qui occupa la charge de 1532 à 1539, — avait fait sculpter ses armes sur le bow-window du triforium, d’où il surveillait les pieux exercices de ses moines. On y voit une flèche (bolt) traversant un petit baril (tun), d’où Bolton (pl. III). Dans ses Énigmes des rues de Paris, Édouard Fournier, que nous venons de citer, après nous avoir initié aux démêlés de Louis XIV et de Louvois, lors de la construction de l’Hôtel des Invalides, celui-ci désirant placer ses « armes » à côté de celles du roi et se heurtant aux ordres contraires 35 du monarque, nous dit que Louvois « prit ses mesures d’une autre manière pour fixer, aux Invalides, son souvenir d’une manière immuable et parlante.
« Entrez dans la cour d’honneur de l’Hôtel, regardez les mansardes qui couronnent les façades du monumental quadrilatère ; quand vous en serez à la cinquième de celles qui s’alignent au sommet de la travée orientale auprès de l’église, examinez-la bien. L’ornementation en est toute particulière. Un loup s’y trouve sculpté, à mi-corps ; les pattes s’abattent sur l’ouverture de l’œil-de-bœuf, qu’elles entourent ; la tête est à moitié cachée sous une touffe de palmes, et les yeux sont ardemment fixés sur le sol de la cour. Il y a là, sans que vous vous en doutiez, un calembour monumental, comme on en faisait si souvent pour les armes parlantes, et, dans ce calembour de pierre, se trouve la revanche, la satisfaction du vaniteux ministre. Ce loup regarde, ce loup voit ; c’est son emblème ! Pour qu’on n’en puisse pas douter, il a fait sculpter sur la mansarde qui est auprès, à droite, un baril de poudre faisant explosion, symbole de la guerre dont il fut l’impétueux ministre ; sur la mansarde de gauche, un panache de plumes d’autruche, attribut d’un haut et puissant seigneur, comme il prétendait l’être ; et encore sur deux autres mansardes de la même travée, un hibou et une chauve-souris, oiseaux de la vigilance, sa grande vertu. Colbert, dont la fortune avait la même origine que celle de Louvois, et qui n’avait pas de moins vaniteuses prétentions de noblesse, avait pris pour emblème la couleuvre (coluber), comme Louvois avait choisi le loup. »
Le goût du rébus, dernier écho de la langue sacrée, s’est considérablement affaibli de nos jours. On ne le cultive plus, et c’est à peine s’il intéresse encore les écoliers de la génération actuelle. En cessant de fournir à la science du blason le moyen d’en déchiffrer les énigmes, le rébus a perdu la valeur ésotérique qu’il possédait jadis. Nous le trouvons aujourd’hui réfugié aux dernières pages de magazines, où, — passe-temps récréatif, — son rôle se borne à l’expression imagée de quelques proverbes. À peine remarque-t-on, de temps à autre, une application régulière, mais fréquemment orientée vers un but de réclame, de cet art déchu. C’est ainsi qu’une grande firme moderne, spécialisée dans la construction de machines à coudre, adopta pour sa publicité une affiche fort connue. Elle représente une femme assise, travaillant à la machine, au centre d’une S majestueuse. On y voit surtout l’initiale du fabricant, quoique le rébus soit clair et de sens transparent : cette femme coud dans sa grossesse, ce qui est une allusion à la douceur du mécanisme.
Le temps, qui ruine et dévore les œuvres humaines, n’a pas épargné le 36 vieux langage hermétique. L’indifférence, l’ignorance et l’oubli ont parachevé l’action désagrégeante des siècles. On ne saurait néanmoins soutenir qu’il soit tout à fait perdu ; quelques initiés en conservent les règles, savent tirer parti des ressources qu’il offre dans la transformation de vérités secrètes ou l’emploient comme clef mnémonique d’enseignement.
En l’année 1843, les conscrits affectés au 46e régiment d’infanterie, en garnison à Paris, pouvaient rencontrer chaque semaine, traversant la cour de la caserne Louis-Philippe, un professeur peu banal. D’après un témoin oculaire, — l’un de nos parents, sous-officier à l’époque et qui suivait assidûment ses leçons — c’était un homme jeune encore, mais de mise négligée, aux longs cheveux retombant en boucles sur les épaules, et dont la physionomie, très expressive, portait l’empreinte d’une remarquable intelligence. Il enseignait, le soir, aux militaires qui le désiraient, l’histoire de France, moyennant une légère rétribution, et employait une méthode qu’il affirmait connue de la plus haute antiquité. En réalité, ce cours, si séduisant pour ses auditeurs, était basé sur la cabale phonétique traditionnelle. [Le mot cabale est une déformation du grec καρϐάν, qui baragouine ou parle une langue barbare.]
Quelques exemples, choisis parmi ceux dont nous avons conservé le souvenir, donneront un aperçu du procédé.
Après un court préambule sur une dizaine de signes conventionnels destinés, par leur forme et leur assemblage, à retrouver toutes les dates historiques, le professeur traçait au tableau noir un graphique très simplifié. Cette image, qui se gravait facilement dans la mémoire, était en quelque sorte le symbole complet du règne étudié.
Le premier de ces dessins montrait un personnage debout au sommet d’une tour et tenant une torche à la main. Sur une ligne horizontale, figurative du sol, trois accessoires se côtoyaient : une chaise, une crosse, une assiette. L’explication du schéma était simple. Ce que l’homme élève dans sa main sert de phare : phare à main, Pharamond. [Il y a ici identité absolue de figuration et de sens avec la cabale exprimée dans les gravures de certains vieux ouvrages, le Songe de Polyphile en particulier. Le roi Salomon y est toujours représenté par une main tenant une branche de saule : saule à main, Salomon. Une marguerite signifie me regrette, etc. C’est ainsi qu’il convient d’analyser les dicts et manières de parler de Pantagruel et de Gargantua, si l’on veut savoir tout ce qui est « mussé » dans l’œuvre du puissant initié que fut Rabelais.] La tour qui le supporte indique le chiffre 1 : Pharamond fut, dit-on, le premier roi de France. Enfin, la chaise hiéroglyphe du chiffre 4, la crosse, celui du chiffre 2, l’assiette, signe du zéro, donnent le nombre 420, date présumée d’avènement du souverain légendaire.
Clovis, 37 nous l’ignorions, était un de ces garnements dont on ne vient à bout qu’en employant la manière forte. Turbulent, agressif, batailleur, prompt à tout briser, il ne rêvait que plaies et bosses. Ses bons parents, tant pour le mater que par mesure de prudence, l’avaient vissé sur sa chaise. Toute la cour savait qu’il était clos à vis, Clovis. La chaise et deux corps de chasse posés à terre fournissaient la date 466.
Clotaire, de nature indolente, promenait sa mélancolie dans un champ entouré de murs. L’infortuné se trouvait ainsi clos dans sa terre : Clotaire.
Chilpéric, — nous ne savons plus pour quelle cause, — se trémoussait dans une poêle à frire, tel un simple goujon, en hurlant à perdre haleine : J’y péris !, d’où Chilpéric.
Dagobert empruntait les dehors peu pacifiques d’un guerrier brandissant une dague et vêtu du haubert.
Saint Louis, — qui l’eût cru ? — prisait fort le poli et l’éclat des pièces d’or fraîchement frappées ; aussi, employait-il ses loisirs à fondre ses vieux louis pour en avoir de neufs : Louis IX.
Quant au petit caporal, — grandeur et décadence, — son blason ne nécessitait l’emploi d’aucun personnage. Une table recouverte de sa nappe et supportant un vulgaire poêlon suffisaient à l’identifier. Nappe et poêlon, Napoléon…
Ce sont ces calembours, ces jeux de mots associés ou non aux rébus, qui servaient aux initiés de trucheman pour leurs entretiens verbaux. Dans les ouvrages acroamatiques, on réservait les anagrammes, tantôt pour masquer la personnalité de l’auteur, tantôt pour en déguiser le titre et en soustraire au profane la pensée directrice. C’est le cas en particulier, d’un petit livre très curieux et si habilement fermé qu’il est impossible de savoir quel en est le sujet. On l’attribue à Tiphaigne de la Roche, et il porte ce titre singulier Amilec ou la graine d’hommes. [Ce petit ouvrage in-16, fort bien écrit, mais qui ne porte ni lieu d’édition, ni nom d’éditeur, fut publié vers 1753.] C’est un assemblage de l’anagramme et du calembour. Il faut lire Alcmie ou la crème d’Aum. Les néophytes apprendront que c’est là un véritable traité d’alchimie, parce que l’on écrivait, au XIIIe siècle, alkimie, alkemie, alkmie ; que le point de science révélé par l’auteur se rapporte à l’extraction de l’esprit enclos dans la matière première, ou vierge philosophique, qui porte le même signe que la Vierge céleste, le monogramme AUM ; qu’enfin cette extraction doit se faire par un procédé analogue à celui qui permet de séparer la crème du lait, ce qu’enseignent d’ailleurs Basile Valentin, Tollius, Philalèthe et les personnages du Liber Mutus. En ôtant le voile du titre qu’il recouvre, on voit combien celui-ci est suggestif, puisqu’il annonce la divulgation du moyen 38 secret, propre à l’obtention de cette crème du lait de vierge, que peu de chercheurs ont eu le bonheur de posséder. Tiphaigne de la Roche, à peu près inconnu, fut cependant l’un des plus savants Adeptes du XVIIIe siècle. Dans un autre traité, intitulé Giphantie (anagramme de Tiphaigne), il décrit parfaitement le procédé photographique et montre qu’il était au courant de manipulations chimiques concernant le développement et la fixation de l’image, un siècle avant la découverte de Daguerre et Niepce de Saint-Victor.
Parmi les anagrammes destinées à recouvrir le nom de leurs auteurs, nous signalerons celle de Limojon de Saint-Didier : Dives sicut ardens, c’est-à-dire Sanctus Didiereus, et la devise du Président d’Espagnet : Spes mea est in agno. D’autres philosophes ont préféré se vêtir de pseudonymes cabalistiques se rapportant plus directement à la science qu’ils professaient. Basile Valentin assemble le grec Βασιλεύς, roi, au latin Valens, puissant, afin d’indiquer le pouvoir surprenant de la pierre philosophale. Eirenée Philalèthe apparaît composé de trois mots grecs : Εἰρηναῖος, pacifique, Φίλος, ami, et ἀλήθεια, vérité ; Philalèthe se présente ainsi comme le pacifique ami de la vérité. Grassæus signe ses ouvrages du nom d’Hortulain, signifiant le jardinier (Hortulanus), — des jardins maritimes, prend-il soin de souligner. Ferrari est un moine forgeron (ferrarius) travaillant les métaux. Musa, disciple de Calid, est Μύστης, l’Initié, tandis que son maître, — notre maître à tous, — est la chaleur dégagée par l’athanor (lat. calidus, brûlant). Haly indique le sel, en grec ἅλς, et les Métamorphoses d’Ovide sont celles de l’œuf des philosophes (ovum, ovi). Archélaüs est plutôt un titre d’ouvrage qu’un nom d’auteur ; c’est le principe de la pierre, du grec Ἀρχή, principe, et λᾶος, pierre. Marcel Palingène combine Mars, le fer, ἥλιος, le soleil et Palingenesia, régénération, pour désigner qu’il réalisait la régénération du soleil, ou de l’or, par le fer. Jean Austri, Gratian, Étienne se partagent les vents (austri), la grâce (gratia) et la couronne (Στέφανος, Stephanus). Famanus prend pour emblème la fameuse châtaigne, si renommée entre les sages (Fama-nux), et Jean de Sacrobosco a surtout en vue le mystérieux bois consacré. Cyliani est l’équivalent de Cyllenius, de Cyllène, montagne de Mercure, laquelle fit surnommer ce dieu Cyllénien. Quant au modeste Gallinarius, il se contente du poulailler et de la basse-cour, où le poussin jaune, éclos d’un œuf de géline noire, deviendra vite notre mirifique poule aux œufs d’or…
Sans abandonner complètement ces artifices de linguistique, les vieux maîtres, dans la rédaction de leurs traités, utilisèrent surtout la cabale hermétique, qu’ils appelaient encore langue des oiseaux, des dieux, gaye science ou gay scavoir. De cette manière, ils purent dérober au vulgaire 39 les principes de leur science, en les enveloppant d’une couverture cabalistique. C’est là une chose indiscutable et fort connue. Mais ce qui est généralement ignoré, c’est que l’idiome auquel les auteurs empruntèrent leurs termes est le grec archaïque, langue mère d’après la pluralité des disciples d’Hermès. La raison pour laquelle on ne s’aperçoit pas de l’intervention cabalistique tient précisément dans ce fait que le français provient directement du grec. En conséquence, tous les vocables choisis dans notre langue pour définir certains secrets, ayant leurs équivalents orthographiques ou phonétiques grecs, il suffit de bien connaître ceux-ci pour découvrir aussitôt le sens exact, rétabli, de ceux-là. Car si le français, quant au fond, est véritablement hellénique, sa signification s’est trouvée modifiée au cours des siècles, à mesure qu’elle s’éloignait de sa source et avant la transformation radicale que lui fit subir la Renaissance, — décadence cachée sous le mot de réforme.
L’imposition de mots grecs dissimulés sous des termes français correspondants, de texture semblable, mais de sens plus ou moins corrompu, permet à l’investigateur de pénétrer aisément la pensée intime des maîtres et de lui donner la clef du sanctuaire hermétique. C’est ce moyen que nous avons utilisé, à l’exemple des anciens, et auquel nous aurons fréquemment recours dans l’analyse des œuvres symboliques léguées par nos ancêtres.
Bien des philologues, sans doute, ne partageront pas notre opinion et resteront assurés, avec la masse populaire, que notre langue est d’origine latine, uniquement parce qu’ils en ont reçu la notion première sur les bancs du collège. Nous-mêmes avons cru, et longtemps accepté comme l’expression de la vérité, ce qu’enseignaient nos professeurs. Plus tard seulement, en recherchant la preuve de cette filiation toute conventionnelle, il nous a fallu reconnaître la vanité de nos efforts et repousser l’erreur née du préjugé classique. Aujourd’hui, rien ne saurait entamer notre conviction, maintes fois confirmée par le succès obtenu dans l’ordre des phénomènes matériels et des résultats scientifiques. C’est pourquoi nous affirmons hautement, sans nier l’introduction d’éléments latins dans notre idiome depuis la conquête romaine, que notre langue est grecque, que nous sommes des Hellènes ou, plus exactement, des Pélasges.
Aux défenseurs du néo-latinisme : Gaston Paris, Littré, Ménage, s’opposent maintenant des maîtres plus clairvoyants, d’esprit large et libre, tels Hins, J. Lefebvre, Louis de Fourcaud, Granier de Cassagnac, l’abbé Espagnolle (J.-L. Dartois), etc. Et nous les accompagnons volontiers, parce que, en dépit des apparences, nous savons qu’ils ont vu juste, jugé sainement, qu’ils suivent la voie simple et droite 40 de la vérité, seule capable de conduire aux grandes découvertes.
« En 1872, écrit J.-L. Dartois, Granier de Cassagnac, dans un ouvrage d’une érudition merveilleuse et d’un style agréable, qui a pour titre : Histoire des origines de la langue française, fit toucher du doigt l’inanité de la thèse du néo-latinisme, qui prétend prouver que le français est du latin évolué. Il montra qu’elle n’était pas soutenable, qu’elle choquait l’histoire, la logique, le bon sens et, enfin, que notre idiome la repoussait … [« Le latin, synthèse effrontée de langages rudimentaires de l’Asie, mais simple intermédiaire en linguistique, sorte de rideau tiré sur la scène du monde, fut une vaste supercherie favorisée par une phonétique différente de la nôtre, qui en dissimulait les pillages et dut se faire après l’Allia, pendant l’occupation sénonaise (390-345 av. J.-C.). » — A. Champrosay, Les Illuminé de Cabarose. Paris, 1920, p. 54.] Quelques années plus tard, M. Hins prouvait à son tour, dans une étude très documentée parue dans la Revue de Linguistique, que de tous les travaux du néo-latinisme il n’était permis de conclure qu’à la parenté et non pas à la filiation des langues dites néo-latines… Enfin, M. J. Lefebvre, dans deux articles remarquables et très lus, publiés en juin 1892 dans la Nouvelle Revue, démolit de fond en comble la thèse du néo-latinisme, en établissant que l’abbé Espagnolle, dans son ouvrage l’Origine du français, était dans la vérité ; que notre langue, comme l’avaient entrevu les plus grands savants du XVIe siècle, était grecque ; que la domination romaine dans la Gaule n’avait fait que la couvrir d’une légère couche de latin sans altérer nullement son génie. » Plus loin, l’auteur ajoute : « Si nous demandons au néo-latinisme de vouloir bien nous expliquer comment le peuple gaulois, qui comprenait au moins sept millions de personnes, a pu oublier sa langue nationale et en apprendre une autre, ou plutôt changer la langue latine en langue gauloise, ce qui est plus difficile ; comment des légionnaires, qui, pour la plupart, ignoraient eux-mêmes le latin et stationnaient dans des camps retranchés, séparés les uns des autres par de vastes espaces, ont pu néanmoins se faire les pédagogues des tribus gauloises et leur apprendre la langue de Rome, c’est-à-dire opérer dans les Gaules seules un prodige que les autres légions romaines n’ont pu accomplir nulle autre part, ni en Asie, ni en Grèce, ni dans les Iles Britanniques ; comment, enfin, les Basques et les Bretons ont pu réussir à conserver leurs idiomes, tandis que leurs voisins, les habitants du Béarn ; du Maine et de l’Anjou, perdaient les leurs et étaient obligés de parler latin, que nous dit-il ? » — Cette objection est si grave que c’est Gaston Paris, le chef de l’École, qui 41 est chargé d’y répondre. « Nous ne sommes pas obligés, nous, néo-latins, dit-il en substance, de résoudre les difficultés que peuvent soulever la logique et l’histoire ; nous ne nous occupons que du fait philologique, et ce fait domine la question, puisqu’il prouve, seul, l’origine latine du français, de l’italien et de l’espagnol. » « … Assurément, lui riposte M. J. Lefebvre, le fait philologique serait décisif s’il était bien et dûment établi ; mais il ne l’est pas du tout. Avec toutes les subtilités du monde, le néo-latinisme n’arrive en réalité qu’à constater cette vérité banale, à savoir qu’il y a une assez grande quantité de mots latins dans notre langue. Or, personne ne l’a jamais contesté. »
Quant au fait philologique invoqué, mais nullement démontré, par M. Gaston Paris pour tenter de justifier sa thèse, J.-L. Dartois en montre l’inexistence en s’appuyant sur les travaux de Petit-Radel. « Au prétendu fait philologique latin, écrit-il, on peut opposer le fait philologique grec évident. Ce nouveau fait philologique, le seul vrai, le seul démontrable, a une importance capitale, car il prouve, sans conteste, que les tribus qui vinrent peupler l’Occident de l’Europe étaient des colonies pélasgiques, et confirme la belle découverte de Petit-Radel. On sait que ce modeste savant lut, en 1802, devant l’Institut, un travail remarquable pour prouver que les monuments de blocs polyédriques qu’on rencontre en Grèce, en Italie, en France, et jusqu’au fond de l’Espagne, et qu’on attribuait aux Cyclopes, sont l’œuvre des Pélasges. Cette démonstration convainquit l’Institut, et aucun doute ne s’est élevé depuis lors sur l’origine de ces monuments… La langue des Pélasges était le grec archaïque, composé surtout de dialectes éolien et dorien ; et c’est justement ce grec qu’on retrouve partout, en France, même dans l’Argot de Paris. » [J.-L. Dartois, Le Néo-latinisme. Paris, Société des Auteurs-Éditeurs, 1909, p. 6.]
La langue des oiseaux est un idiome phonétique basé uniquement sur l’assonance. On y tient donc aucun compte de l’orthographe, dont la rigueur même sert de frein aux esprits curieux et rend inacceptable toute spéculation réalisée en dehors des règles de la grammaire. « Je ne m’attache qu’aux choses utiles, dit, au VIe siècle, saint Grégoire, dans une lettre qui sert de préface à ses Morales, sans m’occuper ni du style, ni du régime des prépositions, ni des désinences, parce qu’il n’est pas digne d’un chrétien d’assujettir les paroles de l’Écriture aux règles de la grammaire. » Cela signifie que le sens des livres sacrés n’est point littéral, et qu’il est indispensable d’en savoir retrouver l’esprit par l’interprétation cabalistique, ainsi qu’on a coutume de le faire pour comprendre les ouvrages alchimiques. Les rares auteurs qui ont parlé de la langue des oiseaux lui attribuent la première place à l’origine des langues. Son antiquité remonterait à Adam, qui l’aurait utilisée pour imposer, selon l’ordre de Dieu, les noms convenables, propres 42 à définir les caractéristiques des êtres et des choses créés. De Cyrano Bergerac rapporte cette tradition lorsque, nouvel habitant d’un monde voisin du soleil, il se fait expliquer ce qu’est la cabale hermétique par « un petit homme tout nu, assis sur une pierre », figure expressive de la vérité simple et sans vêtement, assise sur la pierre naturelle des philosophes.
« Je ne me souviens pas si je lui parlai le premier, dit le grand initié, ou si ce fut lui qui m’interrogea ; mais j’ai la mémoire toute fraîche, comme si je l’écoutai encore, qu’il me discourut, pendant trois grosses heures, en une langue que je sais bien n’avoir jamais ouïe, et qui n’a aucun rapport avec pas une de ce monde-ci, laquelle toutefois je compris plus vite et plus intelligiblement que celle de ma nourrice. Il m’expliqua, quand je me fus enquis d’une chose si merveilleuse, que dans les sciences il y avoit un Vrai, hors lequel on étoit toujours éloigné du facile ; que plus un idiome s’éloignait de ce Vrai, plus il se rencontroit au-dessous de la conception, et de moins facile intelligence. « De même, continuoit-il, dans la musique, ce Vrai ne se rencontre jamais que l’âme, aussitôt soulevée, ne s’y porte aveuglément. Nous ne le voyons pas, mais nous sentons que la Nature le voit ; et, sans pouvoir comprendre en quelle sorte nous en sommes absorbés, il ne laisse pas de nous ravir, et si nous ne saurions remarquer où il est. Il en va des langues tout de même. Qui rencontre cette vérité de lettres, de mots et de suite ne peut jamais, en s’exprimant, tomber au-dessous de sa conception : il parle toujours égal à sa pensée ; et c’est pour n’avoir pas la connoissance de ce parfait idiome, que vous demeurez court, ne connoissant pas l’ordre ni les paroles qui puissent exprimer ce que vous imaginez. » Je lui dis que le premier homme de notre monde s’étoit indubitablement servi de cette langue, parce que chaque nom qu’il avoit imposé à chaque chose déclaroit son essence. Il m’interrompit et continua : « Elle n’est pas simplement nécessaire pour exprimer tout ce que l’esprit conçoit, mais sans elle on ne peut pas être entendu de tous. Comme cet idiome est l’instinct ou la voix de la nature, il doit être intelligible à tout ce qui vit dans le ressort de la nature. C’est pourquoi, si vous en aviez l’intelligence, vous pourriez communiquer et discourir de toutes vos pensées aux bêtes, et les bêtes, à vous, de toutes les leurs, à cause que c’est le langage même de la Nature, par qui elle se fait entendre à tous les animaux. [Le célèbre fondateur de l’ordre des Franciscains, auquel appartenait l’illustre Adepte Roger Bacon, connaissait parfaitement la cabale hermétique ; saint François d’Assise savait parler aux oiseaux.] Que la facilité donc avec laquelle vous 43 entendez le sens d’une langue qui ne sonna jamais à notre ouïe ne vous étonne plus. Quand je parle, votre âme rencontre, dans chacun de mes mots, ce Vrai qu’elle cherche à tâtons ; et quoique sa raison ne l’entende pas, elle a chez soi Nature qui ne sauroit manquer de l’entendre. » [De Cyrano Bergerac, L’Autre Monde. Histoire comique des États et Empires du Soleil. Paris, Bauche, 1910 ; J.-J. Pauvert éditeur, Paris, 1962, présentation de C. Mettra et J. Suyeux, p. 170.]
Mais ce langage secret, universel, indéfini, malgré l’importance et la vérité de son expression, est en réalité d’origine et de génie grecs, ainsi que nous l’apprend notre auteur dans son Histoire des Oiseaux. Il fait parler des chênes séculaires, — allusion à la langue dont se servaient les Druides (Δρυΐδης, de Δρῦς, chêne), — en cette façon : « Envisage les chênes où nous sentons que tu tiens ta vue attachée : c’est nous qui te parlons ; et, si tu t’étonnes que nous parlions une langue usitée au monde d’où tu viens, sache que nos premiers pères en sont originaires ; ils demeuroient en Épire, dans la forêt de Dodone, où leur bonté naturelle les convia de rendre des oracles aux affligés qui les consultoient. Ils avoient, pour cet effet, appris la langue grecque, la plus universelle qui fût alors, afin d’être entendus. » On connaissait la cabale hermétique en Égypte, au moins dans la caste sacerdotale, ainsi qu’en témoigne l’invocation du Papyrus de Leyde : « … Je t’invoque, toi, le plus puissant des dieux, qui as tout créé ; toi, né de toi-même, qui vois tout, sans pouvoir être vu… Je t’invoque sous le nom que tu possèdes dans la langue des oiseaux, dans celle des hiéroglyphes, dans celle des Juifs, dans celle des Égyptiens, dans celle des cynocéphales,… dans celle des éperviers, dans la langue hiératique. » Nous retrouvons encore cet idiome chez les Incas, souverains du Pérou jusqu’à l’époque de la conquête espagnole ; les anciens écrivains l’appellent lengua general (langue universelle) et lengua cortesana (langue de cour), c’est-à-dire langue diplomatique, parce qu’elle recèle une double signification correspondant à une double science, l’une apparente, l’autre profonde (διπλῇ, double, et μάθη, science). « La cabale, dit l’abbé Perroquet, était une introduction à l’étude de toutes les sciences. » [Perroquet, prêtre, La Vie et le Martyre du Docteur Illuminé, le bienheureux Raymond Lulle. Vendôme, 1667.]
En nous présentant la puissante figure de Roger Bacon, dont le génie brille, au firmament intellectuel du XIIIe siècle, comme un astre de première grandeur, Armand Parrot nous décrit par quel travail il put acquérir la synthèse des langues anciennes et posséder une pratique si étendue de la langue mère qu’il pouvait, par son moyen, enseigner en peu de temps les idiomes réputés les plus ingrats. [Armand Parrot. Roger Bacon, sa personne, son génie, ses œuvres et ses contemporains. Paris, A. Picard, 1894, p. 48 et 49.] C’est là, on en conviendra, une particularité réellement merveilleuse de ce langage 44 universel, qui nous apparaît à la fois comme la meilleure clef des sciences et la plus parfaite méthode d’humanisme. « Bacon, écrit l’auteur, savait le latin, le grec, l’hébreu, l’arabe ; et, s’étant mis ainsi en état de puiser une riche instruction dans la littérature ancienne, il avait acquis une connaissance raisonnée des deux langues vulgaires qu’il avait besoin de savoir, celle de son pays natal et celle de la France. De ces grammaires particulières, un esprit tel que le sien ne pouvait manquer de s’élever à la théorie générale du langage ; il s’était ouvert les deux sources d’où elles découlent, et qui sont, d’une part, la composition positive de plusieurs idiomes, et de l’autre, l’analyse philosophique de l’entendement humain, l’histoire naturelle de ses facultés et de ses conceptions. Aussi le voit-on appliqué, lui, presque seul dans tout son siècle, à comparer des vocabulaires, à rapprocher les syntaxes, à rechercher les rapports du langage avec la pensée, à mesurer l’influence que le caractère, les mouvements, les formes si variées du discours exercent sur les habitudes et les opinions des peuples. Il remontait ainsi aux origines de toutes les notions simples ou complexes, fixes ou variables, vraies ou erronées que la parole exprimait. Cette grammaire universelle lui semblait être la véritable logique, la meilleure philosophie ; il lui attribuait tant de puissance, qu’à l’aide d’une telle science il se croyait capable d’enseigner le grec ou l’hébreu en trois jours, ainsi qu’à son jeune disciple, Jean de Paris, il avait appris en une année ce qui lui en avait coûté quarante. [Cf. Epist. De Laude sacrae Scripturae, ad Clement IV. — De Gérando, Histoire comparée des systèmes de Philosophie, t. IV, ch. XXVII, p. 541. — Histoire littéraire de la France, t. XX, p. 233-234.] « Foudroyante rapidité de l’éducation du bon sens ! Puissance étrange, dit M. Michelet, de tirer, avec l’étincelle électrique, la science préexistante au cerveau de l’homme ! »
Il est à présumer que bon nombre de savants chimistes, — et certains alchimistes également, — ne partageront point notre manière de voir. Cela ne saurait nous arrêter. Dussions-nous passer pour un partisan résolu des théories les plus subversives, que nous ne craindrions pas de développer ici notre pensée, estimant que la vérité a bien d’autres attraits qu’un vulgaire préjugé, et qu’elle demeure préférable, 45 en sa nudité même, à l’erreur la mieux fardée, la plus somptueusement vêtue.
Tous les auteurs qui ont écrit, depuis Lavoisier, sur l’histoire chimique, s’accordent à professer que notre chimie provient, par filiation directe, de la vieille alchimie. En conséquence, l’origine de l’une se confond avec l’origine de l’autre. À telle enseigne que la science actuelle serait redevable des faits positifs sur lesquels elle s’est édifiée, au patient labeur des alchimistes anciens.
Cette hypothèse, à laquelle on aurait pu n’accorder qu’une valeur relative et conventionnelle, étant admise aujourd’hui comme vérité démontrée, la science alchimique, dépouillée de son propre fonds, perd tout ce qui était susceptible de motiver son existence, de justifier sa raison d’être. Vue ainsi, à distance, sous les brumes légendaires et le voile des siècles, elle n’offre plus qu’une forme vague, nébuleuse, sans consistance. Fantôme imprécis, spectre mensonger, la merveilleuse et décevante chimère mérite bien d’être reléguée au rang des illusions d’antan, des fausses sciences, ainsi que le veut, d’ailleurs, un très éminent professeur. [Cf. l’Illusion et les Fausses Sciences, par le professeur Edmond-Marie-Léopold Bouty, dans la revue Science et Vie, décembre 1913.]
Mais, là où des preuves seraient nécessaires, où des faits s’affirment indispensables, on se contente d’opposer aux « prétentions » hermétiques une pétition de principe. L’École, péremptoire, ne discute pas, elle tranche. Eh bien ! nous certifions, à notre tour, en nous proposant de le démontrer, que les savants hommes qui ont, de bonne foi, épousé et propagé cette hypothèse, se sont abusés par ignorance ou par défaut de pénétration. Ne comprenant qu’en partie les livres qu’ils étudiaient, ils ont pris l’apparence pour la réalité. Disons donc nettement, puisque tant de gens instruits et sincères paraissent l’ignorer, que l’aïeule réelle de notre chimie est l’ancienne spagyrie, et non la science hermétique elle-même. Il y a, en effet, un abîme profond entre la spagyrie et l’alchimie. C’est, précisément, ce que nous allons nous efforcer de dégager, — autant du moins qu’il sera expédient de le faire sans outrepasser les bornes permises. Nous espérons cependant pousser assez loin l’analyse et fournir suffisamment de précisions pour nourrir notre thèse, heureux au surplus de donner aux chimistes ennemis du parti pris un témoignage de notre bon vouloir et de notre sollicitude.
Il y eut au moyen âge, — vraisemblablement même dans l’antiquité grecque, si nous nous référons aux œuvres de Zozime et d’Ostanès, — deux degrés, deux ordres de recherches dans la science chimique : la spagyrie et l’archimie. Ces deux branches d’un même art exotérique 46 se diffusaient dans la classe laborieuse par la pratique du laboratoire. Métallurgistes, orfèvres, peintres, céramistes, verriers, teinturiers, distillateurs, émailleurs, potiers, etc., devaient, autant que les apothicaires, être pourvus de connaissances spagyriques suffisantes. Ils les complétaient eux-mêmes, par la suite, dans l’exercice de leur métier. Quant aux archimistes, ils formaient une catégorie spéciale, plus restreinte, plus obscure aussi, parmi les chimistes anciens. Le but qu’ils poursuivaient présentait quelque analogie avec celui des alchimistes, mais les matériaux et les moyens dont ils disposaient pour l’atteindre étaient uniquement des matériaux et des moyens chimiques. Transmuer les métaux les uns dans les autres ; produire l’or et l’argent en partant de minerais vulgaires ou de composés métalliques salins ; obliger l’or contenu potentiellement dans l’argent, l’argent dans l’étain, à devenir actuels et extractibles, voilà ce que l’archimiste avait en vue. C’était, en définitive, un spagyriste cantonné dans le règne minéral et qui délaissait volontairement les quintessences animales et les alcaloïdes végétaux. Or, les règlements médiévaux défendant de posséder chez soi, sans autorisation préalable, des fourneaux et des ustensiles chimiques, quantité d’artisans, leur labeur terminé, étudiaient, manipulaient, expérimentaient en secret dans leur cave ou leur grenier. Ils cultivaient la science des petits particuliers, selon l’expression quelque peu dédaigneuse des alchimistes pour ces à côtés indignes du philosophe. Reconnaissons, sans mépriser ces chercheurs utiles, que les plus heureux n’en tiraient souvent qu’un bénéfice médiocre, et qu’un même procédé, suivi tout d’abord de succès, ne donnait ensuite que résultats nuls ou incertains.
Néanmoins, malgré leurs erreurs, — ou plutôt à cause d’elles, — ce sont eux, les archimistes, qui ont fourni aux spagyristes d’abord, à la chimie moderne ensuite, les faits, les méthodes, les opérations dont elle avait besoin. Ils sont, ces hommes tourmentés du désir de tout fouiller et de tout apprendre, les véritables fondateurs d’une science splendide et parfaite, qu’ils ont dotée d’observations justes, de réactions exactes, de manipulations habiles, de tours de main péniblement acquis. Saluons très bas ces pionniers, ces précurseurs, ces grands laborieux et n’oublions jamais ce qu’ils firent pour nous.
Mais l’alchimie, nous le répétons, n’entre pour rien dans ces apports successifs. Seuls, les écrits hermétiques, incompris d’investigateurs profanes, furent la cause indirecte de découvertes que leurs auteurs n’avaient jamais prévues. C’est ainsi que Blaise de Vigenère obtint l’acide benzoïque par sublimation du benjoin ; que Brandt put extraire le phosphore en recherchant l’alkaest dans l’urine ; que Basile Valentin, — prestigieux Adepte qui ne méprisait point les essais spagyriques, 47 — établit toute la série des sels antimoniaux et réalisa le colloïde d’or rubis [En partant du trichlorure d’or pur, séparé de l’acide chloraurique et lentement précipité par un sel de zinc uni au carbonate potassique, dans une « certaine eau de pluye ». L’eau de pluie seule, recueillie à une époque donnée, en récipient de zinc, suffit à former le colloïde rubis, que l’on sépare des cristalloïdes par dialyse, ce que nous avons maintes fois expérimenté et toujours avec un égal succès.] ; que Raymond Lulle prépara l’acétone et Cassius le pourpre d’or ; que Glauber obtint le sulfate sodique et que Van Helmont reconnut l’existence des gaz. Mais, à l’exception de Lulle et de Basile Valentin, tous ces chercheurs, classés à tort parmi les alchimistes, ne furent que de simples archimistes ou de savants spagyristes. C’est pourquoi un célèbre Adepte, auteur d’un ouvrage classique, peut-il dire avec beaucoup de raison : « Si Hermès, le Père des philosophes, ressuscitoit aujourd’hui avec le subtil Geber, le profond Raymond Lulle, ils ne seroient pas regardés comme des Philosophes par nos chymistes vulgaires qui ne daigneroient presque pas les mettre au nombre de leurs disciples, parce qu’ils ignoreroient la manière de s’y prendre pour procéder à toutes ces distillations, ces circulations, ces calcinations, et toutes ces opérations innombrables que nos chymistes vulgaires ont inventées, pour avoir mal entendu les écrits allégoriques de ces Philosophes ». [Cosmopolite ou Nouvelle Lumière chymique. Paris, Jean d’Houry, 1669.] [Ce sont les archimistes et les spagyristes que l’auteur désigne ici sous l’épithète générales de chimistes vulgaires, pour les différencier des alchimistes véritables, appelés encore Adeptes (Adeptus, qui a acquis) ou Philosophes chimiques.]
Avec leur texte confus, émaillé d’expressions cabalistiques, les livres restent la cause efficiente et génuine de la méprise grossière que nous signalons. Car, en dépit des avertissements, des objurgations de leurs auteurs, les étudiants s’obstinent à les lire suivant le sens qu’ils offrent dans le langage courant. Ils ne savent pas que ces textes sont réservés aux initiés et qu’il est indispensable, pour les bien comprendre, d’en détenir la clef secrète. C’est à découvrir cette clef qu’il faut préalablement travailler. Certes, ces vieux traités contiennent, sinon la science intégrale, du moins sa philosophie, ses principes, l’art de les appliquer conformément aux lois naturelles. Mais si l’on ignore la signification occulte des termes, — ce qu’est, par exemple, Ares, ce qui le distingue d’Aries et le rapproche d’Arles, d’Arnet et d’Albait, — qualificatifs étranges employés à dessein dans la rédaction de tels ouvrages, on doit craindre de n’y entendre goutte ou de se laisser infailliblement tromper. Nous ne devons pas oublier qu’il s’agit là d’une science ésotérique. Par conséquent, une vive intelligence, une excellente mémoire, le travail et l’attention aidés d’une volonté forte ne sont point des qualités suffisantes pour espérer devenir docte en la matière. 48 « Ceux-là s’abusent fort, écrit Nicolas Grosparmy, qui cuident que nous n’ayons faict nos livres que pour eux ; mais nous les avons faicts pour en jecter hors tous ceulx qui ne sont point de nostre secte. » [Nicolas Grosparmy. L’Abrégé de Théoricque et le Secret des Secretz. Ms. de la Bibl. nat., nos 12246, 12298, 12299, 14789, 19072. Bibl. De l’Arsenal, n° 2516 (166 S. A. F.). Rennes, 160, 161.] Batsdorff, au début de son traité, prévient charitablement le lecteur en ces termes : « Tout homme prudent, dit-il, doit premièrement apprendre la Science, s’il peut, c’est-à-dire les principes et les moyens d’opérer, sinon en demeurer là, sans follement employer son temps et son bien… Or, je prie ceux qui liront ce petit livre, d’ajouter foi à mes paroles. Je leur dis donc encore une fois qu’ils n’apprendront jamais cette science sublime par le moyen des livres, et qu’elle ne peut s’aprendre que par révélation divine, c’est pourquoy on l’appelle Art divin, ou bien par le moyen d’un bon et fidèle maître ; et comme il y en a très peu à qui Dieu ait fait cette grâce, il y en a peu aussi qui l’enseignent. » [Batsdorff. Le Filet d’Ariadne. Paris, Laurent d’Houry, 1695, p. 2.] Enfin, un auteur anonyme du XVIIIe siècle [Clavicula Hermeticae Scientiae, ad hyperbores quodam horis subsecivis consignata. Anno 1732. Amstelodami, Petrus Mortieri, 1751, p. 51. [et note page 343]] donne d’autres raisons de la difficulté que l’on éprouve à déchiffrer l’énigme : « Mais voici, écrit-il, la première et véritable cause pour laquelle la nature a caché ce palais ouvert et royal à tant de philosophes, même à ceux nantis d’un esprit très subtil ; c’est que, s’écartant, dès leur jeunesse, du chemin simple de la nature par des conclusions de logique et de métaphysique, et, trompés par les illusions des meilleurs livres mêmes, ils s’imaginent et jurent que cet art est plus profond, plus difficile à connaître qu’aucune métaphysique, quoique la nature ingénue, dans ce chemin comme dans tous les autres, marche d’un pas droit et très simple. »
Telles sont les opinions des philosophes sur leurs propres ouvrages. Comment s’étonner, dès lors, que tant d’excellents chimistes aient fait fausse route, qu’ils se soient abusés en discutant d’une science dont ils étaient incapables d’assimiler les plus élémentaires notions ? Et ne serait-ce pas rendre services aux autres, aux néophytes, que de les engager à méditer cette grande vérité que proclame l’Imitation (liv. III, ch. II, v. 2), lorsqu’elle dit, en parlant des livres scellés :
« Ils peuvent bien faire entendre le son de leurs paroles, mais ils n’en donnent point l’intelligence. Ils donnent la lettre, mais c’est le Seigneur qui en découvre le sens ; ils proposent des mystères, mais c’est Lui qui les explique. Ils montrent la voie qu’il faut suivre, mais Il donne des forces pour y marcher. »
C’est 49 la pierre d’achoppement contre laquelle ont trébuché nos chimistes. Et nous pouvons affirmer que si nos savants avaient compris le langage des vieux alchimistes, les lois de la pratique d’Hermès leur seraient connues et la pierre philosophale aurait cessé, depuis longtemps, d’être considérée comme chimérique.
Nous avons assuré plus haut que les archimistes réglaient leurs travaux sur la théorie hermétique, — telle du moins qu’ils l’entendaient, — et que ce fut là le point de départ d’expériences fécondes en résultats purement chimiques. Ils préparèrent ainsi les dissolvants acides dont nous nous servons, et, par l’action de ceux-ci sur les bases métalliques, obtinrent les séries salines que nous connaissons. En réduisant ensuite ces sels, soit par d’autres métaux, par les alcalins ou le charbon, soit par le sucre ou les corps gras, ils retrouvèrent, sans transformation, les éléments basiques qu’ils avaient auparavant combinés. Mais ces tentatives, ainsi que les méthodes dont elles se réclament, ne présentaient aucune différence avec celles qui se pratiquent couramment dans nos laboratoires. Quelques chercheurs, cependant, poussèrent leurs investigations beaucoup plus loin ; ils étendirent singulièrement le champ des possibilités chimiques, à tel point même que leurs résultats nous semblent douteux sinon imaginaires. Il est vrai que ces procédés sont souvent incomplets et enveloppés d’un mystère presque aussi dense que celui du Grand-Œuvre. Notre intention étant, — nous l’avons annoncé, — d’être utile aux étudiants, nous entrerons à ce sujet dans quelques détails et montrerons que ces recettes de souffleurs offrent plus de certitude expérimentale qu’on serait porté à leur en attribuer. Que les philosophes, nos frères, dont nous réclamons l’indulgence, daignent nous pardonner ces divulgations. Mais, outre que notre serment relève uniquement de l’alchimie et que nous entendons strictement demeurer sur le terrain spagyrique, nous désirons, d’autre part, tenir la promesse que nous avons faite de démontrer, par des faits réels et contrôlables, que notre chimie doit tout aux spagyristes et archimistes, et rien, absolument, à la Philosophie hermétique.
Le procédé archimique le plus simple consiste à utiliser l’effet de réactions violentes, — celles des acides sur les bases, — afin de provoquer, au sein de l’effervescence, la réunion des parties pures, leur assemblage irréductible sous forme de corps nouveaux. On peut ainsi, en partant d’un métal voisin de l’or, — l’argent de préférence, — produire une petite quantité de métal précieux. Voici, dans cet ordre de recherches, une opération élémentaire dont nous certifions le succès, si l’on suit bien nos indications.
Versez dans une cornue de verre, haute et tubulée, le tiers de sa capacité 50 d’acide azotique pur. Adaptez-y un récipient avec tube de dégagement et agencez l’appareil sur un bain de sable. Opérez sous la sorbonne. Chauffez l’appareil doucement et sans atteindre le degré d’ébullition de l’acide. Cessez alors le feu, ouvrez la tubulure et introduisez une légère fraction d’argent vierge, ou de coupelle, qui ne contienne point de traces d’or. Lorsque cessera l’émission du peroxyde d’azote et que l’effervescence se sera calmée, laissez tomber dans la liqueur une seconde portion d’argent pur. Répétez ainsi l’introduction du métal, sans hâte, jusqu’à ce que l’ébullition et le dégagement de vapeurs rouges manifestent peu d’énergie, indices d’une saturation prochaine. N’ajoutez plus rien, laissez déposer une demie-heure, puis décantez avec précaution, dans un bécher, votre solution claire et encore chaude. Vous trouverez au fond de la cornue un mince dépôt sous forme de sablon noir. Lavez celui-ci à l’eau distillée tiède, et faites-le tomber dans une petite capsule de porcelaine. Vous reconnaîtrez aux essais que ce précipité est insoluble dans l’acide chlorhydrique, comme il l’est dans l’acide nitrique. L’eau régale le dissout et donne une magnifique solution jaune, absolument semblable à celle du trichlorure d’or. Étendez d’eau distillée cette liqueur ; précipitez par une lame de zinc, il se déposera une poudre amorphe, très fine, mate, de coloration brun rougeâtre, identique à celle que donne l’or naturel réduit de la même façon. Lavez convenablement puis desséchez ce précipité pulvérulent. En le comprimant sur une feuille de verre ou sur le marbre, il vous donnera une lame brillante, cohérente, d’un bel éclat jaune par réflexion, de couleur verte par transparence, ayant l’aspect et les caractéristiques superficielles de l’or le plus pur.
Afin d’augmenter d’une quantité nouvelle votre minuscule dépôt, vous pourrez recommencer l’opération autant de fois qu’il vous plaira. Dans ce cas, reprenez la solution claire de nitrate d’argent étendue des premières eaux de lavage ; réduisez le métal par le zinc ou le cuivre. Décantez et lavez abondamment quand la réduction sera complète. Desséchez cet argent en poudre et servez-vous-en pour votre seconde dissolution. En poursuivant ainsi, vous amasserez assez de métal pour en rendre l’analyse plus commode. De plus, vous serez assuré de sa production véritable, — à supposer même que l’argent tout d’abord employé contînt quelque trace d’or.
Mais ce corps simple, si facilement obtenu bien qu’en faible proportion, est-il vraiment de l’or ? Notre sincérité nous engage à dire non ou, du moins, pas encore. Car s’il présente la plus parfaite analogie extérieure avec l’or, et même la plupart de ses propriétés et réactions chimiques, il lui manque toutefois un caractère physique essentiel, la densité. Cet or est moins lourd que l’or naturel, quoique sa densité propre 51 soit déjà supérieure à celle de l’argent. Nous pouvons donc l’envisager non pas comme le représentant d’un état allotropique, plus ou moins instable, de l’argent, mais comme de l’or jeune, de l’or naissant, ce qui révèle encore se formation récente. D’ailleurs, le métal nouvellement produit reste susceptible de prendre et conserver, par contraction, la densité élevée que possède le métal adulte. Les archimistes utilisaient un procédé qui assurait à l’or naissant toutes les qualités spécifiques de l’or adulte ; ils dénommaient cette technique maturation ou affermissement, et nous savons que le mercure en était l’agent principale. On la trouve encore citée dans quelques anciens manuscrits latins sous l’expression de Confirmatio.
Il nous serait aisé de faire, au sujet de l’opération que nous venons d’indiquer, plusieurs remarques utiles et conséquentes, et montrer sur quels principes philosophiques repose, dans celle-ci, la production directe du métal. Nous pourrions également donner quelques variante susceptible d’en augmenter le rendement, mais nous franchirions les limites que nous nous sommes volontairement imposées. Nous laisserons donc aux chercheurs le soin de les découvrir eux-mêmes et d’en soumettre les déductions au contrôle de l’expérience. Notre rôle se borne à présenter des faits ; aux archimistes modernes, spagyristes et chimistes de conclure. [Dans cet ordre d’essais, on peut noter un fait curieux et qui rend impossible toute tentative d’industrialisation. Le résultat, en effet, varie en raison inverse de la quantité de métal employé. Plus on agit sur de fortes masses, moins on récolte de produit. Le même phénomène s’observe avec les mélanges métalliques et salins desquels on retire généralement de faibles quantités d’or. Si l’expérience réussit d’ordinaire en opérant sur quelques grammes de matière initiale, en travaillant une masse décuple, il est fréquent d’aboutir à un insuccès total. Nous avons longtemps cherché, avant de la découvrir, la raison de cette singularité, qui réside dans la manière dont les dissolvants se comportent au fur et à mesure de leur saturation. Le précipité apparaît peu après le début, et jusque vers le millieu de l’attaque ; il se redissout en partie ou en totalité par la suite, selon l’importance même du volume de l’acide.]
Mais il est, en archimie, d’autres méthodes dont les résultats viennent apporter la preuve des affirmations philosophiques. Elles permettent de réaliser la décomposition des corps métalliques, longtemps considérés comme éléments simples. Ces procédés, que les alchimistes connaissent, bien qu’ils n’aient pas à les utiliser dans l’élaboration du Grand-Œuvre, ont pour objet l’extraction de l’un des deux radicaux métalliques, soufre et mercure.
La philosophie hermétique nous enseigne que les corps n’ont aucune action sur les corps, et que, seuls, les esprits sont actifs et pénétrants. [Geber, dans sa Somme de Perfection du Magistère (Summa perfectionis Magisterii), parle ainsi du pouvoir qu’ont les esprits sur les corps. « O fils de la doctrine, s’écrie-t-il, si vous voulez faire éprouver aux corps des changements divers, ce n’est qu’à l’aide des esprits que vous y parviendrez (per spiritus ipsos fieri necesse est). Lorsque ces esprits se fixent sur les corps, ils perdent leur forme et leur nature ; ils ne sont plus ce qu’ils étaient. Lorsqu’on en opère la séparation, voici ce qui arrive : ou les esprits s’échappent seuls, et les corps où ils étaient fixés restent, ou les esprits et les corps s’échappent ensemble dans le même temps. »] Ce 52 sont eux, les esprits, ces agents naturels qui provoquent, au sein de la matière, les transformations que nous y observons. Or, la sagesse démontre par l’expérience que les corps ne sont susceptibles de former entre eux que des combinaisons temporaires aisément réductibles. Tel est le cas des alliages, dont certains se liquatent par simple fusion, et de tous les composés salins. De même, les métaux alliés conservent leurs qualités spécifiques malgré les propriétés diverses qu’ils affectent à l’état d’association. On comprend donc de quelle utilité peuvent être les esprits dans le dégagement du soufre ou du mercure métalliques, lorsqu’on sait qu’ils sont seuls capables de vaincre la forte cohésion qui lie étroitement entre eux ces deux principes.
Auparavant, il est indispensable de connaître ce que les anciens désignaient par le terme générique et assez vague d’esprits.
Pour les alchimistes, les esprits sont des influences réelles, quoique physiquement presque immatérielles ou impondérables. Ils agissent d’une manière mystérieuse, inexplicable, inconnaissable mais efficace, sur les substances soumises à leur action et préparées pour les recevoir. Le rayonnement lunaire est l’un de ces esprits hermétiques.
Quant aux archimistes, leur conception s’avère comme étant d’ordre plus concret et plus substantiel. Nos vieux chimistes englobent sous la même rubrique tous les corps, simples ou complexes, solides ou liquides, pourvus d’une qualité volatile apte à les rendre entièrement sublimables. Métaux, métalloïdes, sels, carbures d’hydrogène, etc., apportent aux archimistes leur contingent d’esprits : mercure, arsenic, antimoine et certains de leurs composés, soufre, sel ammoniac, alcool, éther, essences végétales, etc.
Dans l’extraction du soufre métallique, la technique favorite est celle qui utilise la sublimation. Voici, à titre d’indication, quelques manières d’opérer.
Dissolvez de l’argent pur dans l’acide nitrique chaud, selon la manipulation précédemment décrite, puis étendez cette solution d’eau distillée chaude. Décantez la liqueur claire, afin d’en séparer, s’il y a lieu, le léger dépôt noir dont nous avons parlé. Laissez refroidir au laboratoire obscur et versez dans la liqueur, peu à peu, soit une solution filtrée de chlorure sodique, soit de l’acide chlorhydrique pur. Le chlorure d’argent tombera au fond du vase sous forme de masse blanche caillebottée. Après repos de vingt-quatre heures, décantez l’eau acidulée 53 qui surnage, lavez rapidement à l’eau froide et faites dessécher spontanément dans une pièce où ne pénètre aucune lumière. Pesez alors votre sel d’argent auquel vous mélangerez intimement trois fois autant de chlorure d’ammonium pur. Introduisez le tout dans une cornue de verre, haute, et de capacité telle que le fond seul soit occupé par le mélange salin. Donnez le feu doux au bain de sable et augmentez-le par degrés. Quand la température sera suffisante, le sel ammoniac s’élèvera et garnira d’une couche ferme la voûte et le col de l’appareil. Ce sublimé, d’une blancheur de neige, rarement jaunâtre, laisserait croire qu’il ne renferme rien de particulier. Coupez donc adroitement la cornue, détachez avec soin ce sublimé blanc, faites-le dissoudre dans l’eau distillée, froide ou chaude. La dissolution achevée, vous trouverez au fond une poudre très fine, d’un rouge éclatant ; c’est une partie du soufre d’argent, ou soufre lunaire, détachée du métal et volatilisée par le sel ammoniac au cours de sa sublimation.
Cette opération, toutefois, malgré sa simplicité, ne va pas sans de gros inconvénients. Sous son apparence facile, elle exige une grande habileté, beaucoup de prudence dans la conduite du feu. Il faut d’abord, si l’on ne veut perdre la moitié et plus du métal employé, éviter surtout la fusion des sels. Or, si la température reste inférieure au degré requis pour déterminer et maintenir la fluidité du mélange, il ne se produit pas de sublimation. D’autre part, dès que celle-ci s’établit, le chlorure d’argent, déjà très pénétrant par lui-même, acquiert, au contact du sel ammoniac, un tel mordant qu’il passe à travers les parois du verre [Il les colore dans la masse d’une teinte rouge par transparence, verte par réflexion.] et s’échappe au dehors. Très fréquemment, la cornue se fêle quand la phase de vaporisation commence, et le sel ammoniac sublime à l’extérieur. L’artiste n’a pas même la ressource des cornues de grès, de terre ou de porcelaine, plus poreuses encore que celles de verre, d’autant qu’il doit pouvoir constamment observer la marche des réactions, s’il désire se trouver en mesure d’intervenir au moment opportun. Il y a donc, en cette méthode comme en beaucoup d’autres du même ordre, certains secrets de pratique que les archimistes se sont prudemment réservés. L’un des meilleurs consiste à diviser le mélange des chlorures en interposant un corps inerte, susceptible d’empâter les sels et d’empêcher leur liquéfaction. Cette matière ne doit posséder ni qualité réductrice, ni vertu catalytique ; il est indispensable aussi qu’on puisse facilement l’isoler du caput mortuum. On employait autrefois la brique pilée et divers absorbants tels que la potée d’étain, la pierre ponce, le silex pulvérisé, etc. Ces substances fournissent, malheureusement, un sublimé très impur. Nous donnons 54 la préférence à certain produit, dépourvu d’affinité quelconque pour les chlorures d’argent et d’ammonium, que nous tirons du bitume de Judée. Outre la pureté du soufre obtenu, la technique devient fort aisée. On peut, commodément, réduire le résidu en argent métallique et réitérer les sublimations jusqu’à extraction totale du soufre. La masse résiduelle n’est plus alors réductible et se présente sous l’aspect d’une cendre grise, molle, très douce, grasse au toucher, gardant l’empreinte du doigt, et qui cède, en peu de temps, la moitié de son poids de mercure spécifique.
Cette technique s’applique également au plomb. D’un prix moins élevé, il offre l’avantage de fournir des sels insensibles à la lumière, ce qui dispense l’artiste d’opérer dans l’obscurité ; il n’est pas nécessaire non plus d’employer l’impastation ; enfin, comme le plomb est moins fixe que l’argent, le rendement en sublimé rouge est meilleur et le temps abrégé. Le seul côté fâcheux de l’opération vient de ce que le sel ammoniac forme, avec le soufre du plomb, une couche saline compacte et si tenace qu’on la croirait fondue avec le verre. Aussi devient-il laborieux de l’en détacher sans broyage. Quant à l’extrait lui-même, il est d’un beau rouge, enrobé dans un sublimé jaune fortement coloré, mais très impur comparativement à celui de l’argent. Il importe donc de le purifier avant de l’employer. Sa maturité est aussi moins parfaite, considération importante si les recherches sont orientées vers l’obtention de teintures particulières.
Tous les métaux n’obéissent pas aux mêmes agents chimiques. Le procédé qui convient à l’argent et au plomb ne peut être appliqué à l’étain, au cuivre, au fer ou à l’or. Davantage, l’esprit capable de détacher et d’isoler le soufre d’un métal donné exercera son action, chez un autre métal, sur le principe mercuriel de celui-ci. Dans le premier cas, le mercure sera fortement retenu, tandis que le soufre se sublimera ; dans le second, c’est le phénomène inverse que l’on verra se produire. De là, la diversité des méthodes et la variété des techniques de décomposition métallique. C’est d’ailleurs et surtout l’affinité que manifestent les corps les uns pour les autres, et ceux-ci pour les esprits, qui en règle l’application. On sait que l’argent et le plomb ont ensemble une sympathie très marquée ; les minerais de plomb argentifère le prouvent assez. Or, l’affinité établissant l’identité chimique profonde de ces corps, il est logique de penser que le même esprit, employé dans les mêmes conditions, y déterminera les mêmes effets. C’est ce qui a lieu avec le fer et l’or, lesquels sont liés par une étroite affinité ; quand les prospecteurs mexicains viennent à découvrir une terre sablonneuse très rouge, composée en majorité de fer oxydé, ils en concluent que l’or n’est pas loin. Aussi, considèrent-ils cette terre rouge comme la 55 minière et la mère de l’or, et le meilleur indice d’un filon proche. Le fait semble pourtant assez singulier, étant donné les différences physiques de ces métaux. Dans la catégorie des corps métalliques usuels, l’or est le plus rare d’entre eux ; le fer, par contre, en est certainement le plus commun, celui que l’on trouve partout, non seulement dans les mines, où il occupe des gîtes considérables et nombreux, mais encore disséminé à la surface même du sol. L’argile lui doit sa coloration spéciale, tantôt jaune quand le fer s’y trouve divisé à l’état d’hydrate, tantôt rouge s’il est sous forme de sesquioxyde, couleur qui s’exalte encore par la cuisson (briques, tuiles, poteries). De tous les minerais classés, c’est la pyrite de fer qui est le plus vulgaire et le plus connu. Les masses ferrugineuses noires, en boules de diverses grosseurs, en agglomérats testacés, en rognons, se rencontrent fréquemment dans les champs, au bord des chemins, sur les terrains crayeux. Les enfants des campagnes ont coutume de jouer avec ces marcassites qui montrent lorsqu’on les brise, une texture fibreuse, cristalline et radiée. Elles renferment parfois de petites quantités d’or. Les météorites, composés surtout de fer magnétique fondu, prouvent que les masses interplanétaires dont ils proviennent doivent en majeure partie leur structure au fer. Certains végétaux contiennent du fer assimilable (froment, cresson, lentilles, haricots, pommes de terre). L’homme et les animaux vertébrés doivent au fer et à l’or la coloration rouge de leur sang. Ce sont, en effet, les sels de fer qui constituent l’élément actif de l’hémoglobine. Ils sont même si nécessaires à la vitalité organique, que la médecine et la pharmacopée ont, de tout temps, cherché à fournir au sang appauvri les composés métalliques propres à sa reconstitution (peptonate et carbonate de fer). Chez le peuple, l’usage s’est conservé de l’eau rendue ferrugineuse par immersion de clous oxydés. Enfin, les sels de fer présentent une telle variété dans leur coloration qu’on peut assurer qu’ils suffiraient à reproduire toutes les tonalités du spectre, depuis le violet, qui est la propre couleur du métal pur, jusqu’au rouge intense qu’il donne à la silice dans les diverses sortes de rubis et de grenats.
Il n’en fallait pas tant pour engager les archimistes à travailler sur le fer, dans le dessein d’y découvrir les composants de leurs teintures. Au demeurant, ce métal laisse aisément extraire ses constituants, sulfureux et mercuriel, en une seule manipulation, ce qui est déjà fort avantageux. La grosse, l’énorme difficulté réside dans la réunion de ces éléments, lesquels, malgré leur purification, refusent énergiquement de se combiner pour former un nouveau corps. Mais nous passerons sans analyser ni résoudre ce problème, puisque notre sujet se borne à établir la preuve que les archimistes ont toujours employé des matériaux 56 chimiques mis en œuvre à l’aide de moyens et d’opérations chimiques.
Dans le traitement spagyrique du fer, c’est la réaction énergique d’acides, ayant pour le métal une semblable affinité, que l’on utilise pour vaincre la cohésion. On part ordinairement de la pyrite martiale ou du métal réduit en limaille. Dans ce dernier cas, nous recommandons d’user de prudence et de précaution. Si l’on s’adresse à la pyrite, il suffira de la broyer le plus finement que faire se pourra et de rougir cette poudre au feu, une seule fois, en la brassant fortement. Refroidie, on l’introduit dans un large ballon avec quatre fois son poids d’eau régale, et l’on porte le tout à l’ébullition. Au bout d’une heure ou deux, on laisse reposer, on décante la liqueur, puis on reverse sur le magma une semblable quantité de nouvelle eau régale que l’on fait bouillir comme précédemment. Il faut continuer ainsi l’ébullition et la décantation jusqu’à ce que la pyrite apparaisse blanche au fond du vaisseau. On reprend alors tous les extraits, on les filtre sur soie de verre et on les concentre par distillation lente dans une cornue tubulée. Lorsqu’il ne reste plus que le tiers environ du volume primitif, on ouvre la tubulure et on y verse, par fractions successives, une certaine quantité d’acide sulfurique pur à 66° (60 grammes pour un volume total d’extrait provenant de 500 grammes de pyrite). On distille ensuite jusqu’à sec et, après avoir changé de récipient, on pousse peu à peu la température. On verra distiller des gouttes huileuses, rouges comme du sang, qui représentent la teinture sulfureuse, puis un beau sublimé blanc, qui s’attache à la voûte et au col sous l’aspect de duvet cristallin. Ce sublimé est un véritable sel de mercure, — appelé par quelques archimistes mercure de vitriol, — que l’on réduit sans peine en mercure fluide par la limaille de fer, la chaux vive ou le carbonate potassique anhydre. On peut d’ailleurs s’assurer immédiatement que ce sublimé renferme bien le mercure spécifique du fer, en frottant les cristaux sur une lame de cuivre : l’amalgame se produit aussitôt et le métal paraît argenté.
Quant à la limaille de fer, elle fournit un soufre de couleur d’or, au lieu d’être rouge, et un peu, — très peu, — de mercure sublimé. Le procédé est le même, mais avec cette légère différence qu’il faut jeter dans l’eau régale, préalablement chauffée, des pincées de limaille et attendre, à chacune d’elles, que l’effervescence se soit apaisée. Il est bon de brasser le fond avec un agitateur pour éviter que la limaille ne se prenne en masse. Après filtration et réduction de moitié, on rajoute, — très peu à la fois, car la réaction est violente et les soubresauts furieux, — de l’acide sulfurique jusqu’à la moitié de ce que pèse la liqueur concentrée. C’est là le côté dangereux de la manipulation, car 57 il arrive assez souvent que la cornue explose ou qu’elle se fêle au niveau des acides.
Nous arrêterons là la description des procédés sur le fer, estimant qu’ils suffisent amplement à soutenir notre thèse, et nous terminerons l’exposé des procédés spagyriques par celui de l’or, lequel est, suivant l’opinion de tous les philosophes, le corps le plus réfractaires à la dissociation. C’est un axiome courant en spagyrie qu’il est plus facile de faire de l’or que de le détruire. Mais, ici, une brève observation s’impose.
Bornant seulement notre désir à prouver la réalité chimique des recherches archimiques, nous nous garderons bien d’enseigner, en langage clair, comment on peut fabriquer de l’or. Le but que nous poursuivons est d’ordre plus élevé. Et nous préférons demeurer dans le domaine alchimique pur, plutôt qu’engager le chercheur à suivre ces sentiers couverts de ronces et bordés de fondrières. Car l’application de ces méthodes, en affermissant le principe chimique des transmutations directes, ne saurait apporter le moindre témoignage en faveur du Grand-Œuvre, dont l’élaboration reste complètement étrangère à ce même principe. Cela dit, reprenons notre sujet.
Un vieux dicton spagyrique prétend que la semence de l’or est dans l’or même ; nous n’y contredirons pas, à condition que l’on sache de quel or il est question, ou comment il convient de saisir cette semence dégagée de l’or vulgaire. Si l’on ignore le dernier de ces secrets, on devra nécessairement se contenter d’assister à la production du phénomène, sans en tirer d’autre profit qu’une certitude objective. Observez donc attentivement ce qui se passe dans l’opération suivante, dont l’exécution ne présente aucune difficulté.
Dissolvez de l’or pur dans l’eau régale ; versez-y de l’acide sulfurique en poids égal à la moitié du poids d’or employé. Il ne se fera qu’une légère contraction. Agitez la solution et introduisez-la dans une cornue de verre non tubulée, agencée sur bain de sable. Donnez d’abord un feu médiocre, afin que la distillation des acides s’opère doucement et sans ébullition. Lorsque rien ne distillera plus et que l’or apparaîtra au fond sous l’aspect d’une masse jaune, mate, sèche et caverneuse, changez de récipient et augmentez progressivement l’ardeur du foyer. Vous verrez s’élever des vapeurs blanches, opaques, légères au début, puis de plus en plus lourdes. Les premières se condenseront en une belle huile jaune qui coulera au récipient ; les secondes se sublimeront et garniront la voûte et la naissance du col de fins cristaux imitant le duvet des oiseaux. Leur couleur, d’un rouge de sang magnifique, prend l’éclat des rubis quand un rayon de soleil ou quelque vive lumière vient les frapper. Ces cristaux, très déliquescents, ainsi que les autres sels d’or, se délitent en liqueur jaune dès que la température s’abaisse…
Nous 58 ne poursuivrons pas d’avantage l’étude des sublimations. Quant aux procédés archimiques connus sous l’expression de Petits particuliers, ce sont, le plus souvent, des techniques aléatoires. Les meilleurs de ces processus partent des produits métalliques extraits selon les moyens que nous avons indiqués. On les rencontrera répandus à profusion dans quantité d’ouvrages de second ordre et de manuscrits de souffleurs. Nous nous bornerons, à titre documentaire, à reproduire le particulier que signale Basile Valentin, parce que, contrairement aux autres, il est soutenu par de solides et pertinentes raisons philosophiques. Le grand Adepte affirme, dans ce passage, que l’on peut obtenir une teinture particulière en unissant le mercure de l’argent au soufre du cuivre par l’entremise du sel de fer. « La Lune, dit-il, a en soy un mercure fixe par lequel elle soustient plus longuement la violence du feu que les autres métaux imparfaicts ; et la victoire qu’elle remporte montre assez combien elle est fixe, veu que le ravissant Saturne ne luy peut rien oster ou diminuer. La lascive Venus est bien colorée, et tout son corps n’est presque que teinture et couleur semblable à celle qu’a le Soleil, laquelle, à cause de son abondance, tire grandement sur le rouge. Mais d’autant que son corps est lepreux et malade, la teinture fixe n’y peut pas faire sa demeure, et le corps s’envolant, necessairement la teinture doit suyvre, car iceluy perissant, l’âme ne peut pas demeurer, son domicile estant consumé par le feu, n’apparoissant et ne luy estant laissé aucun siège et refuge, laquelle au contraire accompagnée demeure tout avec un corps fixe. Le sel fixe fournit au guerrier Mars un corps dur, fort, solide et robuste, d’où provient sa magnanimité et grand courage. C’est pourquoy il est grandement difficile de surmonter ce valeureux capitaine, car son corps est si dur qu’à grand’peine peut-on le blesser. Mais si quelqu’un mesle sa force et dureté avec la constance de la Lune et la beauté de Venus, et les accorde par un moyen spirituel, il pourra faire non point tant mal à propos une douce harmonie, par le moyen de laquelle le pauvre homme, s’estant servy a cest effet de quelques clefs de nostre Art, apres avoir monté au haut de ceste eschelle et parvenu jusques à la fin de l’Œuvre, pourra particulierement gaigner sa vie. Car la nature phlegmatique et humide de la Lune peut estre eschauffée et desseichée par le sang chaud et colerique de Venus, et sa grande noirceur corrigée par le sel de Mars. » [Les Douze Clefs de Philosophie. Paris, Pierre Moët, 1659, liv. I, p. 34 ; Éditions de Minuit, 1956, p. 85.]
Parmi les archimistes ayant utilisé l’or pour l’augmenter, à l’aide de formules qui les conduisirent au succès, nous citerons le prêtre vénitien Pantheus [J. A. Pantheus, Ars et Theoria Transmutationis metallicae cum Voarchadumia Veneunt. Vivantium Gautherorium, 1550.] ; Naxagoras, auteur de l’Alchymia denudata (1715) ; de 59 Hocques ; Duclos ; Bernard de Labadye ; Joseph du Chesne, baron de Morancé, médecin ordinaire du roi Henri IV ; Blaise de Vigenère ; Bardin, du Havre (1638) ; Mlle de Martinville (1610) ; Yardley, inventeur anglais d’un procédé transmis à M. Garden, gantier à Londres, en 1716, puis communiqué par M. Ferdinand Hockley au docteur Sigismond Bacstrom, et qui fit l’objet d’une lettre de celui-ci à M. L. Sand, en 1804 [Le docteur S. Bacstrom fut affilié à la Société hermétique fondée par l’Adepte de Chazel, qui habitait l’île Maurice, dans l’océan Indien, à l’époque de la Révolution.] ; enfin, le pieux philanthrope saint Vincent de Paul, fondateur des Pères de la Mission (1625), de la congrégation des Sœurs de la Charité (1634), etc.
Que l’on veuille bien nous permettre de nous arrêter un instant sur cette grande et noble figure, ainsi que sur son labeur occulte, généralement ignoré.
On sait qu’au cours d’un voyage qu’il fit de Marseille à Narbonne, saint Vincent de Paul fut pris par des pirates barbaresques et emmené captif à Tunis. Il avait alors vingt quatre ans. [Né à Poux, près de Dax, en 1581, les biographes le disent né en 1576, bien qu’il donne lui-même son âge exact, à diverses reprises, dans sa correspondance. Cette erreur s’explique par ce fait qu’avec la complicité de prélats agissant à l’encontre des décisions du concile de Trente, on le fit frauduleusement passer pour avoir vingt-quatre ans, alors qu’il n’en avait que dix-neuf lorsqu’il fut ordonné prêtre, l’an 1600.] On nous assure aussi qu’il parvint à ramener son dernier maître, un renégat, dans le giron de l’Église, qu’il revint en France et séjourna à Rome, où le pape Paul V le reçut avec beaucoup d’égards. C’est à partir de ce moment qu’il entreprit ses fondations pieuses et ses institutions charitables. Mais ce que l’on se garde bien de nous dire, c’est que le Père des enfants trouvés, comme on l’appelait de son vivant, avait appris l’archimie au cours de sa captivité. Ainsi s’explique-t-on, sans qu’il soit besoin d’intervention miraculeuse, que le grand apôtre de la charité chrétienne ait eu le moyen de réaliser ses nombreuses œuvres philanthropiques. [Il fonda, nous dit l’abbé Pétin (Dictionnaire hagiographique, dans l’Encyclopédie de Migne. Paris, 1850), un hôpital pour les galériens, à Marseille, établit à Paris les maisons des Orphelins, des Filles de la Providence, des Filles de la Croix ; l’hôpital de Jésus, des Enfants-Trouvés, l’hôpital général de la Salpêtrière. « Sans parler de l’hôpital général de Sainte-Renne, qu’il fonda en Bourgogne, il secourut plusieurs provinces, ravagées par la famine et la peste ; et les aumônes qu’il fit parvenir en Lorraine et en Champagne se montent à près de deux millions. »] C’était, d’ailleurs, un homme pratique, positif, résolu, ne négligeant point ses affaires, nullement rêveur ni enclin au mysticisme. Au reste, une âme profondément humaine sous des dehors rudes d’homme actif, tenace, ambitieux.
On possède de lui deux lettres fort suggestives sous le rapport de ses 60 travaux chimiques. La première, écrite à M. de Comet, avocat à la cour présidiale de Dax, fut publiée plusieurs fois et analysée par M. Georges Bois, dans le Péril occultiste (Paris, Victor Retaux, s. d.). Elle est écrite d’Avignon et datée du 24 juin 1607. Nous prendrons ce document, qui est assez long, au moment où Vincent de Paul, ayant achevé la mission pour laquelle il se trouvait à Marseille, se prépare à regagner Toulouse.
« … Estant sur le poinct de partir par terre, dit-il, je fus persuadé par un gentihomme avec qui j’estois logé, de m’embarquer avec luy jusques à Narbonnes, veu la faveur du tems qui estoyt ; à ce que je fis plutot pour y estre et pour epargner, ou pour mieux dire, pour ne jamais y estre et tout perdre. Le vent nous feust aussi favorable qu’il falloit pour nous rendre ce jour à Narbonne, qui estoit faire cinquante lieues, si Dieu n’eust permis que trois brigantins turcqs qui costoyoient le golfe de Leon (pour attraper les barques qui venoient de Beaucaire, où il y avoit foire que l’on estime estre des plus belles de la chrétienté), ne nous eussent donné la chasse et attaquez si vivement que deux ou trois des nostres estant tuez et tout le reste blessés, et mesme moy, qui eus un coup de flèche qui me servira d’horloge tout le reste de ma vie, n’eussions été contrainctz de nous rendre à ces filous et pires que tigres ; les premiers esclats de la rage desquelz furent de hacher nostre pilote en mile pieces pour avoir perdu un des principalz des leurs, outre quatre ou cinq forsatz que les nostres leur tuerent. Ce faict, nous enchaisnèrent, apres nous avoir grossierement pensez, poursuivirent leur poincte, faisant mile voleries, donnant neanmoingt liberté à ceux qui se rendoyent sans combattre, apres les avoir volez : et enfin, chargez de marchandise, au bout de sept ou huit jours, prinrent la route de Barbarie, taniere et spelongue de voleurs sans aveu du grand Turc, où estant arrivez, ils nous exposerent en vente avec proces verbal de nostre capture, qu’ils disoyent avoir esté faicte dans un navire espagnol, parce que sans ce mensonge, nous eussions esté delivrez par le consul que le Roy tient de là pour rendre libre le commerce aux François. Leur procedure à nostre vente feust qu’apres qu’ils nous eurent despouillez tout nudz, ils nous baillerent à chacun une paire de brayes, un hocqueton de lin, avec une benote ; nous promenerent par la ville de Thunis, où ils estoient venus pour nous vendre. Nous ayant faict faire cinq ou six tours par la ville, la chaisne au col, ils nous ramenerent au bateau affin que les marchands vinsent voir qui pourroyt manger, et qui non, pour montrer que nos playes n’estoyent point mortelles. Ce faict, nous ramenerent à la place où les marchands nous vindrent visiter tout de mesme que l’on faict à l’achat d’un cheval ou d’un bœuf, nous faisant ouvrir la bouche pour visiter 61 nos dents, palpant nos côtes, sondant nos playes, et nous faisant cheminer le pas, troter ou courir, puis tenir des fardeaux, puis luter pour voir la force d’un chacun et milles autres sortes de brutalitez.
« Je feus vendu à un pescheur, qui feust contrainct de se deffaire bientost de moy, pour n’avoir rien de si contraire que la mer, et, depuis, par le pescheur à un vieillard, médecin spagirique, souverain tiran de quintessences, homme fort humain et traictable, lequel, à ce qu’il me disoyt, avoyt travaillé cinquante ans à la recherche de la pierre philosophale, et en vain quant à la pierre, mais fort seurement à autres sortes de transmutation des metaux. En foy de quoy, je lui ai veu souvent fondre autant d’or que d’argent ensemble, les mettre en petites lamines, et puis mettre un lit de quelque poudre, puis un autre de lamines, et puis un autre de poudre dans un creuset ou vase à fondre des orfevres, le tenir au feu vingt-quatre heures, puis l’ouvrir et trouver l’argent estre devenu or ; et plus souvent encore, congeler ou fixer l’argent vif en argent fin, qu’il vendoyt pour donner aux pauvres. Mon occupation estoit de tenir le feu à dix ou douze fourneaux, en quoy, Dieu merci, je n’avois plus de peine que de plaisir. Il m’aymoit fort, et se playsoit fort de me discourir de l’alchimie, et plus de sa loy, à laquelle il faisoyt tous ses efforts de m’attirer, me promettant force richesse et tout son sçavoir. Dieu opera toujours en moy une croyance de delivrance par les assidues prieres que je luy faisoys et à la Vierge Marie, par la seule intercession de laquelle je croy fermement avoir esté delivré. L’esperance et ferme croyance que j’avois de vous revoir, Monsieur, me fit estre assideu à le prier de m’enseigner le moyen de guerir de la gravelle, en quoy je lui voyois journellement faire miracle ; ce qu’il fist, voire me fist preparer et administrer les ingrediens…
« Je feus avec ce vieillard depuis le mois de septembre 1605 jusques au mois d’aoust prochain, qu’il fut pris et mené au Grand Sultan, pour travailler pour luy ; mais en vain, car il mourut de regret par les chemins. Il me laissa à son nepveu, vrai anthropomorphite, qui me revendit tost apres la mort de son oncle, parce qu’il ouyt dire, comme M. de Breve, ambassadeur pour le Roy en Turquie, venoyt, avec bonnes et expresses patentes du Grand Turcq, pour recouvrer les esclaves chretiens. Un renégat de Nice en Savoye, ennemi de nature, m’acheta et m’emmena en son temat (ainsi s’appelle le bien que l’on tient comme metayer du grand seigneur, car le peuple n’a rien, tout est au Sultan). Le temat de cestuy-ci estoit dans la montagne, où le pays est extremement chaud et desert. »
Après avoir converti cet homme, Vincent partit avec lui, dix mois après, 62 « au bout desquels, continue le scripteur, nous nous sauvâmes avec un petit esquif et nous rendismes le vingt-huitième jour de juing à Aigues-Mortes, et tot apres en Avignon, où monseigneur le vice-legat receut publiquement le renegat, la larme à l’œil et le sanglot au gosier, dans l’eglise de Saint-Pierre, à l’honneur de Dieu et edification des spectateurs. Mon dict seigneur… me faict cet honneur de fort aymer et caresser, pour quelques secrets d’alchimie que je lui ay aprins, desquels il faict plus d’estat, dit-il, que si io gli avessi dato un monte di oro [« Si je lui avais donné une montagne d’or. »], parce qu’il a travaillé tout le tems de sa vie, et qu’il ne respire autre contentement… — Vincent Depaul ». [Nous ignorons pourquoi l’histoire et les biographes s’obstinent à maintenir l’ortographe fantaisiste de Vincent de Paul. Celui-ci n’a pas besoin de particule pour être noble parmi les nobles. Toutes ses epîtres sont signées Depaul. On trouve ce nom écrit de la sorte sur une convocation maçonnique reproduite aux pages 130-131 du Dictionnaire d’Occultisme de E. Desormes et Adrien Basile (Angers, Lachèse, 1897). On ne doit pas s’étonner, au surplus, qu’une loge, obéissant au code de la charité et de haute fraternité qui régissait la Maçonnerie du XVIIIe siècle, se soit mise sous la protection nominale du puissant philanthrope. Le document en question, daté du 14 février 1835, émane de la loge Salut, Force, Union, du Chapitre des Disciples de saint Vincent Depaul, rattaché à l’Orient de Paris et fondé en 1777.]
En janvier 1608, une seconde épître, adressée de Rome au même destinataire, nous montre Vincent de Paul initiant le vice-légat d’Avignon, dont il vient d’être fait mention, et fort bien en cour, grâce à ses secrets spagyriques. « … Mon estat est donc tel, en un mot, que je suis en ceste ville de Rome, où je continue mes estudes, entretenu par monseigneur le Vice-Legat, qui estoit d’Avignon, qui me faict l’honneur de m’aymer et desirer mon avancement, pour luy avoir montré force belles choses curieuses que j’apprins pendant mon esclavage de ce vieillard turcq à qui je vous ay ecrit que je feus vendu, du nombre desquelles curiositez est le commencement, non la totale perfection, du miroir d’Archimede ; un ressort artificiel pour faire parler une teste de mort, de laquelle ce misérable se servoit pour seduire le peuple, luy disant que son dieu Mahomet luy faysoit entendre sa volonté par cette teste, et mile autres belles choses géométriques, que j’ay aprins de luy, desquelles mondict seigneur est si jaloux qu’il ne veut pas mesme que j’accoste personne, de peur qu’il a que je l’enseigne, desirant avoir luy seul la reputation de sçavoir ces choses, lesquelles il se playst de faire voir quelque fois à Sa Sainteté et aux cardinaux. »
Malgré le peu de créance qu’il accorde aux alchimistes et à leur science, Georges Bois reconnaît cependant qu’on ne peut suspecter la sincérité du narrateur, ni la réalité des expériences que celui-ci a vu pratiquer. « C’est un témoin, écrit-il, qui réunit toutes les garanties qu’on 63 peut attendre d’un témoin oculaire, fréquent, et notamment désintéressé, condition qui ne se rencontre pas au même degré chez les chercheurs qui racontent leurs propres expériences et qui sont toujours préoccupés d’un point de vue particulier. C’est un bon témoin, mais c’est un homme : il n’est pas infaillible. Il a pu se tromper et prendre pour de l’or ce qui n’était qu’un alliage d’or et d’argent. C’est ce que nous sommes portés à croire, d’après nos idées actuelles, et l’habitude que nous devons à notre éducation de ranger la transmutation parmi les fables. Mais, si nous nous en tenons à peser simplement le témoignage que nous examinons, l’erreur n’est pas possible. Il est dit clairement que l’alchimiste fondait ensemble autant d’or que d’argent : voilà donc l’alliage bien défini. [On peut d’autant moins se méprendre sur la nature de cet alliage que l’argent provoque dans l’or une décoloration telle qu’elle ne saurait passer inaperçue. Or, elle est ici presque totale, les métaux étant alliés à poids égaux, et l’alliage paraît blanc.] Cet alliage est laminé. Ensuite les lamines sont disposées par couches, séparées par des couches d’une certaine poudre qui n’est pas autrement décrite. Cette poudre n’est pas la pierre philosophale, mais elle possède l’une de ses propriétés : elle opère la transmutation. On chauffe vingt-quatre heures, et l’argent qui entrait dans l’alliage est transformé en or. Cet or est revendu et ainsi de suite. Il n’y a aucune méprise dans la distinction des métaux. De plus, il est invraisemblable, l’opération étant fréquente et l’or négocié à des marchands, qu’une erreur aussi énorme se soit produite si facilement. Car à cette époque tout le monde croit à l’alchimie ; et les orfèvres, les banquiers, les marchands, savent fort bien distinguer l’or pur de l’or allié à d’autres métaux. Depuis Archimède, tout le monde sait connaître l’or par le rapport qui existe entre son volume et son poids. Les princes faux monnayeurs trompent leurs sujets, mais ils ne trompent pas la balance des banquiers, ni l’art des essayeurs. On ne faisait pas commerce d’or en vendant pour de l’or ce qui n’en était pas. C’était, à l’époque où nous nous plaçons, en 1605, à Tunis, qui était alors un des marchés les plus connus du commerce international, une fraude aussi difficile, aussi périlleuse qu’elle le serait aujourd’hui, par exemple, à Londres, Amsterdam, New York ou Paris, où les gros paiements d’or se font en lingots. Tel est le plus démonstratif, à notre jugement, des faits que nous avons pu relever à l’appui de l’opinion des alchimistes sur la réalité de la transmutation. »
Quant à l’opération elle-même, elle dépend exclusivement de l’archimie et se rapproche beaucoup de celle que Pantheus enseigne dans sa Voarchadumie et dont il désigne le résultat sous le nom d’or des deux cémentations. Car si Vincent de Paul a bien donné les grandes lignes du procédé, 64 il s’est gardé, par contre, de décrire l’ordre et la manière d’opérer. Celui qui, de nos jours, tenterait de le réaliser, eût-il une parfaite connaissance du cément spécial, devrait en constater l’insuccès. C’est qu’en effet l’or, pour acquérir la faculté de transmuer l’argent qui lui est allié, a besoin tout d’abord d’être préparé, le cément n’agissant que sur l’argent seul. Sans cette disposition préalable, l’or demeurerait inerte au sein de l’électrum et ne pourrait transmettre à l’argent ce qu’à l’état naturel il ne possède pas. [Basile Valentin insiste sur la nécessité de donner à l’or une surabondance de soufre. « L’or ne teint pas, dit-il, s’il n’est auparavant teint lui-même. »] Les spagyristes nomment ce travail préliminaire exaltation ou transfusion, et c’est également à l’aide d’un cément appliqué par stratification qu’on l’exécute. De sorte que, la composition de ce premier cément étant différente de celle du second, la dénomination affectée par Pantheus au métal obtenu se trouve ainsi pleinement justifiée.
Le secret de l’exaltation, sans la connaissance duquel on ne peut réussir, consiste à augmenter — d’un seul jet ou graduellement — la couleur normale de l’or pur par le soufre d’un métal imparfait, le cuivre ordinairement. Celui-ci fournit au métal précieux son propre sang par une sorte de transfusion chimique. L’or, surchargé de teinture, prend alors l’aspect rouge du corail et peut donner au mercure spécifique de l’argent le soufre qui lui fait défaut, grâce à l’entremise des esprits minéraux dégagés du cément au cours du travail. Cette transmission du soufre en excès retenu par l’or exalté s’effectue peu à peu sous l’action de la chaleur ; elle réclame vingt-quatre à quarante heures, selon l’habileté de l’artisan et le volume des matières traitées. Il est nécessaire de porter beaucoup d’attention au régime du feu, lequel doit être continu et assez fort, sans jamais atteindre le degré de fusion de l’alliage. On s’exposerait, en chauffant trop, à volatiliser l’argent et dissiper le soufre introduit dans l’or, ce soufre n’ayant pas encore acquis une fixité parfaite.
Enfin, une troisième manipulation, volontairement omise parce qu’un archimiste n’a que faire de tant d’avis, comprend le brossage des lamines extraites, leur fusion et leur coupellation. Le culot d’or pur manifeste, à la pesée, une diminution plus ou moins sensible, et qui varie généralement entre le cinquième et le quart de l’argent allié. Quoi qu’il en soit, et malgré ce déchet, le procédé laisse encore un bénéfice rémunérateur.
Nous ferons remarquer, à propos de l’exaltation, que l’or corallin, obtenu par l’une quelconque des diverses méthodes préconisées, reste susceptible de transmuer directement, c’est-à-dire sans le secours d’une cémentation ultérieure, une certaine quantité d’argent : environ le quart 65 de son poids. Toutefois, comme il est impossible de déterminer la valeur exacte du coefficient de puissance aurifique, on tourne la difficulté en fondant l’or rouge avec une proportion triple d’argent (inquartation) et soumettant l’alliage laminé à l’opération du départ.
Après avoir dit que l’exaltation, basée sur l’absorption d’une certaine portion de soufre métallique par le mercure de l’or, a pour effet de renforcer considérablement la coloration propre du métal, nous donnerons quelques indications sur les procédés mis en œuvre dans ce dessein. Ceux-ci utilisent la faculté que possède le mercure solaire de retenir fortement une fraction de soufre pur, lorsqu’on agit sur la masse métallique, afin de dissocier l’alliage primitivement formé. Ainsi, l’or fondu avec le cuivre, s’il vient à en être séparé, n’abandonne jamais entièrement une parcelle de teinture dérobée à celui-ci. De sorte qu’en réitérant souvent la même action, l’or s’enrichit de plus en plus et peut alors céder cette teinture en excès au métal qui lui est proche, c’est-à-dire à l’argent.
Un chimiste expérimenté, remarque Naxagoras, sait assez que, si l’on purifie l’or jusqu’à vingt quatre fois ou davantage, par le sulfure d’antimoine, il acquiert une couleur, un éclat et une finesse remarquables. Mais il y a perte de métal, contrairement à ce qui se passe avec le cuivre, parce que, dans la purification, le mercure de l’or abandonne une partie de sa substance à l’antimoine, et le soufre se trouve alors surabondant, par déséquilibre des proportions naturelles. C’est ce qui rend le procédé inutilisable et ne permet d’en attendre qu’une simple satisfaction de curiosité.
On parvient également à exalter l’or en le fondant d’abord avec trois fois son poids de cuivre, puis en décomposant ensuite l’alliage, mis en limaille, par l’acide azotique bouillant. Quoique cette technique soit laborieuse et coûte beaucoup, vu le volume d’acide exigé, c’est cependant l’une des meilleures et des plus sûres que l’on connaisse.
Toutefois, si l’on possède un réducteur énergique et qu’on sache l’employer au cours de la fusion même de l’or et du cuivre, l’opération en sera grandement simplifiée et l’on n’aura à redouter ni perte de matière ni labeur excessif, malgré les répétitions indispensables que cette méthode demande encore. Enfin, l’artiste, en étudiant ces divers moyens, pourra en découvrir de meilleurs, voire de plus efficaces. Il lui suffira, par exemple, de s’adresser au soufre directement extrait du plomb, de l’insérer à l’état brut et de le projeter peu à peu dans l’or fondu, qui en retiendra la partie pure ; à moins qu’il ne préfère recourir au fer dont le soufre spécifique est, de tous les métaux, celui pour lequel l’or manifeste le plus d’affinité.
Mais il suffit. Travaille maintenant qui voudra ; que chacun conserve 66 son opinion, suive ou méprise nos conseils, peu nous importe. Nous répéterons une dernière fois que, de toutes les opérations bénévolement décrites en ces pages, aucune ne se rapporte, de près ou de loin, à l’alchimie traditionnelle ; aucune ne peut être comparée aux siennes. Muraille épaisse qui sépare les deux sciences, obstacle infranchissable à ceux qui sont familiarisés avec les méthodes et les formules chimiques. Nous ne voulons désespérer personne, mais la vérité nous oblige à dire que ceux-là ne sortiront jamais des voies de la chimie officielle, qui se livrent aux recherches spagyriques. Beaucoup de modernes croient, de bonne foi, s’écarter résolument de la science chimique parce qu’ils en expliquent les phénomènes d’une manière spéciale, sans pourtant employer d’autre technique que celle des savants hommes sur lesquels s’exerce leur critique. Il y eut toujours, hélas ! de ces errants et de ces abusés, et c’est pour eux sans doute que Jacques Tesson écrivit ces paroles pleines de vérité : « Ceux qui veulent faire notre Œuvre par digestions, par distillations vulgaires et par sublimations semblables, et d’autres par triturations ; tous ceux-là sont hors du bon chemin, en grande erreur et peine, et privez de jamais y parvenir, pource que tous ces noms, et mots, et manières d’opérer, sont noms, mots et manières métaphoriques. » [Jacques Tesson ou Le tesson. Le Grand et excellent Œuvre des Sages, contenant trois traités ou dialogues : Dialogues du Lyon verd, du grand Thériaque et du Régime. Ms. du XVIIe siècle. Biblioth. de Lyon, n° 971 (900).]
Nous croyons donc avoir rempli notre dessein et démontré, autant qu’il nous a été possible de le faire, que l’aïeule de la chimie actuelle n’est pas la vieille et simple alchimie, mais la spagyrie ancienne, enrichie des apports successifs de l’archimie grecque, arabe et médiévale.
Et si l’on désire avoir quelque idée de la science secrète, que l’on reporte sa pensée sur le travail de l’agriculteur et sur celui du microbiologiste, car le nôtre est placé sous la dépendance de conditions analogues. Or, de même que la nature donne au cultivateur la terre et le grain, au microbiologiste l’agar-agar et la spore, de même elle fournit à l’alchimiste le terrain métallique propre et la semence convenable. Si toutes les circonstances favorables à la marche régulière de cette culture spéciale sont rigoureusement observées, la récolte ne pourra qu’être abondante…
En résumé, la science alchimique, d’une extrême simplicité dans ses matériaux et dans sa formule, reste cependant la plus ingrate, la plus obscure de toutes, eu égard à la connaissance exacte des conditions requises, des influences exigées. C’est là qu’est son côté mystérieux, et c’est vers la solution de ce problème ardu que convergent les efforts de tous les fils d’Hermès.
Petite ville normande, qui doit à ses nombreuses maisons de bois, à ses pignons en encorbellement, le pittoresque aspect médiéval que nous lui connaissons, Lisieux, respectueuse du temps passé, nous offre, parmi tant d’autres curiosités, une jolie et fort intéressante demeure d’alchimiste.
Maison modeste, en vérité, mais qui prouve chez son auteur le souci d’humilité que les heureux bénéficiaires du trésor hermétique faisaient vœu de respecter durant leur vie entière. Elle est généralement désignée sous le nom de « Manoir de la Salamandre » et occupe le numéro 19 de la rue aux Fèves (pl. IV).
En dépit de nos recherches, il nous a été impossible d’obtenir le moindre renseignement sur ses premiers propriétaires. On ne les connaît pas. Nul ne sait, à Lisieux ou ailleurs, par qui elle fut construite, au XVIe siècle, ni quels furent les artistes qui la décorèrent. Pour ne point faillir à la tradition, sans doute, la Salamandre garde jalousement son secret et celui de l’alchimiste. Elle a fait, cependant, en 1834, l’objet d’une notice, mais celle-ci se borne à la description pure et simple des sujets sculptés que le touriste peut admirer sur sa façade. [Cf. De Formeville, Notice sur une maison du XVIe siècle, à Lisieux, dessinée et lithographiée par Challamel. Paris, Janet et Koepplin ; Lisieux, Pigeon, 1834.] Cette notice et quelques lignes insérées dans la Statistique monumentale du Calvados, de M. de Caumont (Lisieux, tome V), représentent tout ce qui a paru sur le Manoir de la Salamandre. C’est peu, et nous le regrettons. Car le minuscule, mais délicieux hôtel, édifié par la volonté d’un Adepte véritable, décoré de motifs empruntés au symbolisme hermétique, à l’allégorie traditionnelle, mérite mieux. Bien connu des Lexoviens, il est ignoré du grand public, peut-être même de beaucoup d’amateurs d’art, quoique sa décoration, tant par son abondance 68 et sa variété que par sa belle conservation, autorise à le classer au premier rang des meilleurs édifices du genre. Il y a là une lacune fâcheuse, et nous essaierons de la combler en soulignant à la fois la valeur artistique de cette élégante demeure et l’enseignement initiatique que dégagent ses sculptures.
L’étude des motifs de la façade nous permet d’affirmer, avec la conviction née d’une analyse patiente, que le constructeur du Manoir fut un alchimiste instruit, ayant donné la mesure de son talent, en d’autres termes un Adepte possesseur de la pierre philosophale. Nous certifions également que son affiliation à quelque centre ésotérique ayant, avec l’ordre dispersé des Templiers, de nombreux points de contact, se révèle indiscutable. Mais quelle pouvait être cette fraternité secrète qui s’honorait de compter au nombre de ses membres le savant philosophe de Lisieux ? Force nous est d’avouer notre ignorance et de laisser la question en suspens. Toutefois, et bien que nous ayons pour l’hypothèse une invincible répugnance, la vraisemblance, le rapport des dates et la proximité des lieux nous suggèrent certaines conjectures, que nous allons exposer à titre d’indication et sous toutes réserves.
Un siècle environ avant la construction du Manoir de Lisieux, trois compagnons alchimistes « labouraient » à Flers (Orne) et y réalisaient le Grand-Œuvre, l’an 1420. C’était Nicolas de Grosparmy, gentilhomme, Nicolas ou Noël Valois, nommé encore Le Vallois, et un prêtre du nom de Pierre Vicot ou Vitecoq. Ce dernier se qualifie lui-même « chapelain et serviteur domestique du sieur de Grosparmy ». [Cf. Bibl. nat, ms. 14789 (3032) : La Clef des Secrets de Philosophie, de Pierre Vicot, prêtre ; XVIIIe siècle.] Seul, de Grosparmy possédait quelque fortune, avec le titre de Seigneur et celui de comte de Flers. Ce fut pourtant Valois qui découvrit le premier la pratique de l’Œuvre et l’enseigna à ses compagnons, ainsi qu’il le donne à entendre dans ses Cinq Livres. Il avait alors quarante-cinq ans, ce qui reporte la date de sa naissance à l’an 1375. Les trois Adeptes écrivirent différents ouvrages, entre les années 1440 et 1450. [Nicolas de Grosparmy termine l’Abrégé de Théorique, en fournissant la date exacte d’achèvement de cet ouvrage : « lequel, dit-il, ay compilé et fait escrire et fut parfait le 29e jour de décembre l’an mil quatre cents quarente neuf ». Cf. bibl. de Rennes, ms. 158 (125), p. 111.] Aucun de ces livres n’a d’ailleurs jamais été imprimé. D’après une note annexée au manuscrit n° 158 (125) de la bibliothèque de Rennes, ce serait un gentilhomme normand, M. Bois Jeuffroy, qui aurait hérité de tous les traités originaux de Nicolas de Grosparmy, Valois et Vicot. Il en vendit la copie complète à « feu M. le comte de Flers, moyennant 1500 livres et un cheval de prix ». Ce comte de Flers 69 et baron de Tracy est Louis de Pellevé, mort en 1660, qui était arrière-petit-fils, du côté des femmes, de l’auteur Grosparmy. [Cf. Charles Vérel. Les Alchimistes de Flers. Alençon, 1889, in-8° de 34 p., dans le Bulletin de la Société historique et archéologique de l’Orne.]
Mais ces trois adeptes, qui résidaient et travaillaient à Flers dans la première moitié du XVe siècle, sont cités sans la moindre raison comme appartenant au XVIe siècle. Dans la copie que possède la bibliothèque de Rennes, il est cependant dit clairement qu’ils habitaient le château de Flers, dont Grosparmy était propriétaire, « auquel lieu ils firent l’Œuvre philosophique et composèrent leurs livres ». L’erreur initiale, consciente ou non, provient d’un anonyme, auteur de notes intitulées Remarques, écrites en marge de quelques copies manuscrites des œuvres de Grosparmy, ayant appartenu au chimiste Chevreul. Celui-ci, sans davantage contrôler la chronologie fantaisiste de ces notes, fit état des dates, systématiquement reculées d’un siècle par le scripteur anonyme, et tous les auteurs, marchant à sa suite, colportèrent à l’envi cette erreur impardonnable. Nous allons, brièvement, rétablir la vérité. Alfred de Caix, après avoir dit que Louis de Pellevé mourut dans la détresse en 1660, ajoute : [Alfred de Caix, Notice sur quelques alchimistes normands. Caen, F. Le Blanc-Hardel, 1868.] « D’après le document qui précède, la terre de Flers aurait été acquise de Nicolas de Grosparmy ; mais l’auteur des Remarques est ici en contradiction avec M. de la Ferrière, qui cite à la date de 1404 un Raoul de Grosparmy comme seigneur du lieu. » [Comte Hector de la Ferrière, Histoire de Flers, ses seigneurs, son industrie. Paris, Dumoulin, 1855.] Rien n’est plus vrai, quoique, d’autre part, Alfred de Caix paraisse accepter la chronologie falsifiée de l’annotateur inconnu. En 1404, Raoul de Grosparmy était effectivement seigneur de Beuville et de Flers [Laroque, Histoire de la maison d’Harcourt, t. II, p. 1148.], et, bien qu’on ne sache à quel titre il en devint propriétaire, le fait ne saurait être révoqué en doute. « Raoul de Grosparmy, écrit le comte Hector de la Ferrière, doit être le père de Nicolas de Grosparmy, qui, de Marie de Rœux, laissa trois fils, Jehan de Grosparmy, Guillaume et Mathurin de Grosparmy, et une fille, Guillemette de Grosparmy, mariée le 8 janvier 1496 à Germain de Grimouville. À cette date, Nicolas de Grosparmy était mort, et Jehan de Grosparmy, baron de Flers, son fils aîné, et Guillaume de Grosparmy, son second fils, accordèrent à leur sœur, en considération de son mariage, troys cens livres tournoys, argent comptant, et une rente de vingt livres par an, rachetable pour le prix de quatre cens livres tournoys. » [Chartrier du château de Flers.]
Voilà donc qui est parfaitement établi : les dates portées sur les copies 70 des divers manuscrits de Grosparmy et de Valois sont rigoureusement exactes et absolument authentiques. Dès lors, nous pourrions nous dispenser de rechercher la concordance biographique et chronologique de Nicolas Valois, puisqu’il est démontré que celui-ci fut le compagnon et le commensal du seigneur-comte de Flers. Mais il convient encore de découvrir l’origine de l’erreur imputable au commentateur, si mal informé, des manuscrits de Chevreul. Disons aussitôt qu’elle pourrait provenir d’une homonymie fâcheuse, à moins que notre anonyme, en truquant toutes les dates, n’ait voulu faire honneur à Nicolas Valois du somptueux hôtel de Caen, construit par l’un de ses successeurs.
Nicolas Valois passe pour avoir acquis, vers la fin de sa vie, les quatre terres d’Escoville, de Fontaines, de Mesnil-Guillaume et de Manneville. Le fait, cependant, n’est nullement prouvé ; aucun document ne le confirme, sinon l’affirmation gratuite et sujette à caution de l’auteur des Remarques susdites. Le vieil alchimiste, artisan de la fortune des Le Vallois et seigneurs d’Escoville, vécut en sage, selon les préceptes de discipline et de morale philosophiques. Celui qui écrivait, en 1445, pour son fils, que « la patience est l’échelle des philosophes, et l’humilité la porte de leur jardin », ne pouvait guère suivre l’exemple ni mener le train des puissants sans faillir à ses convictions. Il est donc probable qu’à soixante-dix ans, dépourvu d’autre préoccupation matérielle que celle de ses ouvrages, il acheva au château de Flers une existence de labeur, de calme et de simplicité, en compagnie des deux amis avec lesquels il avait réalisé le Grand-Œuvre. Ses dernières années furent, en effet, consacrée à la rédaction des œuvres destinées à parfaire l’éducation scientifique de son fils, connu seulement sous l’épithète du « pieux et noble chevalier », auquel Pierre Vicot donnait l’instruction initiatique orale. [Œuvres manuscrites de Grosparmy, Valois et Vicot. Bibl. de Rennes, ms. 160 (124) ; fol. 90, Livre second de Me Pierre de Vitecoq, prebstre : « A vous, noble et valleureux chevallier, j’adresse et confie en vos mains le plus grand secret qui fut jamais aperceu d’aucun vivant… » Fol. 139, Récapitulation de Me Pierre Vicot, avec préface adressée au « Noble et pieux chevallier », fils de Nicolas Valois.] C’est le prêtre Vicot qui est effectivement sous-entendu dans ce passage du manuscrit de Valois : « Au nom de Dieu Tout puissant, sçache, mon fils bien aymé, l’intention de nature par les enseignemens cy apres declarez. Quand, aux derniers jours de ma vie, mon corps prest d’abandonner mon âme ne faisoit plus qu’attendre l’heure du Seigneur et du dernier soupir, desir me prins de te laisser comme un Testament et dernière volonté, ces paroles par lesquelles te sera enseigné plusieurs belles choses touchant la tres digne transmutation metalique… C’est pourquoy je t’ay fait enseigner 71 les principes de la Philosophie naturelle, afin de te rendre plus capable de cette sainte Science. » [Œuvres de Grosparmy, Valois et Vicot. Bibl nat., mss. 12246 (2526), 12298 et 12299 (435), XVIIe siècle. — Bibl de l’Arsenal, ms. 2516 (166, S. A. F.), XVIIe siècle. — Cf bibl. de Rennes ; ms. 160 (124), fol. 139 : « S’ensuit la recapitulation de Me Pierre Vicot, prebstre… sur les precedens ecrits qu’il a fait pour instruire le fils du sieur Le Vallois en cette Science, apres la mort dudit Le Vallois, son père. »]
Les Cinq Livres de Nicolas Valois, au commencement desquels figure ce passage, portent la date de 1445, — sans doute celle de leur achèvement, — ce qui donnerait à penser que l’alchimiste, contrairement à la version de l’auteur des Remarques, mourut dans un âge avancé. On peut supposer que son fils, élevé et instruit suivant les règles de la sagesse hermétique, dut se contenter d’acquérir les terres du domaine d’Escoville, ou d’en toucher les revenus s’il les avait héritées de Nicolas Valois. Quoi qu’il en soit, et bien qu’aucun témoignage écrit ne vienne nous aider à combler cette lacune, une chose demeure certaine, c’est que le fils de l’alchimiste, Adepte lui-même, n’a jamais fait bâtir tout ou partie de ce domaine ; il ne fit point davantage de démarche pour l’entérinement du titre qui s’y trouvait attaché ; personne, enfin, ne sait s’il vécut à Flers, comme son père, ou s’il fixa sa résidence à Caen. C’est probablement au premier possesseur reconnu des titres d’écuyer et seigneur d’Escoville, du Mesnil-Guillaume et autres lieux qu’est dû le projet d’édification de l’hôtel du Grand-Cheval, réalisé par Nicolas Le Valois, son fils aîné, en la ville de Caen. En tout cas, nous savons de source certaine que Jean Le Valois, premier du nom, petit fils de Nicolas, « comparut le 24 mars 1511, en habillement de brigandine et de salade, à la montre des nobles du bailliage de Caen, suivant un certificat du Lieutenant général dudit bailliage, daté du même jour ». Il laissa Nicolas Le Valois, seigneur d’Escoville et du Mesnil-Guillaume, né l’an 1494, et marié le 7 avril 1534 à Marie du Val, qui lui donna pour fils Louis de Valois, écuyer, seigneur d’Escoville, né à Caen le 18 septembre 1536, lequel devint, par la suite, conseiller-secrétaire du roi.
C’est donc Nicolas Le Valois, arrière-petit-fils de l’alchimiste de Flers, qui fit entreprendre les travaux de l’hôtel d’Escoville, lesquels exigèrent une dizaine d’années, de 1530 à 1540 environ. [Eugène de Robillard de Beaurepaire. Caen illustré, son histoire, ses monuments. Caen, F. Leblanc-Hardel, 1896, p. 436.] C’est au même Nicolas Le Valois que notre anonyme, trompé peut-être par la similitude des noms, attribue les travaux de Nicolas Valois, son ancêtre, en transportant à Caen ce qui eut Flers pour théâtre. Au rapport de de Bras (Les Recherches et antiquitez de la ville de Caen, p. 132), Nicolas 72 Le Valois serait mort jeune, l’an 1541. « Le vendredy, jour des Roys, mil cinq cents quarante et un, écrit le vieil historien, Nicolas Le Valois, sieur d’Escoville, Fontaines, Mesnil-Guillaume et Manneville, le plus opulent de la ville lors : ainsi qu’il se devoit asseoir à sa table, à la salle du Pavillon de ce beau et superbe logis, pres le Carrefour Saint-Pierre, qu’il avoit fait bastir l’an precedent, en mangeant une huistre à l’escalle, luy aagé deviron quarante sept ans, tomba mort subitement d’une apoplexie qui le suffoqua. »
On désignait, dans la localité, l’hôtel d’Escoville sous le nom d’Hôtel du Grand-Cheval. [Une inscription, gravée sur la belle façade méridionale qui forme le fond de la cour, porte le millésime de 1535.] Selon le témoignage de Vauquelin des Yveteaux, Nicolas Le Valois, son propriétaire, y aurait achevé le Grand-Œuvre, « en la ville où les hieroglyphes de la maison qu’il y fist bastir et que l’on y voit encore, en la place Saint-Pierre, vis-à-vis de grande église de ce nom, font foy de sa science ». « Il y aurait donc des hiéroglyphes, ajoute Robillard de Beaurepaire, dans les sculptures de l’hôtel du Grand-Cheval ; il serait alors possible que tous ces détails, qui semblent incohérents, eussent une signification très précise pour l’auteur de la construction et pour tous les adeptes de la science hermétique, versés dans les formules mystérieuses des anciens philosophes, des mages, des brahmes et des cabalistes. » Malheureusement, de toutes les statues qui décoraient cet élégant logis, la pièce principale, au point de vue alchimique, « celle qui, placée au-dessus de la porte, frappait tout d’abord le regard du passant et avait donné son nom à l’habitation, le Grand-Cheval, décrit et célébré par tous les auteurs contemporains, n’existe plus aujourd’hui ». Elle fut impitoyablement brisée en 1793. Dans son ouvrage intitulé Les Origines de Caen, Daniel Huet soutient que la statue équestre appartenait à une scène de l’Apocalypse (ch. XIX, v. 11), contre l’opinion de Bardou, curé de Cormelles, qui y voyait Pégase, et de de la Roque, lequel reconnaissait en elle la propre effigie d’Hercule. Dans une lettre adressée à Daniel Huet par le père de la Ducquerie, celui-ci dit que « la figure du grand cheval qui est au frontispice de la maison de M. Le Valois d’Ecoville n’est pas, comme l’a cru M. de la Roque, et après lui plusieurs autres, un Hercule ; c’est une vision de l’Apocalypse. Cela est constaté par l’inscription qui est au-dessous. Sur la cuisse de ce cavalier sont écrits ces mots de l’Apocalypse : Rex Regum et Dominus Dominantium, le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs ». Un autre correspondant du savant prélat d’Avranches, le médecin Dubourg, est entré à cet égard dans des détails plus circonstanciés. « Pour respondre à vostre lettre, écrivait-il, je commence à vous dire qu’il y a deux représentations en bas-relief, l’une 73 en haut, où est représenté ce grand cheval en l’air, ayant des nuées soubs ses pieds de devant. L’homme qui est dessus avoit une espée devant luy, mais elle n’y est plus ; il tient en sa main droite une longue verge de fer ; au-dessus de luy et derriere luy, il paroist en l’air des cavalliers qui le suivent, et devant luy et au-dessus, un ange dans le soleil. Au-dessous du rond de la porte, il y a encore une representation de l’homme à cheval, en petit, sur un tas de corps morts et de chevaux que les oiseaux mangent. Il est tourné du côté de l’Orient, à l’opposite de l’autre, et au devant de luy le faux profette y est représenté, et le dragon à plusieurs testes, et des cavalliers contre lesquels le cavallier semble aller. Il tourne la teste en derriere, comme pour voir la representation du faux profette et du dragon, qui entre dans un vieux chasteau, d’où il sort des flammes, dans lesquelles ce faux profette est desja à moitié corps. Il y a de l’escriture sur la cuisse du grand cavallier, et à plusieurs endroits, comme le Roy des Roys, le Seigneur des Seigneurs, et autres tirés du chapitre XIX de l’Apocalypse. Comme ces lettres ne sont point gravées, je croy qu’elles ont esté escrites il n’y a pas long temps, mais il y a un marbre tout haut où il est escrit : Et c’estoit son nom, la Parole de Dieu ». [Cette Parole de Dieu, qui est le Verbum demissum du Trévisan et la Parole perdue des francs-maçons médiévaux, désigne le secret matériel de l’Œuvre, dont la révélation constitue le Don de Dieu, et sur la nature, le nom vulgaire ou l’emploi duquel tous les philosophes conservent un impénétrable silence. Il est donc évident que le bas-relief qui accompagnait l’inscription devait avoir trait au sujet des sages, et probablement aussi à la manière de le travailler. C’est ainsi que l’on entrait dans l’Œuvre, de même qu’en l’hôtel d’Escoville, par la porte symbolique du Grand-Cheval.]
Notre intention n’est point d’entreprendre ici l’étude de la statuaire symbolique chargée d’exprimer ou d’exposer les principaux arcanes de la science. Cette demeure philosophale, très connue, souvent décrite, pourra faire le sujet d’interprétations personnelles des amateurs de l’Art sacré. Nous nous bornerons à signaler quelques figures particulièrement instructives et dignes d’intérêt. C’est d’abord le dragon du tympan mutilé de la porte d’entrée, à gauche, sous le péristyle qui précède l’escalier de la lanterne. Sur la façade latérale, deux belles statues, représentant David et Judith, doivent retenir l’attention ; cette dernière est accompagnée d’un sizain de l’époque :
« On voit icy le pourtraict
De Judith la vertueuse
Comme par un hautain faict
Coupa la teste fumeuse
D’Holopherne qui l’heureuse
Jerusalem eut defaict. »
Au-dessus 74 de ces grandes figures, se voient deux scènes, l’une retraçant l’enlèvement d’Europe, l’autre la délivrance d’Andromède par Persée, lesquelles offrent une signification analogue à celle de l’enlèvement fabuleux de Déjanire, suivi de la mort de Nessos, que nous analyserons plus loin, en parlant du mythe d’Adam et Ève. Dans un autre pavillon, on lit sur la frise intérieure d’une fenêtre : Marsyas victus obmutescit. « C’est, dit Robillard de Beaurepaire, une allusion au tournoi musical entre Apollon et Marsyas, dans lequel figurent, en qualité de comparses, les porteurs d’instruments que nous distinguons plus haut. [Il est fréquent de rencontrer, sur les demeures d’alchimistes, parmi d’autres emblèmes hermétiques, des musiciens ou des instruments de musique. Entre les disciples d’Hermès, la science alchimique, nous dirons pourquoi dans le cours de l’ouvrage, était nommée l’Art de musique.] Enfin, pour couronner le tout, au-dessus du lanternon, une petite figure, aujourd’hui bien fruste, dans laquelle M. Sauvageon, il y a plusieurs années, a cru pouvoir reconnaître Apollon, dieu du jour et de la lumière ; et, au-dessous de la coupole de la grande lanterne, dans une sorte de petit temple aptère, la statue très reconnaissable de Priape. Nous serions, par exemple, ajoute l’auteur, bien embarrassé pour expliquer quelle signification précise il faut attribuer au personnage à physionomie grave, que coiffe un turban hébraïque ; à celui qui émerge si vigoureusement d’un oculus peint, tandis que son bras traverse l’épaisseur de l’entablement ; à une fort belle représentation de sainte Cécile jouant du théorbe ; aux forgerons dont les marteaux, au bas des pilastres, frappent sur une enclume absente ; aux décorations extérieures, si originales, de l’escalier de service, avec la devise : Labor improbus omnia vincit… [« Méprisé, l’œuvre triomphe de tout. »] Il n’eût peut-être pas été d’ailleurs inutile, pour pénétrer le sens de toutes ces sculptures, de s’enquérir des tendances d’esprit et des occupations habituelles de celui qui les avait ainsi prodiguées sur sa demeure. On sait que le seigneur d’Écoville était l’un des hommes les plus riches de la Normandie ; ce que l’on sait moins, c’est que de tout temps il s’était adonné avec une ardeur passionnée aux recherches mystérieuses de l’alchimie. »
De cet exposé succinct, nous devons surtout retenir qu’il existait à Flers, au XVe siècle, un noyau de philosophes hermétiques ; que ceux-ci ont pu former des disciples, — ce qui est confirmé par la science transmise aux successeurs de Nicolas Valois, les seigneurs d’Escoville, — et créer un centre initiatique ; que la ville de Caen étant à distance à peu près égale de Flers et de Lisieux, il serait possible que l’Adepte inconnu, retiré au Manoir de la Salamandre, eût reçu sa première instruction 75 de quelque maître appartenant au groupe occulte de Flers ou de Caen.
Il n’y a, dans cette hypothèse, ni impossibilité matérielle, ni invraisemblance ; mais nous ne saurions toutefois lui attribuer plus de valeur qu’on peut en attendre de ce genre de supputations. Aussi, prions-nous le lecteur de la recevoir comme nous la lui offrons, c’est-à-dire avec toute la circonspection désirable, et au titre de simple probabilité.
Nous voici à l’entrée, close depuis longtemps, du joli manoir.
La beauté du style, le choix heureux des motifs, la délicatesse de l’exécution font de cette petite porte l’un des plus agréables spécimens de la sculpture sur bois au XVIe siècle. C’est une joie pour l’artiste, autant qu’un trésor pour l’alchimiste, que ce paradigme hermétique exclusivement consacré au symbolisme de la voie sèche, la seule que les auteurs aient réservée sans en fournir d’explication (pl. V).
Mais, afin de rendre plus sensible aux étudiants la valeur particulière des emblèmes analysés, nous respecterons l’ordre du travail sans nous laisser guider par des considérations de logique architecturale ou d’ordre esthétique.
Sur le tympan de l’huis aux panneaux sculptés, on remarque un intéressant groupe allégorique composé d’un lion et d’une lionne se faisant vis-à-vis. Ils tiennent tous deux, par leurs pattes antérieures, un masque humain personnifiant le soleil, cerné d’une liane recourbée en manche de miroir. Lion et lionne, principe mâle et vertu femelle, reflètent l’expression physique des deux natures, de forme semblable, mais de propriétés contraires, que l’art doit élire au début de la pratique. De leur union, accomplie selon certaines règles secrètes, provient cette double nature, matière mixte que les sages ont nommée androgyne, leur hermaphrodite ou Miroir de l’Art. C’est cette substance, à la fois positive et négative, patient contenant son propre agent, qui est la base, le fondement du Grand-Œuvre. De ces deux natures, envisagées séparément, celle qui joue le rôle de matière féminine est seule signée et alchimiquement nommée sur le corbeau portant la saillie d’une poutre de l’étage supérieur. On y voit la figure d’un dragon ailé, à queue recourbée en boucle. Ce dragon est l’image et le symbole du corps primitif et volatil, véritable et unique sujet sur lequel on doit tout d’abord travailler. Les philosophes lui ont donné une multitude de noms divers, en dehors de celui sous lequel il est vulgairement connu. 76 C’est ce qui a causé et cause encore tant d’embarras, tant de confusion aux débutants, à ceux-là surtout qui se soucient peu des principes et ignorent jusqu’où peut s’étendre la possibilité de la nature. Malgré l’opinion générale qui veut que notre sujet n’ait jamais été désigné, nous affirmons, au contraire, que beaucoup d’ouvrages le nomment et que tous le décrivent. Mais, s’il est cité chez les bons auteurs, on ne saurait soutenir qu’il soit souligné ni montré expressément ; souvent même, on le rencontre classé parmi les corps rejetés comme impropres ou étrangers à l’Œuvre. Procédé classique dont les Adeptes se sont servis pour écarter les profanes et leur dérober l’entrée secrète de leur jardin.
Son nom traditionnel, pierre des philosophes, dépeint assez ce corps pour servir de base utile à son identification. Il est, en effet, véritablement pierre, parce qu’il présente, au sortir de la mine, les caractères extérieurs communs à tous les minerais. C’est le chaos de sages, dans lequel les quatre éléments sont enfermés, mais confus et désordonnés. C’est notre vieillard et le père des métaux, ceux-ci lui devant leur origine, puisqu’il représente la première manifestation métallique terrestre. C’est notre arsenic, la cadmie, l’antimoine, la blende, la galène, le cinabre, le colcothar, l’aurichalque, le réalgar, l’orpiment, la calamine, la tuthie, le tartre, etc. Tous les minerais, par la voix hermétique, lui ont apporté l’hommage de leur nom. On l’appelle encore dragon noir couvert d’écailles, serpent venimeux, fille de Saturne et « la plus aimée de ses enfants ». Cette substance primaire a vu son évolution interrompue par interposition et pénétration d’un soufre infect et combustible, qui en empâte le pur mercure, le retient et le coagule. Et, bien qu’il soit entièrement volatil, ce mercure primitif, corporifié sous l’action siccative du soufre arsenical, prend l’aspect d’une masse solide, noire, dense, fibreuse, cassante, friable, que son peu d’utilité rend vile, abjecte, méprisable aux yeux des hommes. Dans ce sujet, — parent pauvre de la famille des métaux — l’artiste éclairé trouve cependant tout ce dont il a besoin pour commencer et parfaire son grand ouvrage, car il y entre, disent les auteurs, au début, au milieu et à la fin de l’Œuvre. Aussi, les anciens l’ont-ils comparé au Chaos de la Création, où les éléments et les principes, les ténèbres et la lumière se trouvaient confondus, entremêlés et hors d’état de réagir les uns sur les autres. C’est la raison pour laquelle ils ont dépeint symboliquement leur matière en son premier être sous la figure du monde, qui contenait en soi les matériaux de notre globe hermétique, ou microcosme, assemblés sans ordre, sans forme, sans rythme ni mesure. [Cf. Basile Valentin. Les douze Clefs de la Philosophie, éditions de Minuit, 1956, neuvième figure, p. 185.]
Notre globe, reflet et miroir du macrocosme, n’est donc qu’une parcelle du Chaos primordial, destinée, par la volonté divine, au renouvellement 77 élémentaire dans les trois règnes, mais qu’une suite de circonstances mystérieuses a orientée et dirigée vers le règne minéral. Ainsi informé et spécifié, soumis aux lois régissant l’évolution et la progression minérales, ce chaos devenu corps contient confusément la plus pure semence et la plus proche substance qu’il y ait des minéraux et des métaux. La matière philosophale est donc d’origine minérale et métallique. Partant, il ne la faut chercher qu’en la racine minérale et métallique, laquelle, dit Basile Valentin au livre des Douze Clefs, fut réservée par le Créateur et promise à la génération seule des métaux. En conséquence, celui qui recherchera la pierre sacrée des philosophes avec l’espoir de rencontrer ce petit monde dans les substances étrangères au règne minéral et métallique, celui-là n’arrivera jamais au terme de ses desseins. Et c’est pour détourner l’apprenti du chemin de l’erreur que les auteurs anciens lui enseignent de toujours suivre la nature. Parce que la nature n’agit que dans l’espèce qui lui est propre, ne se développe ni ne se perfectionne qu’en elle-même et par elle-même, sans qu’aucune chose hétérogène vienne entraver sa marche ou contrarier l’effet de son pouvoir générateur.
Au poteau d’huisserie gauche de la porte que nous étudions, un sujet en haut-relief attire et retient l’attention. Il figure un homme richement vêtu du pourpoint à manches, coiffé d’une sorte de mortier, et la poitrine blasonnée d’un écu montrant l’étoile à six pointes. Ce personnage de condition, campé sur le couvercle d’une urne aux parois repoussées, sert à indiquer, suivant la coutume du moyen âge, le contenu du vaisseau. C’est la substance qui, au cours des sublimations, s’élève au-dessus de l’eau, qu’elle surnage comme une huile ; c’est l’Hypérion et le Vitriol de Basile Valentin, le lion vert de Ripley et de Jacques Tesson, en un mot la véritable inconnue du grand problème. Ce chevalier, de belle allure et de céleste lignée, n’est point un étranger pour nous : plusieurs gravures hermétiques nous l’ont rendu familier. Salomon Trismosin, dans la Toyson d’Or, le montre debout, les pieds posés sur les bords de deux vasques remplies d’eau, lesquelles traduisent l’origine et la source de cette fontaine mystérieuse ; eau de nature et de propriété double, issue du lait de la Vierge et du sang du Christ ; eau ignée et feu aqueux, vertu des deux baptêmes dont il est parlé dans les Évangiles : « Pour moi, je vous baptise dans l’eau ; mais il en viendra un autre plus puissant que moi, et je ne suis pas digne de dénouer le cordon de ses sandales. C’est lui qui vous baptisera dans le Saint-Esprit et dans le feu. Il a le van en main, et il nettoiera son aire ; il amassera le blé dans son grenier, et il brûlera la paille dans un feu qui ne s’éteindra jamais. » [Saint Luc, ch. III, v. 16, 17. — Marc, ch. I, v. 6, 7, 8. — Jean, ch. I, v. 32 à 34.] Le manuscrit du Philosophe Solidonius reproduit 78 le même sujet sous l’image d’un calice plein d’eau, d’où émergent à mi-corps deux personnages, au centre d’une composition assez touffue résumant l’ouvrage entier. Quant au traité de l’Azoth, c’est un ange immense, — celui de la parabole de saint Jean, dans l’Apocalypse, — qui foule la terre d’un pied et la mer de l’autre, tandis qu’il élève une torche enflammée de la main droite et comprime, de la gauche, une outre gonflée d’air, figures claires du quaternaire des éléments premiers : terre, eau, air, feu. Le corps de cet ange, dont deux ailes remplacent la tête, est couvert par le sceau du livre ouvert, orné de l’étoile cabalistique et de la devise en sept mots du Vitriol : Visita Interiora Terrae, Rectificandoque, Invenies Occultum Lapidem. « Je vis ensuite, écrit saint Jean, un autre ange fort et puissant, qui descendait du ciel, revêtu d’une nuée, et ayant un arc-en-ciel sur sa tête. Son visage était comme le soleil, et ses pieds comme des colonnes de feu. Il avait à la main un petit livre ouvert, et il mit son pied droit sur la mer, et son pied gauche sur la terre. Et il cria d’une voix forte, comme un lion qui rugit ; et après qu’il eut crié, sept tonnerres firent éclater leur voix. Et les sept tonnerres ayant fait retentir leur voix, j’allais écrire ; mais j’entendis une voix du ciel qui me dit : Tenez sous le sceau les paroles des sept tonnerres, et ne les écrivez point… Et cette voix que j’avais entendue dans le ciel s’adressa encore à moi et me dit : Allez prendre le petit livre ouvert qui est dans la main de l’ange qui se tient debout sur la mer et sur la terre. J’allais donc trouver l’ange et je lui dis : Donnez-moi le petit livre. Et il me dit : Prenez-le et le dévorez ; il vous causera de l’amertume dans le ventre, mais dans votre bouche il sera doux comme du miel. »
[Apocalypse, ch. X, v. 1 à 4, 8 et 9. — Cette parabole, fort instructive, se trouve reproduite avec quelques variantes, qui en précisent le sens hermétique, dans la Vision survenue en songeant à Ben Adam, au temps du règne du roy d’Adama, laquelle a esté mise en lumière par Floretus à Bethabor. Bibl. de l’Arsenal, ms. 3022 (168, S. A. F.) p. 14. Voici la partie du texte susceptible de nous intéresser :
« Et j’entendis de rechef une voix du ciel, parlant à moy, et disant :
« Va, et prens ce livret ouvert, de la main de cet ange qui se tient sur la mer et sur la terre. — Et j’allay vers l’ange et luy dis : Baille moy ce livret. — Et je pris ce livret de la main de l’ange, et le luy donnay pour l’engloustir. Et, comme il l’eust mangé, il eust des tranchées au ventre si fort, qu’il en vint tout noir comme du charbon ; et comme il estoit dans ceste noirceur, le soleil luisit clair comme au plus chaud midy, et de là changea sa forme noire comme un marbre blanc ; jusqu’à ce qu’enfin le soleil estant au plus haut, il devint tout rouge comme du feu… Et alors le tout s’esvanouit…
« Et du lyeu où l’ange parloit, s’éleva une main tenant un verre dans lequel il sembloit y avoir une pouldre de couleur de rose rouge… Et j’entendis un grand écho disant :
« Suivés la nature, suivés la nature ! ».]
Ce produit, allégoriquement exprimé par l’ange ou l’homme, — attribut 79 de l’évangéliste saint Matthieu, — n’est autre que le mercure des philosophes, de nature et de qualité double, en partie fixe et matériel, en partie volatil et spirituel, lequel suffit pour commencer, achever et multiplier l’ouvrage. C’est là l’unique et seule matière dont nous avons besoin, sans nous soucier d’en querir d’autre ; mais il est nécessaire de savoir, afin de ne point errer, que c’est à partir de ce mercure et de son acquisition que les auteurs commencent généralement leurs traités. C’est lui qui est la minière et la racine de l’or, et non le métal précieux, absolument inutile et sans emploi dans la voie que nous étudions. Eyrenée Philalèthe dit, avec beaucoup de vérité, que notre mercure, à peine minéral, est moins encore métallique, parce qu’il ne renferme que l’esprit ou la semence métallique, tandis que le corps tend à s’éloigner de la qualité minérale. C’est cependant l’esprit de l’or, enclos dans une huile transparente, aisément coagulable ; le sel des métaux, car toute pierre est sel, et le sel de notre pierre, car la pierre des philosophes, qui est ce mercure dont nous parlons, est le sujet de la pierre philosophale. De là vient que plusieurs Adeptes, voulant créer la confusion, l’ont appelé nitre ou salpêtre (sal petri, sel de pierre), et copié le signe de l’un sur l’image de l’autre. Davantage, sa structure cristalline, sa ressemblance physique avec le sel fondu, sa transparence ont permis de l’assimiler aux sels et lui en ont fait attribuer tous les noms. Il devient ainsi, tour à tour, selon la volonté ou la fantaisie des écrivains, le sel marin et le sel gemme, le sel alembroth, le sel de Saturne, le sel des sels. C’est aussi le fameux vitriol vert, oleum vitri, que Pantheus décrit comme étant la chrysocolle, d’autres le borax ou atincar ; le vitriol romain parce que Ῥώμη, nom grec de la Ville éternelle, signifie force, vigueur, puissance, domination ; le minéral de Pierre-Jean Fabre, parce qu’en lui, dit-il, l’or y vit (vitryol). On le surnomme également Protée, à cause de ses métamorphoses pendant le travail, et aussi Caméléon (Χαμαιλέων, lion rampant), parce qu’il revêt successivement toutes les couleurs du spectre.
Voici maintenant le dernier sujet décoratif de notre porte. C’est une salamandre servant de chapiteau à la colonnette torse du jambage droit. Elle nous paraît être, en quelque sorte, la fée protectrice de cette agréable demeure, car nous la retrouvons sculptée sur le corbeau du pilier médian, situé au rez-de-chaussée, et jusque sur la lucarne du grenier. Il semblerait même, étant donné la répétition voulue du symbole, que notre alchimiste eût eu une préférence marquée pour ce reptile héraldique. Nous ne prétendons pas insinuer, par là, qu’il ait pu lui attribuer le sens érotique et grossier que prisait tant François Ier ; ce serait insulter l’artisan, déshonorer la science, outrager la vérité à l’instar du débauché de haute race, mais de basse intellectualité, auquel 80 nous regrettons devoir jusqu’au nom paradoxal de Renaissance. [« On surnomme François Ier le Père des Lettres, et cela pour quelques faveurs qu’il accorda à trois ou quatre écrivains ; mais oublie-t-on que ce Père des Lettres donna, en 1535, des lettres patentes par lesquelles il prohibait l’imprimerie sous peine de la hart ; qu’après avoir proscrit l’imprimerie il établi une censure pour empêcher la publication et la vente des livres précédemment imprimés ; qu’il attribua à la Sorbonne le droit d’inquisition sur les consciences ; que, d’après l’édit royal, la possession d’un livre ancien condamné et proscrit par la Sorbonne exposait les possesseurs à la peine de mort, si ce livre était trouvé dans son domicile, où les sbires de la Sorbonne avaient la faculté de faire perquisition ; qu’il se montra, pendant tout son règne, implacable ennemi de l’indépendance de l’esprit et du progrés des lumières, autant que fanatique protecteur des plus fougueux théologiens et des absurdités scolastiques les plus contraires au véritable esprit de la religion chrétienne ?… Quel encouragement pour les sciences et les belles-lettres ! On ne peut voir dans François Ier qu’un fou brillant qui fit le malheur et la honte de la France. » Abbé de Montgaillard, Histoire de France. Paris, Moutardier, 1827, t. I, p. 183.] Mais un trait singulier du caractère humain porte l’homme à chérir davantage ce pour quoi il a souffert et peiné le plus ; cette raison nous permettrait sans doute d’expliquer le triple emploi de la salamandre, hiéroglyphe du feu secret des sages. C’est qu’en effet, parmi les produits annexes entrant dans le travail en qualité d’aidants ou de serviteurs, aucun n’est de recherche plus ingrate ni d’identification plus laborieuse que celui-ci. On peut encore, dans les préparations accessoires, employer aux lieu et place des adjuvants requis, certains succédanés capables de fournir un résultat analogue ; cependant, dans l’élaboration du mercure, rien ne saurait se substituer au feu secret, à cet esprit susceptible de l’animer, de l’exalter et de faire corps avec lui, après l’avoir extrait de la matière immonde. « Je vous plaindrois beaucoup, écrit Limojon de Saint-Didier, si, comme moy, après avoir connu la véritable matière, vous passiés quinze années entièrement dans le travail, dans l’estude et dans la méditation, sans pouvoir extraire de la pierre le suc precieux qu’elle renferme dans son sein, faute de connoistre le feu secret des sages, qui fait couler de cette plante seiche et aride en apparence une eau qui ne mouille pas les mains. » [Limojon de Saint-Didier. Lettre aux vrays Disciples d’Hermès, dans le Triomphe hermétique. Amsterdam. Henry Wetstein, 1699, p. 150.] Sans lui, sans ce feu caché sous une forme saline, la matière préparée ne pourrait être évertuée ni remplir ses fonctions de mère, et notre labeur demeurerait à jamais chimérique et vain. Toute génération demande l’aide d’un agent propre, déterminé au règne dans lequel la nature l’a placé. Et toute chose porte semence. Les animaux naissent d’un œuf ou d’un ovule fécondé ; les végétaux proviennent d’une graine rendue prolifique ; de même, les minéraux et les métaux ont pour semence une liqueur métallique fertilisée par le feu minéral. Celui-ci 81 est donc l’agent actif introduit par l’art dans la semence minérale, et c’est lui, nous dit Philalèthe « qui fait le premier tourner l’essieu et mouvoir la roue ». Par là, il est facile de comprendre de quelle utilité est cette lumière métallique, invisible, mystérieuse, et avec quel soin nous devons chercher à la connaître, à la distinguer par ses qualités spécifiques, essentielles et occultes.
Salamandre, en latin salamandra, vient de sal, sel, et de mandra, qui signifie étable, et aussi creux de roche, solitude, ermitage. Salamandra est donc le nom du sel d’étable, sel de roche ou sel solitaire. Ce mot prend dans la langue grecque une autre acceptation, révélatrice de l’action qu’il provoque. Σαλαμάνδρα apparaît formé de Σάλα, agitation, trouble, employé sans doute pour σάλος ou ζάλη, eau agitée, tempête, fluctuation, et de μάνδρα, qui a le même sens qu’en latin. De ces étymologies, nous pouvons tirer cette conclusion que le sel, esprit ou feu, prend naissance dans une étable, un creux de roche, une grotte… C’en est assez. Couché sur la paille de sa crèche, en la grotte de Bethléem, Jésus n’est-il pas le nouveau soleil apportant la lumière au monde ? N’est-il pas Dieu lui-même, sous son enveloppe charnelle et périssable ? Qui donc a dit : Je suis l’Esprit et je suis la Vie ; je suis venu mettre le Feu dans les choses ?
Ce feu spirituel, informé et corporifié en sel, c’est le soufre caché, parce qu’au cours de son opération il ne se rend jamais manifeste ni sensible à nos yeux. Et cependant ce soufre, tout invisible qu’il soit, n’est point une ingénieuse abstraction, un artifice de doctrine. Nous savons l’isoler, l’extraire du corps qui le recèle, par un moyen occulte et sous l’aspect d’une poudre sèche, laquelle, en cet état, devient impropre et sans effet dans l’art philosophique. Ce feu pur, de même essence que le soufre spécifique de l’or, mais moins digéré, est, par contre, plus abondant que celui du métal précieux. C’est pourquoi il s’unit aisément au mercure des minéraux et métaux imparfaits. Philalèthe nous assure qu’on le trouve caché au ventre d’Aries, ou du Bélier, constellation que parcourt le soleil au mois d’avril. Enfin, pour le désigner mieux encore, nous ajouterons que ce Bélier « qui cache en soy l’acier magique » porte ostensiblement sur son écu l’image du sceau hermétique, astre aux six rayons. C’est donc dans cette matière très commune, qui nous paraît simplement utile, que nous devons rechercher le mystérieux feu solaire, sel subtil et soufre spirituel, lumière céleste diffuse dans les ténèbres du corps, sans laquelle rien ne se peut faire et que rien ne saurait remplacer.
Nous avons signalé plus haut la place importante qu’occupe, parmi les sujets emblématiques du petit hôtel de Lisieux, la salamandre, enseigne particulière de son modeste et savant propriétaire. On la retrouve, 82 disions-nous, jusque sur la lucarne du faîte, presque inaccessible et dressée en plein ciel. Elle y étreint le poinçon du chapeau, entre deux dragons sculptés parallèlement sur le bois des jouées (pl. VI). Ces deux dragons, l’un aptère (ἄπτερος, sans ailes), l’autre chrysoptère (χρυσόπτερος, aux ailes dorées), sont ceux dont parle Nicolas Flamel en ses Figures Hierogliphiques, et que Michel Maïer (Symbola aureae mensae, Francofurti, 1617) regarde comme étant, avec le globe surmonté de la croix, des symboles particuliers au style du célèbre Adepte. Cette simple constatation démontre la connaissance étendue que l’artiste lexovien avait des textes philosophiques et du symbolisme spécial à chacun de ses prédécesseurs. D’autre part, le choix même de la salamandre nous mène à penser que notre alchimiste dut chercher longtemps et employer de nombreuses années à la découverte du feu secret. L’hiéroglyphe dissimule, en effet, la nature physico-chimique des fruits du jardin d’Hespéra, fruits dont la maturité tardive ne réjouit le sage qu’en sa vieillesse, et qu’il ne cueille guère qu’au soir de la vie, au couchant (Ἑσπερίς) d’une laborieuse et pénible carrière. Chacun de ces fruits est le résultat d’une condensation progressive du feu solaire par le feu secret, verbe incarné, esprit céleste corporifié dans toutes les choses de ce monde. Et ce sont les rayons assemblés et concentrés de ce double feu qui colorent et animent un corps pur, diaphane, clarifié, régénéré, de brillant éclat et d’admirable vertu.
Parvenu à ce point d’exaltation, le principe igné, matériel et spirituel, par son universalité d’action, devient assimilable aux corps compris dans les trois règnes de la nature ; il exerce son efficacité aussi bien chez les animaux et chez les végétaux qu’à l’intérieur des corps minéraux et métalliques. C’est là le rubis magique, agent pourvu de l’énergie, de la subtilité ignées, et revêtu de la couleur et des multiples propriétés du feu. C’est là encore l’Huile de Christ ou de cristal, le lézard héraldique qui attire, dévore, vomit et fournit la flamme, étendu sur sa patience comme le vieux phénix sur son immortalité.
Sur le pilier médian du rez-de-chaussée, le visiteur découvre un curieux bas-relief. Un singe y est occupé à manger les fruits d’un jeune pommier, à peine plus élevé que lui (pl. VII).
Devant ce sujet, qui traduit pour l’initié la réalisation parfaite, nous abordons l’Œuvre par la fin. Les brillantes fleurs, dont les couleurs vives et chatoyantes faisaient la joie de notre artisan, se sont fanées et éteintes les unes après les autres ; les fruits ont alors pris forme et, de verts qu’ils étaient au commencement, s’offrent maintenant 83 à lui parés d’une brillante enveloppe pourprée, sûr indice de leur maturité et de leur excellence.
C’est que l’alchimiste, dans son patient travail, doit être le scrupuleux imitateur de la nature, le singe de la création, suivant l’expression génuine de plusieurs maîtres. Guidé par l’analogie, il réalise en petit, avec ses faibles moyens et dans un domaine restreint, ce que Dieu fit en grand dans l’univers cosmique. Ici, l’immense ; là, le minuscule. À ces deux extrémités, même pensée, même effort, volonté semblable en sa relativité. Dieu fait tout de rien : il crée. L’homme prend une parcelle de ce tout et la multiplie : il prolonge et continue. Ainsi le microcosme amplifie le macrocosme. Tel est son but, sa raison d’être ; telle nous parait être sa véritable mission terrestre et la cause de son propre salut. En haut, Dieu ; en bas, l’homme. Entre le Créateur immortel et sa créature périssable, toute la Nature créée. Cherchez : vous ne trouverez rien de plus, ni ne découvrirez rien de moins, que l’Auteur du premier effort, relié à la masse des bénéficiaires de l’exemple divin, soumis à la même volonté impérieuse d’activité constante, d’éternel labeur.
Tous les auteurs classiques sont unanimes à reconnaître que le Grand-Œuvre est un abrégé, réduit aux proportions et aux possibilités humaines, de l’Ouvrage divin. Et, comme l’Adepte doit y apporter le meilleur de ses qualités s’il veut le mener à bien, il apparaît juste et équitable qu’il recueille les fruits de l’Arbre de Vie et fasse son profit des pommes merveilleuses du jardin des Hespérides.
Mais puisque, obéissant à la fantaisie ou au désir de notre philosophe, nous sommes contraints de commencer au point même où l’art et la nature achèvent de concert leur besogne, serait-ce agir en aveugle que nous préoccuper de savoir d’abord ce que nous recherchons ? Et n’est-ce pas, en dépit du paradoxe, une excellente méthode que celle qui débute par la fin ? — Celui-là trouvera plus facilement ce dont il a besoin, qui saura nettement ce qu’il veut obtenir. On parle beaucoup, dans les milieux occultes de notre époque, de la pierre philosophale, sans savoir ce qu’elle est en réalité. Beaucoup de gens instruits qualifient la gemme hermétique de « corps mystérieux » ; ils ont pour elle l’opinion de certains spagyristes des XVIIe et XVIIIe siècles, qui la rangeaient au nombre des entités abstraites, qualifiées non êtres ou êtres de raison. Renseignons-nous donc afin d’avoir, sur ce corps inconnu, une idée aussi proche que possible de la vérité ; étudions les descriptions, rares et trop succinctes à notre gré, que nous ont laissées quelques philosophes, et voyons ce qu’en rapportent également de savants personnages et de fidèles témoins.
Disons, au préalable, que le terme de pierre philosophale signifie, d’après 84 la langue sacrée, pierre qui porte le signe du soleil. Or, ce signe solaire est caractérisé par la coloration rouge, laquelle peut varier d’intensité, ainsi que le dit Basile Valentin : « Sa couleur tire du rouge incarnat sur le cramoisy, ou bien de couleur de rubis sur couleur de grenade ; quant à sa pesanteur, elle poise beaucoup plus qu’elle a de quantité. » [Les Douze Clefs de Philosophie de Frère Basile Valentin, religieux de l’Ordre Sainct Benoist, traictant de la vraye Medecine metallique. Paris, Pierre Moët, 1659 ; Xe clef, p. 121 ; Éditions de Minuit, 1956, p. 200.] Voilà pour la couleur et pour la densité. Le Cosmopolite, que Louis Figuier croit être l’alchimiste connu sous le nom de Sethon, et d’autres sous celui de Michaël Sendivogius, nous décrit son aspect translucide, sa forme cristalline et sa fusibilité dans ce passage : « Si l’on trouvoit, dit-il, nostre sujet dans son dernier état de perfection, fait et composé par la nature ; qu’il fût fusible comme de la cire ou du beurre, et que sa rougeur, sa diaphanéité et clarté parût au dehors, ce seroit là véritablement nostre benoiste pierre. » [Cosmopolite ou Nouvelle Lumiere Chymique. Paris, J. d’Houry, 1669. Traité du sel, p. 64.] Sa fusibilité est telle, en effet, que tous les auteurs l’ont comparée à celle de la cire (64° centig.) ; « elle fond à la flamme d’une chandelle », répètent-ils ; certains, pour cette raison, lui ont même donné le nom de grande cire rouge. [Dans le ms. lat. 5614 de la Bibl. nat., qui est composé de traités d’anciens philosophes, le troisième ouvrage a pour titre : Modus faciendi Optimam Ceram rubeam.] À ces caractères physiques, la pierre joint de puissantes propriétés chimiques, le pouvoir de pénétration ou d’ingrès, l’absolue fixité, l’inoxydabilité qui la rend incalcinable, une résistance extrême au feu, enfin son irréductibilité et sa parfaite indifférence à l’égard des agents chimiques. C’est aussi ce que nous apprend Henri Khunrath, dans son Amphitheatrum Sapientiae Æternae, lorsqu’il écrit : « Enfin, lorsque l’Œuvre aura passé de la couleur cendrée au blanc pur, puis au jaune, tu verras la pierre philosophale, notre roi élevé au-dessus des dominateurs, sortir de son sépulcre vitreux, se lever de son lit et venir sur notre scène mondaine dans son corps glorifié, c’est-à-dire régénéré et plus que parfait ; autrement dit, l’escarboucle brillante, très rayonnante de splendeur, et dont les parties très subtiles et très épurées, par la paix et la concorde de la mixtion, sont inséparablement liées et assemblées en un ; égale, diaphane comme le cristal, compacte et très pondéreuse, aisément fusible dans le feu comme la résine, fluente comme de la cire et plus que le vif-argent, mais sans émettre aucune fumée ; transperçant et pénétrant les corps solides et compacts, comme l’huile pénètre le papier ; soluble et dilatable dans toute liqueur susceptible de l’amollir ; friable comme le verre ; de la couleur du safran 85 lorsqu’on la pulvérise, mais rouge comme le rubis lorsqu’elle reste en masse intègre (laquelle rougeur est la signature de la parfaite fixation et de la fixe perfection) ; colorant et teignant constamment ; fixe dans les tribulations de toutes les expériences, même dans les épreuves par le soufre dévorant et les eaux ardentes, et par la très forte persécution du feu ; toujours durable, incalcinable, et, à l’instar de la Salamandre, permanente et jugeant justement toutes choses (car elle est à sa manière tout en tout), et clamant : Voici, je rénoverai toutes choses. »
L’aventurier anglais Édouard Kelley, dit Talbot, qui avait acquis, vers 1585, d’un aubergiste, la pierre philosophale trouvée dans le tombeau d’un évêque, que l’on disait fort riche, était rouge et très lourde, mais sans aucune odeur. Cependant Bérigard de Pise dit qu’un homme habile lui donna un gros (3 grammes 82) d’une poudre dont la couleur était semblable à celle du coquelicot, et qui dégageait l’odeur du sel marin calciné. [En évaporant un litre d’eau de mer, chauffant les cristaux obtenus jusqu’à déshydratation complète et les soumettant à la calcination dans une capsule de porcelaine, on perçoit nettement l’odeur caractéristique de l’iode.]
Helvétius (Jean-Frédéric Schweitzer) vit la pierre, que lui montra un Adepte étranger, le 27 décembre 1666, sous la forme d’une métalline couleur de soufre. Ce produit, pulvérisé, provenait donc, comme le dit Khunrath, d’une masse rouge. Dans une transmutation faite par Sethon, en juillet 1602, devant le docteur Jacob Zwinger, la poudre employée était, au rapport de Dienheim, « assez lourde, et d’une couleur qui paraissait jaune-citron ». Un an plus tard, lors d’une seconde projection chez l’orfèvre Hans de Kempen, à Cologne, le 11 août 1603, c’est d’une pierre rouge dont se sert le même artiste.
Selon plusieurs témoins dignes de foi, la pierre, obtenue directement en poudre, pourrait affecter une coloration aussi vive que celle qui serait formée à l’état compact. Le fait est assez rare, mais il peut se produire et vaut d’être mentionné. C’est ainsi qu’un Adepte italien qui, en 1658, réalisa la transmutation devant le pasteur protestant Gros, chez l’orfèvre Bureau, de Genève, employait, au dire des assistants, une poudre rouge. Schmieder décrit la pierre que Bötticher tenait de Lascaris comme une substance ayant l’aspect d’un verre couleur rouge de feu. Pourtant, Lascaris avait remis à Domenico Manuel (Gaëtano) une poudre semblable au vermillon. Celle de Gustenhover était aussi très rouge. Quant à l’échantillon cédé par Lascaris à Dierbach, il fut examiné au microscope par le conseiller Dippel, et apparut composé d’une multitude de petits grains ou cristaux rouges ou orangés ; 86 cette pierre avait une puissance égale à près de six cent fois l’unité.
Jean-Baptiste Van Helmont, racontant l’expérience qu’il fit en 1618 dans son laboratoire de Vilvorde, près de Bruxelles, écrit : « J’ai vu et j’ai touché plus d’une fois la pierre philosophale ; la couleur en était comme du safran en poudre, mais pesante et luisante comme du verre pulvérisé. » Ce produit, dont un quart de grain (13 milligr. 25) fournit huit onces d’or (244 gr. 72), manifestait une énergie considérable : environ 18470 fois l’unité.
Dans l’ordre des teintures, c’est-à-dire des liqueurs obtenues par solution d’extraits métalliques gras, nous possédons la relation de Godwin Hermann Braun, d’Osnabruck, qui transmuta, en 1701, à l’aide d’une teinture ayant l’aspect d’une huile « assez fluide et de couleur brune ». Le célèbre chimiste Henckel rapporte, d’après Valentini, l’anecdote suivante : « Il vint un jour, chez un fameux apothicaire de Francfort-sur-le-Mein, nommé Salwedel, un étranger qui avoit une teinture brune, laquelle avoit presque l’odeur de l’huile de corne de cerf ; [C’est l’odeur caractéristique du carbamate d’ammoniaque.] avec quatre gouttes de cette teinture, il changea un gros de plomb en or de 23 karats 7 grains et demi. Ce même homme donna quelques gouttes de cette teinture à cet apothicaire, qui le logea, et qui fit ensuite de pareil or, qu’il garde en mémoire de cet homme, avec la petite bouteille dans laquelle elle étoit, et où on peut encore voir des marques de cette teinture. J’ai eu cette bouteille entre mes mains et puis en rendre témoignage à tout le monde. » [J.-F. Henckel. Flora Saturnisans. Paris, J. T. Hérissant, 1760, chap. VIII, p. 158.]
Sans contester la véracité de ces deux derniers faits, nous nous refusons cependant à les placer au rang des transmutations effectuées par la pierre philosophale à l’état spécial de poudre de projection. Toutes les teintures en sont là. Leur assujettissement à un métal particulier, leur puissance limitée, les caractères spécifiques qu’elles présentent nous conduisent à les considérer comme de simples produits métalliques, extraits des métaux vulgaires par certains procédés, dénommés petits particuliers, qui relèvent de la spagyrie et non de l’alchimie. De plus, ces teintures, étant métalliques, n’ont pas d’autre action que celle de pénétrer les métaux seuls qui ont servi de base à leur préparation.
Laissons donc de coté ces procédés et ces teintures. Ce qui importe surtout, c’est de retenir que la pierre philosophale s’offre à nous sous la forme d’un corps cristallin, diaphane, rouge en masse, jaune après pulvérisation, lequel est dense et très fusible, quoique fixe à toute température, 87 et dont les qualités propres le rendent incisif, ardent, pénétrant, irréductible et incalcinable. Ajoutons qu’il est soluble dans le verre en fusion, mais se volatilise instantanément lorsqu’on le projette sur un métal fondu. Voilà, réunies en un seul sujet, des propriétés physico-chimiques qui l’éloignent singulièrement de la nature métallique et en rendent l’origine fort nébuleuse. Un peu de réflexion nous tirera d’embarras. Les maîtres de l’art nous apprennent que le but de leurs travaux est triple. Ce qu’ils cherchent à réaliser en premier lieu, c’est la Médecine universelle, ou pierre philosophale proprement dite. Obtenue sous forme saline, multipliée ou non, elle n’est utilisable que pour la guérison des maladies humaines, la conservation de la santé et l’accroissement des végétaux. Soluble dans toute liqueur spiritueuse, sa solution prend le nom d’Or potable (bien qu’elle ne contienne pas le moindre atome d’or), parce qu’elle affecte une magnifique couleur jaune. Sa valeur curative et la diversité de son emploi en thérapeutique en font un auxiliaire précieux dans le traitement des affections graves et incurables. Elle n’a aucune action sur les métaux, sauf sur l’or et l’argent, avec lesquels elle se fixe et qu’elle dote de ses propriétés, mais, conséquemment, ne sert de rien pour la transmutation. Cependant, si l’on excède le nombre limite de ses multiplications, elle change de forme et, au lieu de reprendre l’état solide et cristallin en se refroidissant, elle demeure fluide comme le vif-argent et absolument incoagulable. Dans l’obscurité, elle brille alors d’une lueur douce, rouge et phosphorescente, dont l’éclat reste plus faible que celui d’une veilleuse ordinaire. La Médecine universelle est devenue la Lumière inextinguible, le produit éclairant de ces lampes perpétuelles, que certains auteurs ont signalées comme ayant été trouvées dans quelques sépultures antiques. Ainsi radiante et liquide, la pierre philosophale n’est guère susceptible, à notre avis, d’être poussée plus loin ; vouloir amplifier sa vertu ignée nous semblerait dangereux ; le moins que l’on pourrait craindre serait de la volatiliser et de perdre le bénéfice d’un labeur considérable. Enfin, si l’on fermente la Médecine universelle, solide, avec l’or ou l’argent très purs, par fusion directe, on obtient la Poudre de projection, troisième forme de la pierre. C’est une masse translucide, rouge ou blanche selon le métal choisi, pulvérisable, propre seulement à la transmutation métallique. Orientée, déterminée et spécifiée au règne minéral, elle est inutile et sans action pour les deux autres règnes.
Des considérations précédentes, il ressort nettement que la pierre philosophale, ou Médecine universelle, malgré son origine métallique indéniable, n’est pas faite uniquement de matière métallique. S’il en était autrement, et qu’on dût la composer seulement de métaux, elle resterait 88 soumise aux conditions qui régissent la nature minérale et n’aurait nul besoin d’être fermentée pour opérer la transmutation. D’autre part, l’axiome fondamental qui enseigne que les corps n’ont point d’action sur les corps serait faux et paradoxal. Prenez le temps et la peine d’expérimenter, et vous reconnaitrez que les métaux n’agissent pas sur d’autres métaux. Qu’ils soient amenés à l’état de sels ou de cendres, de verres ou de colloïdes, ils conserveront toujours leur nature au cours des épreuves et, dans la réduction, se sépareront sans perte de leur qualités spécifiques.
Seuls, les esprits métalliques possèdent le privilège d’altérer, de modifier et dénaturer les corps métalliques. Ce sont eux les véritables promoteurs de toutes les métamorphoses corporelles que l’on peut y observer. Mais comme ces esprits, ténus, extrêmement subtils et volatils, ont besoin d’un véhicule, d’une enveloppe capable de les retenir ; que la matière doit en être très pure, — pour permettre à l’esprit d’y demeurer, — et très fixe, afin d’empêcher sa volatilisation ; qu’elle doit rester fusible, dans le but de favoriser l’ingrès ; qu’il est indispensable de lui assurer une résistance absolue aux agents réducteurs, on comprend sans peine que cette matière ne puisse être recherchée dans la seule catégorie des métaux. C’est pourquoi Basile Valentin recommande de prendre l’esprit dans la racine métallique, et Bernard le Trévisan défend d’employer les métaux, les minéraux et leurs sels à la construction du corps. La raison en est simple et s’impose d’elle-même. Si la pierre était composée d’un corps métallique et d’un esprit fixé sur ce corps, celui-ci agissant sur celui-là comme étant de même espèce, le tout prendrait la forme caractéristique du métal. On pourrait, dans ce cas, obtenir de l’or ou de l’argent, voire même un métal inconnu, et rien de plus. C’est là ce qu’ont toujours fait les alchimistes, parce qu’ils ignoraient l’universalité et l’essence de l’agent qu’ils recherchaient. Or, ce que nous demandons, avec tous les philosophes, ce n’est pas l’union d’un corps et d’un esprit métalliques, mais bien la condensation, l’agglomération de cet esprit dans une enveloppe cohérente, tenace et réfractaire, capable de l’enrober, d’en imprégner toutes les parties et de lui assurer une protection efficace. C’est cette âme, esprit ou feu rassemblé, concentré et coagulé dans la plus pure, la plus résistante et la plus parfaite des matières terrestres, que nous appelons notre pierre. Et nous pouvons certifier que toute entreprise qui n’aura pas cet esprit pour guide et cette matière pour base ne conduira jamais au but proposé.
Au premier étage du manoir de Lisieux, et taillé dans le pilier gauche de la façade, un homme d’aspect primitif soulève et paraît vouloir emporter un écot d’assez forte dimension (pl. IV).
Ce symbole, qui semble fort obscur, cache cependant le plus important des arcanes secondaires. Nous dirons même que, par ignorance de ce point de doctrine, — et aussi pour avoir suivi trop littéralement l’enseignement des vieux auteurs, — nombre de bons artistes n’ont pu recueillir le fruit de leurs travaux. Et combien d’investigateurs, plus enthousiastes que pénétrants, se heurtent et trébuchent encore aujourd’hui contre la pierre d’achoppement des raisonnements spécieux ! Gardons-nous de pousser trop loin la logique humaine, si souvent contraire à la simplicité naturelle. Si l’on savait observer plus naïvement les effets que la nature manifeste autour de nous ; si l’on se contentait de contrôler les résultats obtenus en utilisant les mêmes moyens ; si l’on subordonnait au fait la recherche du mystère des causes, son explication par le vraisemblable, le possible ou l’hypothétique, nombre de vérités seraient découvertes qui sont encore à rechercher. Défiez-vous donc de faire intervenir, en vos observations, ce que vous croyez connaître, car vous seriez amené à constater qu’il eût mieux valu n’avoir rien appris plutôt que d’avoir tout à désapprendre.
Ce sont là, peut-être, des conseils superflus, parce qu’ils réclament, dans leur mise en pratique, l’application d’une volonté opiniâtre dont les médiocres sont incapables. Nous savons ce qu’il en coûte pour troquer les diplômes, les sceaux et les parchemins contre l’humble manteau du philosophe. Il nous a fallu vider, à vingt-quatre ans, ce calice au breuvage amer. Le cœur meurtri, honteux des erreurs de nos jeunes années, nous avons dû brûler livres et cahiers, confesser notre ignorance et, modeste néophyte, déchiffrer une autre science sur les bancs d’une autre école. Aussi, est-ce pour ceux-là qui ont eu le courage de tout oublier, que nous prenons la peine d’étudier le symbole et de le dépouiller du voile ésotérique.
L’écot dont s’est saisi cet artisan d’un autre âge ne parait guère devoir servir qu’à son génie industrieux. Et, pourtant, c’est bien là notre arbre sec, le même qui eut l’honneur de donner son nom à l’une des plus vieilles rues de Paris, après avoir figuré longtemps sur une enseigne célèbre. Édouard Fournier nous apprend que, d’après Sauval (t. I, p. 109), cette enseigne se voyait encore vers 1660. [Édouard Fournier, Énigmes des rues de Paris. Paris, E. Dentu, 1860.] Elle désignait 90 aux passants « une auberge dont parle Monstrelet » (t. I, chap. CLXXVII), et était bien choisie pour un tel logis, qui, dès 1300, avait dû servir de gîte à des pèlerins de Terre-Sainte. L’Arbre-Sec était un souvenir de Palestine ; c’était l’arbre planté tout près d’Hébron, [Nous l’identifions au Chêne de Membré, ou, plus hermétiquement, démembré.] qui, après avoir été depuis le commencement du monde « verd et feuillu », perdit son feuillage le jour que Notre-Seigneur mourut en la croix, et lors sécha ; « mais pour reverdir lorsqu’un seigneur, prince d’Occident, gaignera la terre de promission, avec l’ayde des chrestiens et fera chanter messe dessoubs de cet arbre sech. » [Le Livre de Messire Guill. de Mandeville. Bibl. nat., ms. 8392, fol. 157.]
Cet arbre desséché, issant de roc aride, se voit figuré à la dernière planche de l’Art du Potier ; mais on l’a représenté couvert de feuilles et de fruits, avec une banderole portant la devise : Sic in sterili. [Les Trois Libvres de l’Art du Potier, du Cavalier Cyprian Piccolpassi, translatés par Claudius Popelyn, Parisien. Paris, Librairie Internationale, 1861.] C’est lui aussi que l’on rencontre sculpté sur la belle porte de la cathédrale de Limoges, de même qu’en un quatre-feuilles du soubassement d’Amiens. Ce sont également deux fragments de ce tronc mutilé, qu’un clerc de pierre élève au-dessus de la grande coquille servant de bénitier, dans l’église bretonne de Guimiliau (Finistère). Enfin, nous retrouvons encore l’arbre sec sur un certain nombre d’édifices laïques du XVe siècle. À Avignon, il surmonte la porte en anse de panier de l’ancien collège de Roure ; à Cahors, il sert d’encadrement à deux fenêtres (maison Verdier, rue des Boulevards), ainsi qu’à une petite porte dépendant du collège Pellegri, situé dans la même ville (pl. VIII).
Tel est l’hiéroglyphe adopté par les philosophes pour exprimer l’inertie métallique, c’est-à-dire l’état spécial que l’industrie humaine fait prendre aux métaux réduits et fondus. L’ésotérisme hermétique démontre, en effet, que les corps métalliques demeurent vivants et doués du pouvoir végétatif, tant qu’ils sont minéralisés dans leurs gîtes. Ils s’y trouvent associés à l’agent spécifique, ou esprit minéral, qui en assure la vitalité, la nutrition et l’évolution jusqu’au terme requis par la nature, où ils prennent alors l’aspect et les propriétés de l’argent et de l’or natifs. Parvenu à ce but, l’agent se sépare du corps, qui cesse de vivre, devient fixe et non susceptible de transformation. Resterait-il sur la terre pendant plusieurs siècles, qu’il ne pourrait, de lui-même, changer d’état ni abandonner les caractères qui distinguent le métal de l’agrégat minéral.
Mais il s’en faut que tout se passe aussi simplement à l’intérieur des gîtes métallifères. Soumis aux vicissitudes de ce monde transitoire, quantité de minerais ont leur évolution suspendue par l’action de causes 91 profondes, — épuisement des éléments nutritifs, pénurie d’apports cristallins, insuffisance de pression, de chaleur, etc., — ou externes, — crevasses, afflux des eaux, ouverture de la mine. Les métaux se solidifient alors et restent minéralisés avec leurs qualités acquises, sans pouvoir outrepasser le stade évolutif qu’ils ont atteint. D’autres, plus jeunes, attendant encore l’agent qui doit leur assurer la solidité et la consistance, conservent l’état liquide et sont tout à fait incoagulables. Tel est le cas du mercure, que l’on trouve fréquemment à l’état natif, ou minéralisé par le soufre (cinabre), soit dans la minière même, soit en dehors de son lieu d’origine.
Sous cette forme native, et bien que le traitement métallurgique n’ait pas eu à intervenir, les métaux sont aussi insensibles que ceux dont les minerais ont subi le grillage et la fusion. Pas plus qu’eux, ils ne possèdent d’agent vital propre. Les sages nous disent qu’ils sont morts, du moins en apparence, parce qu’il nous est impossible, sous leur masse solide et cristallisée, d’évertuer la vie latente, potentielle, cachée au profond de leur être. Ce sont des arbres morts, bien qu’ils recèlent encore un reste d’humidité, lesquels ne donneront plus de feuilles, de fleurs, de fruits, ni, surtout, de semence.
C’est donc avec beaucoup de raison que certains auteurs assurent que l’or et le mercure ne peuvent concourir, en tout ou en partie, à l’élaboration de l’Œuvre. Le premier, disent-ils, parce que son agent propre en a été séparé lors de son achèvement, et le second, parce qu’il n’y a jamais été introduit. D’autres philosophes soutiennent pourtant que l’or, quoique stérile sous sa forme solide, peut retrouver sa vitalité perdue et reprendre son évolution, pourvu qu’on sache le « remettre dans sa matière première » ; mais c’est là un enseignement équivoque et qu’il faut bien se garder de prendre au sens vulgaire. Arrêtons-nous un instant sur ce point litigieux et ne perdons point de vue la possibilité de la nature : c’est le seul moyen que nous ayons de reconnaître notre chemin dans ce tortueux labyrinthe. La plupart des hermétistes pensent qu’il faut entendre, par le terme de réincrudation, le retour du métal à son état primitif ; ils se fondent sur la signification du mot même, qui exprime l’action de rendre cru, de rétrograder. Cette conception est fausse. Il est impossible à la nature, et plus encore à l’art, de détruire l’effet d’un travail séculaire. Ce qui est acquis reste acquis. Et c’est la raison pour laquelle les vieux maîtres affirment qu’il est plus facile de faire de l’or que de le détruire. Personne ne se flattera jamais de rendre aux viandes rôties et aux légumes cuits l’aspect et les qualités qu’ils possédaient avant de subir l’action du feu. Ici encore, l’analogie et la possibilité de nature sont les meilleurs et les plus sûrs guides. Or, il n’existe, de par le monde, aucun exemple de régression.
D’autres 92 chercheurs croient qu’il suffit de baigner le métal dans la substance primitive et mercurielle qui, par maturation lente et coagulation progressive, lui a donné naissance. Ce raisonnement est plus spécieux que véritable. En supposant même qu’ils connussent cette première matière et qu’ils sussent où la prendre, — ce que les plus grands maîtres ignorent, — ils ne pourraient obtenir, en définitive, qu’une augmentation de l’or employé, et non un corps nouveau, de puissance supérieure à celle du métal précieux. L’opération, ainsi comprise, se résume au mélange d’un même corps pris à deux états différents de son évolution, l’un liquide, l’autre solide. Avec un peu de réflexion, il est aisé de comprendre qu’une telle entreprise ne puisse conduire au but. Elle est, d’ailleurs, en opposition formelle avec l’axiome philosophique que nous avons souvent énoncé : les corps n’ont point d’action sur les corps ; seuls, les esprits sont actifs et agissant.
Nous devons donc entendre, sous l’expression : remettre l’or dans sa première matière, l’animation du métal, réalisée par l’emploi de cet agent vital dont nous avons parlé. C’est lui l’esprit qui s’est enfui du corps lors de sa manifestation sur le plan physique ; c’est lui l’âme métallique, ou cette matière première qu’on n’a point voulu désigner autrement, et qui fait sa résidence dans le sein de la Vierge sans tache. L’animation de l’or, vitalisation symbolique de l’arbre sec, ou résurrection du mort, nous est enseignée allégoriquement par un texte d’auteur arabe. Cet auteur, nommé Kessæus, qui s’est fort occupé, — nous dit Brunet dans ses notes sur l’Évangile de l’Enfance, — de recueillir les légendes orientales au sujet des événements que racontent les Évangiles, narre en ces termes les circonstances de l’accouchement de Marie : « Lorsque le moment de sa délivrance approcha, elle sortit au milieu de la nuit de la maison de Zacharie, et elle s’achemina hors de Jérusalem. Et elle vit un palmier desséché ; et lorsque Marie se fut assise au pied de cet arbre, aussitôt il refleurit et se couvrit de feuilles et de verdure, et il porta une grande abondance de fruits par l’opération de la puissance de Dieu. Et Dieu fit surgir à côté une source d’eau vive, et lorsque les douleurs de l’enfantement tourmentaient Marie, elle serrait étroitement le palmier de ses mains. »
Nous ne saurions mieux dire ni parler avec plus de clarté.
Sur le pilier central du premier étage, on remarque un groupe assez intéressant pour les amateurs et les curieux du symbolisme. Bien qu’il ait beaucoup souffert et s’offre aujourd’hui mutilé, fissuré, corrodé par 93 les intempéries, on en peut, malgré tout, discerner encore le sujet. C’est un personnage serrant entre ses jambes un griffon dont les pattes, pourvues de serres, sont très apparentes, ainsi que la queue de lion prolongeant la croupe, détails permettant, à eux seuls, une identification exacte. De la main gauche, l’homme saisit le monstre vers la tête et fait, de la droite, le geste de le frapper (pl. IX).
Nous reconnaissons en ce motif l’un des emblèmes majeurs de la science, celui qui couvre la préparation des matières premières de l’Œuvre. Mais, tandis que le combat du dragon et du chevalier indique la rencontre initiale, le duel des produits minéraux cherchant à défendre leur intégrité menacée, le griffon marque le résultat de l’opération, voilée d’ailleurs sous des mythes d’expressions variées, mais présentant tous le caractère d’incompatibilité, d’aversion naturelle et profonde qu’ont l’une pour l’autre, les substances en contact.
Du combat que le chevalier, ou soufre secret, livre au soufre arsenical du vieux dragon, naît la pierre astrale, blanche, pesante, brillante comme pur argent, et qui apparaît signée, portant l’empreinte de sa noblesse, la griffe, ésotériquement traduite par le griffon, indice certain d’union et de paix entre le feu et l’eau, entre l’air et la terre. Toutefois, on ne saurait espérer atteindre à cette dignité dès la prime conjonction. Car notre pierre noire, couverte de haillons, est souillée de tant d’impuretés qu’il est fort difficile de l’en débarrasser complètement. C’est pourquoi il importe de la soumettre à plusieurs lévigations (qui sont les laveures de Nicolas Flamel), afin de la nettoyer peu à peu de ses souillures, des crasses hétérogènes et tenaces qui l’embarrassent, et de lui voir prendre, à chacune d’elles, plus de splendeur, de poli et d’éclat.
Les initiés savent que notre science, quoique purement naturelle et simple, n’est nullement vulgaire ; les termes dont nous nous servons, à la suite des maîtres, ne le sont pas moins. Que l’on veuille donc bien y porter attention, car nous les avons choisis avec soin, dans le dessein de montrer la voie, de signaler les fondrières qui la creusent, espérant ainsi éclairer les studieux, en écartant les aveuglés, les avides et les indignes. Apprenez, vous qui savez déjà, que tous nos lavages sont ignés, que toutes nos purifications se font dans le feu, par le feu et avec le feu. C’est la raison pour laquelle quelques auteurs ont décrit ces opérations sous le titre chimique de calcinations, parce que la matière, longtemps soumise à l’action de la flamme, lui cède ses parties impures et adustibles. Sachez aussi que notre rocher, — voilé sous la figure du dragon, — laisse d’abord couler une onde obscure, puante et vénéneuse, dont la fumée, épaisse et volatile, est extrêmement toxique. Cette eau, qui a pour symbole le corbeau, ne peut être lavée et blanchie que 94 par le moyen du feu. Et c’est là ce que les philosophes nous donnent à entendre lorsque, dans leur style énigmatique, ils recommandent à l’artiste de lui couper la tête. Par ces ablutions ignées, l’eau quitte sa coloration noire et prend une couleur blanche. Le corbeau, décapité, rend l’âme et perd ses plumes. Ainsi le feu, par son action fréquente et réitérée sur l’eau, contraint celle-ci à mieux défendre ses qualités spécifiques en abandonnant ses superfluités. L’eau se contracte, se resserre pour résister à l’influence tyrannique de Vulcain ; elle se nourrit du feu, qui en agrège les molécules pures et homogènes, et se coagule enfin en masse corporelle dense, ardente au point que la flamme demeure impuissante à l’exalter davantage.
C’est à votre intention, frères inconnus de la mystérieuse cité solaire, que nous avons formé le dessein d’enseigner les modes divers et successifs de nos purifications. Vous nous saurez gré, nous en sommes certain, de vous avoir signalé ces écueils, récifs de la mer hermétique, contre lesquels sont venus naufrager tant d’argonautes inexpérimentés. Si donc vous désirez posséder le griffon, — qui est notre pierre astrale, — en l’arrachant de sa gangue arsenicale, prenez deux parts de terre vierge, notre dragon écailleux, et une de l’agent igné, lequel est ce vaillant chevalier armé de la lance et du bouclier. Ἄρης, plus vigoureux qu’Aries, doit être en moindre quantité. Pulvérisez et ajoutez la quinzième partie du tout de ce sel pur, blanc, admirable, plusieurs fois lavé et cristallisé, que vous devez nécessairement connaître. Mélangez intimement ; puis, prenant exemple sur la douloureuse Passion de Notre-Seigneur, crucifiez avec trois pointes de fer, afin que le corps meure et puisse ressusciter ensuite. Cela fait, chassez du cadavre les sédiments les plus grossiers ; broyez et en triturez les ossements ; malaxez le tout sur un feu doux avec une verge d’acier. Jetez alors dans ce mélange la moitié du second sel, tiré de la rosée qui, au mois de mai, fertilise la terre, et vous obtiendrez un corps plus clair que le précédent. Répétez trois fois la même technique ; vous parviendrez à la minière de notre mercure, et aurez gravi la première marche de l’escalier des sages. Lorsque Jésus ressuscita, le troisième jour après sa mort, un ange lumineux et vêtu de blanc occupait seul le sépulcre vide…
Mais s’il suffit de connaître la substance secrète, figurée par le dragon, pour découvrir son antagoniste, il est indispensable de savoir quel moyen emploient les sages dans le but de limiter, de tempérer l’ardeur excessive des belligérants. Faute de médiateur nécessaire, — dont nous n’avons jamais trouvé d’interprétation symbolique, — l’expérimentateur ignorant s’exposerait à de graves dangers. Spectateur angoissé du drame qu’il aurait imprudemment déchaîné, il n’en pourrait diriger les phases ni régler la fureur. Des projections ignées, parfois 95 même l’explosion brutale du fourneau, seraient les tristes conséquences de sa témérité. C’est pourquoi, conscient de notre responsabilité, prions-nous instamment ceux qui ne possèdent pas ce secret de s’abstenir jusque-là. Ils éviteront ainsi le sort fâcheux d’un infortuné prêtre du diocèse d’Avignon, que la notice suivante relate brièvement : « Chapaty abbé croyoit d’avoir trouvé la pierre philosophale, mais, malheureusement pour lui, le creuset s’étant rompu, le métal luy sauta contre, s’attacha à son visage, ses bras et son habit ; il courut ainsi les rues des Infirmières, se veautissant dans les ruisseaux comme un possédé, et périt misérablement bruslé comme un damné. 1706. » [Recueil de pièces sur Avignon. Bibl. de Carpentras, ms. n° 917, fol. 168.]
Quand vous percevrez dans le vaisseau un bruit analogue à celui de l’eau en ébullition, — grondement sourd de la terre dont le feu déchire les entrailles, — soyez prêt à lutter et conservez votre sang-froid. Vous remarquerez des fumées et des flammes bleues, vertes et violettes, accompagnant une série de détonations précipitées…
L’effervescence passée et le calme rétabli, vous pourrez jouir d’un magnifique spectacle. Sur une mer de feu, des îlots solides se forment, surnagent, animés de mouvements lents, prennent et quittent une infinité de vives couleurs ; leur surface se boursoufle, crève au centre et les fait ressembler à de minuscules volcans. Ils disparaissent ensuite pour laisser place à de jolies billes vertes, transparentes, qui tournent rapidement sur elles-mêmes, roulent, se heurtent et semblent se pourchasser, au milieu des flammes multicolores, des reflets irisés du bain incandescent.
En décrivant la préparation pénible et délicate de notre pierre, nous avons omis de parler du concours efficace que doivent y apporter certaines influences extérieures. Nous pourrions, à ce propos, nous contenter de citer Nicolas Grosparmy, Adepte du XVe siècle, dont nous avons parlé au début de cette étude, Cyliani, philosophe du XIXe siècle, sans omettre Cyprian Piccolpassi, maître potier italien, qui ont consacré une partie de leur enseignement à l’examen de ces conditions ; mais leurs ouvrages ne sont pas à la portée de tous. Quoi qu’il en soit, et afin de satisfaire, dans la mesure du possible, la légitime curiosité des chercheurs, nous dirons que, sans la concordance absolue des éléments supérieurs avec les inférieurs, notre matière, dépourvue des vertus astrales, ne peut être d’aucune utilité. Le corps sur lequel nous ouvrons est, avant sa mise en œuvre, plus terrestre que céleste ; l’art doit le rendre, en aidant la nature, plus céleste que terrestre. La connaissance du moment propice, des temps, lieu, saison, etc., nous est donc indispensable pour assurer le succès de cette production secrète. Sachons prévoir l’heure où 96 les astres formeront, dans le ciel des fixes, l’aspect le plus favorable. Car ils se refléteront dans ce miroir divin qu’est notre pierre et y fixeront leur empreinte. Et l’étoile terrestre, flambeau occulte de notre Nativité, sera la marque probatoire de l’heureuse union du ciel et de la terre, ou, comme l’écrit Philalèthe, de « l’union des vertus supérieures dans les choses inférieures ». Vous en aurez la confirmation en découvrant, au sein de l’eau ignée, ou de ce ciel terrestre, suivant l’expression typique de Vinceslas Lavinius de Moravie, le soleil hermétique, centrique et radiant, rendu manifeste, visible et patent.
Captez un rayon de soleil, condensez-le sous une forme substantielle, nourrissez de feu élémentaire ce feu spirituel corporifié, et vous posséderez le plus grand trésor de ce monde.
Il est utile de savoir que la lutte, courte mais violente, livrée par le chevalier, — qu’il se nomme saint Georges, saint Michel ou saint Marcel dans la Tradition chrétienne ; Mars, Thésée, Jason, Hercule dans la Fable, — ne cesse que par la mort des deux champions (en hermétique, l’aigle et le lion), et leur assemblage en un corps nouveau dont la signature alchimique est le griffon. Rappelons que, dans toutes les légendes anciennes d’Asie et d’Europe, c’est toujours un dragon qui est préposé à la garde des trésors. Il veille sur les pommes d’or des Hespérides et sur la toison suspendue de Colchide. C’est pourquoi il faut, de toute nécessité, réduire au silence ce monstre agressif si l’on veut ensuite s’emparer des richesses qu’il protège. Une légende chinoise raconte, à propos du savant alchimiste Hujumsin, mis au nombre des dieux après sa mort, que cet homme, ayant tué un horrible dragon qui ravageait le pays, attacha ce monstre à une colonne. C’est exactement ce que fait Jason dans la forêt d’Ætès, et Cyliani dans son récit allégorique d’Hermès dévoilé. La vérité, toujours semblable à elle-même, s’exprime à l’aide de moyens et de fictions analogues.
La combinaison des deux matières initiales, l’une volatile, l’autre fixe, donne un troisième corps, mixtionné, qui marque le premier état de la pierre des philosophes. Tel est, nous l’avons dit, le griffon, moitié aigle et moitié lion, symbole qui correspond à celui de la corbeille de Bacchus et du poisson de l’iconographie chrétienne. Nous devons remarquer, en effet, que le griffon porte, au lieu d’une crinière de lion ou d’un collier de plumes, une crête de nageoires de poisson. Ce détail a son importance. Car s’il est expédient de provoquer la rencontre et de dominer le combat, il faut encore découvrir le moyen de capturer la partie pure, essentielle, du corps nouvellement produit, la seule qui nous soit utile, c’est-à-dire le mercure des sages. Les poètes nous racontent que Vulcain, surprenant en adultère Mars et Vénus, s’empressa de les entourer d’un rets ou d’un filet, afin qu’ils ne pussent éviter 97 sa vengeance. De même, les maîtres nous conseillent d’employer aussi un filet délié ou un rets subtil, pour capter le produit au fur et à mesure de son apparition. L’artiste pêche, métaphoriquement, le poisson mystique, et laisse l’eau vide, inerte, sans âme : l’homme, en cette opération, est donc censé tuer le griffon. C’est la scène que reproduit notre bas-relief.
Si nous recherchons quelle signification secrète est attachée au mot grec γρύψ, griffon, qui a pour racine γρυπός, c’est-à-dire avoir le bec crochu, nous trouverons un mot voisin, γρῖφος, dont l’assonance se rapproche davantage de notre mot français. Or γρῖφος exprime à la fois une énigme et un filet. On voit ainsi que l’animal fabuleux contient, en son image et en son nom, l’énigme hermétique la plus ingrate à déchiffrer, celle du mercure philosophal, dont la substance, profondément cachée au corps, se prend comme le poisson dans l’eau, à l’aide d’un filet approprié.
Basile Valentin, qui est d’ordinaire plus clair, ne s’est pas servi du symbole de l’ΙΧΘΥΣ chrétien, qu’il a préféré humaniser sous le nom cabalistique et mythologique d’Hypérion. [Le nom grec du Poisson est formé par l’assemblage des sigles de cette phrase : Ἰησοῦς Χριστός Θεοῦ Υἱός Σωτήρ, qui signifie Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur. On voit fréquemment le mot Ἰχθῦς gravé dans les Catacombes romaines ; il figure aussi sur la mosaïque de Sainte-Apollinaire, à Ravenne, placé au sommet d’une croix constellée, élevée sur les mots latins SALUS MUNDI, et ayant à l’extrémité de ses bras les lettres Α et Ω.] C’est ainsi qu’il signale ce chevalier, en présentant les trois opérations du Grand-Œuvre sous une formule énigmatique comportant trois phrases succinctes, ainsi énoncées :
« Je suis né d’Hermogène. Hypérion m’a choisi. Sans Jamsuphle, je suis contraint de périr. »
Nous avons vu comment, et à l’issue de quelle réaction, naît le griffon, lequel provient d’Hermogène, ou de la prime substance mercurielle. Hypérion, en grec Ὑπερίων, est le père du soleil ; c’est lui qui dégage, hors du second chaos blanc, formé par l’art et figuré par le griffon, l’âme qu’il tient enfermée, l’esprit, feu ou lumière cachée, et la porte au-dessus de la masse, sous l’aspect d’une eau claire et limpide : Spiritus Domini ferebatur super aquas. Car la matière préparée, laquelle contient tous les éléments nécessaires à notre grand ouvrage, n’est qu’une terre fécondée où règne encore quelque confusion ; une substance qui tient en soi la lumière éparse, que l’art doit rassembler et isoler en imitant le Créateur. Cette terre, il nous faut la mortifier et la décomposer, ce qui revient à tuer le griffon et à pêcher le poisson, à séparer le feu de la terre, le subtil de l’épais, « doucement, avec grande habileté 98 et prudence », selon que l’enseigne Hermès en sa Table d’Émeraude.
Tel est le rôle chimique d’Hypérion. Son nom même, formé de Ὑπ, contraction de Ὑπέρ, au-dessus, et de ἠρίον, sépulcre, tombeau, lequel a pour racine ἔρα, terre, indique ce qui monte de la terre, au-dessus du sépulcre de la matière. On peut, si l’on préfère, choisir l’étymologie par laquelle Ὑπερίων, dériverait de Ὑπέρ, au-dessus, et de ἴον, violette. Les deux sens ont entre eux une concordance hermétique parfaite ; mais nous ne donnons cette variante que pour éclairer les stagiaires de notre ordre, suivant en cela la parole de l’Évangile : « Prenez donc bien garde de quelle manière vous écoutez, car on donnera encore à celui qui a déjà ; et pour celui qui n’a rien, on lui ôtera même ce qu’il croit avoir. » [Matthieu, XXV, 29 et 30. Luc, VIII, 18, et XIX, 26. Marc, IV, 25.]
Sculptée au-dessus du groupe de l’homme au griffon, vous remarquerez une énorme tête grimaçante, agrémentée d’une barbe en pointe. Les joues, les oreilles, le front en sont étirés jusqu’à prendre l’aspect d’expansions flammées. Ce masque flamboyant, au rictus peu sympathique, apparaît couronné et pourvu d’appendices cornus, enrubannés, lesquels s’appuient sur la torsade du fond de corniche (pl. IX). Avec ses cornes et sa couronne, le symbole solaire prend la signification d’un véritable Baphomet, c’est-à-dire de l’image synthétique où les Initiés du Temple avaient groupé tous les éléments de la haute science et de la tradition. Figure complexe, en vérité, sous des dehors de simplicité, figure parlante, grosse d’enseignement, en dépit de son esthétique rude et primitive. Si l’on y retrouve d’abord la fusion mystique des natures de l’Œuvre que symbolisent les cornes du croissant lunaire posées sur la tête solaire, on n’est pas moins surpris de l’expression étrange, reflet d’une ardeur dévorante, que dégage cette face inhumaine, spectre du dernier jugement. Il n’est pas même jusqu’à la barbe, hiéroglyphe du faisceaux lumineux et igné projeté vers la terre, qui ne justifie quelle connaissance exacte de notre destinée le savant possédait…
Serions-nous en présence du logis de quelque affilié aux sectes d’Illuminés ou de Rose-Croix, descendants des vieux Templiers ? La théorie cyclique, parallèlement à la doctrine d’Hermès, y est si clairement exposée qu’à moins d’ignorance ou de mauvaise foi on ne saurait suspecter le savoir de notre Adepte. Pour nous, notre conviction est faite ; nous 99 sommes certain de ne point nous tromper devant tant d’affirmations catégoriques : c’est bien un baphomet, renouvelé de celui des Templiers, que nous avons sous les yeux. Cette image, sur laquelle on ne possède que de vagues indications ou de simples hypothèses, ne fut jamais une idole, comme certains l’ont cru, mais seulement un emblème complet des traditions secrètes de l’Ordre, employé surtout au dehors, comme paradigme ésotérique, sceau de chevalerie et signe de reconnaissance. On le reproduisait sur les bijoux, aussi bien qu’au fronton des commanderies et au tympan de leurs chapelles. Il se composait d’un triangle isocèle à sommet dirigé en bas, hiéroglyphe de l’eau, premier élément créé, selon Thalès de Milet, qui soutenait que « Dieu est cet Esprit qui a formé toutes choses de l’eau ». [Cicero. De Natura Deorum I, 10, p. 348.] Un second triangle semblable, inversé par rapport au premier, mais plus petit, s’inscrivait au centre et semblait occuper l’espace réservé au nez dans la face humaine. Il symbolisait le feu, et, plus précisément, le feu enclos dans l’eau, ou l’étincelle divine, l’âme incarnée, la vie infuse dans la matière. Sur la base inversée du grand triangle d’eau s’appuyait un signe graphique semblable à la lettre H des Latins, ou à l’ἦτα des Grecs, avec plus de largeur cependant, et dont la barre centrale se coupait d’un cercle médian. Ce signe, en stéganographie hermétique, indique l’Esprit universel, l’Esprit créateur, Dieu. À l’intérieur du grand triangle, peu au-dessus et de chaque côté du triangle de feu, on voyait à gauche le cercle lunaire à croissant inscrit, et à droite le cercle solaire à centre apparent. Ces petits cercles se trouvaient disposés à la manière des yeux. Enfin, soudée à la base du petit triangle interne, la croix posée sur le globe réalisait ainsi le double hiéroglyphe du soufre, principe actif, associé au mercure, principe passif et solvant de tous les métaux. Souvent, un segment plus ou moins long, situé à la pointe du triangle, se creusait de lignes à tendance verticale où le profane reconnaissait, non point l’expression du rayonnement lumineux, mais une sorte de barbiche.
Ainsi présenté, le baphomet affectait une forme animale grossière, imprécise, d’identification malaisée. C’est ce qui expliquerait sans doute la diversité des descriptions qu’on en a faites, et dans lesquelles on voit le baphomet comme une tête de mort auréolée, ou un bucrâne, parfois une tête d’Hapi égyptien, de bouc, et, mieux encore, la face horrifiante de Satan en personne ! Simples impressions, fort éloignées de la réalité, mais images si peu orthodoxes qu’elles ont, hélas ! contribué à répandre, sur les savants chevaliers du Temple, l’accusation de démonologie et de sorcellerie dont on fit l’une des bases de leur procès, l’un des motifs de leur condamnation.
Nous 100 venons de voir ce qu’était le baphomet ; il nous faut maintenant chercher à en dégager le sens caché derrière cette dénomination.
Dans l’expression hermétique pure, correspondant au travail de l’Œuvre, Baphomet vient des racines grecques Βαφεύς, teinturier, et μής, mis pour μήν, la lune ; à moins qu’on ne veuille s’adresser à μήτηρ, génitif μητρός, mère ou matrice, ce qui revient au même sens lunaire, puisque la lune est véritablement la mère ou la matrice mercurielle qui reçoit la teinture ou semence du soufre, représentant le mâle, le teinturier, — Βαφεύς, — dans la génération métallique. Βαφή à le sens d’immersion et de teinture. Et l’on peut dire, sans trop divulguer, que le soufre, père et teinturier de la pierre, féconde la lune mercurielle par immersion, ce qui nous ramène au baptême symbolique de Mété exprimé encore par le mot baphomet. [Le baphomet offrait parfois, avons-nous dit, le caractère et l’aspect extérieur des bucrânes. Présenté de la sorte, il s’identifie à la nature aqueuse figurée par Neptune, la plus grande divinité marine de l’Olympe. Ποσειδῶν est, en effet, voilé sous l’icône du bœuf, du taureau ou de la vache, qui sont des symboles lunaires. Le nom grec de Neptune dérive de Βοῦς, génitif Βοός, bœuf, taureau, et de εἶδος, εἴδωλον, image, spectre ou simulacre.] Celui-ci apparaît donc bien comme l’hiéroglyphe complet de la science, figurée ailleurs dans la personnalité du dieu Pan, image mythique de la nature en pleine activité.
Le mot latin Bapheus, teinturier, et le verbe meto, cueillir, recueillir, moissonner, signalent également cette vertu spéciale que possède le mercure ou lune des sages, de capter, au fur et à mesure de son émission, et cela pendant l’immersion ou le bain du roi, la teinture qu’il abandonne et que la mère conservera dans son sein durant le temps requis. C’est là le Graal, qui contient le vin eucharistique, liqueur de feu spirituel, liqueur végétative, vivante et vivifiante introduite dans les choses matérielles.
Quant à l’origine de l’Ordre, à sa filiation, aux connaissances et aux croyances des Templiers, nous ne pouvons mieux faire que citer textuellement un fragment de l’étude que Pierre Dujols, l’érudit et savant philosophe, consacre aux frères chevaliers dans sa Bibliographie générale des Sciences occultes. [À propos du Dictionnaire des Controverses historiques, par S. F. Jehan. Paris, 1866.]
« Les frères du Temple, dit l’auteur, — on ne saurait plus soutenir la négative, — furent vraiment affiliés au Manichéisme. Du reste, la thèse du baron Hammer est conforme à cette opinion. Pour lui, les sectateurs de Mardeck, les Ismaéliens, les Albigeois, les Templiers, les Francs-maçons, les Illuminés, etc., sont tributaires d’une même tradition secrète émanée de cette Maison de la Sagesse (Dar-el-hickmet), fondée au Caire vers le XIe siècle, par Hackem. L’académicien allemand Nicolaï 101 conclut dans un sens analogue et ajoute que le fameux baphomet, qu’il fait venir du grec βαφομητρός, était un symbole pythagoricien. Nous ne nous attarderons point aux opinions divergeantes de Anton, Herder, Munter, etc., mais nous nous arrêterons un instant à l’étymologie du mot baphomet. L’idée de Nicolaï est recevable si l’on admet, avec Hammer, cette légère variante : Βαφή Μήτεος, qu’on pourrait traduire par baptême de Mété. On a constaté, justement, un rite de ce nom chez les Ophites. En effet, Mété était une divinité androgyne figurant la Nature naturante. Proclus dit textuellement que Métis, nommé encore Ἐπικάρπιος, ou Natura germinans, était le dieu hermaphrodite des adorateurs du Serpent. On sait aussi que les Hellènes désignaient, par le mot Métis, la Prudence vénérée comme épouse de Jupiter. En somme, cette discussion philologique avère de manière incontestable que le Baphomet était l’expression païenne de Pan. Or, comme les Templiers, les Ophites avaient deux baptêmes : l’un, celui de l’eau, ou exotérique ; l’autre, ésotérique, celui de l’esprit ou du feu. Ce dernier s’appelait le baptême de Mété. Saint Justin et saint Irénée le nomment l’illumination. C’est le baptême de la Lumière des Francs-maçons. Cette purification, — le mot est ici vraiment topique, — se trouve indiquée sur une des idoles gnostiques découvertes par M. de Hammer, et dont il a donné le dessin. Elle tient dans son giron, — remarquez bien le geste : il parle, — un bassin plein de feu. Ce fait, qui aurait dû frapper le savant teuton, et avec lui tous les symbolistes, ne semble leur avoir rien dit. C’est pourtant de cette allégorie que le fameux mythe du Graal tire son origine. Justement, l’érudit baron disserte avec abondance sur ce vase mystérieux, dont on recherche encore l’exacte signification. Nul n’ignore que, dans l’ancienne légende germanique, Titurel élève un temple au Saint-Graal, à Montsalvat, et en confie la garde à douze chevaliers Templiers. M. de Hammer veut y voir le symbole de la Sagesse gnostique, conclusion bien vague après avoir brûlé si longtemps. Qu’on nous pardonne si nous osons suggérer un autre point de vue. Le Graal, — qui s’en doute aujourd’hui ? — est le mystère le plus élevé de la Chevalerie mystique et de la Maçonnerie qui en dégénère ; il est le voile du Feu créateur, le Deus absconditus dans le mot INRI, gravé au-dessus de la tête de Jésus en croix. Quand Titurel édifie son temple mystique, c’est pour y allumer le feu sacré des Vestales, des Mazdéens et même des Hébreux, car les juifs entretenaient un feu perpétuel dans le temple de Jérusalem. Les douze Custodes rappellent les douze signes du Zodiaque que parcourt annuellement le soleil, type du feu vivant. Le vase de l’idole du baron de Hammer est identique au vase pyrogène des Parses, qu’on représente plein de flammes. Les Égyptiens possédaient aussi cet attribut : Sérapis 102 est souvent figuré avec, sur sa tête, le même objet, nommé Gardal sur les bords du Nil. C’était dans ce Gardal que les prêtres conservaient le feu matériel, comme les prêtresses y conservaient le feu céleste de Phtah. Pour les Initiés d’Isis, le Gardal était l’hiéroglyphe du feu divin. Or, ce dieu Feu, ce dieu Amour s’incarne éternellement en chaque être, puisque tout, dans l’univers, a son étincelle vitale. C’est l’Agneau immolé depuis le commencement du monde, que l’Église catholique offre à ses fidèles sous les espèces de l’Eucharistie enclose dans le ciboire, comme le Sacrement d’Amour. Le ciboire, — honni soit qui mal y pense ! — aussi bien que le Graal et les cratères sacrés de toutes les religions, représente l’organe féminin de la génération, et correspond au vase cosmogonique de Platon, à la coupe d’Hermès et de Salomon, à l’urne des anciens Mystères. Le Gardal des Égyptiens est donc la clef du Graal. C’est, en somme, le même mot. En effet, de déformation en déformation, Gardal est devenu Gradal, puis, avec une sorte d’aspiration, Graal. Le sang qui bouillonne dans le saint calice est la fermentation ignée de la vie ou de la mixtion génératrice. Nous ne pourrions que déplorer l’aveuglement de ceux qui s’obstineraient à ne voir dans ce symbole, dépouillé de ses voiles jusqu’à la nudité, qu’une profanation du divin. Le Pain et le Vin du Sacrifice mystique, c’est l’esprit ou le feu dans la matière, qui, par leur union, produisent la vie. Voilà pourquoi les manuels initiatiques chrétiens, appelés Évangiles, font dire allégoriquement au Christ : Je suis la Vie ; je suis le Pain vivant ; je suis venu mettre le feu dans les choses, et l’enveloppent dans le doux signe exotérique de l’aliment par excellence. »
Avant de quitter le joli manoir de la Salamandre, nous signalerons encore quelques motifs placés au premier étage, lesquels, sans présenter autant d’intérêt que les précédents, ne sont pas dépourvus de valeur symbolique.
À droite du pilier portant l’image du bûcheron, nous voyons deux fenêtres accolées, l’une aveugle, l’autre vitrée. Au centre des arcs en accolade, on distingue, sur la première, une fleur de lys héraldique, emblème de la souveraineté de la science, qui devint, par la suite, l’attribut de la royauté. [Nous conservons à la fleur de lys son orthographe ancienne, afin d’établir nettement la différence d’expression qui existe entre cet emblème héraldique, dont le dessin est une fleur d’iris, et la fleur de lis naturelle que l’on donne pour attribut à la Vierge Marie.] Le signe de l’Adeptat et de la sublime connaissance, 103 en figurant dans les armoiries royales lors de l’institution du blason, ne perdit point le sens élevé qu’il comportait, et servi toujours depuis à désigner la supériorité, la prépondérance, la valeur et la dignité acquises. C’est pour cette raison que la capitale du royaume eut permission d’ajouter au vaisseau d’argent sur champ de gueules de ses armes, trois fleurs de lys posées en chef sur champ d’azur. Nous trouvons, d’ailleurs, la signification de ce symbole clairement expliquée dans les Annales de Nangis : « Li roys de France accoustumerent en leurs armes à porter la fleur de lys pinte par troys fuelliers comme se ils deissent à tout le monde : Foy, Sapience et Chevalerie sont, par la provision et par la grâce de Dieu, plus abondamment en nostre royaume qu’en nuls autres. Les deux feuilles de la fleur de lys, qui sont oeles, signifient sens et chevalerie qui gardent foy. »
Sur la seconde fenêtre, une tête poupine, ronde et lunaire, surmontée d’un phallus, ne laisse pas de piquer la curiosité. Nous découvrons là l’indication fort expressive des deux principes, dont la conjonction engendrent la matière philosophale. Cet hiéroglyphe de l’agent et du patient, du soufre et du mercure, du soleil et de la lune, parents philosophiques de la pierre, est assez parlant pour nous dispenser d’explication.
Entre ces fenêtres, la colonnette médiane porte, en guise de chapiteau, une urne semblable à celle que nous avons décrite en étudiant les motifs de la porte d’entrée. Nous n’avons donc pas à renouveler l’interprétation déjà fournie. Sur la colonnette opposée, en continuant vers la droite, une petite figure d’ange, au front enrubanné, est fixée, les mains jointes, dans l’attitude de la prière. Plus loin, deux fenêtres, accolées comme les précédentes, portent au-dessus du linteau l’image de deux écus au champ orné de trois fleurs, qui sont l’emblème des trois réitérations de chaque œuvre, sur lesquelles nous nous sommes fréquemment étendu au cours de cette analyse. Les figures qui tiennent lieu de chapiteaux sur les trois colonnes du fenestrage offrent respectivement, et de gauche à droite, 1° une tête d’homme, que nous croyons être l’alchimiste lui-même, dont le regard se dirige vers le groupe du personnage chevauchant le griffon ; 2° un angelot pressant contre sa poitrine un écu écartelé, que l’éloignement et son peu de relief nous empêchent de détailler ; 3° enfin, un second ange expose le livre ouvert, hiéroglyphe de la matière de l’Œuvre, préparée et susceptible de manifester l’esprit qu’elle contient. Les sages ont appelé leur matière Liber, le livre, parce que sa texture cristalline et lamelleuse est formée de feuillets superposées comme les pages d’un livre.
En dernier lieu, et taillé dans la masse du pilier extrême, une sorte d’hercule, complètement nu, soutient avec effort l’énorme masse d’un baphomet 104 solaire enflammé. De tous les sujets sculptés sur la façade, c’est le plus grossier, celui dont l’exécution est la moins heureuse. Bien qu’étant de la même époque, il paraît certain que ce petit homme trapu, difforme, au ventre météorisé, aux organes génitaux disproportionnés, a dû être dégrossi par quelque artiste inhabile et de second ordre. À l’exception du visage, de physionomie neutre, tout semble heurté à plaisir dans cette cariatide disgracieuse. Celle-ci foule aux pieds une masse incurvée, garnie de nombreuses dents, comme la bouche d’un cétacé. Notre hercule pourrait ainsi vouloir représenter Jonas, ce petit prophète miraculeusement sauvé après avoir demeuré trois jour dans le ventre d’une baleine. Pour nous, Jonas est l’image sacrée du Lion vert des sages, lequel reste trois jours philosophiques enfermé dans la substance mère, avant de s’élever par sublimation et paraître sur les eaux.
Le dogme de la chute du premier homme, dit Dupiney de Vorepierre, n’appartient pas seulement au christianisme ; il appartient aussi au mosaïsme et à la religion primitive, qui fut celle des Patriarches. C’est la raison pour laquelle cette croyance se retrouve, quoique altérée et défigurée, chez tous les peuples de la terre. L’histoire authentique de cette déchéance de l’homme par son péché nous est conservée dans le premier livre de Moïse (Genèse, chap. II et III). « Ce dogme fondamental du christianisme, écrit l’abbé Foucher, n’était point ignoré dans les anciens temps. Les peuples plus voisins que nous de l’origine du monde savaient, par une tradition uniforme et constante, que le premier homme avait prévariqué, et que son crime avait attiré sur lui la malédiction de Dieu sur toute sa postérité. » « La chute de l’homme dégénéré, dit Voltaire lui-même, est le fondement de la théologie de toutes les anciennes nations. »
Au rapport de Philolaüs le pythagoricien (Ve siècle av. J.-C.), les anciens philosophes disaient que l’âme était ensevelie dans le corps, comme dans un tombeau, en punition de quelque péché. Platon témoigne ainsi que telle était la doctrine des Orphiques, et lui-même la professait. Mais, comme on reconnaissait également que l’homme était sorti des mains de Dieu, et qu’il avait vécu dans un état de pureté et d’innocence (Dicéarque, Platon), il fallait admettre que le crime pour lequel il subissait sa peine était postérieur à sa création. L’âge d’or des mythologies grecque et romaine est évidemment un souvenir du premier état de l’homme sortant des mains de Dieu.
Les monuments et les traditions des Hindous confirment l’histoire d’Adam et de sa chute. Cette tradition existe également chez les Bouddhistes du Thibet ; elle était enseignée par les Druides, ainsi que par les Chinois et les anciens Perses. D’après les livres de Zoroastre, le premier homme et la première femme furent créés purs et soumis à Orzmuzd, leur auteur. Ahriman les vit et fut jaloux de leur bonheur ; il les aborda sous la forme d’une couleuvre, leur présenta des fruits et leur persuada qu’il était lui-même le créateur de l’univers entier. Ils le crurent et, dès lors, leur nature fut corrompue, et cette corruption infecta leur postérité. La mère de notre chair ou la femme au serpent est célèbre dans les traditions mexicaines, qui la représentent déchue de son 106 état primitif de bonheur et d’innocence. Au Yucatan, dans le Pérou, aux îles Canaries, etc., la tradition de la déchéance existait aussi chez les nations indigènes quand les Européens découvrirent ces pays. Les expiations qui avaient lieu chez divers peuples pour purifier l’enfant à son entrée dans cette vie sont un témoignage irrécusable de l’existence de cette croyance générale. « Ordinairement, dit le savant cardinal Gousset, cette cérémonie avait lieu le jour où l’on donnait un nom à l’enfant. Ce jour, chez les Romains, était le neuvième pour les garçons et le huitième pour les filles ; on l’appelait lustricus, à cause de l’eau lustrale qu’on employait pour purifier le nouveau-né. Les Égyptiens, les Perses et les Grecs avaient une coutume semblable. Au Yucatan, en Amérique, on apportait l’enfant dans le temple, où le prêtre lui versait sur la tête l’eau destinée à cet usage, et lui donnait un nom. Aux Canaries, c’étaient les femmes qui remplissaient cette fonction à la place des prêtres. Mêmes expiations prescrites par la loi chez les Mexicains. Dans quelques provinces, on allumait également du feu, et l’on faisait le geste de passer l’enfant par la flamme, comme pour le purifier à la fois par l’eau et par le feu. Les Thibétains, en Asie, ont aussi de pareilles coutumes. Dans l’Inde, lorsqu’on donne un nom à l’enfant, après avoir écrit ce nom sur son front et l’avoir plongé trois fois dans l’eau, le brahme ou le prêtre s’écrie à haute voix : « O Dieu, pur, unique, invisible et parfait, nous t’offrons cet enfant, issu d’une tribu sainte, oint d’une huile incorruptible et purifié avec de l’eau. »
Ainsi que Bergier le fait remarquer, il faut nécessairement que cette tradition remonte au berceau du genre humain ; car si elle était née chez un peuple particulier après la dispersion, elle n’aurait pu se répandre d’un bout du monde à l’autre. Cette croyance universelle de la chute du premier homme était, en outre, accompagnée de l’attente d’un médiateur, d’un personnage extraordinaire qui devait apporter le salut aux hommes et les réconcilier avec Dieu. Non seulement ce libérateur était attendu par les patriarches et par les Juifs, qui savaient qu’il paraîtrait au milieu d’eux, mais encore par les Égyptiens, les Chinois, les Japonais, les Hindous, les Siamois, les Arabes, les Perses, et par diverses nations de l’Amérique. Parmi les Grecs et les Romains, cette espérance était partagée par quelques hommes, ainsi que le témoignent Platon et Virgile. En outre, comme le fait observer Voltaire : « C’était, de temps immémorial, une maxime chez les Indiens et chez les Chinois, que le Sage viendrait de l’Occident. L’Europe, au contraire, disait qu’il viendrait de l’Orient. »
Sous la tradition biblique de la chute du premier homme, les philosophes ont, avec leur coutumière habileté, caché une vérité secrète d’ordre alchimique. C’est là, sans doute, ce qui nous vaut et permet d’expliquer 107 les représentations d’Adam et Ève que l’on découvre sur quelques vieux logis de la Renaissance. L’un d’eux, nettement caractéristique de cette intention, servira de type à notre étude. Cette demeure philosophale, située au Mans, nous montre, au premier étage, un bas-relief figurant Adam, le bras levé pour cueillir le fruit de l’arbor scientae, tandis qu’Ève attire la branche vers lui, en s’aidant d’une corde. Tous deux tiennent des phylactères, attributs chargés d’exprimer que ces personnages ont une signification occulte, différente de celle de la Genèse. Ce motif, maltraité par les intempéries, — elles n’en ont guère épargné que les grandes masses, — est circonscrit par une couronne de feuillage, de fleurs et de fruits, hiéroglyphes de la nature féconde, de l’abondance et de la production. À droite et au-dessus, on distingue, parmi les rinceaux lépreux, l’image du soleil, tandis qu’à gauche apparaît celle de la lune. Les deux astres hermétiques viennent accentuer et préciser encore la qualité scientifique et l’expression profane du sujet emprunté aux saintes Écritures (pl. X).
Notons, en passant, que les scènes laïques de la tentation sont conformes à celles de l’iconographie religieuse. Adam et Ève s’y voient toujours séparés par le tronc de l’arbre paradisiaque. Dans la majorité des cas, le serpent, enroulé autour du tronc, est figuré avec une tête humaine ; c’est ainsi qu’il paraît sur un bas-relief gothique de l’ancienne Fontaine Saint-Maclou, dans l’église de ce nom, à Rouen, et sur une autre scène de grande dimension décorant un mur de la maison dite d’Adam et Ève, à Montferrand (Puy-de-Dôme), laquelle semble dater de la fin du XIVe siècle ou du commencement du XVe. Aux stalles de Saint-Bertrand-de-Comminges (Haute-Garonne), le reptile découvre un buste mamelé, pourvu de bras et d’une tête de femme. C’est également une tête féminine qu’expose le serpent de Vitré, sculpté sur l’arc en accolade d’une jolie porte du XVe siècle, rue Notre-Dame (pl. XI). Par contre, le groupe en argent massif du tabernacle de la cathédrale de Valladolid (Espagne) reste dans la note réaliste : le serpent y est représenté sous son aspect naturel et tient, de sa gueule largement ouverte, une pomme entre ses crochets. [Ce magnifique objet d’art est l’œuvre du statuaire Juan de Arfé, qui l’exécuta en 1590.]
Adamus, nom latin d’Adam, signifie fait de terre rouge ; c’est le premier être de nature, le seul d’entre les créatures humaines qui ait été doué des deux natures de l’androgyne. Nous pouvons donc le considérer, au point de vue hermétique, comme la matière basique jointe à l’esprit dans l’unité même de la substance créée, immortelle et perdurable. Mais dès que Dieu, selon la tradition mosaïque, fit naître la femme en individualisant, dans des corps distincts et séparés, ces natures 108 primitivement associées en un corps unique, le premier Adam dut s’effacer, se spécifia en perdant sa constitution originelle et devint le second Adam, imparfait et mortel. L’Adam principe, dont nous n’avons jamais découvert nulle part aucune figuration, est appelé par les grecs Ἄδαμος ou Ἄδαμάς, mot qui désigne, sur le plan terrestre, l’acier le plus dur, employé pour Ἀδάμαστος, c’est-à-dire indomptable et encore vierge (des racines ἀ, privatif, et δαμάω , dompter), ce qui caractérise bien la nature profonde du premier homme céleste et du premier corps terrestre, comme étant solitaires et non soumis au joug de l’hymen. Quel est donc cet acier nommé ἀδάμας, dont les philosophes parlent tant ? Platon, dans son Timée, nous en donne l’explication suivante.
« De toutes les eaux que nous avons appelées fusibles, dit-il, celle qui a les parties les plus ténues et les plus égales ; qui est la plus dense ; ce genre unique dont la couleur est un jaune éclatant ; le plus précieux des biens, l’or enfin, s’est formé en se filtrant à travers la pierre. Le nœud de l’or, devenu très dur et noir à cause de sa densité, est appelé adamas. Un autre corps, voisin de l’or pour la petitesse des parties, mais qui a plusieurs espèces, dont la densité est inférieure à la densité de l’or, qui renferme un faible alliage de terre très ténue, ce qui le rend plus dur que l’or, et qui est en même temps plus léger, grâce aux pores dont sa masse est creusée, c’est une de ces eaux brillantes et condensées qu’on nomme l’airain. Lorsque la portion de terre qu’il contient s’en trouve séparée par l’action du temps, elle devient visible par elle-même et on lui donne le nom de rouille. »
Ce passage du grand initié enseigne la distinction des deux personnalités successives de l’Adam symbolique, lesquelles sont décrites sous leur expression minérale propre de l’acier et de l’airain. Or, le corps voisin de la substance adamas, — nœud ou soufre de l’or, — est le second Adam, considéré dans le règne organique comme le père véritable de tous les hommes, et dans le règne minéral comme agent et procréateur des individus métalliques ou géologiques qui le constituent.
Ainsi apprenons-nous que le soufre et le mercure, principes générateurs des métaux, ne furent à l’origine qu’une seule et même matière ; car ce n’est que plus tard qu’ils acquirent leur individualité spécifique et la conservèrent dans les composés issus de leur union. Et quoique celle-ci soit maintenue par une puissante cohésion, l’art peut néanmoins la rompre et isoler le soufre et le mercure sous la forme qui leur est particulière. Le soufre, principe actif, est désigné symboliquement par le second Adam, et le mercure, élément passif, par sa femme Ève. Ce dernier élément, ou mercure, reconnu comme le plus important, est aussi le plus difficile à obtenir dans la pratique de l’Œuvre. Son utilité est 109 telle que la science lui doit son nom, puisque la philosophie hermétique est fondée sur la connaissance parfaite du Mercure, en grec Ἑρμῆς. C’est ce qu’exprime le bas-relief qui accompagne et limite le panneau d’Adam et Ève sur la maison du Mans. On y remarque Bacchus enfant, pourvu du thyrse, [En grec θύρσος, auquel les Adeptes préfèrent, comme étant beaucoup plus près de la vérité scientifique et de la réalité expérimentale, son synonyme θυρσόλογχος, où l’on peut saisir un rapport fort suggestif entre la verge d’Aaron et le javelot d’Arès.] la main gauche cachant l’ouverture d’un pot, et debout sur le couvercle d’un grand vase décoré de guirlandes. Or, Bacchus, divinité emblématique du mercure des sages, incarne une signification secrète semblable à celle d’Ève, mère des vivants. En Grèce, toute bacchante était dite Εὖα, Ève, mot qui avait pour racine Εὔιος, Evius, surnom de Bacchus. Quant aux vaisseaux destinés à contenir le vin des philosophes, ou mercure, ils sont assez parlants pour nous dispenser d’en mettre en relief le sens ésotérique.
Mais cette explication, quoique logique et conforme à la doctrine, est pourtant insuffisante à fournir la raison de certaines particularités expérimentales et de quelques points obscurs de la pratique. Il est indiscutable que l’artiste ne saurait prétendre à l’acquisition de la matière originelle, c’est-à-dire du premier Adam « formé de terre rouge », et que le sujet des sages lui-même, qualifié première matière de l’art, est fort éloignée de la simplicité inhérente à celle du second Adam. Ce sujet est cependant, et proprement, la mère de l’Œuvre, comme Ève est la mère des hommes. C’est elle qui dispense aux corps qu’elle enfante, ou plus exactement qu’elle réincrude, la vitalité, la végétabilité, la possibilité de mutation. Nous irons plus loin et dirons, à l’adresse de ceux qui ont déjà quelque teinture de science, que la mère commune des métaux alchimiques n’entre point en substance dans le Grand-Œuvre, bien qu’il soit impossible, sans elle, de rien produire ni de rien entreprendre. C’est, en effet, par son entremise, que les métaux vulgaires, véritables et seuls agents de la pierre, se changent en métaux philosophiques ; c’est par elle qu’ils sont dissous et purifiés ; c’est en elle qu’ils retrouvent et reprennent leur activité perdue, et, de morts qu’ils étaient, redeviennent vivants ; c’est elle la terre qui les nourrit, les fait croître, fructifier, et leur permet de se multiplier ; c’est, enfin, en retournant dans le sein maternel qui les avait jadis formés et mis au jour, qu’ils renaissent et recouvrent les facultés primitives dont l’industrie humaine les avait privés. Ève et Bacchus sont les symboles de cette substance philosophale et naturelle, — non cependant première dans le sens de l’unité ou de l’universalité, — communément appelée du nom d’Hermès ou de Mercure. Or, on sait que le messager ailé 110 des dieux servait d’intermédiaire entre les puissances de l’Olympe et jouait, dans la mythologie, un rôle analogue à celui du mercure dans le labeur hermétique. On comprend mieux ainsi la nature spéciale de son action, et pourquoi il ne demeure pas avec les corps qu’il a dilués, purgés et animés. Et l’on saisit de même dans quel sens il convient d’entendre Basile Valentin, lorsqu’il assure que les métaux sont des créatures deux fois nées du mercure, enfants d’une seule mère, produits et régénérés par elle. [L’Adepte entend parler en ce lieu des métaux alchimiques produits par la réincrudation, ou retour à l’état simple des corps métalliques vulgaires.] Et l’on conçoit mieux, d’autre part, où gît cette pierre d’achoppement que les philosophes ont jetée à travers le chemin, lorsqu’ils affirment, d’un commun accord, que le mercure est l’unique matière de l’Œuvre, alors que les réactions nécessaires sont seulement provoquées par lui, ce qu’ils ont dit soit par métaphore, soit en le considérant d’un point de vue particulier.
Il n’est pas inutile non plus d’apprendre que, si nous avons besoin du ciste de Cybèle, de Cérès ou de Bacchus, c’est seulement parce qu’il renferme le corps mystérieux qui est l’embryon de notre pierre ; s’il nous faut un vase, ce n’est que pour y placer le corps, et personne n’ignore que, sans une terre appropriée, toute graine deviendrait inutile. Ainsi ne pouvons-nous nous passer de vaisseau, quoique le contenu soit infiniment plus précieux que le contenant, celui-ci étant voué, tôt ou tard, à se séparer de celui-là. L’eau n’a aucune forme en soi, bien qu’elle soit susceptible de les épouser toutes et de prendre celle du récipient qui la contient. Voilà la raison de notre vase et de sa nécessité, et pourquoi les philosophes l’ont tant recommandé comme le véhicule indispensable, l’excipient obligé de nos corps. Et cette vérité trouve sa justification dans l’image de Bacchus enfant dressé sur le couvercle du vaisseau hermétique.
De ce qui précède, il importe surtout de retenir que les métaux, liquéfiés et dissociés par le mercure, retrouvent le pouvoir végétatif qu’ils possédaient au moment de leur apparition sur le plan physique. Le dissolvant fait en quelque sorte pour eux l’office d’une véritable fontaine de Jouvence. Il en sépare les impuretés hétérogènes importées des gîtes métallifères, leur ôte les infirmités contractées au cours des siècles ; il les ranime, leur donne une vigueur nouvelle et les rajeunit. C’est ainsi que les métaux vulgaires se trouvent réincrudés, c’est-à-dire remis dans un état voisin de leur état originel, et dès lors qualifiés de métaux vivants ou philosophiques. Or, puisqu’ils reprennent, au contact de leur mère, leur facultés primitives, on peut assurer qu’ils se sont rapprochés d’elle et ont pris une nature analogue à la sienne. Mais il est évident, d’autre part, qu’ils ne sauraient, par suite de cette conformité 111 de complexion, engendrer de nouveaux corps avec leur mère, celle-ci ayant seulement une puissance rénovatrice et non pas génératrice. D’où l’on doit conclure que le mercure dont nous parlons, et qui a pour figure l’Ève de l’Éden mosaïque, n’est pas celui que les sages ont désigné comme étant la matrice, le réceptacle, le vase convenable au métal réincrudé, qualifié soufre, soleil des philosophes, semence métallique et père de la pierre.
Qu’on ne s’y laisse pas tromper ; c’est ici le nœud gordien de l’Œuvre, celui que les débutants doivent s’évertuer à dénouer s’ils ne veulent être arrêtés court au commencement de la pratique. Il existe donc une autre mère, fille de la première, à laquelle les maîtres, dans un but facile à deviner, ont également imposé la dénomination de mercure. Et la différenciation de ces deux mercures, l’un agent de rénovation, l’autre de procréation, constitue l’étude la plus ingrate que la science ait réservée au néophyte. C’est avec le dessein de l’aider à franchir cette barrière, que nous nous sommes étendu sur le mythe d’Adam et Ève, et que nous allons tenter d’éclairer ces points obscurs, volontairement laissés dans l’ombre par les meilleurs auteurs mêmes. La plupart d’entre eux se sont contentés de décrire allégoriquement l’union du soufre et du mercure, générateurs de la pierre, qu’ils nomment soleil et lune, père et mère philosophiques, fixe et volatil, agent et patient, mâle et femelle, aigle et lion, Apollon et Diane (dont quelques-uns ont fait Apollonius de Tyane), Gabritius et Beya, Urim et Thumim, les deux colonnes du temple : Jakin et Bohas, le vieillard et la jeune vierge, enfin, et de manière plus exacte, le frère et la sœur. Car ils sont réellement frère et sœur, tenant chacun leur être d’une mère commune, et redevables de la contrariété de leurs tempéraments plutôt à la différence d’âge et d’évolution qu’à l’écart de leurs affinités.
L’auteur anonyme de l’Ancienne Guerre des Chevaliers, dans un discours qu’il fait prononcer par le métal réduit en soufre sous l’action du premier mercure, enseigne que ce soufre a besoin d’un second mercure, avec lequel il doit être conjoint afin de multiplier son espèce. « Parmi les artistes, dit-il, qui ont travaillé avec moy, certains ont poussé leurs travaux si loin, qu’ils sont venus à bout de separer de moy mon esprit, qui contient ma teinture ; en sorte que, le mêlant à d’autres metaux et mineraux, ils sont parvenus à communiquer quelque peu de mes vertus et de mes forces aux metaux qui ont quelque affinité et quelque amitié avec moy. Cependant, les artistes qui ont reüssi par cette voye et qui ont trouvé seurement une partie de l’art sont veritablement en tres-petit nombre. Mais comme ils n’ont pas 112 connu l’origine d’où viennent les teintures, il leur a esté impossible de pousser leur travail plus loin, et ils n’ont pas trouvé au bout du compte qu’il y eust une grande utilité dans leur procédé. Mais si ces artistes avoient porté leurs recherches au-delà, et qu’ils eussent bien examiné quelle est la femme qui m’est propre, qu’ils l’eussent cherchée et qu’ils m’eussent uni à elle, c’est alors que j’aurois pû teindre mille fois davantage. » [Traité réimprimé dans le Triomphe Hermétique de Limojon de Saint-Didier. Amsterdam, Henry Wetstein, 1699, et Jacques Desbordes, 1710, p. 18.] Dans l’Entretien d’Eudoxe et de Pyrophile, qui sert de commentaire à ce traité, Limojon de Saint-Didier écrit à propos de ce passage : « La femme qui est propre à la pierre et qui doit lui estre unie est cette fontaine d’eau vive dont la source, toute céleste, qui a particulièrement son centre dans le soleil et dans la lune, produit ce clair et precieux ruisseau des Sages, qui coule dans la mer des philosophes, laquelle environne tout le monde. Ce n’est pas sans fondement que cette divine fontaine est appelée par cette autheur la femme de la pierre ; quelques uns l’ont représentée sous la forme d’une nymphe céleste ; quelques autres luy donnent le nom de la chaste Diane, dont la pureté et la virginité n’est point soüillée par le lien spirituel qui l’unit à la pierre. En un mot, cette conjonction magnetique est le mariage magique du ciel avec la terre, dont quelques philosophes ont parlé ; de sorte que la source seconde de la teinture phisique, qui opere de si grandes merveilles, prend naissance de cette union conjugale toute misterieuse. »
Ces deux mères, ou mercures, que nous venons de distinguer, figurent sous l’emblème des deux coqs dans le panneau de pierre situé au second étage de la maison du Mans (pl. XII). [Dans l’Antiquité, le coq était attribué au dieu Mercure. Les Grecs le désignaient par le mot ἀλέκτωρ, qui tantôt signifie vierge et tantôt épouse, expressions caractéristiques de l’un et de l’autre mercure ; cabalistiquement, ἀλέκτωρ joue avec ἄλεκτρος, ce qui ne doit ou ne peut être dit, secret, mystérieux.] Ils accompagnent un vase rempli de feuilles et de fruits, symbole de leur capacité vivifiante, génératrice et végétable, de la fécondité et de l’abondance des productions qui en résultent. [En grec, vase se dit ἀγγεῖον, le corps, mot qui a pour racine ἄγγος, l’utérus.] De chaque côté de ce motif, des personnages assis, — l’un soufflant dans un cor, l’autre pinçant une sorte de guitare, — exécutent un duo musical. C’est la traduction de cet Art de musique, — épithète conventionnelle de l’alchimie, — auquel se rapportent les divers sujets sculptés sur la façade.
Mais avant de poursuivre l’étude des motifs de la maison d’Adam et Ève, nous croyons devoir prévenir le lecteur que, sous des termes très peu voilés, notre analyse renferme la révélation de ce qu’il est convenu d’appeler le secret des deux mercures. Notre explication, toutefois, ne saurait résister à l’examen, et quiconque se donnera la peine de la disséquer, 113 y rencontrera certaines contradictions, erreurs manifestes de logique ou de jugement. Or, nous reconnaissons loyalement qu’il n’existe qu’un seul mercure à la base, et que le second dérive nécessairement du premier. Il convenait cependant d’appeler l’attention sur les qualités différentes qu’ils affectent, et faire en sorte de montrer, — fût-ce au prix d’une entorse à la raison ou d’une invraisemblance, — comment on peut les distinguer, les identifier, et comment il est possible d’extraire, directement, la propre femme du soufre, mère de la pierre, du sein de notre mère primitive. Entre le récit cabalistique, l’allégorie traditionnelle et le silence, nous n’avions pas à choisir. Notre but étant de venir en aide aux travailleurs peu familiarisés avec les paraboles et les métaphores, l’emploi de l’allégorie et de la cabale nous était interdit. Eût-il mieux valu agir comme beaucoup de nos prédécesseurs et ne rien dire ? Nous ne le pensons pas. À quoi servirait d’écrire, sinon pour ceux qui savent déjà et n’ont que faire de nos conseils ? Nous avons donc préféré fournir, en langage clair, une démonstration ab absurdo, grâce à laquelle il devenait possible de dévoiler l’arcane demeuré jusqu’ici obstinément caché. Le procédé, d’ailleurs, ne nous appartient pas. Que les auteurs, — et ils sont nombreux, — chez lesquels on ne remarque point de semblables discordances, nous jettent la première pierre !
Au-dessus des coqs, gardiens du vase fructifiant, se voit un panneau de plus grande dimension, malheureusement fort mutilé, dont la scène figure l’enlèvement de Déjanire par le centaure Nessos (pl. XII).
La fable raconte qu’Hercule, ayant obtenu d’Œnée la main de Déjanire pour avoir triomphé du dieu-fleuve Achéloüs, notre héros, en compagnie de sa nouvelle épouse, voulut traverser le fleuve Evène. [L’eau, la phase humide ou mercurielle qu’offrent les métaux à l’origine, et qu’ils perdent peu à peu en se coagulant sous l’action desséchante du soufre chargé d’assimiler le mercure. Le terme grec Ἀχελᾦος ne s’applique pas uniquement au fleuve Achéloüs, mais sert encore à désigner tout cours d’eau, fleuve ou rivière.] [Εὐήνιος, doux, facile. On doit remarquer qu’il n’est pas question ici d’une solution des principes de l’or. Hercule n’entre pas dans les eaux du fleuve, et Déjanire le traverse sur la croupe de Nessos. C’est la solution de la pierre qui fait le sujet du passage allégorique de l’Evène, et cette solution s’obtient aisément, de manière douce et facile.] Nessos, qui se trouvait dans le voisinage, offrit de transporter Déjanire sur l’autre rive. Hercule eut le tort d’y consentir et ne tarda pas à s’apercevoir que le centaure tentait de la lui enlever. Une flèche, trempée dans le sang de l’hydre et lancée d’une main sûre, l’arrêta sur le champ. Nessos, se sentant mourir, remit alors à Déjanire sa tunique teinte de son sang, l’assurant qu’elle lui servirait à rappeler son mari s’il s’éloignait d’elle pour s’attacher à d’autres femmes. Plus tard, 114 l’épouse crédule ayant appris qu’Hercule recherchait Iole, prix de sa victoire sur Euryte, son père, lui envoya le vêtement ensanglanté ; mais il ne l’eut pas plus tôt mis qu’il en ressentit d’atroces douleurs. [Le mot grec Ἰόλεία est formé de Ἰός, venin, et, λεία, butin, proie. Iole est l’hiéroglyphe de la matière première, poison violent, disent les sages, dont on fait cependant la grande médecine. Les métaux vulgaires, dissous par elle, sont ainsi la proie de ce venin, qui change leur nature et les décompose ; c’est pourquoi l’artiste doit bien se garder d’allier le soufre obtenu de cette manière avec l’or métallique. Hercule, quoique recherchant Iole, ne contracte point d’union avec elle.] Ne pouvant résister à tant de souffrance, il se jeta au milieu des flammes d’un bûcher élevé sur le mont Œta et allumé de ses propres mains. [Du grec Αἴθω, brûler, enflammer, être ardent.] Déjanire, en apprenant la fatale nouvelle, se tua de désespoir.
Ce récit se rapporte aux dernières opérations du Magistère ; c’est une allégorie de la fermentation de la pierre par l’or, afin d’orienter l’Elixir vers le règne métallique et de limiter son emploi à la transmutation des métaux.
Nessos représente la pierre philosophale, non encore déterminée ni affectée à l’un quelconque des grands genres naturels, dont la couleur varie du carmin au brillant écarlate. Νῆσος, en grec, signifie vêtement de pourpre, et la tunique sanglante du centaure, — « qui brûle les corps plus que le feu d’enfer », — indique la perfection du produit achevé, mûr et rempli de teinture.
Hercule figure le soufre de l’or dont la vertu réfractaire aux agents les plus incisifs ne peut être vaincue que par l’action du vêtement rouge, ou sang de la pierre. L’or, calciné sous l’effet combiné du feu et de la teinture, prend la couleur de la pierre et lui donne, en échange, la qualité métallique que le travail lui avait fait perdre. Junon, reine de l’Œuvre, consacre ainsi la réputation et la gloire d’Hercule, dont l’apothéose mythique trouve sa réalisation matérielle dans la fermentation. Le nom même d’Hercule, Ἡρακλῆς, indique qu’il doit à Junon l’imposition des travaux successifs qui devaient lui assurer la célébrité et répandre sa renommée ; Ἡρακλῆς est formé, en effet, des racines Ἥρα, Junon, et κλέος, gloire, réputation, renommée. Déjanire, femme d’Hercule, personnifie le principe mercuriel de l’or, qui lutte de concert avec le soufre auquel il est conjoint, mais succombe néanmoins sous l’ardeur de la tunique ignée. En grec, Δηιάνειρα dérive de Δηιοτής, hostilité, lutte, agonie.
Sur la face des deux piliers engagés bordant la scène mythologique dont nous venons d’étudier l’ésotérisme, figurent d’un côté une tête de lion pourvue d’ailes, de l’autre une tête de chien ou de chienne. Ces animaux sont également représentés dans leur forme complète sur les arcs 115 de la porte de Vitré (pl. XI). Le lion, hiéroglyphe du principe fixe et coagulant appelé communément soufre, porte des ailes afin de montrer que le dissolvant primitif, en décomposant et en réincrudant le métal, donne au soufre une qualité volatile sans laquelle sa réunion au mercure deviendrait impossible. Quelques auteurs ont décrit la manière d’effectuer cette importante opération sous l’allégorie du combat de l’aigle et du lion, du volatil et du fixe, combat suffisamment expliqué ailleurs. [Cf. Fulcanelli. Le Mystère des Cathédrales. Paris, J. Schemit, 1926, p. 67, et J.-J. Pauvert, Paris, 1964, p. 115.]
Quant au chien symbolique, successeur direct du cynocéphale égyptien, c’est le philosophe Artephius qui lui a donné droit de cité parmi les figures de l’iconographie alchimique. Il parle, en effet, du chien de Khorassan et de la chienne d’Arménie, emblèmes du soufre et du mercure, parents de la pierre. [Parmi les détails de la Création du monde qui ornent le portail nord de la cathédrale de Chartres, on remarque un groupe du XIIIe siècle, représentant Adam et Ève ayant à leurs pieds le tentateur, figuré par un monstre à tête et torse de chien, posé sur les pattes antérieures et se terminant en queue de serpent. C’est le symbole du soufre assemblé au mercure dans la substance chaotique originelle (Satan).] Mais, tandis que le mot Ἄρμενος, signifiant ce dont on a besoin, ce qui est préparé et convenablement disposé, indique le principe passif et féminin, le chien de Khorassan, ou soufre, tire son appellation du mot grec Κόραξ, équivalent de corbeau, vocable qui servait encore à désigner un certain poisson noirâtre sur lequel, si nous en avions licence, nous pourrions dire de curieuses choses. [Les Latins nommaient le corbeau Phœbeius ales, l’oiseau d’Apollon ou du Soleil (Φοῖβος). On remarque, à Notre-Dame de Paris, parmi les chimères fixées aux garde-fous des galeries hautes, un curieux corbeau revêtu d’un long voile qui le couvre à demi.]
Les « fils de science » que leur persévérance a conduits au seuil du sanctuaire savent qu’après la connaissance du dissolvant universel, — mère unique empruntant la personnalité d’Ève, — il n’en est point de plus importante que celle du soufre métallique, premier fils d’Adam, générateur effectif de la pierre, lequel reçut le nom de Caïn. Or, Caïn signifie acquisition, et ce que l’artiste acquiert tout d’abord c’est le chien noir et enragé dont parlent les textes, le corbeau premier témoignage du Magistère. C’est aussi, selon la version du Cosmopolite, le poisson sans os, échénéis ou rémora « qui nage dans notre mer philosophique », et à propos duquel Jean-Joachim d’Estingrel d’Ingrofont assure que « possédant une fois le petit poisson nommé Remora, qui est très rare, pour ne pas dire unique dans cette grande mer, vous n’aurez plus besoin de pêcher, mais seulement de songer à la préparation, à l’assaisonnement et à la cuisson de ce petit poisson ». [Jean-Joachim d’Estingrel d’Ingrofont. Traitez du Cosmopolite nouvellement découverts. Paris, Laurent d’Houry, 1691. Lettre II, p. 46.] Et, bien qu’il soit préférable 116 de ne point l’extraire du milieu qu’il habite, — lui laissant au besoin assez d’eau pour entretenir sa vitalité, — ceux qui eurent la curiosité de l’isoler purent contrôler l’exactitude et la véracité des affirmations philosophiques. C’est un corps minuscule, — eu égard au volume de la masse d’où il provient, — ayant l’apparence extérieure d’une lentille bi-convexe, souvent circulaire, parfois elliptique. D’aspect terreux plutôt métallique, ce bouton léger, infusible mais très soluble, dur, cassant, friable, noir sur une face, blanchâtre sur l’autre, violet dans sa cassure, a reçu des noms divers et relatifs à sa forme, à sa coloration ou à certaines particularités chimiques. C’est lui le prototype secret du baigneur populaire de la galette des rois, la fève (κύαμος, paronyme de κύανος, noir bleuâtre), le sabot (βέμβιξ) ; c’est aussi le cocon (βομβύκιον) et son ver, dont le nom grec, βόμβυξ, qui ressemble tant à celui du sabot, a pour racine βόμβος, lequel exprime, précisément, le bruit d’un sabot qui tourne ; [Conf. supra p. 22 et, dans le Mystère des Cathédrales, Jean-Jacques Pauvert, p. 51, ce qui est dit quant à ce jouet d’enfant, quant à cet objet principal du ludus puerorum.] c’est encore le petit poisson noirâtre appelé chabot, d’où Perrault a tiré son Chat botté, le fameux marquis de Carabas (de Κάρα, tête, et βασιλεύς, roi) des légendes hermétiques chères à notre jeunesse et réunies sous le titre de Contes de ma mère l’Oie ; c’est, enfin, le basilic de la fable, — βασιλικόν, — notre régule (regulus, petit roi) ou roitelet (βασιλίσκος), la pantoufle de vair (parce qu’elle est blanche et grise) de l’humble Cendrillon, la sole, poisson plat dont chaque face est différemment colorée et dont le nom se rapporte au soleil (lat. sol, solis), etc. Dans le langage oral des Adeptes, cependant, ce corps n’est guère désigné autrement que par le terme de violette, première fleur que le sage voit naître et s’épanouir, au printemps de l’Œuvre, transformant en une couleur nouvelle la verdure de son parterre…
Mais ici, nous croyons devoir suspendre cet enseignement et garder le prudent silence de Nicolas Valois et de Quercetanus, les seuls, à notre connaissance, qui révélèrent l’épithète verbale du soufre, or ou soleil hermétique.
C’est le côté mystérieux d’un personnage historique qui se révèle à nous par l’une de ses œuvres. Louis d’Estissac, homme de haute condition, s’avère, en effet, comme un alchimiste pratiquant et l’un des Adeptes les mieux instruits des arcanes hermétiques.
D’où tenait-il sa science ? Qui lui en donna, — de vive voix sans doute, — les premiers éléments ? Nous ne le savons point de manière pertinente, mais aimons à croire que le savant médecin et philosophe François Rabelais pourrait bien ne pas être étranger à son initiation.[Gilbert Ducher, dans une épigramme à la philosophie (1538), le cite parmi les fidèles de la science divine :
« In primis sane Rabelæsum, principem eundem
Supremum in studiis diva tuis sophia. »]
Louis d’Estissac, né en 1507, était le propre neveu de Geoffroy d’Estissac, et demeurait dans la maison de son oncle, supérieur de l’abbaye bénédictine de Maillezais, lequel avait établi son prieuré non loin de là, à Ligugé (Vienne). Or, il est notoire que Geoffroy d’Estissac entretenait depuis longtemps avec Rabelais des relations empreintes de la plus vive et de la plus cordiale amitié. En 1525, nous apprend H. Clouzot, notre philosophe se trouvait à Ligugé, en qualité d’attaché « au service » de Geoffroy d’Estissac. « Jean Bouchet, — ajoute Clouzot, — le procureur-poète qui nous renseigne si bien sur la vie que l’on mène à Ligugé, dans le prieuré du révérend évêque, ne précise pas, malheureusement, les fonctions de Rabelais. Secrétaire du prélat ? C’est possible. Mais pourquoi pas précepteur de son neveu, Louis d’Estissac, qui n’a encore que dix-huit ans et ne se mariera qu’en 1527 ? L’auteur de Gargantua et de Pantagruel donne de tels développements à l’éducation de 118 ses héros, qu’on doit supposer que son érudition n’est pas purement théorique, mais qu’elle est aussi le fruit d’une mise en pratique antérieure. » [H. Clouzot, Vie de Rabelais, notice biographique écrite pour l’édition des Œuvres de Rabelais. Paris, Garnier frères, 1926] D’ailleurs, Rabelais ne semble pas avoir jamais abandonné son nouvel ami, — peut-être son disciple, — car étant à Rome en 1536, il envoyait, nous dit Clouzot, à Mme d’Estissac, la jeune nièce de l’évêque, « des plantes medicinales et mille petites mirelificques (objets de curiosité) à bon marché » qu’on apporte de Chypre, de Candie, de Constantinople. C’est encore au château de Coulonges-sur-l’Autize, — appelé Coulonges-les-Royaux au Quart Livre de Pantagruel, — que notre philosophe, poursuivi par la haine de ses ennemis, viendra, vers 1550, chercher un refuge auprès de Louis d’Estissac, héritier du protecteur de Rabelais, l’évêque de Maillezais.
Quoi qu’il en soit, cela nous conduit à penser que la recherche de la pierre philosophale, aux XVIe et XVIIe siècles, était plus active qu’on serait porté à le croire, et que ses heureux possesseurs ne représentaient pas, dans le monde spagirique, l’infime minorité que l’on tend à leur accorder. S’ils nous demeurent inconnus, c’est beaucoup moins par l’absence de documents relatifs à leur science, que par notre ignorance du symbolisme traditionnel, qui ne nous permet pas de les bien reconnaître. Il est probable qu’en interdisant, par ses lettres patentes de 1537, l’usage de l’imprimerie, François Ier fut la cause déterminante de cette carence d’ouvrages que l’on remarque au XVIe siècle, et le promoteur inconscient d’un nouvel essort symbolique digne du plus beau période médiéval. La pierre se substitue au parchemin, et l’ornementation sculptée vient au secours de l’impression prohibée. Ce retour temporaire de la pensée au monument, de l’allégorie écrite à la parabole lapidaire, nous valut quelques œuvres brillantes, d’un réel intérêt pour l’étude des versions artistiques de la vieille alchimie.
Déjà, au moyen âge, les maîtres dont nous possédons les traités aimaient à pourvoir leur demeure de signes et d’images hermétiques. À l’époque où vivait Jean Astruc, médecin de Louis XV, c’est-à-dire vers 1720, il existait à Montpellier, dans la rue du Cannau, face au couvent des Capucins, une maison qui, selon la tradition, aurait appartenu à maître Arnauld de Villeneuve, en 1280, ou aurait été habitée par lui. On y voyait, sculptés sur la porte, deux bas-reliefs représentant l’un un lion rugissant, l’autre un dragon qui se mordait la queue, emblèmes reconnus du Grand-Œuvre. Cette maison fut détruite en 1755. [Jean Astruc. Mémoires pour servir à l’Histoire de la Faculté de Médecine de Montpellier. Paris, 1767, p. 153.] Son disciple, Raymond Lulle, venant de Rome, s’arrête à Milan, en 1296, pour y poursuivre ses recherches philosophales. On montrait encore dans cette ville, au XVIIIe siècle, la maison où Lulle avait travaillé ; 119 l’entrée en était décorée de figures hiéroglyphiques se rapportant à la science, ainsi qu’il résulte d’un passage du traité de Borrichius sur l’Origine et les Progrès de la Chimie. [« Quod autem Lullius Mediolani et fuerit et chimica ibi tractaverit notissimum est, ostenditurque adhuc domus illic nobili isto habitatore quondam superbiens ; in cujus vestibulo conspicuæ figuræ, naturæque ingenium artemque chimici satis demonstrant » (Olaüs Borrichius, De Orut et Progressu Chemiae, p. 133).] On sait que les maisons, les églises et les hôpitaux édifiés par Nicolas Flamel servirent de médiateurs à la diffusion des images de l’Art sacré ; sa propre habitation, « l’hostel Flamel », construit l’an 1376, rue des Marivaulx proche l’église Saint-Jacques, était, dit la chronique, « tout enjolivé d’histoires et de devises peintes et dorées ».
Louis d’Estissac, contemporain de Rabelais, Denys Zachaire et Jean Lallemant, voulut lui aussi consacrer à la science qu’il affectionnait tout particulièrement une demeure digne d’elle. Il forma, à trente-cinq ans, le projet d’un intérieur symbolique où se trouveraient, habilement répartis et dissimulés avec soin, les signes secrets qui avaient guidé ses travaux. Les sujets bien établis, convenablement voilés, — afin que le profane n’en pût discerner le sens mystérieux, — les grandes lignes de l’architecture arrêtées, il en confia l’exécution à un architecte qui fut peut-être, — c’est du moins l’opinion de M. de Rochebrune, — Philibert de l’Orme. Ainsi naquit le superbe château de Coulonges-sur-l’Autize (Deux-Sèvres), dont la construction exigea vingt-six années, de 1542 à 1568, mais qui n’offre plus aujourd’hui qu’un intérieur vide aux parois dénudées. Le mobilier, les porches, les pierres sculptées, les plafonds et jusqu’aux tourelles d’angle, tout a été dispersé. Certaines de ces pièces d’art furent acquises par un aquafortiste célèbre, Étienne-Octave de Guillaume de Rochebrune, et servirent à la réfection et à l’embellissement de sa propriété de Fontenay-le-Comte (Vendée). C’est en effet dans le château de Terre-Neuve, où elles sont actuellement conservées, que nous pouvons les admirer et les étudier à loisir. Celui-ci, d’ailleurs, par l’abondance, la variété, l’origine des pièces artistiques qu’il renferme, paraît plutôt un musée qu’une demeure bourgeoise du temps de Henri IV.
Le plus beau plafond du château de Coulonges, celui qui en ornait jadis le vestibule et la salle du trésor, couvre maintenant le grand salon de Terre-Neuve, dénommé l’Atelier. Il est composé de près de cent caissons, tous variés ; l’un de ceux-ci porte la date de 1550 et le monogramme de Diane de Poitiers tel qu’on le rencontre au château d’Anet. Ce détail a fait supposer que les plans du château de Coulonges pourraient appartenir à l’architecte-chanoine Philibert de l’Orme. 120 [Le 5 septembre 1550, Philibert de l’Orme reçut un canonicat à Notre-Dame de Paris, vers la même époque que Rabelais. Notre architecte le résilia en 1559, mais on rencontre fréquemment son nom mentionné sur les registres capitulaires de la cathédrale.] Nous reviendrons plus loin, en étudiant une demeure analogue, sur la signification secrète du monogramme ancien adopté par la favorite de Henri II et dirons par quelle méprise tant de magnifiques logis furent faussement attribués à Diane de Poitiers.
D’abord simple métairie, le château de Terre-Neuve fut, dans son plan actuel, construit en 1595 par Jean Morison, pour le compte de Nicolas Rapin, vice-sénéchal de Fontenay-le-Comte et « poète distingué », ainsi que nous l’apprend une monographie manuscrite du château de Terre-Neuve, probablement rédigée par M. De Rochebrune. L’inscription, en vers, qui se trouve sous le porche, fut composée par Nicolas Rapin lui-même. Nous la donnons ici à titre de spécimen, en lui conservant sa disposition et son orthographe :
VENTZ . SOVFLEZ . EN . TOVTE . SAISON .
VN . BON . AYR . EN . CETTE . MAYSON .
QVE . JAMAIS . NI . FIEVRE . NI . PESTE .
NI . LES . MAVLX . QVI . VIENNENT . DEXCEZ .
ENVIE . QVERELLE . OV . PROCEZ .
CEVLZ . QVI . SY . TIENDRONT . NE . MOLESTE .
Mais c’est grâce au sens esthétique des successeurs du poète vice-sénéchal, et surtout au goût très sûr de M. de Rochebrune pour les œuvres d’art, que le château de Terre-Neuve est redevable de ses riches collections. [M. de Rochebrune, né à Fontenay-le-Comte en 1824 et mort au château de Terre-Neuve en 1900, était le grand-père du propriétaire actuel, M. du Fontenioux.] Notre intention n’est pas de dresser le catalogue des curiosités qu’il abrite ; signalons au hasard, pour l’agrément des amateurs et des dilettantes, des tapisseries de haute lice, d’époque Louis XIII, provenant de Chaligny, près Sainte-Hermine (Vendée) ; une portière du grand salon, originaire de Poitiers ; la chaise à porteurs de Mgr de Mercy, évêque de Luçon en 1773 ; des boiseries dorées de styles Louis XIV et Louis XV ; quelques consoles en bois du château de Chambord ; un panneau armorié en tapisserie des Gobelins (1670), donné par Louis XIV ; de très belles sculptures sur bois (XVe siècle) provenant de la bibliothèque du château de l’Hermenault (Vendée) ; des tentures Henri II, trois des huit panneaux de la série intitulée « Triomphe des dieux », représentant les Triomphes de Vénus, Bellone et Minerve, tissés en soie dans les Flandres et attribués à Mantegna ; 121 meuble Louis XIV fort bien conservé et meuble de sacristie Louis XIII ; gravures des meilleurs maîtres des XVIe et XVIIe siècles ; série à peu près complète de toutes les armes offensives en usage du IXe au XVIIIe siècle ; terres émaillées d’Avisseau, bronzes florentins, plats chinois de la famille verte ; bibliothèque contenant les ouvrages des architectes les plus réputés des XVIe et XVIIe siècles : Ducerceau, Dietterlin, Bullant, Lepautre, Philibert de l’Orme, etc. [René Valette dans la "Revue du Bas-Poitou", tome XV, n° spécial consacré à Octave de Rochebrune, 1901, p. 205.]
De toutes ces merveilles, celle qui nous intéresse le plus est, sans contredit, la cheminée monumentale du grand salon, achetée à Coulonges et réédifiée au château de Terre-Neuve, en mars 1884. Plus remarquable encore par l’exactitude des hiéroglyphes qui la décorent, le fini de l’exécution, « la rectitude de la taille poussée parfois jusqu’au tour de force » et sa surprenante conservation que par sa tenue artistique, elle constitue pour les disciples d’Hermès un document précieux et fort utile à consulter (pl. XIII).
Certes, le critique d’art aurait quelque raison d’adresser à cette œuvre lapidaire le reproche, commun aux productions décoratives de la Renaissance, d’être lourde, inharmonique et froide malgré son aspect somptueux et l’étalage d’un luxe par trop tapageur. Il y pourrait relever la pesanteur excessive du manteau portant sur de maigres jambages, les surfaces mal équilibrées entre elles, cette pauvreté de forme, d’invention, péniblement masquée sous l’éclat des ornements, des moulures, des arabesques prodigués avec une vaniteuse ostentation. Quant à nous, nous laisserons volontairement de côté le sentiment esthétique d’une époque brillante, mais superficielle, où l’affectation et le maniérisme remplaçaient la pensée absente et l’originalité défaillante, pour ne nous occuper que de la valeur initiatique du symbolisme auquel cette cheminée sert à la fois de prétexte et de support.
Le manteau, architecturé à la manière d’un entablement chargé d’entrelacs et de figures symboliques, porte sur deux piliers de pierre, cylindriques et polis. Sur leurs abaques s’applique un linteau cannelé, sous un quart de rond d’oves et flanqué de trois feuilles d’acanthe. Au-dessus, quatre cariatides engainées, deux hommes et deux femmes, soutiennent la corniche ; les femmes ont leur gaine ornée de fruits, tandis que celle des hommes présente un masque de lion, mordant, en guise d’anneau, le croissant lunaire. Entre les cariatides, trois panneaux de frise développent divers hiéroglyphes sous une forme décorative destinée à les mieux voiler. La corniche est divisée, horizontalement, en deux étages, par un listel saillant recouvrant quatre motifs : deux vases pleins de feu et deux cartels portant, gravée, la date d’exécution, mars 1563. [Louis d’Estissac était alors âgé de cinquante-six ans.] Ils servent de cadre à trois caissons recevant les trois 122 membres d’une phrase latine : Nascendo quotidie morimur. Enfin, la partie supérieure montre six petits panneaux, opposés deux à deux en allant des extrémités vers le centre ; on y voit des panonceaux réniformes, des bucrânes et, près de l’axe médian, des écus hermétiques.
Telles sont, brièvement décrites, les pièces emblématiques les plus intéressantes pour l’alchimiste ; ce sont elles que nous allons maintenant analyser par le menu.
Le premier des trois panneaux que séparent les cariatides, celui de gauche, offre une fleur centrale, notre rose hermétique, deux coquilles du genre peigne, ou mérelles de Compostelle, et deux têtes humaines, l’une de vieillard dans le bas, l’autre de chérubin dans le haut. Nous découvrons là l’indication formelle des matériaux nécessaires au travail et du résultat que l’artiste en doit attendre. Le masque de vieillard est l’emblème de la substance mercurielle primaire à laquelle, disent les philosophes, tous les métaux doivent leur origine. « Vous ne devés pas ignorer, écrit Limojon de Saint-Didier, que notre vieillard est notre mercure ; que ce nom lui convient parce qu’il est la matière première de tous les metaux ; le Cosmopolite dit qu’il est leur eau, à laquelle il donne le nom d’acier et d’aimant, et il adjoute, pour une plus grande confirmation de ce que je viens de vous découvrir : Si undecies coït aurum cum eo, emittit suum semen, et debilitatur fere ad mortem usque ; concipit chalybs, et generat filium patre clariorem. » [« Si l’or se joint onze fois avec elle (l’eau), il émet sa semence et se trouve débilité jusqu’à la mort ; alors l’acier conçoit et engendre un fils plus clair que son père. »] [Lettre aux Vrays disciples d’Hermes, dans le Triomphe hermetique, p. 143.]
On peut voir, au portail occidental de la cathédrale de Chartres, une très belle statue du XIIe siècle, où le même ésotérisme se trouve lumineusement exprimé. C’est un grand vieillard de pierre, couronné et auréolé, — ce qui signe déjà sa personnalité hermétique, — drapé dans l’ample manteau du philosophe. De la main droite, il tient une cithare et 123 élève de la gauche une fiole à panse renflée comme la calebasse des pèlerins. [Il n’est pas rare de trouver, dans les textes médiévaux, l’alchimie qualifiée d’Art de Musique. Cette dénomination motive l’effigie des deux musiciens que l’on remarque parmi les balustres terminant l’étage supérieur du manoir de la Salamandre, à Lisieux. Nous les avons vus également reproduits sur la maison d’Adam et Ève, au Mans, et nous pouvons les rencontrer encore tant à la cathédrale d’Amiens (rois musiciens de la galerie haute), qu’au logis des comtes de Champagne, appelé communément maison des musiciens, à Reims. Dans les belles planches illustrant l’Amphitheatrum Sapientiae Æternae de Henri Kunrath (1610), il y en a une qui représente l’intérieur d’un somptueux laboratoire ; au milieu de celui-ci, une table est couverte d’instruments de musique et de partitions. Le grec μουσικός a pour racine μοῦσα, muse, mot dérivé de μῦθος, fable, apologue, allégorie, lequel signifie aussi l’esprit, le sens caché d’un récit.] Debout entre les montants d’un trône, il foule aux pieds deux monstres à tête humaine, enlacés, dont l’un est pourvu d’ailes et de pattes d’oiseau (pl. XIV). Ces monstres représentent les corps bruts dont la décomposition et l’assemblage sous une autre forme, de qualité volatile, fournissent cette substance secrète que nous appelons mercure, et qui suffit à elle seule pour accomplir l’ouvrage entier. La calebasse, qui renferme le breuvage du pérégrinant, est l’image des vertus dissolvantes de ce mercure, cabalistiquement dénommé pèlerin ou voyageur. C’est, dans les motifs de notre cheminée, ce que figurent aussi les coquilles de Saint-Jacques, appelées aussi bénitiers parce qu’on y conserve l’eau bénite ou benoite, qualifications que les anciens ont appliquées à l’eau mercurielle. Mais ici, en dehors du sens chimique pur, ces deux coquilles apprennent encore à l’investigateur que la proportion régulière et naturelle exige deux parts du dissolvant contre une du corps fixe. De cette opération, faite selon l’art, provient un corps nouveau, régénéré, d’essence volatile, représenté par le chérubin ou l’ange qui domine la composition. [En grec, ἄγγελος, ange, signifie également messager, fonction que les divinités de l’Olympe avaient réservée au dieu Hermès.] Ainsi, la mort du vieillard donne naissance à l’enfant et lui assure la vitalité. Philalèthe nous avertit qu’il est nécessaire, pour atteindre le but, de tuer le vif afin de ressusciter le mort. « En prenant, dit-il, l’or qui est mort et l’eau qui est vivante, on forme un composé dans lequel, par une brève décoction, la semence de l’or devient vivante, tandis que le mercure vif est tué. L’esprit se coagule avec le corps, et tous deux se putréfient sous forme de limon, jusqu’à ce que les membres de ce composé soient réduits en atomes. Telle est la nature de notre Magistère ». [Philalèthe. Introïtus apertus ad occlusum Regis palatium, dans Lenglet-Dufresnoy, Histoire de la Philosophie Hermétique. Paris, Coustelier, 1742, t. II, cap. XIII, 20.] Cette substance double, ce composé parfaitement mûri, augmenté et multiplié, devient l’agent de transformations merveilleuses qui caractérisent la pierre philosophale, rosa hermetica. Selon le ferment, argentifique ou aurifique, qui sert à orienter notre première pierre, la rose est tantôt blanche et tantôt rouge. Ce sont ces deux fleurs philosophiques, épanouies sur le même rosier, que Flamel nous décrit au Livre des Figures Hierogliphiques. Elles embellissent de même le frontispice du Mutus Liber et nous les voyons fleurir, dans un creuset, sur la gravure de Gobille illustrant la douzième clef de Basile Valentin. On sait que la Vierge céleste porte une couronne de roses blanches, et l’on n’ignore point non plus que la rose rouge est la signature réservée aux initiés de l’ordre 124 supérieur, ou Rose-Croix. Et ce terme de Rose-Croix nous permettra, en l’expliquant, d’achever la description de ce premier panneau.
En dehors du symbolisme alchimique, dont le sens est déjà fort transparent, nous y découvrons un autre élément caché, celui du grade élevé que possédait, dans la hiérarchie initiatique, l’homme auquel nous devons les motifs de cette architecture hiéroglyphique. Il est hors de doute que Louis d’Estissac avait conquis le titre par excellence de la noblesse hermétique. La rose centrale, en effet, apparaît au milieu d’une croix de Saint-André formée par le relèvement des bandelettes de pierre que nous pouvons supposer l’avoir d’abord recouverte et enfermée. C’est là le grand symbole de la lumière manifestée, que l’on indique par la lettre grecque Χ (khi), initiale de mots, Χώνη, Χρυσός et Χρόνος, le creuset, l’or et le temps, triple inconnue du Grand-Œuvre. [Le symbole de la lumière se retrouve dans l’organe visuel de l’homme, fenêtre de l’âme ouverte sur la nature. C’est le croisement en X des bandelettes et des nerfs optiques que les anatomistes nomment chiasma (du grec Χίασμα, disposition en croix, racine Χιάζω croiser en X). L’entre-croisement qu’offrent les chaises paillées leur a fait donner, dans le dialecte picard, le nom de Cayelles (Χ(α)-εἵλη, rayon de lumière).] La croix de Saint-André (Χίασμα), qui a la forme de notre X français, est l’hiéroglyphe, réduit à sa plus simple expression, des radiations lumineuses et divergentes émanées d’un foyer unique. Elle apparaît donc comme le graphique de l’étincelle. On en peut multiplier le rayonnement, il est impossible de le simplifier davantage. Ces lignes entre-croisées donnent le schéma du scintillement des étoiles, de la dispersion rayonnante de tout ce qui brille, éclaire, irradie. Aussi en a-t-on fait le sceau, la marque de l’illumination et, par extension, de la révélation spirituelle. Le Saint-Esprit est toujours figuré par une colombe en plein vol, les ailes étendues selon un axe perpendiculaire à celui du corps, c’est-à-dire en croix. Car la croix grecque et celle de Saint-André ont, en hermétique, une signification exactement semblable. On rencontre fréquemment l’image de la colombe complétée par une gloire qui vient en préciser le sens caché, ainsi qu’on peut le voir sur les scènes religieuses de nos Primitifs et dans nombre de sculptures purement alchimiques. [Le plafond de l’hôtel Lallemant, à Bourges, en offre un remarquable exemple.] Le Χ grec et l’X français représentent l’écriture de la lumière par la lumière même, la trace de son passage, la manifestation de son mouvement, l’affirmation de sa réalité. C’est sa véritable signature. Jusqu’au XIIe siècle, on ne se servait pas d’autre marque pour authentifier les vieilles chartes ; à partir du XVe, la croix devint la signature des illettrés. À Rome, on signait 125 les jours fastes d’une croix blanche et les néfastes d’une croix noire. C’est le nombre complet de l’Œuvre, car l’unité, les deux natures, les trois principes et les quatre éléments donnent la double quintessence, les deux V, accolés dans le chiffre romain X, du nombre dix. Dans ce chiffre se trouve la base de la Cabale de Pythagore, ou de la langue universelle, dont on peut voir un curieux paradigme au dernier feuillet d’un petit livre d’alchimie. [La Clavicule de la Science Hermétique, écrite par un habitant du Nord dans ses heures de loisir, 1732. Amsterdam, Pierre Mortier, 1751.] Les bohémiens utilisent la croix ou l’X comme signe de reconnaissance. Guidés par ce graphique tracé sur un arbre ou sur quelque mur, ils campent toujours exactement à la place qu’occupaient leur prédécesseurs, auprès du symbole sacré qu’ils nomment Patria. On pourrait croire ce mot d’origine latine, et appliquer aux nomades cette maxime que les chats, — vivants objets d’art, — s’efforcent de pratiquer : Patria est ubicumque est bene, partout où l’on est bien, là est la patrie ; mais c’est d’un mot grec, Πατριά, que se réclame leur emblème, avec le sens de famille, race, tribu. La croix des romanichels ou gipsies indique donc nettement le lieu de refuge affecté à la tribu. Il est singulier, d’ailleurs, que presque toutes les significations révélées par le signe du X ont une valeur transcendante ou mystérieuse. X c’est en algèbre la ou les quantités inconnues ; c’est aussi le problème à résoudre, la solution à découvrir ; c’est le signe pythagoricien de la multiplication et l’élément de la preuve arithmétique par neuf ; c’est le symbole populaire des sciences mathématiques dans ce qu’elles ont de supérieur ou d’abstrait. Il vient caractériser ce qui, en général, est excellent, utile, remarquable (Χρήσιμος). En ce sens, et dans l’argot des étudiants, il sert à distinguer l’École Polytechnique, en lui assurant une supériorité que « taupins et chers camarades » n’admettraient point qu’on discutât. Les premiers, candidats à l’École, sont unis, dans chaque promotion ou taupe, par une formule cabalistique composée d’un X dans les angles opposés duquel figurent les symboles chimiques du soufre et de l’hydrate de potassium :
SXKOH
Cela s’énonce, en argotique bien entendu, « Soufre et potasse pour l’X ». Le X est l’emblème de la mesure (μέτρον), prise dans toutes ses acceptations : dimension, étendue, espace, durée, règle, loi, borne ou limite. Telle est la raison occulte pour laquelle le prototype international du mètre, construit en platine iridié et conservé au pavillon de Breteuil, 126 à Sèvres, affecte le profil du X dans sa section transversale. [Nous ne parlons pas ici de la copie n° 8, déposée au Conservatoire des Arts et Métiers, à Paris, qui sert d’étalon légal, mais bien du prototype international.] Tous les corps de la nature, tous les êtres, soit dans leur structure, soit dans leur aspect, obéissent à cette loi fondamentale du rayonnement, tous sont soumis à cette mesure. Le canon des Gnostiques en est l’application au corps humain, [Léonard de Vinci l’a repris et enseigné en le transportant du domaine mystique dans celui de la morphologie esthétique.] et Jésus-Christ, l’esprit incarné, saint André et saint Pierre en personnifient la glorieuse et douloureuse image. N’avons-nous pas remarqué que les organes aériens des végétaux, — qu’il s’agisse d’arbres altiers ou d’herbes minuscules, — présentent avec leurs racines la divergence caractéristique des branches du X ? De quelle manière les fleurs s’épanouissent-elles ? — Sectionnez les tiges végétales, pétioles, nervures, etc., examinez ces coupes au microscope et vous aurez, de visu, la plus brillante, la plus merveilleuse confirmation de cette volonté divine. Diatomées, oursins, étoiles de mer vous en fourniront d’autres exemples ; mais, sans chercher davantage, ouvrez un coquillage comestible, — bucarde, pétoncle, coquille de Saint-Jacques, — et les deux valves, posées sur un plan unique, vous montreront deux surfaces convexes pourvues des sillons en double éventail du X mystérieux. Ce sont les moustaches du chat qui lui ont fait donner son nom ; on ne se doute guère qu’elles dissimulent un haut point de science, et que cette raison secrète valut au gracieux félin l’honneur d’être élevé au rang des divinités égyptiennes. [Χ(ά), le Signe de la lumière. Le dialecte picard, gardien, comme le provençal, des traditions de la langue sacrée, a conservé le son dur primitif ka pour désigner le chat.] À propos du chat, beaucoup d’entre nous se souviennent du fameux Chat-Noir, qui eut tant de vogue sous la tutelle de Rodolphe Salis ; mais combien savent quel centre ésotérique et politique s’y dissimulait, quelle maçonnerie internationale se cachait derrière l’enseigne du cabaret artistique ? D’un côté le talent d’une jeunesse fervente, idéaliste, faite d’esthètes en quête de gloire, insouciante, aveugle, incapable de suspicion ; de l’autre, les confidences d’une science mystérieuse mêlées à l’obscure diplomatie, tableau à double face exposé à dessein dans un cadre moyenageux. L’énigmatique tournée des grands-ducs, signée du chat aux yeux scrutateurs sous sa livrée nocturne, aux moustaches en X, rigides et démesurées, et dont la pose héraldique donnait aux ailes du moulin montmartrois une valeur symbolique égale à la sienne, n’était pas celle de princes en goguette ! [Rodolphe Salis imposa au dessinateur Steinlein, auteur de la vignette, l’image du moulin de la Galette, celle du chat, ainsi que la couleur de la robe, des yeux, et la rectitude géométrique des moustaches. Le cabaret du Chat-Noir, fondé en 1881, disparut à la mort de son créateur [le mari de Colette, M. Willy], en 1897.] Les foudres de Zeus, 127 qui font trembler l’Olympe et sèment la terreur dans l’humanité mythologique, soit que le dieu les tienne en main ou les foule au pied, soit qu’ils jaillissent des serres de l’aigle, épousent la forme graphique du rayonnement. C’est la traduction du feu céleste ou du feu terrestre, du feu potentiel ou virtuel qui compose ou désagrège, engendre ou tue, vivifie ou désorganise. Fils du soleil qui le génère, serviteur de l’homme qui le libère et l’entretient, le feu divin, tombé, déchu, emprisonné dans la matière grave pour en déterminer l’évolution et en diriger la rédemption, c’est Jésus sur sa croix, image de l’irradiation ignée, lumineuse et spirituelle incarnée en toutes choses. C’est l’Agnus immolé depuis le commencement du monde, et c’est aussi l’Agni, dieu védique du feu ; [Le svatiska hindou, ou croix gammée, est le signe de l’esprit divin, immortel et pur, le symbole de la vie et du feu, et non, comme on le croit à tort, un ustensile destiné à produire la flamme.] mais si l’Agneau de Dieu porte la croix sur son oriflamme comme Jésus la porte sur son épaule, s’il la soutient avec le pied, c’est parce qu’il en a le signe incrusté dans le pied même : image au-dehors, réalité au-dedans. [Que l’on ne nous accuse point d’entraîner notre lecteur en d’inutiles et vaines rêveries. Nous affirmons parler de façon positive, et les initiés ne s’y tromperont pas. Disons ceci pour les autres. Faites bouillir dans l’eau un pied de mouton jusqu’à ce que les os puissent aisément se séparer ; vous en trouverez un, parmi ceux-ci, qui porte une gorge médiane sur une face, et une croix de Malte sur la face opposée. Cet os signé est le véritable osselet des anciens ; c’est avec lui que la jeunesse grecque se livrait à son jeu favori. C’est lui qu’on appelait ἀστράγαλος, mot formé de ἀστήρ, étoile de mer, à cause du sceau radiant dont nous parlons, et de γάλος, employé pour γάλα, lait, ce qui correspond au lait de la Vierge (maris Stella) ou Mercure des philosophes. Nous passons sur une autre étymologie plus révélatrice encore, car nous devons obéir à la discipline philosophique, qui nous interdit de dévoiler le mystère en entier. Notre intention se borne donc à éveiller la sagacité de l’investigateur, le mettant à même d’acquérir, par un effort personnel, cet enseignement secret dont les plus sincères auteurs n’ont jamais voulu découvrir les éléments. Tous leurs traités étant acroamatiques, il est inutile d’espérer en obtenir la moindre indication, quant à la base et au fondement de l’art. C’est la raison pour laquelle nous nous efforçons, dans la mesure du possible, de rendre utiles ces ouvrages scellés, en fournissant la matière de ce qui constituait jadis l’initiation première, c’est-à-dire la révélation verbale indispensable pour les comprendre.] Ceux qui reçoivent ainsi l’esprit céleste du feu sacré, qui le portent en eux et sont marqués de son signe, n’ont rien à redouter du feu élémentaire. Ces élus, disciples d’Élie et enfants d’Hélios, modernes croisés ayant pour guide l’astre de leurs aînés, partent pour la même conquête au même cri de Dieu le veut ! [Expression cabalistique renfermant la clef du mystère hermétique. Dieu le veut est pris pour Dieu le Feu, ce qui explique et justifie l’insigne adopté par les chevaliers Croisés et sa couleur : une croix rouge portée sur l’épaule droite.]
C’est cette force supérieure et spirituelle, agissant mystérieusement au sein de la substance concrète, qui oblige le cristal à prendre son aspect, ses caractéristiques immuables ; c’est elle qui en est le pivot, l’axe, 128 l’énergie génératrice, la volonté géométrique. Et cette configuration, variable à l’infini, quoique toujours basée sur la croix, est la première manifestation de la forme organisée, par condensation et corporification de la lumière, âme, esprit ou feu. C’est grâce à leur disposition entre-croisée que les toiles d’araignée retiennent les moucherons, que les filets saisissent, sans les blesser, poissons, oiseaux et papillons, que les étoffes deviennent translucides, que les toiles métalliques coupent les flammes et s’opposent à l’inflammation des gaz…
C’est enfin, dans l’espace et dans le temps, l’immense croix idéale qui partage les vingt-quatre siècles de l’année cyclique (Χιλιασµός), et sépare en quatre groupes d’âges les vingt-quatre vieillards de l’Apocalypse, dont douze chantent les louanges de Dieu, tandis que les douze autres gémissent sur la déchéance de l’homme.
Que de vérités insoupçonnées demeurent encloses dans ce simple signe que les chrétiens renouvellent chaque jour sur eux-mêmes, sans toujours en comprendre le sens ni la vertu cachée ! « Car la parole de la croix est une folie pour ceux qui se perdent ; mais pour ceux qui se sauvent, c’est-à-dire pour nous, elle est l’instrument de la puissance de Dieu. C’est pourquoi il est écrit : Je détruirai la sagesse des sages, et je rejetterai la science des savants. Que sont devenus les sages ? Que sont devenus les docteurs de la loi ? Que sont devenus ces esprits curieux des sciences de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie la sagesse de ce monde ? » [Saint Paul. Première Épître aux Corinthiens, chap. I, v. 18-20.] Combien en savent plus que l’onagre qui vit naître, à Bethléem, l’humble Enfant-Dieu, le transporta, triomphant, à Jérusalem, et reçut, en souvenir du Roi des Rois, la magnifique croix noire qu’il porte sur l’échine ? [Cette signature fit appeler l’âne un saint Christophe de Pâques fleuries, parce que Jésus entra dans Jérusalem le jour des Rameaux, ou de Pâques fleuries, celui-là même où les alchimistes ont coutume d’entreprendre leur grand ouvrage.]
Dans le domaine alchimique, la croix grecque et la croix de Saint-André ont quelques significations que l’artiste doit connaître. Ces symboles graphiques, reproduits sur un grand nombre de manuscrits, et qui font, dans certains imprimés, l’objet d’une nomenclature spéciale, représentent, chez les Grecs et leurs successeurs du moyen âge, le creuset de fusion, que les potiers marquaient toujours d’une petite croix (crucibulum), indice de bonne fabrication et de solidité éprouvée. Mais les Grecs se servaient aussi d’un signe semblable pour désigner un matras de terre. Nous savons que l’on affectait ce vaisseau à la coction et pensons que, étant donné sa matière même, l’usage en devait être peu différent de celui du creuset. D’ailleurs, le mot matras, employé 129 dans le même sens au XIIIe siècle, vient du grec μήτρα, matrice, terme également usité par les souffleurs et appliqué au vase secret servant à la maturation du composé. Nicolas Grosparmy, Adepte normand du XVe siècle, donne une figure de cet ustensile sphérique, tubulé latéralement, et qu’il appelle de même matrice. Le X traduit aussi le sel ammoniac des sages, ou sel d’Ammon (ἀμμωνιακός), c’est-à-dire du Bélier, que l’on écrivait jadis avec plus de vérité harmoniac, parce qu’il réalise l’harmonie (ἁρμονία, assemblage), l’accord de l’eau et du feu, qu’il est le médiateur par excellence entre le ciel et la terre, l’esprit et le corps, le volatil et le fixe. [Ammon-Râ, la grande divinité solaire des Égyptiens, était ordinairement représenté avec une tête de bélier, ou, lorsqu’il conservait la tête humaine, avec des cornes spiralées naissant au-dessus des oreilles. Ce dieu, à qui on consacrait le bélier, avait un temple colossal à Thèbes (Karnak) ; on y accédait en suivant une avenue bordée de béliers accroupis. Rappelons que le bélier est l’image de l’eau des sages, de même que le disque solaire, avec ou sans l’uræus, — autre attribut d’Ammon, — est celle du feu secret. Ammon, médiateur salin, complète la trinité des principes de l’Œuvre, dont il réalise la concorde, l’unité, la perfection dans la pierre philosophale.] C’est encore le Signe, sans autre qualification, le sceau qui révèle à l’homme, par certains linéaments superficiels, les vertus intrinsèques de la prime substance philosophale. Enfin, le Χ est l’hiéroglyphe grec du verre, matière pure entre toutes, nous assurent les maîtres de l’art, et celle qui approche le plus de la perfection.
Nous croyons avoir suffisamment démontré l’importance de la croix, la profondeur de son ésotérisme et sa prépondérance dans le symbolisme en général. [C’est ainsi que les cathédrales gothiques ont leur façade construite d’après les lignes essentielles du symbole alchimique de l’esprit et leur plan calqué sur l’empreinte de la croix rédemptrice. Elles présentent toutes, à l’intérieur, ces hardies croisées d’ogives, dont l’invention appartient en propre aux frimasons, constructeurs éclairés du moyen âge. De telle sorte que les fidèles se trouvent, dans les temples médiévaux, placés entre deux croix, l’une inférieure et terrestre, sur laquelle ils marchent, — image de leur calvaire quotidien, — l’autre supérieure et céleste, vers laquelle ils aspirent, mais que leurs regards seuls leur permettent d’atteindre.] Elle n’offre pas moins de valeur ni d’enseignement en ce qui concerne la réalisation pratique de l’Œuvre. C’est la première clef, la plus considérable et la plus secrète de toutes celles qui peuvent ouvrir à l’homme le sanctuaire de la nature. Or, cette clef figure toujours en caractères apparents, tracés par la nature elle-même obéissant aux volontés divines, sur la pierre angulaire de l’Œuvre, qui est également la pierre fondamentale de l’Église et de la Vérité chrétiennes. Aussi donne-t-on, en iconographie religieuse, une clef à saint Pierre, comme attribut particulier permettant de distinguer, parmi les apôtres du Christ, celui qui fut l’humble pêcheur Simon (cabal. Χ-μόνος, le seul rayon) et devait devenir, après la mort du Sauveur, son représentant 130 spirituel terrestre. C’est ainsi que nous le trouvons figuré sur une fort belle statue du XVIe siècle, sculptée sur bois de chêne et conservée à l’église Saint-Etheldreda de Londres (pl. XV). Saint Pierre, debout, tient une clef et montre la Véronique, singularité qui fait de cette remarquable image une œuvre unique, d’exceptionnel intérêt. Il est certain qu’au point de vue hermétique le symbolisme s’y trouve doublement exprimé, puisque le sens de la clef se répète dans la Sainte-Face, sceau miraculeux de notre pierre. Au surplus, la Véronique nous est offerte ici comme une réplique voilée de la croix, emblème majeur du Christianisme et signature de l’Art sacré. En effet, le mot véronique ne vient pas, comme certains auteurs l’ont prétendu, du latin vera iconica (image véritable et naturelle), — ce qui ne nous apprend rien, — mais bien du grec φερένικος, qui procure la victoire (de φέρω, porter, produire, et νίκη, victoire). Tel est le sens de l’inscription latine In signo vinces, « tu vaincras par ce signe », placé sous le chrisme du labarum de Constantin, laquelle correspond à la formule grecque Ἐν τουτῶ νίκη. Le signe de la croix, monogramme du Christ dont l’X de Saint-André et la clef de saint Pierre sont deux répliques d’égale valeur ésotérique, est donc bien cette marque capable d’assurer la victoire par l’identification certaine de l’unique substance exclusivement affectée au labeur philosophal.
Saint Pierre détient les clefs du Paradis, bien qu’une seule suffise à assurer l’accès au céleste séjour. Mais la clef première se dédouble et ces deux symboles entre-croisés, l’un d’argent, l’autre d’or, constituent, avec la trirègne, les armes du souverain pontife, héritier du trône de Pierre. La croix du Fils de l’Homme, reflétée dans les clefs de l’Apôtre, révèle aux hommes de bonne volonté les arcanes de la science universelle et les trésors de l’art hermétique. Elle seule permet à celui qui en possède le sens d’ouvrir la porte du jardin clos des Hespérides et de cueillir, sans crainte pour son salut, la Rose de l’Adeptat.
De ce que nous avons dit de la croix et de la rose qui en est le centre, ou, plus exactement, le cœur, — ce cœur sanglant, radiant et glorieux du Christ-matière, — il est facile d’inférer que Louis d’Estissac portait le titre élevé de Rose-Croix, marque d’initiation supérieure, éclatant témoignage d’une science positive, concrétisée dans la réalité substantielle de l’absolu.
Toutefois, si nul ne peut contester à notre Adepte sa qualité de Rose-Croix, on ne saurait déduire de ce fait qu’il eût appartenu à l’hypothétique confrérie du même nom. Conclure dans ce sens serait commettre une erreur. Il importe de savoir discerner les deux Rose-Croix afin de ne point confondre la vraie avec la fausse.
On ne saura probablement jamais quelle raison obscure guida Valentin 1 Andreae, ou plutôt l’auteur allemand couvert de ce pseudonyme, lorsqu’il fit imprimer, à Franfort-sur-l’Oder, vers 1614, l’opuscule intitulé Fama Fraternitatis Rosæ-Crucis. Peut-être poursuivait-il un but politique, soit qu’il cherchât à contre-balancer, par une puissance occulte fictive, l’autorité des loges maçonniques de l’époque, soit qu’il voulût provoquer le groupement en une seule fraternité, dépositaire de leurs secrets, des Rose-Croix disséminés un peu partout. Quoi qu’il en soit, si le Manifeste de la confrérie ne put réaliser aucun de ces desseins, il contribua cependant à répandre dans le public la nouvelle d’une secte inconnue, dotée des plus extravagantes attributions. Au témoignage de Valentin Andreae, ses membres, liés par un inviolable serment, soumis à une discipline sévère, possédaient toutes les richesses et pouvaient accomplir toutes les merveilles. Ils se qualifiaient d’invisibles, se disaient capables de fabriquer l’or, l’argent, les pierres précieuses ; de guérir les paralytiques, les aveugles, les sourds, tous les contagieux et tous les incurables. Ils prétendaient avoir le moyen de prolonger la vie humaine au delà de ses limites naturelles ; de converser avec les esprits supérieurs et élémentaires ; de découvrir jusqu’aux choses les plus cachées, etc. Un tel étalage de prodiges devait nécessairement frapper l’imagination des masses et justifier l’assimilation qu’on fit bientôt des Rose-Croix ainsi présentés aux magiciens, sorciers, satanistes et nécromants. [Édouard Fournier, dans ses Énigmes des Rues de Paris (Paris, E. Dentu, 1860), signale le « sabbat des Frères de la Rose-Croix », qui eut lieu en 1623 dans les solitudes champêtres de Ménilmontant. En note (p. 26), il ajoute : « Dans un livret du temps, Effroyables pactions, etc., reproduit au tome IX de nos Variétés historiques et littéraires (p. 290), il est dit qu’ils se rassemblaient « tantost dans les carrières de Montmartre, tantost le long des sources de Belleville, et là proposoient les leçons qu’ils devoient faire en particulier avant de les rendre publiques. »] Réputation assez désobligeante qu’ils partageaient, d’ailleurs, en quelques provinces, avec les francs-maçons eux-mêmes. Ajoutons que ceux-ci s’étaient empressés d’adopter et d’introduire dans leur hiérarchie ce titre nouveau, dont ils firent un grade, sans chercher à en connaître la signification symbolique ni la véritable origine. [Le grade de Rose-Croix est le huitième du rit maçonnique français, et le dix-huitième du rit écossais.]
En somme la confrérie mystique, malgré l’affiliation bénévole de quelques personnalités savantes dont le Manifeste surprit la bonne foi, n’a jamais existé ailleurs que dans le désir de son auteur. C’est une fable et rien de plus. Quant au grade maçonnique, il n’a également aucune importance philosophique. Enfin, si nous signalons, sans y entrer, ces petites chapelles où l’on prend paresseusement du galon sous 132 la bannière rosicrucienne, nous aurons embrassé les diverses modalités de l’apocryphe Rose-Croix.
Au reste, nous ne soutiendrons pas que Valentin Andreæ enchérit beaucoup sur les vertus extraordinaires que certains philosophes, plus enthousiastes que sincères, accordent à la Médecine universelle. S’il attribue aux frères ce qui ne saurait appartenir qu’au Magistère, du moins y trouvons-nous la preuve que sa conviction était faite sur la réalité de la pierre. D’autre part, son pseudonyme montre clairement qu’il connaissait fort bien ce que contient d’occulte vérité le symbole de la croix et de la rose, emblème utilisé par les anciens mages et connu de toute antiquité. À telle enseigne que nous sommes amené à ne voir, après lecture du Manifeste, qu’un simple traité d’alchimie, d’interprétation ni plus malaisée ni moins expressive que tant d’autres écrits du même ordre. Le tombeau du chevalier Christian Rosenkreuz (le cabaliste chrétien et Rose-Croix) présente une singulière identité avec l’antre allégorique, meublé d’un coffre de plomb, qu’habite le redoutable gardien du trésor hermétique [Cf. Azoth ou Moyen de faire l’Or caché des Philosophes. Paris, Pierre Moët, 1659.], ce farouche génie que le Songe Verd appelle Seganissegede [Anagramme de Génie des sages.]. Une lumière, émanant d’un soleil d’or, éclaire la caverne et symbolise cet esprit incarné, étincelle divine prisonnière dans les choses, dont nous avons déjà parlé. En ce tombeau sont renfermés les multiples secrets de la sagesse, et nous ne pouvons en être autrement surpris puisque, les principes de l’Œuvre étant parfaitement connus, l’analogie nous conduit naturellement à la découverte de vérités et de faits connexes.
Une analyse plus détaillée de cet opuscule ne nous apprendrait rien de nouveau, sauf quelques conditions indispensables de prudence, de discipline et de silence à l’usage des Adeptes ; conseils judicieux, sans doute, mais superflus. Les véritables Rose-Croix, les seuls qui puissent porter ce titre et fournir la preuve matérielle de leur science, n’en ont que faire. Vivant isolés, en leur retraite austère, ils ne craignent point d’être jamais connus, pas même de leurs confrères. Quelques-uns, pourtant, occupèrent de brillantes situations : d’Espagnet, Jacques Cœur, Jean Lallemant, Louis d’Estissac, le comte de Saint-Germain sont de ceux-là ; mais ils surent si adroitement masquer l’origine de leur fortune que nul ne sut distinguer le Rose-Croix sous les traits du gentilhomme. Quel biographe oserait certifier que Philalèthe, — cet ami de la vérité, — fût le pseudonyme du noble Thomas de Waghan et que sous l’épithète de Sethon (le lutteur) se cachait un membre illustre d’une puissante famille écossaise, les sires de Winton ? En attribuant aux 133 frères ce privilège étrange et paradoxal d’invisibilité, Valentin Andreæ reconnaît l’impossibilité de les identifier, tels de grands seigneurs voyageant incognito sous l’habit et dans l’équipage bourgeois. Ils sont invisibles parce qu’inconnus. Rien ne les caractérise, sinon la modestie, la simplicité et la tolérance, vertus généralement méprisées dans notre civilisation vaniteuse, portée à l’exagération ridicule de la personnalité.
À côté des personnages de condition que nous venons de citer, combien d’autres savants préféraient porter sans éclat leur dignité rosicrucienne, vivant parmi le peuple laborieux, en une médiocrité voulue et en l’exercice quotidien de métiers sans noblesse ! Tel est le cas d’un certain Leriche, humble maréchal ferrant, Adepte ignoré et possesseur de la gemme hermétique. Cet homme de bien, d’une exceptionnelle modestie, serait resté à jamais méconnu si Cambriel n’eût pris la peine de le nommer, en racontant par le menu comment il s’y prit pour ranimer le lyonnais Candy, jeune homme de dix-huit ans qu’une crise léthargique allait emporter (1774). [Cf L.-P.-François Cambriel. Cours de Philosophie Hermétique ou d’Alchimie, en dix-neuf leçons. Paris, Lacour et Maistrasse, 1843.] Leriche nous montre ce que doit être le vrai sage et de quelle manière il doit vivre. Si tous les Rose-Croix s’étaient tenus dans cette réserve prudente, s’ils avaient observé la même discrétion, nous n’aurions pas à déplorer la perte de tant d’artistes de qualité, emportés par un zèle maladroit, une confiance aveugle, ou poussés par l’irrésistible besoin d’attirer l’attention. Ce vain désir de gloire conduit à la Bastille, en 1640, Jean du Châtelet, baron de Beausoleil, et l’y fait mourir cinq ans après ; Paykul, philosophe livonien, transmute devant le sénat de Stockholm et se voit condamné par Charles XII à la décapitation ; Vinache, homme du bas peuple, ne sachant ni lire ni écrire, mais connaissant par contre le Grand-Œuvre jusqu’en ses moindres détails, expie cruellement, lui aussi, son insatiable soif de luxe et de notoriété. C’est à lui que s’adresse René Voyer de Paulmy d’Argenson pour fabriquer l’or que le financier Samuel Bernard destine au paiement des dettes de la France. L’opération achevée, Paulmy d’Argenson, en reconnaissance de ses bons services, s’empare de Vinache, le 17 février 1704, le jette à la Bastille, ordonne qu’on lui coupe la gorge, le 19 mars suivant, vient en personne s’assurer de l’exécution du meurtre, puis le fait inhumer clandestinement le 22 mars, vers six heures du soir, sous le nom d’Étienne Durand, âgé de soixante ans, — alors que Vinache n’en avait que trente-huit, — et parachève le crime en publiant qu’il était mort d’apoplexie ! [Un mystère à la Bastille. Étienne Vinache, médecin empirique et alchimiste (XVIIe siècle), par le docteur Roger Goulard, de Brie-Comte-Robert. Dans le Bulletin de la Société française d’Histoire de la Médecine, t. XIV, nos 11 et 12.] Qui donc, après cela, oserait trouver étrange que les alchimistes 134 se refusent à confier leur secret, et préfèrent s’entourer de mystère et de silence ?
La prétendue Confrérie de la Rose-Croix n’a jamais eu d’existence sociale. Les Adeptes porteurs du titre sont seulement frères par la connaissance et le succès de leurs travaux. Aucun serment ne les engage, aucun statut ne les lie entre eux, aucune règle autre que la discipline hermétique librement acceptée, volontairement observée, n’influence leur libre arbitre. Tout ce que l’on a pu écrire ou raconter, d’après la légende attribuée au théologien de Cawle, est apocryphe et digne, tout au plus, d’alimenter l’imagination, la fantaisie romanesque d’un Bulwer Lytton. Les Rose-Croix ne se connaissaient point ; ils n’avaient ni lieu de réunion, ni siège social, ni temple, ni rituel, ni marque extérieure de reconnaissance. Ils ne versaient pas de cotisations et n’auraient jamais accepté le titre, donné à certains autres frères, de chevaliers de l’estomac : les banquets leur étaient inconnus. Ils furent et sont encore des isolés, travailleurs dispersés dans le monde, chercheurs « cosmopolites » selon la plus étroite acceptation du terme. Comme les Adeptes ne reconnaissent aucun degré hiérarchique, il s’ensuit que la Rose-Croix n’est point un grade, mais la seule consécration de leurs travaux secrets, celle de l’expérience, lumière positive dont une foi vive leur avait révélé l’existence. Certes, quelques maîtres ont pu grouper autour d’eux de jeunes aspirants, accepter la mission de les conseiller, de diriger, d’orienter leurs efforts et former de petits centres initiatiques dont ils étaient l’âme, parfois reconnue, souvent mystérieuse. Mais nous certifions, — et de très pertinentes raisons nous permettent de parler ainsi, — qu’il n’y eut jamais, entre les possesseurs du titre, d’autre lien que celui de la vérité scientifique confirmée par l’acquisition de la pierre. Si les Rose-Croix sont frères par la découverte, le travail et la science, frères par les actes et les œuvres, c’est à la manière du concept philosophique, lequel considère tous les individus comme membres de la même famille humaine.
En résumé, les grands auteurs classiques qui ont enseigné, dans leurs ouvrages littéraires ou artistiques, les préceptes de notre philosophie et les arcanes de l’art ; ceux également qui laissèrent des preuves irréfutables de leur maîtrise, tous sont frères de la véritable Rose-Croix. Et c’est à ces savants, célèbres ou inconnus, que s’adresse le traducteur anonyme d’un livre réputé, lorsqu’il dit dans sa Préface : « Comme ce n’est que par la croix que doivent être éprouvez les veritables fidèles, 135 c’est à vous, Frères de la vraye Rose-Croix, qui possédez tous les tresors du monde, c’est à vous à qui j’ai recours. Je me soûmets entierement à vos pieux et sages conseils ; je sçai qu’ils ne sçauroient être que bons, parce que je sçai combien vous êtes doüez de vertus pardessus le reste des hommes. Comme vous êtes les dispensateurs de la Science, et que par conséquent je vous dois ce que je sçai, si je puis cependant dire sçavoir quelque chose, je veux (selon l’institution que Dieu a établie dans la Nature) que les choses retournent d’où elles sont venuës. Ad locum, dit l’Ecclésiaste, unde exeunt flumina revertuntur, ut iterum fluant. Tout est à vous, tout vient de vous, tout retournera donc à vous. » [Le Texte d’Alchymie et le Songe Verd. Paris, Laurent d’Houry, 1695. Préface, p. 25 et suiv.]
Que le lecteur veuille bien excuser cette disgression qui nous a entraîné plus loin que nous le désirions. Mais il nous a paru nécessaire d’établir nettement ce qu’est la véritable et traditionnelle Rose-Croix hermétique, de l’isoler d’autres groupes vulgaires placés sous la même enseigne et de permettre de bien distinguer les rares initiés des imposteurs tirant vanité d’un titre dont ils ne sauraient justifier l’acquisition. [Au XIXe siècle, deux ordres rosicruciens furent créés et tombèrent vite dans l’oubli : 1° Ordre kabbalistique de la Rose-Croix, fondé par Stanislas de Guaïta ; 2° Ordre de la Rose-Croix du Temple et du Graal, fondé à Toulouse, vers 1850, par le vicomte de Lapasse, médecin spagyrique, élève du prince Balbiani de Palerme, prétendu disciple de Cagliostro. Joséphin Péladan, qui s’attribua lui-même le titre de Sâr, en fut l’un des animateurs esthétiques. Ce mouvement idéaliste, dépourvu de direction initiatique éclairée et de base philosophique solide, ne pouvait avoir qu’une durée limitée. Le Salon rosicrucien ouvrit ses portes de 1892 à 1897 et cessa d’exister.]
Reprenons maintenant l’étude des curieux motifs imaginés par Louis d’Estissac pour la décoration hermétique de sa cheminée.
Dans le panneau de droite, opposé à celui que nous venons d’analyser, on remarque le masque de vieillard, précédemment identifié, tenant en sa mâchoire deux tiges végétales pourvues de feuilles et portant chacune un bouton floral sur le point de s’entr’ouvrir. Ces tiges sertissent une sorte d’amande ouverte, à l’intérieur de laquelle on aperçoit un vase décoré d’écailles et contenant des boutons floraux, des fruits, des épis de maïs. Nous trouvons là l’expression hiéroglyphique de la végétation, de la nutrition et de l’accroissement du corps naissant dont nous avons parlé. À lui seul, le maïs, volontairement placé à côté des fleurs et des fruits, est un symbole très parlant. Son nom grec, ζέα, dérive de ζάω, vivre, subsister, exister. Le vase écailleux 136 figure cette substance primitive que la nature offre à l’artiste, au sortir de la mine, et avec laquelle il commence son travail. C’est de celle-ci qu’il extrait les divers éléments dont il a besoin ; c’est avec elle et par elle que s’accomplit le labeur tout entier. Les philosophes l’ont dépeinte sous l’image du dragon noir couvert d’écailles, que les Chinois nomment Loung, et dont l’analogie est parfaite avec le monstre hermétique. Comme lui, c’est une espèce de serpent ailé, à tête cornue, jetant le feu et la flamme par ses naseaux, au corps noir et écailleux porté sur quatre pattes trapues armées de cinq griffes chacune. Le dragon gigantesque des bannières scythiques s’appelait Apophis. Or, le grec ἀπόφυσις, qui signifie excroissance, rejeton, a pour racine ἀποφύω, avec le sens de pousser, croître, produire, naître de. Le pouvoir végétatif indiqué par les fructifications du vase symbolique est donc expressément confirmé dans le dragon mythique, lequel se dédouble en mercure commun ou premier dissolvant. Par la suite, ce mercure primitif, joint à quelque corps fixe, le rend volatil, vivant, végétatif et fructifiant. Il change alors de nom en changeant de qualité et devient le mercure des sages, l’humide radical métallique, le sel céleste ou sel fleuri. « In Mercurio est quicquid quaerunt Sapientes », — tout ce que cherchent les sages est dans le mercure, répètent à l’envi nos vieux auteurs. On ne pouvait mieux exprimer sur la pierre la nature et la fonction de ce vase que tant d’artistes connaissent, sans savoir ce qu’il est capable de produire. Sans lui, sans ce mercure tiré de notre Magnésie, nous assure Philalèthe, il est inutile d’allumer la lampe ou le fourneau des Philosophes. Nous n’en dirons pas davantage en ce lieu, parce que nous aurons encore l’occasion de revenir sur ce sujet et de développer plus loin l’arcane majeur du grand art.
Devant le panneau central, l’observateur ne peut se défendre d’un instinctif mouvement de surprise, tant sa décoration apparaît singulière (pl. XVI).
Deux monstres humains soutiennent une couronne formée de feuilles et de fruits, laquelle circonscrit un simple écu français. L’un d’eux présente l’horrible facies des becs-de-lièvre sur un torse glabre et mamelé. L’autre a le minois éveillé d’un gamin espiègle et mutin, mais avec le buste velu des anthropoïdes. Si les bras et les mains n’offrent d’autre particularité que leur maigreur excessive, par contre les membres inférieurs, couverts de poils longs et touffus, se terminent chez l’un en griffes de félin, chez l’autre en serres de rapaces. Ces êtres de cauchemar, affectés d’une longue queue recourbée, sont coiffés d’invraisemblables 137 casques, l’un écailleux, l’autre strié, dont le sommet s’enroule en forme d’ammonite. Entre ces « stéphanophores » d’aspect répulsif, et placé au-dessus d’eux dans l’axe de la composition, un masque d’homme grimaçant, aux yeux ronds, aux cheveux crépus alourdissant le front bas, tient dans sa mâchoire ouverte et bestiale l’écu central par une légère cordelette. Enfin, un bucrâne, occupant la partie basse du panneau, achève sur une note macabre ce quaternaire apocalyptique.
Quant à l’écu, les figures bizarres qu’il porte semblent être tirées de quelque vieux grimoire. À première vue, on les croirait empruntées aux sombres Clavicules de Salomon, images tracées avec du sang frais sur le parchemin vierge, et qui indiquent, en leurs zigzags inquiétants, les mouvements rituels que la baguette fourchue doit exécuter sous les doigts du sorcier.
Tels sont les éléments symboliques offerts à la sagacité de l’étudiant et habilement dissimulés sous l’harmonie décorative de cet étrange sujet. Nous allons tenter de les expliquer aussi clairement qu’il nous sera possible, quitte à réclamer l’aide du verbe philosophique, ou à recourir à la langue des dieux lorsque nous jugerons ne pouvoir, sans outrepasser la mesure, pousser plus loin cet enseignement.
Les deux gnomes qui se font vis-à-vis traduisent, — le lecteur l’aura deviné, — nos deux principes métalliques, corps ou natures premières, à l’aide desquels l’Œuvre se commence, se parfait et s’achève. [Le grec γνῶμα, équivalent phonétique du français gnome, signifie l’indice, ce qui sert à faire connaître, à classer, à identifier une chose ; c’est son signe distinctif. Γνώμων est également le signe indicateur de la marche solaire, l’aiguille des cadrans solaires et notre gnomon. À méditer. Un important secret se cache sous cette cabale.] Ce sont les génies sulfureux et mercuriel préposés à la garde des trésors souterrains, artisans nocturnes de l’ouvrage hermétique, familiers au sage qu’ils servent, honorent, enrichissent de leur labeur incessant. Ce sont les possesseurs des secrets terrestres, les révélateurs des mystères minéraux. Le gnome, créature fictive, difforme mais active, est l’expression ésotérique de la vie métallique, du dynamisme occulte des corps bruts que l’art peut condenser en une substance pure. La tradition rabbinique rapporte, dans le Talmud, qu’un gnome coopéra à l’édification du temple de Salomon, ce qui signifie que la pierre philosophale dut y entrer pour une certaine part. Mais, plus près de nous, nos cathédrales gothiques, au rapport de Georges Stahl, ne lui sont-elles pas redevables de l’inimitable coloris de leurs vitraux ? « Notre pierre, écrit un anonyme, a encore deux vertus très-surprenantes ; 138 la première à l’égard du verre, à qui elle donne intérieurement toutes sortes de couleurs, comme aux vitres de la Sainte-Chapelle, à Paris, et à celles des églises de Saint-Gatien et de Saint-Martin en la ville de Tours. » [Clef du Grand-Œuvre, ou Lettres du Sancelrien tourangeau. Paris, Cailleau, 1777, p. 65.]
Ainsi, la vie obscure, latente et potentielle des deux substances minérales primitives, se développe par le contact, la lutte, l’union de leurs natures contraires, l’une ignée, l’autre aqueuse. Ce sont là nos éléments, et il n’en existe point d’autres. Quand les philosophes parlent de trois principes, en les décrivant et en les distinguant à dessein, ils usent d’un artifice subtil destiné à jeter le néophyte dans le plus cruel embarras. Nous certifions donc, avec les meilleurs auteurs, que deux corps, suffisent pour accomplir le Magistère du début à la fin. « Il n’est pas possible d’acquérir la possession de notre mercure, dit l’Ancienne Guerre des Chevaliers, autrement que par le moyen de deux corps, dont l’un ne peut recevoir sans l’autre la perfection qui lui est requise. » Si nous devons en admettre un troisième, nous le trouverons dans celui qui résulte de leur assemblage et naît de leur destruction réciproque. Car vous aurez beau chercher, multiplier les essais, vous ne trouverez jamais d’autres parents de la pierre que les deux corps susdits, qualifiés principes, desquels provient le troisième, héritier des qualités et vertus mixtionnées de ses géniteurs. Ce point important méritait d’être précisé. Or, ces deux principes, hostiles parce que contraires, sont si expressifs sur la cheminée de Louis d’Estissac, que le débutant même les reconnaîtra sans peine. Nous retrouvons là, humanisés, les dragons hermétiques décrits par Nicolas Flamel, l’un ailé, — le monstre bec-de-lièvre, — l’autre aptère, — le gnome au torse velu. « Contemple bien ces deux dragons, nous dit l’Adepte, car se sont les vrays principes de la philosophie, que les Sages n’ont pas osé monstrer à leurs enfans propres. Celuy qui est dessoubs sans aisles, c’est le fixe ou le masle, et celuy qui est au-dessus, c’est le volatil ou bien la femelle noire et obscure, qui va prendre la domination par plusieurs mois. [C’est cette femme qui dit d’elle-même, au Cantique des Cantiques (chap. I, v. 4) : Nigra sum sed formosa, je suis noire, mais je suis belle.] Le premier est appelé soulfre ou bien calidité et siccité, et le dernier argent vif ou frigidité et humidité. Ce sont le soleil et la lune, de source mercurielle et origine sulfureuse, qui, par le feu continuel, s’ornent d’ornemens roïaux pour vaincre, estans unis, et puis changez en 139 quintessence, toute chose métallique solide, dure et forte. Ce sont ces serpens et dragons que les anciens Egyptiens ont peints en un rond, la teste mordant la queue, pour dire qu’il estoient sortis d’une mesme chose et qu’elle seule se suffisoit, et qu’en son contour et circulation elle se parfaisoit. Ce sont ces dragons que les anciens poestes ont mis à garder sans dormir les dorées pommes des jardins des vierges Hespérides. Ce sont ceux-là sur lesquels Jason, en l’adventure de la Toyson d’Or, versa le jus préparé par la belle Médée, des discours desquels les livres des Philosophes sont tant remplis qu’aucun philosophe n’a jamais esté qu’il n’en aye escrit, depuis le veridique Hermes Trismegiste, Orphée, Pythagoras, Artephius, Morienus et les autres suivans jusque moy. Ce sont ces deux serpens envoyés et donnés par Junon, qui est la nature métallique, que le fort Hercules, c’est-à-dire le Sage, doit estrangler en son berceau, c’est-à-dire vaincre et tuer, pour les faire pourrir, corrompre et engendrer, au commencement de son Œuvre. Ce sont les deux serpens attachez à l’entour du Caducée et Verge de Mercure, avec lesquels il exerce sa grande puissance et se transfigure comme il veut. Celuy, dit Haly, qui en tuera l’un, il tuera aussi l’autre, parce que l’un ne peut mourir qu’avec son frère ; ceux-cy (qu’Avicenne appelle Chienne de Corascene et Chien d’Armenie), ces deux-cy estans donc unis ensemble dans le vaisseau du sépulchre, ils se mordent tous deux, cruellement, et par leur grande poison et rage furieuse, ne se laissent jamais depuis le moment qu’ils se sont entresaisis… Ce sont ces deux spermes, masculin et fœminin, descripts au commencement de mon Rosaire Philosophique, qui sont engendrés (dit Rasis, Avicenne et Abraham le Juif) dans les reins, entrailles, et des opérations des quatre elemens. Ce sont l’humide des metaux, Soulphre et Argent vif, non les vulgaires et qui se vendent par les marchans et apoticaires, mais ceux-là que nous donnent ces deux beaux et chers corps que nous aymons tant. Ces deux spermes, disoit Democrite, ne se treuvent point sur la terre des vivans. » [Le Livre des Figures Hierogliphiques de Nicolas Flamel, escrivain, ainsi qu’elles sont en la quatriesme arche du cymetiere des Innocens à Paris, en entrant par la porte ruë Saint-Denis, devers la main droite, avec l’explication d’icelles par le dict Flamel, traittant de la Transmutation metallique, non jamais imprimé. Traduit par P. Arnauld. Dans Trois Traitez de la Philosophie naturelle. Paris, G. Marette, 1612.]
Serpents ou dragons, les formes hiéroglyphiques signalées par les vieux maîtres comme figuratives des matériaux prêts à être ouvrés présentent, sur l’œuvre d’art de Fontenay-le-Comte, quelques particularités très remarquables, dues au génie cabalistique, à la science étendue de leur auteur. Ce qui spécifie ésotériquement ces êtres anthropomorphes, ce n’est pas seulement leurs pieds de griffon et leurs membres velus, mais encore et surtout leur casque. Cette coiffure, terminée en corne d’Ammon, et qui se nomme en grec κράνος, parce qu’elle recouvre la tête et protège le crâne (κρανίον), va nous permettre de les identifier. Déjà, le mot grec qui sert à désigner la tête, Κρανίον, nous apporte une indication utile, car il marque également le lieu du Calvaire, 140 le Golgotha où Jésus, Rédempteur des hommes, dut souffrir la Passion dans sa chair avant de se transfigurer en esprit. Or, nos deux principes, dont l’un porte la croix et l’autre la lance qui lui percera le flanc, sont une image, un reflet de la Passion du Christ. [Longin, dans la Passion de N.-S. Jésus-Christ, joue le même rôle que saint Michel et saint Georges ; Cadmos, Persée, Jason font un geste semblable chez les païens. Il perce d’un coup de lance le côté du Christ, comme les chevaliers célestes et les héros grecs transpercent le dragon. C’est là un acte symbolique dont l’application positive au travail hermétique s’avère lourde de conséquences heureuses.] De même que Lui, s’ils doivent ressusciter dans un nouveau corps, net, glorieux, spiritualisé, il leur faut ensemble gravir leur calvaire, endurer les tourments du feu et mourir de lente agonie, à l’issue d’un âpre combat (ἀγωνία).
On sait, d’autre part, que les souffleurs appelaient leur alambic homo galeatus, — l’homme coiffé d’un casque, — parce qu’il était composé d’une cucurbite couverte de son chapiteau. Nos deux génies casqués ne peuvent donc figurer autre chose que l’alambic des sages, ou les deux corps assemblés, le contenant et le contenu, la matière propre et son propre vaisseau. Car si les réactions sont nécessairement provoquées par l’un (agent), elles ne s’exercent qu’en rompant l’équilibre de l’autre (patient), lequel sert de réceptacle et de vase à l’énergie contraire de la nature adverse.
Dans le présent motif, l’agent se signale par son casque strié. En effet, le mot grec ῥαβδοειδής, strié, rayé, vergeté, a pour racine ῥάβδος, verge, bâton, baguette, sceptre, caducée, hampe de javelot, dard. Ces différents sens caractérisent la plupart des attributs de la matière active, masculine et fixe. C’est tout d’abord la baguette que Mercure jette entre la couleuvre et le serpent (Rhéa et Jupiter), sur laquelle ils s’enroulent en réalisant le Caducée, emblème de paix et de réconciliation. Tous les auteurs hermétiques parlent d’un terrible combat entre deux dragons, et la Mythologie nous apprend que telle fut l’origine de l’attribut d’Hermès, qui provoqua leur accord en interposant son bâton. C’est le signe de l’union et de la concorde qu’il faut savoir réaliser entre le feu et l’eau. Or, le feu étant représenté par le hiéroglyphe Δ, et l’eau par le même graphique inversé ∇, les deux superposés forment l’image de l’astre, marque certaine d’union, de pacification et de procréation, car étoile (stella), signifie fixation du soleil. [Cette vérité ésotérique est magistralement exprimée dans l’Hymne de l’Église chrétienne :
Latet sol in sidere,
Oriens in vespere,
Artifex in opere ;
Per gratiam
Redditur et traditur
Ad patriam
Le soleil est caché sous l’étoile,
L’Orient dans le couchant ;
L’artisan est caché dans l’œuvre ;
Par le secours de la grâce,
Il est rendu et ramené
À sa patrie. ]
Et, de fait, le signe 141 ne se montre qu’après le combat, lorsque tout est devenu calme et que les effervescences premières ont cessé. Le sceau de Salomon, figure géométrique résultant de l’assemblage des triangles du feu et de l’eau, confirme l’union du ciel et de la terre. C’est l’astre messianique annonciateur de la naissance du Roi des rois ; d’ailleurs, κηρύκειον, caducée, mot grec dérivé de κηρυκεύω, publier, annoncer, révèle que l’emblème distinctif de Mercure est le signe de la bonne nouvelle. Chez les Indiens de l’Amérique septentrionale, le calumet qu’ils emploient dans leurs cérémonies civiles et religieuses est un symbole analogue au caducée, tant par sa forme que par sa signification. « C’est, nous dit Noël, une grande pipe à fumer, de marbre rouge, noir ou blanc. Elle ressemble assez à un marteau d’armes ; la tête en est bien polie, et le tuyau, long de deux pieds et demi, est une canne assez forte, ornée de plumes de toutes sortes de couleurs, avec plusieurs nattes de cheveux de femmes entrelacées de plusieurs manières. On y attache deux ailes, ce qui le rend assez semblable au caducée de Mercure, ou à la baguette que les ambassadeurs de paix portaient autrefois. Cette canne est implantée dans des cous de huarts, oiseaux tachetés de blanc et de noir, et gros comme nos oies… Ce calumet est dans la plus grande vénération parmi les sauvages, qui le respectent comme un don précieux que le Soleil a fait aux hommes ; aussi est-ce le symbole de paix, le sceau de toutes les entreprises des affaires importantes et des cérémonies publiques. » [Fr. Noël, Dictionnaire de la Fable ou Mythologie Grecque, Latine, Égyptienne, Celtique, Persanne, etc. Paris, Le Normant, 1801.] La baguette d’Hermès est véritablement le sceptre du souverain de notre art, l’or hermétique, vil, abject et méprisé, plus recherché du philosophe que l’or pur naturel ; la verge que le grand prêtre Aaron changea en serpent, et celle dont Moïse (Exode, XVII, 5, 6), — imité en cela par Jésus, — frappe le rocher, c’est-à-dire la matière passive, et en fait jaillir l’eau pure cachée dans son sein ; [D’après la rédaction arménienne de l’Évangile de l’Enfance, traduite par Paul Peeters, Jésus, lors de son séjour en Égypte, renouvelle, en présence d’enfants de son âge, le miracle de Moïse. « Or, Jésus s’étant levé, se tint debout au milieu d’eux et, de sa baguette, il frappa le rocher, et au même instant jaillit de ce rocher une source d’eau abondante et délicieuse, dont il les abreuva tous. Cette source existe encore aujourd’hui. »] c’est l’antique dragon de Basile Valentin, dont la langue et la queue se terminent en dard, ce qui nous ramène au serpent symbolique, serpens aut draco qui caudam devoravit.
Quant au second corps, — patient et féminin, — Louis d’Estissac l’a fait représenter sous l’aspect du gnome bec-de-lièvre, pourvu de mamelles et coiffé d’un casque écailleux. Nous savions déjà, par les descriptions qu’en ont laissées les auteurs classiques, que cette substance 142 minérale, telle qu’on l’extrait de sa mine, est écailleuse, noire, dure et sèche. Certains l’ont qualifiée de lépreuse. Or, le grec λεπίς, λεπίδος, écaille, a parmi ses dérivés le mot λέπρα, lèpre, parce que cette redoutable infection couvre l’épiderme de pustules et d’écailles. Aussi est-il indispensable de chasser l’impureté grossière et superficielle du corps en le dépouillant de son enveloppe écailleuse (λεπίζω), opération qu’on réalisera facilement à l’aide du principe actif, l’agent au casque strié. Prenant exemple sur le geste de Moïse, il suffira de frapper rudement et par trois fois ce rocher (λέπας), d’apparence aride et sèche, pour en voir sourdre l’eau mystérieuse qu’il contient. C’est là le premier dissolvant, mercure commun des sages, loyal serviteur de l’artiste, le seul dont il ait besoin et que rien ne saurait remplacer, selon le témoignage de Geber et des plus anciens Adeptes. Sa qualité volatile, qui permit aux philosophes d’assimiler ce mercure à l’hydrargyre vulgaire, est d’ailleurs soulignée, sur notre bas-relief, par les ailes minuscules de lépidoptère (gr. λεπίδος-πτερόν) fixées aux épaules du monstre symbolique. Toutefois, la meilleure dénomination que les auteurs aient donnée à leur mercure nous semble être celle d’Esprit de la Magnésie. Car ils appellent Magnésie (du grec µάγνης, aimant) la matière féminine brute, laquelle attire, par une vertu occulte, l’esprit enclos sous la dure écorce de l’acier des sages. Celui-ci, pénétrant comme une flamme ardente le corps de la nature passive, brûle, consume ses parties hétérogènes, en chasse le soufre arsenical (ou lépreux) et anime le pur mercure qu’elle renferme, lequel paraît sous la forme conventionnelle d’une liqueur à la fois humide et ignée, — eau-feu des anciens, — que nous qualifions Esprit de la Magnésie et dissolvant universel. « Comme l’acier tire à soi l’aimant, écrit Philalèthe, de même l’aimant se tourne vers l’acier. C’est là ce que l’aimant des sages fait à l’égard de leur acier. C’est pourquoi, ayant déjà dit que notre acier est la minière de l’or, il faut pareillement remarquer que notre aimant est la vraie minière de l’acier des sages. » [Introïtus apertus ad occlusum Regis palatium. Op. cit., chap. IV, I.]
Enfin, — détail inutile au travail, mais que nous signalons parce qu’il vient appuyer notre examen, — un terme voisin de λεπίς, le vocable λέπορις, désignait jadis, dans le dialecte éolien, le lièvre (lat. lepus, leporis), d’où cette difformité buccale, inexplicable à priori, mais nécessaire à l’expression cabalistique, qui imprime au visage de notre gnomide sa physionomie caractéristique…
Parvenu à ce point, il nous faut marquer un temps d’arrêt. Nous nous interrogeons. Le chemin, embroussaillé, couvert de ronces et d’épines, devient impraticable. À quelques pas, d’instinct, nous devinons 143 le gouffre béant. Cruelle incertitude. Avancer encore, la main dans celle du disciple, serait-ce un acte de sagesse ? En vérité, Pandore nous accompagne, mais, hélas ! qu’en pouvons-nous attendre ? La boîte fatale, imprudemment ouverte, est vide désormais. Rien ne nous reste que la seule espérance !…
C’est ici, en effet, que les auteurs, déjà forts énigmatiques dans la préparation du dissolvant, se taisent obstinément. Couvrant d’un silence profond le processus de la seconde opération, ils passent directement aux descriptions concernant la troisième, c’est-à-dire aux phases et aux régimes de la coction ; puis, reprenant la terminologie usitée pour la première, ils font laissent au débutant que le mercure commun équivaut au Rebis ou compost et, comme tel, se doit cuire tout uniment en vase clos. Philalèthe, bien qu’écrivant sous la même discipline, prétend combler le vide laissé par ses prédécesseurs. À lire son Introïtus, on ne distingue aucune coupure ; seulement, de fausses manipulations suppléent au défaut des vraies. Elles comblent les lacunes de telle sorte que les unes et les autres s’enchaînent et se soudent sans laisser trace d’artifice. Une telle souplesse rend impossible au profane la tâche de séparer l’ivraie du froment, le mauvais du bon, l’erreur de la vérité. Nous avons à peine besoin d’affirmer combien nous réprouvons de semblables abus, qui ne sont, en dépit de la règle, qu’autant de mystifications déguisées. La cabale et le symbolisme offrent assez de ressources pour exprimer ce qui ne doit être compris que du petit nombre ; nous estimons, d’autre part, le mutisme préférable au mensonge le plus habilement présenté.
On pourrait s’étonner que nous portions un jugement aussi sévère sur une partie de l’œuvre du célèbre Adepte, mais d’autres, avant nous, n’ont pas craint de lui adresser les mêmes reproches. Tollius, Naxagoras, Limojon de Saint-Didier surtout, démasquèrent l’insidieuse et perfide formule, et nous sommes en parfait accord avec eux. C’est que le mystère qui recouvre notre seconde opération est le plus grand de tous ; il touche, en effet, à l’élaboration du mercure philosophique, laquelle n’a jamais été enseignée ouvertement. Certains eurent recours à l’allégorie, aux énigmes, aux paraboles ; mais la plupart des maîtres se sont abstenus de traiter cette délicate question. « Il est vray, écrit Limojon de Saint-Didier, qu’il y a des Philosophes qui, paroissant d’ailleurs fort sincères, jettent néanmoins les artistes dans cette erreur, soustenant fort serieusement que ceux qui ne connoissent pas l’or des Philosophes pourront toutesfois le trouver dans l’or commun, cuit avec le Mercure des Philosophes. Philalethe est de ce sentiment. 144 Il asseure que Le Trevisan, Zachaire et Flamel ont suivi cette voye ; il adjoute cependant qu’elle n’est pas la veritable voye des Sages, quoy qu’elle conduise à la même fin. Mais ces asseurances, toutes sinceres qu’elles paroissent, ne laissent pas de tromper les artistes, lesquels, voulant suivre le même Philalethe dans la purification et l’animation qu’il enseigne du mercure commun pour en faire le Mercure des Philosophes (ce qui est une erreur tres-grossière sous laquelle il a caché le secret du Mercure des Sages), entreprenant sur sa parole un ouvrage très-penible et absolument impossible. Aussi, après un long travail plein d’ennuys et de dangers, ils n’ont qu’un mercure un peu plus impur qu’il n’estoit auparavant, au lieu d’un mercure animé de la quintessence céleste. Erreur déplorable, qui a perdu, ruiné, et qui ruinera encore un grand nombre d’artistes. » [Le Triomphe Hermétique. Op. cit., p. 71.] Et pourtant, les chercheurs qui ont, avec succès, surmonté les premiers obstacles et puisé l’eau vive de l’antique Fontaine, possèdent une clef capable d’ouvrir les portes du laboratoire hermétique. [Cette clef était donnée aux néophytes par la cérémonie du Cratère (Κρατηρίζω, rac. κρατήρ, vasque, grande coupe ou bassin de fontaine), qui consacrait la première initiation dans les mystères du culte dionysiaque.] S’ils errent et se morfondent, s’ils multiplient leurs tentatives sans découvrir d’issue heureuse, cela tient sans doute à ce qu’il n’ont pas acquis une connaissance suffisante de la doctrine. Qu’ils ne désespèrent point cependant ; la méditation, l’étude et, surtout, une foi vive, inébranlable, attireront enfin sur leurs travaux la bénédiction du ciel. « En vérité, je vous le dis, s’écrie Jésus (Matth., XVII, 19), si vous aviez de la foi comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne : « Passe d’ici là », et elle passerait, et rien ne vous serait impossible. » Car la foi, certitude spirituelle de la vérité non encore démontrée, prescience du réalisable, est ce flambeau que Dieu a mis dans l’âme humaine pour l’éclairer, la guider, l’instruire et l’élever. Nos sens nous égarent souvent ; la foi, elle, ne nous trompe jamais. « La foi seule, écrit un philosophe anonyme, formule une volonté positive ; le doute la rend neutre et le scepticisme négative. Croire avant de savoir, c’est cruel pour des savants ; mais que voulez-vous ? La nature ne se refera pas, même pour eux ; et elle a la prétention de nous imposer la foi, c’est-à-dire la confiance en elle, afin de nous accorder ses grâces. J’avoue, quant à moi, que je l’ai toujours trouvée assez généreuse pour lui passer cette fantaisie. » [Comment l’Esprit vient aux tables, par un homme qui n’a pas perdu l’esprit. Paris, Librairie Nouvelle, 1854.]
Que les investigateurs apprennent donc, avant d’engager de nouvelles dépenses, ce qui différencie le premier mercure du mercure philosophique ; 145 lorsqu’on sait bien ce que l’on cherche, il devient plus aisé d’orienter sa marche. Qu’ils sachent que leur dissolvant, ou mercure commun, est le résultat du travail de la nature, tandis que le mercure des sages reste une production de l’art. Dans la confection de celui-ci, l’artiste, appliquant les lois naturelles, connaît ce qu’il veut obtenir. Il n’en est pas de même pour le mercure commun, car Dieu interdit à l’homme d’en pénétrer le mystère. Tous les philosophes ignorent, et beaucoup en font l’aveu, de quelle façon les matières initiales, mises en contact, réagissent, s’interpénètrent, s’unissent enfin sous le voile de ténèbres qui enveloppe, du début à la fin, les échanges intimes de cette singulière procréation. Cela explique pourquoi les écrivains se sont montrés si réservés au sujet du mercure philosophique, dont l’opérateur peut suivre, comprendre et diriger à son gré les phases successives. Si la technique réclame un certain temps et demande quelque peine, elle est, en revanche, d’une extrême simplicité. N’importe quel profane, sachant entretenir du feu, l’exécutera aussi bien qu’un alchimiste expert. Elle ne requiert ni tour de main spécial, ni habileté professionnelle, mais seulement la connaissance d’un curieux artifice, lequel constitue ce secretum secretorum, qui n’a point été révélé et ne le sera probablement jamais. C’est à propos de cette opération, dont le succès assure la possession du Rebis philosophal, que Jacques Le Tesson, citant Damascène, écrit que cet Adepte, au moment d’entreprendre le travail, « regardoit par toute la chambre pour voir s’il n’y avoit point de mouches dedans, voulant par là signifier qu’on ne le pouvoit tenir trop secret, pour le danger qui en peut advenir. » [Le Grand et Excellent Œuvre des Sages, par Jacques Le Tesson. Second dialogue du Lyon Verd, chap. VI, ms. XVIIe siècle, bibl. de Lyon, n° 971.]
Avant d’aller plus loin, disons de cet artifice inconnu, — qu’au point de vue chimique on devrait qualifier d’absurde, de saugrenu ou de paradoxal, parce que son action inexplicable défie toute règle scientifique, — qu’il marque le carrefour où la science alchimique s’écarte de la science chimique. Appliqué sur d’autres corps, il fournit, dans les mêmes conditions, autant de résultats imprévus, de substances douées de qualités surprenantes. Cet unique et puissant moyen permet ainsi un développement d’une envergure insoupçonnée, par les multiples éléments simples nouveaux et les composés dérivés de ces mêmes éléments, mais dont la genèse demeure une énigme pour la raison chimique. Cela, évidemment, ne devrait pas être enseigné. Si nous avons pénétré dans ce domaine réservé de l’hermétique ; si, plus hardi que nos devanciers, nous l’avons signalé, c’est parce que nous désirions montrer : 1° que l’alchimie est une science véritable, susceptible, comme la chimie, d’extension et de progrès, et non l’acquisition empirique d’un secret 146 de fabrication des métaux précieux ; 2° que l’alchimie et la chimie sont deux sciences positives, exactes et réelles, bien que différentes l’une de l’autre, tant en pratique qu’en théorie ; 3° que la chimie ne saurait, pour ces raisons, revendiquer une origine alchimique ; 4° enfin, que les innombrables propriétés, plus ou moins merveilleuses, attribuées en bloc par les philosophes à la seule pierre philosophale appartiennent chacune aux substances inconnues obtenues en partant de matériaux et de corps chimiques, mais traités selon la technique secrète de notre Magistère.
Il ne nous appartient pas d’enseigner en quoi consiste l’artifice utilisé dans la production du mercure philosophique. À notre grand regret, et malgré toute la sollicitude que nous portons aux « fils de science », il nous faut imiter l’exemple des sages, qui ont jugé prudent de réserver cette insigne parole. Nous nous bornerons à dire que ce mercure second, ou matière prochaine de l’Œuvre, est le résultat des réactions de deux corps, l’un fixe, l’autre volatil ; le premier, voilé sous l’épithète d’or philosophique, n’est nullement l’or vulgaire ; le second est notre eau vive précédemment décrite sous le nom de mercure commun. c’est par la dissolution du corps métallique à l’aide de l’eau vive, que l’artiste entre en possession de l’humide radical des métaux, leur semence, eau permanente ou sel de sagesse, principe essentiel, quintessence du métal dissous. Cette solution, exécutée selon les règles de l’art, avec toutes les dispositions et conditions requises, est fort éloignée des opérations chimiques analogues. Elle ne leur ressemble en rien. Outre la longueur du temps et la connaissance du moyen idoine, elle oblige à de nombreuses et de pénibles réitérations. C’est un travail fastidieux. Philalèthe lui-même le proclame lorsqu’il dit : « nous qui avons travaillé et connaissons l’opération, savons certainement qu’il n’est point de labeur plus ennuyeux que celui de notre première préparation. [On voit que l’Adepte parle de la préparation du Mercure philosophique comme étant la première de toutes. Il omet à dessein celle qui procure le dissolvant universel, qu’il suppose connue et achevée. En réalité, il s’agit de la première opération du second œuvre. C’est là un artifice philosophique courant, dont nous tenons à prévenir les disciples d’Hermès.] C’est pourquoi Morien avertit le roi Calid que de nombreux Sages se plaignirent toujours de l’ennui que leur causoit cet Œuvre… C’est donc ce qui a fait dire au célèbre auteur du Secret hermétique que le travail requis pour la première opération était un travail d’Hercule. » [Introïtus apertus ad occlusum Regis palatium. Op. cit., chap. VIII, 3, 4.] Il faut ici suivre l’excellent conseil du Triomphe hermétique, et ne pas craindre « d’abreuver souvent la terre de son eau, et de la dessécher autant de fois ». Par ces lixiviations successives, ou laveures de Flamel, par ces immersions fréquentes et renouvelées, 147 on extrait progressivement l’humidité visqueuse, oléagineuse et pure du métal « dans laquelle, assure Limojon de Saint-Didier, réside l’énergie et la grande efficacité du mercure philosophique ». L’eau vive, « plus céleste que terrestre », agissant sur la matière grave, rompt sa cohésion, l’amollit, la solubilise peu à peu, s’attache aux seules parties pures de la masse désagrégée, abandonne les autres et monte à la surface, entraînant ce qu’elle a pu saisir de conforme à sa nature ardente et spirituelle. Ce caractère important de l’ascension du subtil par la séparation de l’épais valut à l’opération du mercure des sages d’être appelée sublimation. [« Tu sépareras la terre du feu, le subtil de l’épais, doucement, avec grande industrie. » Hermès Trismégiste dans la Table d’Émeraude.] Notre dissolvant, tout esprit, y joue le rôle symbolique de l’aigle enlevant sa proie, et c’est la raison pour laquelle Philalèthe, le Cosmopolite, Cyliani, d’Espagnet et plusieurs autres nous recommandent de lui donner l’essor, en insistant sur la nécessité de le faire voler. Car l’esprit s’élève et la matière se précipite. Qu’est-ce que la crème, sinon la meilleure partie du lait ? Or, Basile Valentin enseigne que la « pierre philosophale se fait de la même façon que les villageois font le beurre », par battage ou agitation de la crème, qui représente, dans cette similitude, notre mercure philosophique. Aussi, toute l’attention de l’artiste doit-elle se concentrer sur l’extraction du mercure, lequel se recueille, à la surface du composé dissous, en écrémant l’onctuosité visqueuse et métallique, au fur et à mesure de sa production. C’est d’ailleurs ce que figurent les deux personnages du Mutus Liber, où l’on voit une femme écumer, à l’aide d’une cuiller, la liqueur contenue dans une terrine que son mari tient à sa portée. [Mutus Liber, in quo tamen Philosophia Hermetica figuris hieroglyphicis depingitur, ter optimo maximo Deo misericordi consecratus solisque filiis artis dedicatus authore cujus nomen est Altus. À l’égard de cet excellent traité, vide Alchimie, chez Jean-Jacques Pauvert, p. 40, sequentes et passim.] « Tel est, écrit Philalèthe, l’ordre de notre opération, et telle est toute notre philosophie. » Hermès, désignant la matière basique et fixe par l’hiéroglyphe solaire, et son dissolvant par le symbole lunaire, l’explique en peu de mots : « Le soleil, dit-il, est son père, et la lune sa mère. » On comprendra également le sens secret que renferment ces paroles du même auteur : « Le vent l’a porté dans son ventre. » Le vent ou l’air sont des épithètes appliquées à l’eau vive, que sa volatilité fait évanouir au feu sans laisser de trace résiduelle. Et comme cette eau, — notre lune hermétique, — pénètre la nature fixe du soleil philosophique, qu’elle retient et assemble ses plus nobles particules, le philosophe a raison d’assurer que le vent est la matrice de notre mercure, quintessence de l’or des sages et pure semence minérale. « Celui qui a ramolli le Soleil sec, dit Henckel, par le moyen de la Lune mouillée, au point que 148 l’un soit devenu semblable à l’autre et qu’ils restent unis, a trouvé l’eau bénite qui coule dans le Jardin des Hespérides. » [J.-F. Henckel, Flora Saturnisans. Paris, J.-T. Herissant, 1760, chap. IV, p. 78.]
C’est ainsi que se trouve accompli le premier terme de l’axiome Solve et Coagula, par la volatilisation régulière du fixe et par sa combinaison avec le volatil ; le corps s’est spiritualisé, et l’âme métallique, abandonnant son vêtement souillé, en revêt un autre de plus grand prix, auquel les anciens maîtres donnèrent le nom de mercure philosophique. C’est l’eau des deux champions de Basile Valentin, dont la fabrication est enseignée par la gravure de sa deuxième clef. L’un de ceux-ci porte un aigle sur son épée (le corps fixe), l’autre cache derrière son dos un caducée (dissolvant). Tout le bas du dessin est occupé par deux grandes ailes éployées, tandis qu’au centre, debout entre les combattants, apparaît le dieu Mercure sous l’aspect d’un adolescent couronné, entièrement nu et tenant entre chaque main un caducée. Le symbolisme de cette figure se laisse aisément pénétrer. Les larges ailes, qui servent de plancher aux escrimeurs, marquent le but de l’opération, c’est-à-dire la volatilisation des portions pures du fixe ; l’aigle indique comment il y faut procéder, et le caducée désigne celui qui doit attaquer l’adversaire, notre mercure dissolvant. Quant au jouvenceau mythologique, sa nudité est la traduction du dépouillement total des parties impures, la couronne, l’indice de sa noblesse. Il symbolise enfin, par ses deux caducées, le mercure double, épithète que certains Adeptes ont substituée à celle de philosophique, pour mieux le différencier du mercure simple ou commun, notre eau vive et dissolvante [Dans Les Douze Clefs de la Philosophie, op. cit. supra.]. C’est ce mercure double que nous trouvons représenté, sur la cheminée de Terre-Neuve, par la tête humaine symbolique, qui tient entre ses dents la cordelette de l’écusson chargé d’emblèmes. L’expression animale du masque aux yeux ardents, sa physionomie énergique, dévorée d’appétits, rendent sensibles la puissance vitale, l’activité génératrice, toutes ces facultés de production que notre mercure a reçues du concours réciproque de la nature et de l’art. Nous avons vu qu’on le récolte au-dessus de l’eau, dont il occupe la superficie et le lieu le plus élevé ; c’est ce qui a mû Louis d’Estissac à faire placer son image au sommet du panneau décoratif. Quant au bucrâne, sculpté sur le même axe, mais dans le bas de la composition, il indique ce caput mortuum immonde, grossier, terre damnée du corps, impure, inerte et stérile, que l’action du dissolvant sépare, rejette, précipite comme un résidu inutile et sans valeur.
Les philosophes ont traduit l’union du fixe et du volatil, du corps et de l’esprit, par la figure du serpent qui dévore sa queue. L’Ouroboros des alchimistes grecs (οὐρά, queue, βορός, dévorant), réduit à sa plus simple expression, prend ainsi la forme circulaire, tracé symbolique de l’infini 149 et de l’éternité, comme aussi de la perfection. C’est le cercle central du mercure dans la notation graphique, et le même que nous remarquons, orné de feuilles et de fruits pour en indiquer la faculté végétable et le pouvoir fructifiant, sur le bas-relief que nous étudions. Au surplus, le signe est complet, en dépit du soin que notre Adepte mit à le déguiser. Si nous l’examinons bien, nous verrons en effet que la couronne porte à sa courbure supérieure les deux expansions spiralées et, à l’inférieure, la croix, figurée par les cornes et l’axe frontal du bucrâne, compléments du cercle dans le signe astronomique de la planète Mercure.
Il nous reste à disséquer l’écusson central, que nous avons vu être porté par la tête humaine (et placé conséquemment sous sa dépendance), image du mercure philosophique, dominant les divers motifs du panneau. Ce rapport entre le masque et l’écu montre assez le rôle essentiel de la matière hermétique dans l’exposé cabalistique de ces singulières armoiries. Ces caractères mystérieux expriment, en raccourci, tout le labeur philosophal, non plus à l’aide de formes empruntées à la flore ou à la faune, mais par des figures de notation graphique. Ce paradigme constitue ainsi une véritable formule alchimique. Relevons d’abord trois étoiles, caractéristiques des trois degrés de l’Œuvre ou, si l’on préfère, des trois états successifs d’une même substance. Le premier de ces astérisques, isolé vers le tiers inférieur de l’écusson, désigne notre premier mercure, ou cette eau vive dont les deux gnomes stéphanophores nous ont enseigné la composition. Par la solution de l’or philosophique, que rien n’indique ici ni ailleurs, on obtient le mercure philosophique, composé du fixe et du volatil, non encore radicalement unis, mais susceptible de coagulation. [« Tu dois sçavoir que ceste solution et separation n’a esté jamais descrite par aucun des anciens Sages Philosophes qui ont vecu avant moy et qui ont sçeu ce Magistere. Et s’ils en ont parlé, ce n’a esté que par enigmes et figures, et non à descouvert. » Basile Valentin, Testamentum.] Ce mercure second est exprimé par les deux V entrelacés de la pointe, signe alchimique connu de l’alambic. Notre mercure est, nous le savons, l’alambic des sages, dont la cucurbite et le chapiteau représentent les deux éléments spiritualisés et assemblés. C’est avec le mercure philosophique seul que les sages entreprennent ce long travail fait d’opérations nombreuses, qu’ils 150 ont appelé coction ou maturation. [Les artistes qui ont cru que le troisième œuvre se parachevait par une coction continue, n’exigeant d’autre secours que celui d’un feu déterminé, de température égale et constante, se sont lourdement trompés. La véritable coction ne se fait point de telle manière, et c’est l’ultime pierre d’achoppement contre laquelle trébuchent ceux qui, après de longs et pénibles efforts, sont enfin parvenus à la possession du mercure philosophique. Une indication utile pourra les redresser : les couleurs ne sont pas l’œuvre du feu ; elles ne paraissent que par la volonté de l’artiste ; on ne peut les observer qu’à travers le verre, c’est-à-dire dans chaque phase de coagulation. Mais saura-t-on bien nous comprendre ?] Notre composé, soumis à l’action lente et continue du feu, distille, se condense, s’élève, s’abaisse, se boursoufle, devient pâteux, se contracte, diminue de volume et, agent de ses propres cohobations, acquiert peu à peu une consistance solide. Ainsi élevé d’un degré, ce mercure, devenu fixe par l’accoutumance au feu, a de nouveau besoin d’être dissous par l’eau première, cachée ici sous le signe I, suivi de la lettre M, c’est-à-dire Esprit de la Magnésie, autre nom du dissolvant. Dans la notation alchimique, toute barre ou trait, quelle que soit sa direction, est la signature graphique conventionnelle de l’esprit, ce qui mérite d’être retenu si l’on veut découvrir quel corps se dissimule sous l’épithète d’or philosophique, père du mercure et soleil de l’Œuvre. [Le père de l’Hermès grec fut Zeus, le maître des dieux. Or, Ζεύς est voisin de Ζεῦξις, qui marque l’action de joindre, unir, assembler, marier.] La majuscule M sert à identifier notre Magnésie dont elle est, d’ailleurs, la lettre initiale. Cette seconde liquéfaction du corps coagulé a pour objet de l’augmenter et de le fortifier, en l’alimentant du lait mercuriel auquel il doit l’être, la vie, le pouvoir végétatif. Il redevient une deuxième fois volatil, mais pour reprendre, au contact du feu, la consistance sèche et dure qu’il avait précédemment acquise. Et nous arrivons ainsi au sommet de la hampe du caractère bizarre dont l’aspect rappelle le chiffre 4, mais qui figure, en réalité, la voie, le chemin qu’il nous faut suivre. Parvenu à ce point, une troisième solution, semblable aux deux premières, nous amène, toujours par le droit chemin du régime, et la voie linéaire du feu, à l’astre second, sceau de la matière parfaite et coagulée qu’il suffira de cuire en continuant les degrés requis sans jamais s’écarter de cette voie linéaire que termine la barre de l’esprit, feu ou soufre incombustible. Tel est le signe, ardemment désiré, de la pierre ou médecine du premier ordre. Quant au rameau fleuri d’une étoile, situé en hors d’œuvre, il démontre que, par réitération de la même technique, la pierre se peut multiplier en quantité et en qualité, grâce à la fécondité exceptionnelle qu’elle a reçue de la nature et de l’art. Or, comme sa fertilité exubérante provient de l’eau primitive et céleste, laquelle donne au soufre métallique l’activité et le mouvement, en échange de sa vertu coagulatrice, on comprend que la pierre ne diffère du mercure philosophique qu’en perfection et non en substance. Les sages ont donc raison d’enseigner que « la pierre des philosophes, ou notre mercure, et la pierre philosophale sont une seule et même chose, d’une seule et même espèce », quoique l’une soit plus mûre et plus excellente que l’autre. Touchant ce mercure, qui est aussi le sel des sages et la pierre angulaire de l’Œuvre, nous citerons un passage de Khunrath, fort transparent malgré son style emphatique 151 et l’abus des phrases incidentes. « La Pierre des Philosophes, dit notre auteur, est Ruach Elohim (qui reposait, — incubebat, — sur les eaux [Genèse, I]), conçu par la médiation du ciel (Dieu seul, par sa pure bonté, le voulant ainsi), et fait corps vrai et tombant sous les sens, dans l’utérus virginal du monde majeur primogénéré, ou du chaos créé, c’est-à-dire la terre, vide et inane, et l’eau ; c’est le fils né dans la lumière du Macrocosme, d’aspect vil (aux yeux des insensés), difforme et presque infime ; consubstantiel cependant, et semblable à son auteur (parens), petit Monde (ne t’imagine pas ici qu’il s’agisse de l’homme ou de quelque autre chose, de ou par lui), catholique, tri-un, hermaphrodite, visible, sensible au tact, à l’ouïe, à l’olfaction et au goût, local et fini, manifesté régénératoirement par lui-même, et, au moyen de la main obstétricale de l’art de la physico-chimie, glorifié en son corps dès son assomption ; pouvant servir à des commodités ou usages presque infinis, et mirifiquement salutaires au microcosme et au macrocosme dans la trinité catholique. O toi, fils de perdition, laisse donc assurément le vif-argent (ὑδράργυρος) et laisse avec lui toutes choses, quelles qu’elles soient, mangoniquement préparées par toi. Tu es le type du pécheur, non du Sauveur ; tu peux et dois être délivré et non délivrer toi-même. Tu es la figure du médiateur qui mène à l’erreur, à la ruine et à la mort, et non de celui qui est bon et qui mène à la vérité, à l’accroissement et à la vie. Il a régné, règne et régnera naturellement et universellement sur les choses naturelles ; il est le fils catholique de la nature, le sel (sache-le) de saturne, fusible suivant sa constitution particulière, permanent partout et toujours dans la nature par lui-même ; et, par son origine et sa vertu, universel. Écoute et sois attentif : ce sel est la pierre très antique. C’est un mystère ! dont le noyau (nucleus) est dans le dénaire. Tais-toi harpocratiquement ! Qui peut comprendre, comprenne. J’ai dit. Le Sel de sapience, non sans cause grave, a été orné par les Sapients de bien des surnoms ; ils ont dit qu’il n’était rien de plus utile dans le monde, que lui et le soleil. Étudie ceci. » [Henri Khunrath. Amphitéâtre de l’Éternelle Sapience. Paris, Chacornac, 1900, p. 156.]
Mais avant de passer outre, nous nous permettrons de faire une remarque de quelque importance, à l’intention de nos frères et des hommes de bonne volonté. Car notre intention est de donner ici le complément de ce que nous avons enseigné dans un précédent ouvrage. [Cf. Fulcanelli, Le Mystère des Cathédrales. Paris, J. Schemit, 1926, et Jean-Jacques Pauvert, Paris, 1964.]
Les plus instruits des nôtres dans la cabale traditionnelle ont sans doute été frappés du rapport existant entre la voie, le chemin tracé par l’hiéroglyphe qui emprunte la forme du chiffre 4, et l’antimoine minéral ou stibium, clairement indiqué sous ce vocable topographique. En effet, 152 l’oxysulfure d’antimoine naturel se nommait, chez les Grecs, Στίμμι ou Στίϐι ; or, Στίϐία est le chemin, le sentier, la voie que l’investigateur (Στιϐεύς) ou pèlerin parcourt en son voyage ; c’est elle qu’il foule aux pieds (Στείϐω). Ces considérations, basées sur une correspondance exacte de mots, n’ont pas échappé aux vieux maîtres ni aux philosophes modernes, lesquels, en les appuyant de leur autorité, ont contribué à répandre cette erreur néfaste que l’antimoine vulgaire était le mystérieux sujet de l’art. Confusion regrettable, obstacle invincible contre lequel se sont heurtés des centaines de chercheurs. Depuis Artephius, qui commence son traité par ces mots : « L’antimoine est des parties de Saturne… » [Le Secret Livre du Tres-ancien philosophe Artephius, dans Trois Traitez de la Philosophie naturelle. Paris, Guillaume Marette 1612.] jusqu’à Philalèthe, qui intitule l’un de ses ouvrages : Expériences sur la préparation du Mercure philosophique par le Régule d’Antimoine martial étoilé et l’argent, en passant par le Char triomphal de l’Antimoine de Basile Valentin, et l’affirmation dangereuse, en son positivisme hypocrite, de Batsdorff, le nombre de ceux qui se sont laissé prendre à ce traquenard grossier est simplement prodigieux. Le moyen âge a vu les souffleurs et les archimistes volatiliser, sans aucun résultat, des tonnes de mercure amalgamé à l’or stibié. Au XVIIIe siècle, le savant chimiste Jean-Frédéric Henckel avoue, dans son Traité de l’Appropriation, qu’il s’est longtemps livré à ces coûteuses et vaines expériences. « Le régule d’antimoine, dit-il, est regardé comme un moyen d’union entre le mercure et les métaux ; et en voici la raison : il n’est plus mercure et il n’est pas encore métal parfait ; il a cessé d’être l’un et a commencé a devenir l’autre. Cependant, je ne dois pas passer sous silence que j’ai entrepris inutilement de très grands travaux pour unir plus intimement l’or et le mercure par le moyen du régule d’antimoine. » [J.-F. Henckel, Opuscules Minéralogiques, chap. III, 404. Paris, Herissant, 1760.] Et qui sait si de bons artistes ne suivent pas encore aujourd’hui l’exemple déplorable des spagiristes médiévaux ? Hélas ! chacun a sa marotte, chacun s’attache à son idée, et ce que nous pourrons dire ne prévaudra point contre un préjugé aussi tenace. N’importe ; notre devoir étant avant tout d’aider ceux qui ne se nourrissent point de chimères, nous écrirons pour ceux-là seuls, sans nous préoccuper davantage des autres. Rappelons donc qu’une autre similitude de mots permettrait également d’inférer que la pierre philosophale pourrait provenir de l’antimoine. On sait que les alchimistes du XIVe siècle appelaient Kohl ou Kohol leur Médecine universelle, des mots arabes al cohol, qui signifient poudre subtile, terme qui a pris plus tard, dans notre langue, le sens d’eau-de-vie (alcool). En arabe, Kohl 153 est, dit-on, l’oxysulfure d’antimoine pulvérisé, qu’emploient les musulmanes pour se teindre les sourcils en noir. Les femmes grecques se servaient du même produit, qu’on appelait Πλατυόφθαλμον, c’est-à-dire grand œil, parce que l’usage de cet article leur faisait paraître les yeux plus larges (rac. πλατύς, large, et ὀφθαλμός, œil). Voilà, pensera-t-on, de suggestives relations. Nous serions certainement du même avis, si nous ignorions qu’il n’entrait pas la moindre molécule de stibine dans le platyophthalmon des Grecs (sulfure de mercure sublimé), le Kohl des Arabes et le Cohol ou Cohel des Turcs. Les deux derniers, en effet, s’obtenaient par calcination d’un mélange d’étain grenaillé et de noix de galle. Telle est la composition chimique du Kohl des femmes orientales, dont les alchimistes anciens se sont servis comme terme de comparaison pour enseigner la préparation secrète de leur antimoine. C’est là l’œil solaire que les Égyptiens nommaient oudja ; il figure encore, parmi les emblèmes maçonniques, entouré d’une gloire au centre d’un triangle. Ce symbole offre la même signification que la lettre G, septième de l’alphabet, initiale du nom vulgaire du Sujet des sages, figurée au milieu d’une étoile radiante. C’est cette matière qui est l’antimoine saturnin d’Artephius, le régule d’antimoine de Tollius, le véritable et seul stibium de Michel Maïer et de tous les Adeptes. Quant à la stibine minérale, elle ne possède aucune des qualités requises et, de quelque manière qu’on veuille la traiter, on n’en obtiendra jamais ni le dissolvant secret, ni le mercure philosophique. Et si Basile Valentin donne à celui-ci le nom de pèlerin ou de voyageur (στιϐεύς), parce qu’il doit, nous dit-il, traverser six villes célestes avant de fixer sa résidence dans la septième ; [De vieilles estampes portant la légende Icon peregrini représentent le Mercure hermétique sous l’image d’un pèlerin gravissant un sentier abrupt et rocailleux, dans un site de rocs et de gouffres. Coiffé d’un large chapeau plat, il s’appuie d’une main sur son bâton, et tient de l’autre un écu où figurent le soleil et trois étoiles. Tantôt jeune, alerte et vêtu avec recherche, tantôt vieux, las et misérable, il est toujours suivi d’un chien fidèle qui semble partager sa bonne ou sa mauvaise fortune.] si Philalèthe nous assure que lui seul est notre voie (στίϐία), ce ne sont pas là des raisons suffisantes pour invoquer que ces maîtres ont prétendu désigner l’antimoine vulgaire comme générateur du mercure philosophique. Cette substance est trop éloignée de la perfection, de la pureté et de la spiritualité que possède l’humide radical ou semence métallique, — qu’on ne saurait d’ailleurs trouver sur terre, — pour nous être vraiment utile. L’antimoine des sages, matière première extraite directement de la mine, « n’est pas proprement minéral et moins encore métallique, ainsi que nous l’enseigne Philalèthe ; mais, sans participer de ces deux substances, 154 il tient le milieu entre l’une et l’autre. Il n’est point néanmoins corporel, puisque entièrement volatil ; il n’est point esprit, puisqu’il se liquéfie dans le feu comme un métal. C’est donc un chaos qui tient lieu de mère à tous les métaux ». [Introïtus apertus ad occlusum Regis palatium. Op. cit., cap. II, 2.] C’est la fleur (ἄνθεμον) métallique et minérale, la première rose, noire en vérité, qui est demeurée ici-bas comme une parcelle du chaos élémentaire. C’est d’elle, cette fleur des fleurs (flos florum), que nous tirons d’abord notre gelée blanche (στίϐη), laquelle est l’esprit qui se meut sur les eaux, et le parement blanc des anges ; réduite à cette blancheur étincelante, c’est elle le miroir de l’art, le flambeau (στίλϐη), la lampe ou la lanterne, l’éclat des astres et la splendeur du soleil (splendor solis) ; [Un dessin à la plume d’oie, exécuté par l’Adepte Lintaut, dans son manuscrit intitulé L’Aurore (bibl. de l’Arsenal, XVIIe siècle, n° 3020), montre l’âme d’un roi couronné, étendu, inerte, sur une large dalle, s’élevant, sous l’aspect d’un enfant ailé, vers une lanterne suspendue au milieu de nuages épais. Nous signalons également, pour les hermétistes, ce que dit Rabelais du voyage au pays de Lanternois, qu’il fait accomplir par les héros de son Pantagruel.] c’est elle encore qui, unie à l’or philosophique, deviendra la planète métallique Mercure (Στίλϐων ἀστήρ), le nid de l’oiseau (στιϐάς), notre Phénix et sa petite pierre (στία) ; c’est elle enfin la racine, sujet ou pivot (lat. stipes, stirps) du Grand-Œuvre et non pas l’antimoine vulgaire. Sachez donc, frères, afin de ne plus errer, que notre terme d’antimoine, dérivé du grec ἄνθεμον, désigne, par un jeu de mots familier aux philosophes, l’âne-timon, le guide qui conduit, dans la Bible, les Juifs à la Fontaine. C’est l’Aliboron mythique, Ἀέλι-φορόν, le cheval du soleil. Un mot encore. Vous ne devez pas ignorer que, dans la langue primitive, les cabalistes grecs avaient coutume de substituer des chiffres à certaines consonnes pour les mots dont ils désiraient voiler le sens ordinaire sous un sens hermétique. Ils se servaient ainsi de l’épisémon (σταγιον), du Koppa, du sampi, du digamma, auxquels ils adaptaient une valeur conventionnelle. Les noms, modifiés par ce procédé, constituaient de véritables cryptogrammes, bien que leur forme et leur prononciation ne parussent point avoir subi d’altération. Or, le vocable antimoine, στίμμι, était toujours écrit avec l’épisémon (ϛ), équivalant aux deux consonnes assemblées sigma et tau (στ), lorsqu’on l’employait pour caractériser le sujet hermétique. Écrit de la sorte, ϛίµµι n’est plus la stibine des minéralogistes, mais bien une matière signée par la nature, ou mieux un mouvement, dynamisme ou vibration, vie scellée (ϛ-ἴμμεναι), afin d’en permettre à l’homme l’identification, signature toute particulière et soumise aux règles du nombre six. Ἐπίσεµον, mot formé de Ἐπί, sur et σῆμα, signe, signifie en effet marqué d’un signe distinctif, et ce signe doit correspondre au nombre six. De plus, un terme voisin, fréquemment 155 employé pour l’assonance en cabale phonétique, le mot Ἐπιστήμων, indique celui qui sait, qui est instruit de, habile à. L’un des personnages importants de Pantagruel, l’homme de science, se nomme Epistémon. Et c’est l’artisan secret, l’esprit enclos dans la substance brute, que traduit l’épistémon grec, parce que cet esprit est capable, à lui seul, d’exécuter et de parfaire l’ouvrage entier, sans autre secours que celui du feu élémentaire.
Il nous serait facile de compléter ce que nous avons dit du mercure philosophique et de sa préparation ; mais il ne nous appartient pas de dévoiler entièrement cet important secret. L’enseignement écrit ne saurait outrepasser celui que les prosélytes recevaient jadis aux petits Mystères d’Agra. Et si nous nous plions volontiers à la tâche ingrate de l’Hydranos antique, par contre le domaine ésotérique des Grandes Éleusinies nous est formellement interdit. C’est qu’avant de recevoir l’initiation suprême, les mystes grecs juraient, sur leur vie et en présence de l’Hiérophante, de ne jamais rien révéler des vérités qui leur seraient confiées. Or, nous ne parlons point à quelques disciples sûrs et éprouvés, dans l’ombre d’un sanctuaire clos, devant l’image divine d’une vénérable Cérès, — pierre noire importée de Pessinonte, — ou de l’Isis sacrée, assise sur le bloc cubique ; nous discourons au seuil du temple, sous le péristyle et devant la foule, sans exiger de nos auditeurs aucun serment préalable. En présence de conditions si contraires, comment s’étonner de nous voir user de prudence et de circonspection ? Certes, nous déplorons que les institutions initiatiques de l’antiquité aient à jamais disparu et qu’un exotérisme étroit se soit substitué à l’esprit large des Mystères d’autrefois ; car nous pensons, avec le philosophe, « qu’il est plus digne de la nature humaine, et plus instructif, d’admettre le merveilleux en cherchant à en extraire le vrai, que de le traiter tout d’abord de mensonge, ou de le canoniser miracle, pour échapper à son explication ». [Comment l’Esprit vient aux tables. Op. cit., p. 25.] Mais ce sont là des regrets superflus. Le temps, qui détruit tout, a fait table rase des civilisations antiques. Qu’en demeure-t-il aujourd’hui, sinon le témoignage historique de leur grandeur et de leur puissance, souvenir enseveli au fond des papyrus ou pieusement exhumé de sols arides, peuplés d’émouvantes ruines ? Hélas ! les derniers Mystagogues ont emporté leur secret ; ce n’est plus qu’à Dieu, père de la lumière et dispensateur de toute vérité, que nous pouvons demander la grâce des hautes révélations.
C’est le conseil que nous nous permettons de donner aux investigateurs sincères, aux fils de science en faveur desquels nous écrivons. Seule, l’illumination divine leur apportera la solution de l’obscur problème : 156 où et comment obtenir cet or mystérieux, corps inconnu susceptible d’animer et de féconder l’eau, premier élément de la nature métallique ? Les sculptures idéographiques de Louis d’Estissac sont muettes sur ce point essentiel ; mais notre devoir étant orienté vers le respect des volontés de l’Adepte, nous bornerons notre sollicitude à signaler l’obstacle en le situant dans la pratique.
Avant de passer à l’examen des motifs supérieurs, il nous faut dire encore un mot de l’écu central, chargé d’hiéroglyphes, que nous venons d’analyser. La monographie citée du château de Terre-Neuve, que nous pensons avoir été rédigée par feu M. de Rochebrune, renferme un passage assez singulier concernant les symboles en question. L’auteur, après une brève description de la cheminée, ajoute : « C’est une des belles œuvres de pierre exécutées par les ornemanistes de Louis d’Estissac. L’écusson placé sous celui du seigneur de ce beau château est décoré dans son centre du monogramme du maître tailleur d’images ; il est surmonté du quatre, chiffre symbolique qui se trouve presque toujours accolé à tous ces monogrammes d’artistes, de graveurs, imprimeurs ou peintres verriers, etc. On cherche encore la clef de ce signe étrange de compagnonnage. » Voici, en vérité, une thèse pour le moins surprenante. Il est possible que son auteur ait parfois rencontré un sigle en forme de quatre, servant à classer ou à identifier certaines pièces d’art. Quant à nous, qui l’avons remarqué sur nombre d’objets curieux, de caractère nettement hermétique, — estampes, vitraux, objets de faïence, d’orfèvrerie, etc., — nous ne pouvons admettre que ce chiffre puisse constituer une figure de compagnonnage. Il n’appartient pas à des armoiries corporatives, car celles-ci devraient présenter, dans ce cas, les outils et insignes spéciaux aux corps de métiers considérés. On ne peut ranger de même ce blason dans la catégorie des armes parlantes, ni des témoignages de noblesse, puisque ceux-ci n’obéissent point aux règles héraldiques, et que celles-là sont dépourvues du sens imagé qui caractérise les rébus. D’autre part, nous savons pertinemment que les artistes auxquels Louis d’Estissac confia la décoration de son logis sont tout à fait oubliés : leurs noms ne nous ont pas été conservés. Cette lacune autorise-t-elle l’hypothèse d’une marque personnelle d’artiste, tandis que ces mêmes caractères, pourvus d’une signification précise, se rencontrent couramment dans les formules alchimiques ? Au surplus, comment expliquer l’indifférence du savant symboliste que fut l’Adepte de Coulonges, devant son œuvre, alors que, se contentant lui-même d’un écu modeste, il abandonne au caprice de ses artisans une table d’attente plus spacieuse que la sienne propre ? Pour quelle raison l’ordonnateur, le créateur d’un paradigme hermétique aussi harmonieux, aussi conforme à la pure doctrine 157 jusqu’en ses moindres détails, eût-il toléré l’apposition de hiéroglyphes étrangers, si ces derniers devaient être en désaccord flagrant avec le reste ? Nous concluons que l’hypothèse d’un signe quelconque de compagnonnage ne peut se soutenir. Il n’existe pas d’exemple où la pensée d’une œuvre ait été concentrée dans la signature même de l’artisan, bien que ce soit là l’erreur commise par une interprétation défectueuse de l’analogie.
Une inscription latine, qui occupe toute la largeur de l’entablement, se lit au-dessus des panneaux symboliques, lesquels nous ont fourni jusqu’à présent la matière de notre étude. Elle comprend trois mots, séparés les uns des autres par deux vases pyrogènes, et forme l’épigraphe suivante :
NASCENDO QUOTIDIE MORIMUR
[Morimur est une forme ancienne de moriemur.]
En naissant, nous mourrons chaque jour. Grave pensée de Sénèque le Philosophe, axiome qu’on ne s’attendrait guère à rencontrer ici.
Il est évident que cette vérité profonde, mais d’ordre moral, semble discordante et sans rapport direct avec le symbolisme qui l’entoure. Quelle valeur peut prendre, au milieu d’emblèmes hermétiques, l’exhortation sévère d’avoir à méditer sur le sort misérable que la vie nous réserve, sur l’implacable destin qui impose à l’humanité la mort comme but réel de l’existence, la marche au sépulcre comme condition essentielle du séjour terrestre, le cercueil comme raison d’être du berceau ? Serait-ce simplement pour nous rappeler, — dérivatif salutaire, — qu’il est utile de conserver à l’esprit l’image des angoisses, de l’incertitude suprêmes, la crainte du troublant Inconnu, freins nécessaires de nos passions et de nos égarements ? Ou bien le savant ordonnateur du monument, en provoquant incidemment ce réveil de conscience, en nous invitant à réfléchir, à regarder en face ce que nous craignons le plus, a-t-il voulu nous persuader de la vanité de nos désirs, de nos espoirs, de l’impuissance de nos efforts, du néant de nos illusions ? — Nous ne le croyons pas. Car, si expressif, si rigoureux que puisse être, pour le commun, le sens littéral de l’épigraphe, il est certain que nous devons en découvrir un autre, adéquat et conforme à l’ésotérisme de cette œuvre magistrale. Nous pensons en effet que l’axiome latin emprunté par Louis d’Estissac au stoïque précepteur de 158 Néron ne l’a pas été mal à propos. C’est la seule parole écrite en ce mutus liber. Nul doute qu’elle ne soit conséquente, et mise là tout exprès pour enseigner ce que l’image ne saurait traduire.
Un simple examen de l’inscription montre que, des trois termes qui concourent à la former, deux sont précédés d’un signe spécial, les mots quotidie et morimur. Ce signe, un petit losange, était appelé par les Grecs ῥόμβος, de ῥέμβω, se tromper, s’égarer, tourner autour de. L’indication d’un sens trompeur, susceptible de faire errer, est donc très nette. Et l’on s’est servi de deux signes pour marquer qu’il existe deux sens (ἀμφίβολος), dans cette phrase diplomatique. Par conséquent, si l’on détermine celui des trois membres qui présente une double acception, on découvrira sans peine le sens secret voilé sous le sens littéral. Or, le même caractère gravé devant quotidie et morimur atteste que ces mots restent invariables et conservent leur valeur ordinaire. Nascendo, au contraire, étant dépourvu de tout indice, renferme une autre signification. En l’employant au gérondif il invoque, sans modification orthographique, l’idée de production, de génération. Ce n’est plus En naissant qu’il faut lire, mais bien Pour produire, pour générer. Ainsi le mystère, dégagé de sa gangue, laisse apercevoir la raison cachée de l’axiome amphibologique. Et la formule superficielle rappelant à l’homme son origine mortelle s’efface et disparaît. C’est maintenant le symbolisme, en son langage figuré, qui s’adresse au lecteur et l’enseigne : Pour produire nous mourons chaque jour. Ce sont les parents de l’enfant hermétique qui parlent. Et leur langage est véritable ; ils meurent réellement ensemble, non seulement pour lui donner l’être, mais encore pour assurer sa croissance et développer sa vitalité. Ils meurent tous les jours, c’est-à-dire à chacun des six jours de l’Œuvre qui régissent l’augmentation et la multiplication de la pierre. L’enfant naît de leur mort et se nourrit de leurs cadavres. On voit combien le sens alchimique se révèle expressif et lumineux. Limojon de Saint-Didier énonce donc une vérité primordiale lorsqu’il assure que la « pierre des philosophes naît de la destruction de deux corps ». Nous ajouterons que la pierre philosophale, — ou notre mercure, sa matière prochaine, — naît également du combat, de la mortification et de la ruine de deux natures contraires. Ainsi, dans les opérations essentielles de l’art, voyons-nous que ce sont toujours deux principes qui en produisent un troisième, et que cette génération dépend d’une décomposition préalable de ses agents. Davantage, le mercure philosophique lui-même, unique substance du Magistère, ne peut jamais rien donner s’il ne meurt, ne fermente et ne se putréfie à la fin du premier stade de l’Œuvre. Enfin, qu’il s’agisse de l’obtention du soufre, de l’Élixir ou de la Médecine, on ne parviendra à transformer les uns et les autres, soit 159 en puissance, soit en quantité, qu’autant qu’on les aura remis dans leur état mercuriel, voisin du rebis originel et, comme tels, dirigés vers la corruption. Car c’est une loi fondamentale en hermétique qu’exprime le vieil adage : Corruptio unius est generatio alterius. Huginus à Barma nous dit, au chapitre des Positions hermétiques, que « quiconque ignore le moyen de détruire les corps, ignore aussi le moyen de les produire » ; ailleurs, le même auteur enseigne que « si le mercure n’est teint, il ne teindra pas ». [Huginus à Barma, Le Règne de Saturne changé en Siècle d’or. S. M. I. S. P. ou le Magistère des Sages. Paris, Pierre Derieu, 1780.] Or, le mercure philosophique inaugure par le noir, sceau de sa mortification, la série chromatique du spectre philosophal. C’est là sa première teinture, et c’est aussi la première indication favorable de la technique, le signe avant-coureur du succès, celui qui consacre la maîtrise de l’artisan. « Certes, écrit Nicolas Flamel au Livre des Figures Hierogliphiques, qui ne voit cette noirceur au commencement de ses opérations, durant les jours de la pierre, quelle autre couleur qu’il voye, il manque entierement au Magistère et ne le peut plus avec ce cahos parfaire. Car il ne travaille pas bien, ne putrefiant point ; d’autant que si l’on ne putrefie, on ne corrompt point, ni engendre, et par conséquent la pierre ne peut prendre vie vegetative pour croistre et multiplier. » Plus loin, le grand Adepte affirme que la solution du composé et sa liquéfaction sous l’influence du feu provoquent la désagrégation des parties assemblées dont la couleur noire est la preuve certaine. « Donc, dit-il, cette noirceur et couleur enseignent clairement qu’en ce commencement la matière et composé commence à se pourrir et dissouldre en poudre plus menue que les atomes du Soleil, lesquels se changent après en eau permanente. Et cette dissolution est appellée par les philosophes envieux, mort, destruction et perdition, parce que les natures changent de forme. De là sont sorties tant d’allégories sur les morts, les tombes et sepulchres. Les autres l’ont nommée Calcination, Denudation, Separation, Trituration, Assation, parce que les confections sont changées et reduites en tres-menues pieces et parties. Les autres Reduction en premiere matiere, Mollification, Extraction, Commixtion, Liquefaction, Conversion d’Elemens, Subtiliation, Division, Humation, Impastation et Distillation, parce que les confections sont liquefiées, reduites en semence, amollies et se circulent dans le matras. Les autres, Xir, Putrefaction, Corruption, Ombres cymmeriennes, Goufre, Enfer, Dragons, Generation, Ingression, Submersion, Complexion, Conjunction et Impregnation, parce que la matière est noire et aqueuse, et que les natures se meslent parfaictement et retiennent les unes des autres. » Un certain nombre d’auteurs, — Philalèthe en particulier, — démontrèrent 160 la nécessité, l’utilité de la mort et de la putréfaction minérales à l’aide d’une similitude tirée du grain de blé. Sans doute en prirent-ils l’idée dans la parabole évangélique recueillie par saint Jean (chap. XII, v. 24) ; l’apôtre y transcrit ces paroles du Christ : « En vérité, je vous le dis : si le grain de froment ne meurt après qu’on l’a jeté en terre, il demeure seul ; mais quand il est mort, il porte beaucoup de fruit. »
Nous pensons avoir suffisamment développé le sens secret de l’épigraphe : Nascendo quotidie morimur, et montré comment cet axiome classique, habilement employé par Louis d’Estissac, jette une lumière nouvelle sur l’œuvre lapidaire du savant hermétiste.
De la cheminée symbolique, il ne nous reste plus à parler que de la corniche. Elle est divisée en six caissons oblongs, ornés de motifs symétriques répétés deux à deux, et résume les principaux points de la pratique.
Deux égides réniformes en occupent les angles et ont leur bord concave étiré en forme de coquille. Leur champ offre l’image d’une tête de méduse, avec sa chevelure de serpents, d’où jaillissent deux foudres. Ce sont là les emblèmes des matières initiales, l’une ardente, ignée, figurée par le masque de Gorgone et ses foudres ; l’autre aqueuse et froide, substance passive représentée sous l’aspect d’une coquille marine, que les philosophes nomment Mérelle, des mots grecs μήτηρ et ἕλη, mère de la lumière. La réaction mutuelle de ces éléments premiers, eau et feu, fournit le mercure commun, de qualité mixte, lequel est cette eau ignée ou ce feu aqueux qui nous sert de dissolvant pour la préparation du mercure philosophique.
Succédant aux égides, les bucrânes indiquent les deux mortifications qui apparaissent au début des travaux préliminaires : la première réalise le mercure commun et la seconde donne naissance au rebis hermétique. Ces têtes décharnées du bœuf solaire tiennent la place des crânes humains, des fémurs croisés, des ossements épars ou des squelettes complets de l’iconographie alchimique ; elles sont, comme eux, qualifiées têtes de corbeau. C’est l’épithète ordinaire appliquée aux matières en voie de décomposition et de corruption, lesquelles sont caractérisées dans le travail philosophal par l’aspect huileux et gras, l’odeur forte et nauséabonde, la qualité visqueuse et adhérente, la consistance mercurielle, la coloration bleue, violette ou noire. On remarquera les cordelettes qui lient les cornes de ces bucrânes ; elles sont croisées en forme 161 de X, attribut divin et première manifestation de la lumière, auparavant diffuse dans les ténèbres de la terre minérale.
Quant au mercure philosophique, dont l’élaboration n’est jamais révélée, pas même sous le voile hiéroglyphique, nous en trouvons cependant l’effet sur l’un des boucliers décoratifs qui avoisinent l’acanthe médiane. Deux étoiles y sont gravées au-dessus du croissant lunaire, images du mercure double ou Rebis, que la coction transforme d’abord en soufre blanc, demi-fixe et fusible. Sous l’action du feu élémentaire, l’opération reprise et poursuivie conduit aux grandes réalisations finales, représentées, sur le bouclier opposé, par deux roses. Celles-ci, on le sait, marquent le résultat des deux Magistères, petit et grand, Médecine blanche et pierre rouge, dont la fleur de lys, que l’on voit au-dessous d’elles, consacre la vérité absolue. C’est le signe de la parfaite connaissance, l’emblème de la Sagesse, la couronne du philosophe, le sceau de la Science et de la Foi unies à la double puissance, spirituelle et temporelle, de la Chevalerie.
Pittoresque sous-préfecture du Puy-de-Dôme, Thiers possède un remarquable et très élégant spécimen de l’architecture civile au XVe siècle. C’est la maison dite de l’Homme des Bois, construction à hourdis, réduite aujourd’hui au premier étage seul, mais que sa conservation surprenante rend précieuse aux amateurs d’art, comme aux dilettantes de notre moyen âge (pl. XVII).
Quatre baies fermées d’arcs en accolade, à nervures filetées et redentées, s’ouvrent sur la façade. Des colonnettes engagées, aux chapiteaux composés de masques grotesques coiffés de serre-tête à longues oreilles, les séparent entre elles et supportent autant de figurines abritées sous de légers dais, délicats et ajourés. Aux baies supérieures correspondent, en soubassement, des panneaux ornés de parchemins ; mais les piliers chanfreinés qui les bordent, à l’aplomb des colonnettes, montrent des gueules dévorantes de dragons en guise de chapiteaux.
Le sujet principal, qui sert d’enseigne au vieux logis, est un personnage analogue à celui que nous avons vu, manœuvrant un écot, sur le poteau cormier du manoir de Lisieux. Sculpté à la même place, presque avec les mêmes gestes, il semble se réclamer de la même tradition. On ne sait rien de lui, sinon qu’il achève son cinquième centenaire et que des générations de Thiernois l’ont toujours vu, depuis son édification, adossé au panneau de sa vieille demeure. Ce bas-relief sur bois, de taille large, mais assez rudimentaire, au dessin naïf, dont l’âge et les intempéries accusent le caractère heurté, représente un homme de haute stature, hirsute, vêtu de peaux cousues transversalement, le poil en dehors. Tête nue, il sourit, énigmatique, quelque peu distant, et s’appuie sur un long bâton terminé, à son extrémité supérieure, par une face de vieille, encapuchonnée et fort laide. Les pieds, nus, portent à plat sur une masse formée de sinuosités rudes, que leur grossièreté d’exécution ne permet guère d’identifier. Tel est cet Homme des Bois qu’un chroniqueur local appelle le Sphinx de Thiers. « Les Bitords, écrit-il, ne s’inquiètent ni de ses origines, ni de son geste, ni de son silence. Ils ne savent de lui qu’un chose, c’est le nom qu’il porte 163 dans leur mémoire, le nom sauvage et sans grâce dont ils se servent pour parler de lui, et qui perpétue son souvenir à travers les âges. Les étrangers et les touristes sont plus sympathiques et plus curieux. Ils s’arrêtent devant lui comme devant un objet de prix. Ils détaillent à loisir les traits de sa physionomie et de son anatomie. Ils flairent une histoire pleine d’intérêt local et peut-être d’intérêt général. Ils interrogent leurs guides. Mais ces guides sont aussi ignorants et presque aussi muets que les Bitords gardiens de ce solitaire. Et celui-ci se venge de l’ignorance des uns et de la sottise des autres en gardant son secret. »
On s’est demandé si cette image ne représenterait pas un saint Christophe, en regard de celle d’un Enfant-Jésus qui aurait occupé le panneau opposé et vide de la façade. Mais, outre que personne ne garde aucun souvenir du sujet qui dissimulait jadis le hourdage droit, — à supposer qu’il ait pu exister, — il faudrait admettre que le socle portant notre ermite figurât des flots. Rien n’est moins sûr qu’une telle hypothèse. Comment expliquer, en effet, sa miraculeuse station sur les eaux, — sur des eaux dont la surface serait convexe ? D’ailleurs, l’absence seule de Jésus aux épaules du colosse justifie l’exclusion d’une ressemblance possible avec saint Christophe. En supposant même qu’il puisse incarner Offerus, — première personnalité du géant chrétien avant sa conversion, — on ne saurait donner aucune raison satisfaisante du vêtement simiesque qui imprime à notre statue son caractère particulier. Et si la légende assure que le passeur de Jésus dut déraciner un arbre afin de lutter contre la violence du courant et l’inexplicable pesanteur de son divin fardeau, elle ne signale point que cet arbre fût muni d’une effigie, d’une marque distinctive quelconque. Or, nous connaissons trop la haute conscience, la scrupuleuse fidélité qu’apportaient les « imaigiers » médiévaux dans la traduction de leurs sujets, pour accepter une supputation aussi peu fondée.
L’Homme des Bois, résultat d’une volonté nette et réfléchie, exprime nécessairement une idée précise et forte. On conviendra qu’il ne peut avoir été réalisé et placé là sans objet, et que, dans cet esprit, le souci décoratif semble n’intervenir qu’à titre secondaire. À notre avis, ce que l’on a voulu affirmer, ce que le bas-relief thiernois indique clairement, c’est qu’il désigne le logis d’un alchimiste inconnu. Il scelle l’ancienne demeure philosophale et en révèle le mystère. Son individualité hermétique incontestable se complète, s’accentue encore au contact des autres figurines qui lui font escorte. Et, s’ils n’ont ni l’envergure, ni l’énergie expressive du sujet principal, ces petits acteurs du Grand-Œuvre n’en sont guère moins instructifs. À tel point qu’on éprouverait la plus grande difficulté à résoudre l’énigme, si l’on omettait 164 de comparer entre eux ces personnages symboliques. Quant au sens propre de l’Homme des Bois, il est surtout concentré dans la tête de matrone qui termine son sceptre rustique. Face de duègne au crâne serré d’un capuchon, telle apparaît ici, sous sa forme plastique, la version de notre Mère folle. C’est ainsi que le peuple désignait, — au temps des parodies joyeuses de la Fête de l’Âne, — les hauts dignitaires et maîtres de certaines institutions secrètes. L’Infanterie dijonnaise, ou Confrérie de la Mère folle, groupe d’initiés masqués sous des dehors rabelaisiens et des excentricités pantagruéliques, en est le dernier exemple. Or, la mère des fous, la Mère folle, n’est autre que la science hermétique elle-même, considérée dans toute l’étendue de son enseignement. Et, comme cette science confère à celui qui l’embrasse et la cultive, l’intégrale sagesse, il en résulte que le grand fou sculpté sur la façade thiernoise est en réalité un sage, puisqu’il s’appuie sur la Sapience, arbres sec et sceptre de la Mère folle. Cet homme simple, aux cheveux abondants et mal peignés, à la barbe inculte, cet homme de nature que ses connaissances traditionnelles portent à mépriser la vaniteuse frivolité des pauvres fous qui se croient sages, domine de haut les autres hommes, comme il domine l’amas de pierres qu’il foule aux pieds. [Notons, en passant, que ce sont bien des pierres amassées, ou quelque roche fissurée, et non des flots, qui sont reproduits ici. Nous en trouvons la preuve évidente sur un sujet du XVIe siècle, situé dans la même région : le bas-relief d’Adam et Ève, à Montferrand (Puy-de-Dôme). On y remarque nos premiers parents, tentés par le serpent à tête humaine, enroulé autour de l’arbre paradisiaque. Le sol de cette belle composition y est traité de la même façon, et l’arbre de vie développe ses racines autour d’un monticule en tous points semblable à celui sur lequel se dresse l’Homme des Bois.] C’est lui l’Illuminé, parce qu’il a reçu la lumière, l’illumination spirituelle. Derrière un masque d’indifférente sérénité, il conserve son mutisme et met son secret à l’abri des vaines curiosités, de l’activité stérile des histrions de la comédie humaine. C’est lui, ce silencieux, qui représente pour nous le Myste antique (du grec Μύστης, chef des initiés), incarnation grecque de la science mystique ou mystérieuse (μυστήριον, dogme secret, ésotérisme) (pl. XVIII). [Μύστης a pour racine μύω, se taire, garder le silence, céler, d’où notre vieux mot musser, correspondant au picard mucher, cacher, dissimuler.]
Mais, à côté de sa fonction ésotérique, laquelle nous montre ce que doit être l’alchimiste, savant d’esprit simple, scrutateur attentif de la nature, qu’il cherchera à toujours imiter, comme le singe imite l’homme [C’est la raison de son aspect vestimentaire et de son appellation locale.], l’Homme des Bois en révèle une autre. Et celle-ci complète celle-là. Car le fou, emblème humanisé des enfants d’Hermès, évoque encore le mercure lui-même, unique et propre matière des sages. C’est cet artifex in opere dont parle l’Hymne de l’Église chrétienne, cet artisan 165 caché au centre de l’ouvrage, capable de tout faire avec l’aide extérieure de l’alchimiste. C’est donc lui le maître absolu de l’Œuvre, le travailleur obscur et jamais oisif, l’agent secret et le fidèle ou loyal serviteur du philosophe. Et c’est cette incessante collaboration de la prévoyance humaine et de l’activité naturelle, cette dualité de l’effort combiné et dirigé vers un même but, qu’exprime le grand symbole thiernois. Quant au moyen par lequel le mercure philosophique se fait connaître et peut être identifié, nous allons maintenant le découvrir.
Dans un vieil almanach qui, avec les Clavicules de Salomon et les Secrets du Grand Albert, constituait autrefois le plus clair du bagage scientifique des colporteurs, on trouve, parmi les planches illustrant le texte, une singulière gravure sur bois. [Le grand Calendrier ou Compost des Bergers, composé par le Berger de la Grand’Montagne, fort utile et profitable à gens de tous estats, reformé selon le Calendrier de N. S. Père le Pape Grégoire XIII. À Lyon, chez Louys Odin, 1633.] Elle représente un squelette entouré d’images destinées à marquer les correspondances planétaires « avec celles des parties du corps qui y ont regard et domination ». Or, tandis que le Soleil nous offre, dans ce dessin, sa face rayonnante, et la Lune son profil serti du croissant, Mercure, lui, apparaît sous l’aspect d’un fou de cour. On le voit, coiffé du capuce à pèlerine d’où pointent deux longues oreilles, — comme les chapiteaux que nous avons signalés à la base des figurines, — tenir un caducée en guise de marotte. Afin qu’on ne puisse se méprendre, l’artiste a pris le soin d’inscrire le nom de chaque planète sous son propre signe. Il y a donc bien là une véritable formule symbolique, utilisée au moyen âge pour la traduction ésotérique du Mercure céleste et du vif-argent des sages. D’ailleurs, il suffit de se rappeler que le mot français fou (on disait jadis fol) vient du latin follis, soufflet à l’usage du feu, pour éveiller l’idée du souffleur, épithète méprisante donnée aux spagyristes médiévaux. Plus tard même, au XVIIe siècle, il n’est pas rare de rencontrer, dans les caricatures des émules de Jacques Callot, quelques grotesques exécutés avec l’esprit symbolique dont nous étudions les manifestations philosophales. Nous conservons le souvenir de certain dessin représentant un bouffon assis, les jambes croisées en X, et dissimulant derrière son dos un volumineux soufflet. On ne saurait donc se montrer surpris que les fous de cour, dont plusieurs sont restés célèbres, eussent une origine hermétique. Leur costume bigarré, leur étrange accoutrement, — ils portaient à la ceinture une vessie qu’ils qualifiaient lanterne, — leurs saillies, leurs mystifications le prouvent, ainsi que ce rare privilège, qui les rattachait aux philosophes, de dire impunément de hardies vérités. Enfin, le mercure, appelé le Fou du Grand-Œuvre, à cause 166 de son inconstance et de sa volatilité, voit sa signification confirmée dans la première lame du tarot, intitulée le Fou ou l’Alchimiste. [Quelques occultistes placent le Fou ou l’Alchimiste à la fin des vingt et une cartes du jeu, c’est-à-dire après celle qui figure le Monde, et à laquelle on attribue la plus haute valeur. Un tel ordre serait sans conséquence, — le Fou, dépourvu de numéro, étant hors série, — si nous ignorions que le tarot, hiéroglyphe complet du Grand-Œuvre, contient les vingt et une opérations ou phases par lesquelles passe le mercure philosophique avant d’atteindre la perfection finale de l’Élixir. Or, puisque l’ouvrage s’exécute précisément par le fou ou mercure préparé, soumis à la volonté de l’opérateur, il nous semble logique de nommer les artisans avant les phénomènes qui doivent naître de leur collaboration.]
Au surplus, la marotte des fous, qui est positivement un hochet (κρόταλον), objet d’amusement des tout petits et joujou du premier âge, ne diffère pas du caducée. [En grec, κρόταλον, grelot, correspond à notre crotale, ou serpent à sonnettes, et l’on sait que tous les serpents sont, en hermétisme, des hiéroglyphes du mercure des sages.] Les deux attributs offrent entre eux une évidente analogie, quoique la marotte exprime, en plus, cette simplicité native que possèdent les enfants et que la science exige des sages. L’un et l’autre sont des images semblables. Momos et Hermès portent le même instrument, signe révélateur du mercure. Tracez un cercle à l’extrémité supérieure d’une verticale, ajoutez au cercle deux cornes, et vous aurez le graphique secret utilisé par les alchimistes médiévaux pour désigner leur matière mercurielle. [Ce n’est qu’au XVIe siècle qu’un barre transversale fut ajoutée à la hampe primitive, de manière à figurer la croix, image de mort et de résurrection.] Or, ce schéma, qui reproduit assez fidèlement et la marotte et le caducée, était connu de l’antiquité ; on l’a découvert gravé sur une stèle punique de Lilybée. [Philippe Berger, Revue archéologique, avril 1884.] En somme, la marotte des fous nous paraît être un caducée, d’ésotérisme plus transparent que la verge aux serpents, surmontée ou non du pétase ailé. Son nom, diminutif de mérotte, petite mère, selon certains, ou de Marie, la mère universelle, selon d’autres, souligne la nature féminine et la vertu génératrice du mercure hermétique, mère et nourrice de notre roi.
Moins évocateur est le caducée, qui retient, dans la langue grecque, le sens d’annonciateur. Les mots κηρύκειον et κηρύκιον, caducée, marquent tous deux le héraut ou crieur public ; seule, leur commune racine, κῆρυξ, le coq (parce que cet oiseau annonce le lever du jour et de la lumière, l’aurore), exprime l’une des qualités du vif-argent secret. C’est la raison pour laquelle le coq, héraut du soleil, était consacré au dieu Mercure et figure sur nos clochers d’églises. Si rien, dans le bas-relief de Thiers, ne rappelle cet oiseau, on ne peut nier toutefois qu’il soit caché sous le vocable du caducée, que tient à deux mains notre héraut. 167 Car le bâton ou sceptre que portaient les officiers de la Hérauderie s’appelait caducée comme la verge d’Hermès. On sait de plus qu’il rentrait dans les attributions des hérauts d’élever, en signe de victoire ou d’heureux événement, des sortes de monuments commémoratifs nommés Mont-joie. C’étaient de simples monticules ou monceaux de pierres, des monts de joie. L’Homme des Bois nous apparaît donc comme étant à la fois le représentant du mercure, ou fou de nature, et le héraut mystique, ouvrier merveilleux que son chef-d’œuvre élève sur la mont-joie, signe révélateur de sa victoire matérielle. Et si ce roi d’armes, ce triomphateur, préfère à l’opulente dalmatique des hérauts sa tunique de faune, c’est dans le dessein de montrer aux autres le droit chemin qu’il a pris lui-même, la prudente simplicité qu’il a su observer, l’indifférence qu’il manifeste à l’égard des biens terrestres et de la gloire mondaine.
À côté d’un sujet d’aussi grande allure, les petits personnages qui l’accompagnent n’ont qu’un rôle très effacé ; on aurait tort cependant d’en négliger l’étude. Aucun détail n’est superflu en iconographie hermétique, et ces humbles dépositaires d’arcanes, modestes images de la pensée ancestrale, méritent d’être interrogés, examinés avec soin. C’est moins dans un but décoratif, qu’avec l’intention charitable d’éclairer ceux qui leur témoigneront de l’intérêt, qu’ils ont été placés là. En ce qui nous concerne, nous ne nous sommes jamais repenti d’avoir consacré trop de temps et d’attention à l’analyse d’hiéroglyphes de ce genre. Souvent, ils nous ont apporté la solution de problèmes abstrus et, dans l’application, le succès que nous cherchions vainement à obtenir sans le secours de leur enseignement.
Les figurines, sculptées sous leur dais, et que supportent les marottes des chapiteaux, sont au nombre de cinq. Quatre d’entre elles portent le manteau du philosophe, qu’elles écartent pour montrer les différents emblèmes de leur charge. La plus éloignée de l’Homme des Bois se dresse dans l’encoignure formée par le retour d’angle d’une petite niche moderne, de style gothique, qui abrite derrière ses vitres une statuette de la Vierge. C’est un homme très chevelu, à barbe longue, qui tient dans sa main gauche un livre et serre de la droite la hampe d’un épieu ou d’une lance. Ces attributs, fort suggestifs, désignent formellement les deux matières, active et passive, dont la réaction mutuelle fournit, à la fin du combat philosophique, la première substance de l’Œuvre. Certains auteurs, — Nicolas Flamel et Basile Valentin en particulier, — ont donné à ces éléments l’épithète conventionnelle de dragons ; le dragon céleste, qu’ils représentent ailé, caractérise le corps volatil, le dragon terrestre, aptère, désigne le corps fixe. 168 « De ces deux dragons ou principes métalliques, écrit Flamel, j’ay dict au Sommaire sus allégué, que l’ennemy enflammeroit par son ardeur le feu de son ennemy, et qu’alors, si l’on y prenoit garde, on verroit par l’air une fumée venimeuse et mal odorante, trop pire en flamme et en poison que n’est la teste envenimée d’un serpent et dragon babylonien. » [Le Livre des Figures Hierogliphiques. Op. cit.] Généralement, et lorsqu’ils ne parlent que du dragon, c’est le volatil que les philosophes envisagent. C’est lui qu’ils recommandent de tuer, en le perçant d’un coup de lance ; et cette opération fait chez eux le sujet de fables nombreuses, d’allégories variées. L’agent y est voilé sous divers noms, de valeur ésotérique semblable : Mars, Marthe, Marcel, Michel, Georges, etc., et ces chevaliers de l’art sacré, après une lutte ardente dont ils sortent toujours victorieux, ouvrent, au flanc du serpent mythique, une large blessure d’où jaillit un sang noir, épais et visqueux. [Le mythe du dragon et du chevalier qui l’attaque joue un rôle important dans les légendes héroïques ou populaires, ainsi que dans les mythologies de tous les peuples. Les récits scandinaves, aussi bien que les asiatiques, nous décrivent ces exploits. Au moyen âge, le chevalier Gozon, le chevalier de Belzunce, saint Romain, etc., combattent et tuent le dragon. La fable chinoise serre de plus près la réalité. Elle nous raconte que le célèbre alchimiste Hujumsin, mis au rang des dieux pour avoir découvert la pierre philosophale, avait tué un horrible dragon qui ravageait le pays et attaché la dépouille de ce monstre au fût d’une colonne « que l’on voit encore aujourd’hui », dit la légende. Après quoi il s’était élevé dans le ciel.] Telle est la secrète vérité que proclame, du haut de sa chaire de bois, le héraut séculaire, inerte et muet, chevillé au corps de son vieux logis.
Le second personnage se montre plus discret et plus réservé ; il soulève à peine le pan de son manteau, mais ce geste permet de distinguer un gros livre fermé qu’il tient pressé contre sa ceinture. Nous en reparlerons bientôt.
À celui-ci succède un chevalier d’énergique attitude, qui étreint la poignée de son estoc. Arme nécessaire, qu’il utilisera pour ôter la vie au lion terrestre et volant, ou griffon, hiéroglyphe mercuriel que nous avons étudié sur le manoir de Lisieux. Nous retrouvons ici l’exposé emblématique d’une opération essentielle, celle de la fixation du mercure et de sa mutation partielle en soufre fixe. « Le sang fixe du Lyon rouge, dit à ce propos Basile Valentin, est faict du sang volatil du Lyon verd, parquoy ils sont tous deux d’une mesme nature. » [Les Douze Clefs de Philosophie. Op.cit., liv II, p. 140 ; Ed.de Minuit, 1656, p. 231.] Notons qu’il existe peu de versions différentes dans les paraboles dont se servent les auteurs pour décrire ce travail ; la plupart, en effet, se bornent à représenter le combat du chevalier et du lion, ainsi qu’on peut le remarquer au château de Coucy (tympan de la porte du donjon), 169 et sur l’un des bas-reliefs du Carroir doré, à Romorantin (pl. XIX). [Le Carroir doré, logis de bois du XVe siècle, comprend un rez-de-chaussée dont il ne reste plus que la structure et un grenier à pignon ajouté postérieurement. Les maisons, comme les livres et les hommes, ont parfois une étrange destinée. Le mauvais sort voulut que cette jolie demeure perdît ses tourelles d’angle. Bâtie, en effet, à l’intersection de deux rues, elle forme pan coupé, et l’on sait quel parti les constructeurs médiévaux savaient tirer de telle disposition, en chanfreinant, en arrondissant les saillies latérales des encorbellements, à l’aide de tourelles, de bretèches ou d’échauguettes. Il est à présumer que le Carroir doré, si nous en jugeons par la forme évasée des poteaux cormiers établis en porte à faux, devait présenter cet aspect harmonieux et original qu’affectionnait l’esthétique médiévale. Malheureusement, il n’en subsiste aujourd’hui que les corbeaux scuptés, frustes, à demi vermoulus, misérables expansions osseuses, rotules décharnées d’un squelette de bois.]
De la figurine qui suit, nous ne saurions donner une interprétation exacte. Elle est malheureusement mutilée, et nous ignorons quels emblèmes elle présentait de ses mains aujourd’hui rompues. Seule du cortège symbolique de l’Homme des Bois, cette jeune femme au bliaud largement ouvert, auréolée, méditative, affecte un caractère nettement religieux et pourrait vraisemblablement représenter une vierge. Dans ce cas, nous y verrions l’hiéroglyphe humanisé de notre premier sujet. Mais ce n’est là qu’une hypothèse, et rien ne nous permet d’en développer l’argumentation. Nous passerons donc sur ce gracieux motif, en regrettant qu’il soit incomplet, pour étudier le dernier des figurants, le Pèlerin.
Notre voyageur, sans aucun doute, a longtemps cheminé ; pourtant, son sourire dit assez combien il est joyeux et satisfait d’avoir accompli son vœu. Car la besace vide, le bourdon sans calebasse indiquent que ce digne fils de l’Auvergne n’a plus désormais à se préoccuper du boire ni du manger. Par surcroît la coquille fixée au chapeau, insigne spécial des pèlerins de Saint-Jacques, prouve qu’il nous revient tout droit de Compostelle. Il rapporte, l’infatigable piéton, le livre ouvert, — ce livre orné des belles images que Flamel ne savait expliquer, — qu’une révélation mystérieuse lui permet à présent de traduire et de mettre en action. Ce livre, bien qu’il soit fort commun, que chacun le puisse aisément acquérir, ne peut cependant être ouvert, c’est-à-dire compris, sans révélation préalable. Dieu seul, par l’intercession de « monsieur saint Jacques », accorde seulement à ceux qu’il en juge dignes le trait de lumière indispensable. C’est le livre de l’Apocalypse, aux feuillets fermés de sept sceaux, le livre initiatique que nous présentent les personnages chargés d’exposer les hautes vérités de la science. Saint Jacques, disciple du Sauveur, ne le quitte point ; avec la calebasse, le bourdon bénit et la coquille, il possède les attributs nécessaires à l’enseignement 170 caché des pèlerins du Grand-Œuvre. C’est là le premier secret, celui que les philosophes ne révèlent point et qu’ils réservent sous l’expression énigmatique du Chemin de Saint-Jacques. [C’est ainsi qu’on appelle encore la Voie lactée. Les mythologues grecs nous disent que les dieux empruntaient cette voie pour se rendre au palais de Zeus et que les héros la prenaient également pour entrer dans l’Olympe. Le Chemin de Saint-Jacques est la route étoilée, accessible aux élus, aux mortels valeureux, savants et persévérants.]
Ce pèlerinage, tous les alchimistes sont obligés de l’entreprendre. Au figuré du moins, car c’est là un voyage symbolique, et celui qui désire en tirer profit ne peut, fût-ce un seul instant, quitter le laboratoire. Il lui faut veiller sans trêve le vase, la matière et le feu. Il doit, jour et nuit, demeurer sur la brèche. Compostelle, cité emblématique, n’est point située en terre espagnole, mais dans la terre même du sujet philosophique. Chemin rude, pénible, plein d’imprévu et de danger. Route longue et fatigante que celle par laquelle le potentiel devient actuel et l’occulte manifeste ! C’est cette opération délicate de la première matière, ou mercure commun, que les sages ont voilée sous l’allégorie du pèlerinage de Compostelle.
Notre mercure, nous croyons l’avoir dit, est ce pèlerin, ce voyageur auquel Michel Maïer a consacré l’un de ses meilleurs traités. [Viatorium : Hoc est de Montibus Planetarum septem seu metallorum. Rouen, Jean Berthelin, 1651.] Or, en utilisant la voie sèche, représentée par le chemin terrestre que suit, au départ, notre pérégrin, on parvient à exalter peu à peu la vertu diffuse et latente, transformant en activité ce qui n’était qu’en puissance. L’opération est achevée lorsque paraît à la surface une étoile brillante, formée de rayons émanant d’un centre unique, prototype des grandes roses de nos cathédrales gothiques. C’est là le signe certain que le pèlerin est parvenu heureusement au terme de son premier voyage. Il a reçu la bénédiction mystique de saint Jacques, confirmée par l’empreinte lumineuse qui rayonnait, dit-on, au-dessus du tombeau de l’apôtre. L’humble et commune coquille qu’il portait au chapeau s’est changée en astre éclatant, en auréole de lumière. Matière pure, dont l’étoile hermétique consacre la perfection : c’est maintenant notre compost, l’eau bénite de Compostelle (lat. compos, qui a reçu, possède, — stella, l’étoile), et l’albâtre des sages (albastrum, contraction de alabastrum, étoile blanche). C’est aussi le vase aux parfums, le vase d’albâtre (gr. ἀλάβαστρον, lat. alabastrus) et le bouton naissant de la fleur de sapience, rosa hermetica.
De Compostelle, le retour peut s’effectuer soit par la même voie, suivant un itinéraire différent, soit par la voie humide ou maritime, la seule que les auteurs indiquent dans leurs ouvrages. En ce cas, le pèlerin, 171 choisissant la route maritime, s’embarque sous la conduite d’un pilote expert, médiateur éprouvé, capable d’assurer la sauvegarde du vaisseau durant toute la traversée. Tel est le rôle ingrat qu’assume le Pilote de l’onde vive [C’est le titre d’un ouvrage alchimique de Mathurin Eyquem, sieur de Martineau, paru chez Jean d’Houry. Paris, 1678.], car la mer est semée d’écueils et les tempêtes y sont fréquentes.
Ces suggestions aident à comprendre l’erreur dans laquelle quantité d’occultistes sont tombés, en prenant le sens littéral de récits purement allégoriques, écrits avec l’intention d’enseigner aux uns ce qu’il fallait cacher aux autres. Albert Poisson lui-même s’est laissé prendre au stratagème. Il a cru que Nicolas Flamel, quittant dame Pernelle, sa femme, son école et ses enluminures, avait réellement accompli, à pied et par la route ibérique, le vœu formé devant l’autel de Saint-Jacques-la-Boucherie, sa paroisse. Or, nous certifions, — et l’on peut avoir confiance en notre sincérité, — que jamais Flamel ne sortit de la cave où ardaient ses fourneaux. Celui qui sait ce qu’est le bourdon, la calebasse et la mérelle du chapeau de saint Jacques, sait aussi que nous disons la vérité. En se substituant aux matériaux et en prenant modèle sur l’agent interne, le grand Adepte observait les règles de la discipline philosophique et suivait l’exemple de ses prédécesseurs. Raymond Lulle nous dit qu’il fit, en 1267, aussitôt après sa conversion et à l’âge de trente-deux ans, le pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle. Tous les maîtres ont donc employé l’allégorie ; et ces relations imaginaires, que les profanes prendraient pour des réalités ou des contes ridicules, selon le sens des versions, sont précisément celles où la vérité s’affirme avec le plus de clarté. Basile Valentin termine son premier livre, qui sert d’introduction aux Douze Clefs, par une échappée dans l’Olympe. Il fait parler les dieux, et chacun d’eux, à commencer par Saturne, donne son avis, prodigue ses conseils, explique son influence propre sur la marche du grand labeur. Bernard Trévisan ne dit, en quarante pages, que fort peu de choses ; mais l’intérêt de son Livre de la Philosophie naturelle des métaux se dégage des quelques feuillets qui composent sa célèbre Parabole. Vinceslas Lavinius de Moravie donne le secret de l’Œuvre, en une quinzaine de lignes, dans l’Énigme du Mercure philosophal que l’on trouve au Traité du Ciel terrestre. L’un des manuels alchimiques les plus réputés au moyen âge, le Code de Vérité, appelé aussi Turba Philosophorum, contient une allégorie où plusieurs artistes, en une scène pathétique qu’anime l’esprit de Pythagore, jouent le drame chimique du Grand-Œuvre. Un ouvrage anonyme classique, que l’on attribue généralement au Trévisan, 172 le Songe Verd, expose la pratique sous la formule traditionnelle de l’artisan transporté, pendant son sommeil, sur une terre céleste, peuplée d’habitants inconnus vivant au milieu d’une flore merveilleuse. Chaque auteur choisit le thème qui lui plaît et le développe au gré de sa fantaisie. Le Cosmopolite reprend les dialogues familiers de l’époque médiévale et s’inspire de Jehan de Meung. Plus moderne, Cyliani cache la préparation du mercure sous la fiction d’une nymphe, qui le guide et le dirige dans ce labeur. Quant à Nicolas Flamel, il s’écarte des sentiers battus et des fables consacrées ; plus original sinon plus clair, il préfère se déguiser lui-même sous les traits du sujet des sages et laisser à qui saura la comprendre cette autobiographie, révélatrice mais supposée.
Toutes les effigies de Flamel le représentaient en pèlerin. C’est ainsi qu’il figurait au porche de l’église Saint-Jacques-la-Boucherie et à celui de Sainte-Geneviève-des-Ardents ; c’est dans le même accoutrement qu’il se fit peindre sur l’arche du cimetière des Innocents. Le Dictionnaire historique de Louis Moreri cite un portrait peint de Nicolas Flamel, que l’on voyait exposé du temps de Borel, — c’est-à-dire vers 1650, — chez M. des Ardres, médecin. Là encore, l’Adepte avait revêtu le costume qu’il affectionnait tout particulièrement. Détail singulier, « son bonnet était de trois couleurs, noir, blanc, rouge », colorations des trois phases principales de l’Œuvre. En imposant aux statuaires et aux peintres cette formule symbolique, Flamel alchimiste dissimulait la personnalité bourgeoise de Flamel écrivain sous celle de saint Jacques-le-Majeur, hiéroglyphe du mercure secret. Ces images n’existent plus aujourd’hui, mais nous pouvons en avoir une idée assez exacte par les statues de l’apôtre, exécutées à la même époque. Une œuvre magistrale du XIVe siècle, appartenant à l’abbaye de Westminster, nous montre saint Jacques revêtu du manteau, la musette au côté, coiffé du large chapeau orné de la coquille. Il tient en sa main gauche le livre fermé, enveloppé d’une housse formant étui. Seul, le bourdon, sur lequel il s’appuyait de la main droite, a disparu (pl. XX).
Ce livre fermé, symbole parlant du sujet dont se servent les alchimistes et qu’ils emportent au départ, est celui que tient avec tant de ferveur le second personnage de l’Homme des Bois ; le livre signé de figures permettant de le reconnaître, d’en apprécier la vertu et l’objet. Le fameux manuscrit d’Abraham le Juif, dont Flamel prend avec lui une copie des images, est un ouvrage du même ordre et de semblable qualité. Ainsi la fiction, substituée à la réalité, prend corps et s’affirme dans la randonnée vers Compostelle. On sait combien l’Adepte se montre avare de renseignements au sujet de son voyage, qu’il 173 effectue d’une seule traite. « Donc en ceste mesme façon [C’est-à-dire sous l’habit de pèlerin avec lequel il se fit représenter plus tard au charnier des Innocents.], se borne-t-il à écrire, je me mis en chemin et tant fis que j’arrivais à Montjoye et puis à Saint-Jacques, où, avec une grande dévotion, j’accomplis mon vœu. » Voilà, certes, une description réduite à sa plus simple expression. Nul itinéraire, aucun incident, pas la moindre indication sur la durée du trajet. Les Anglais occupaient alors tout le territoire : Flamel n’en dit mot. Un seul terme cabalistique, celui de Mont-joie, que l’Adepte, évidemment, emploie à dessein. C’est l’indice de l’étape bénie, longtemps attendue, longtemps espérée, où le livre est enfin ouvert, le mont joyeux à la cime duquel brille l’astre hermétique. [La légende de saint Jacques, rapportée par Albert Poisson, contient le même vérité symbolique. « En 835, Théodomir, évêque d’Iria, fut informé par un montagnard que, sur une colline boisée, à quelque distance à l’ouest du mont Pedroso, on apercevait la nuit une lumière douce, légèrement bleuâtre et, quand le ciel était sans nuages, on voyait une étoile d’un merveilleux éclat au-dessus de ce même lieu. Théodomir se rendit avec tout son clergé sur la colline ; on fit des fouilles à l’endroit indiqué et on trouva dans un cercueil de marbre un corps parfaitement conservé, que des indices certains révélèrent être celui de l’apôtre saint Jacques. » La cathédrale actuelle, destinée à remplacer l’église primitive, détruite par les Arabes en 997, fut construite en 1082.] La matière a subi une première préparation, le vulgaire vif-argent s’est mué en hydrargyre philosophique, mais nous n’apprenons rien de plus. La route suivie est sciemment tenue secrète.
L’arrivée à Compostelle implique l’acquisition de l’étoile. Mais le sujet philosophal est trop impur pour subir la maturation. Notre mercure doit s’élever progressivement au suprême degré de pureté requise par une série de sublimations nécessitant l’aide d’une substance spéciale, avant d’être partiellement coagulé en soufre vif. Pour initier son lecteur à ces opérations, Flamel raconte qu’un marchand de Boulogne, — que nous identifions au médiateur indispensable, — le mit en relations avec un rabbin juif, maître Canches, « homme fort sçavant es sciences sublimes ». [Boulogne présente quelque analogie avec le grec Βουλαῖος, qui préside aux conseils. Diane était surnommée Βουλαία, déesse du bon conseil.] Nos trois personnages ont ainsi leurs rôles respectifs parfaitement établis. Flamel, nous l’avons dit, représente le mercure philosophique ; son nom même parle comme un pseudonyme choisi tout exprès. Nicolas, en grec Νικόλαος, signifie vainqueur de la pierre (de Νίκη, victoire et λᾶος, pierre, rocher). Flamel se rapproche du latin Flamma, flamme ou feu, exprimant la vertu ignée et coagulante que possède la matière préparée, vertu qui lui permet de lutter contre l’ardeur du feu, de s’en nourrir et d’en triompher. Le marchand tient lieu d’intermédiaire dans la sublimation, 174 laquelle réclame un feu violent. [Intermédiaire, en grec, se dit μεσίτης, rac. μέσος, qui est au milieu, qui se tient entre deux extrêmes. C’est notre Messie, qui remplit dans l’Œuvre la fonction médiatrice du Christ entre le Créateur et sa créature, entre Dieu et l’homme.] Dans ce cas, ἔμπορος, marchand, est mis pour ἔμπυρος, qui est travaillé au moyen du feu. C’est notre feu secret, appelé Vulcain lunatique par l’auteur de l’Ancienne Guerre des Chevaliers. Maître Canches, que Flamel nous présente comme son initiateur, exprime le soufre blanc, principe de coagulation et de sécheresse. Ce nom vient du grec Κάγκανος, sec, aride, rac. καγκαίνω, chauffer, dessécher, vocables dont le sens exprime la qualité styptique que les anciens attribuent au soufre des philosophes. L’ésotérisme se complète par le mot latin Candens, qui indique ce qui est blanc, d’un blanc pur, éclatant, obtenu par le feu, ce qui est ardent et embrasé. On ne saurait mieux caractériser, d’un mot, le soufre dans le plan physico-chimique, et l’Initié ou Cathare dans le domaine philosophique.
Flamel et maître Canches, alliés par une indéfectible amitié, vont maintenant voyager de concert. Le mercure, sublimé, manifeste sa partie fixe, et cette base sulfureuse marque le premier stade de coagulation. L’intermédiaire est abandonné ou disparaît : il n’en sera plus question désormais. Les trois se trouvent réduits à deux, — soufre et mercure, — lesquels réalisent ce qu’on est convenu d’appeler l’amalgame philosophique, simple combinaison chimique non encore radicale. C’est ici qu’intervient la coction, opération chargée d’assurer au compost, nouvellement formé, l’union indissoluble et irréductible de ses éléments, et leur transformation complète en soufre rouge fixe, médecine du premier ordre selon Geber.
Les deux amis s’accordent pour opérer leur retour par mer, au lieu d’emprunter la voie terrestre. Flamel ne nous dit point les causes de cette résolution, qu’il se contente de soumettre à l’appréciation des investigateurs. Quoi qu’il en soit, la seconde partie du périple est longue, dangereuse, « incertaine et vaine, dit un auteur anonyme, s’il s’y glisse la moindre erreur ». Certes, à notre avis, la voie sèche serait préférable, mais nous n’avons pas le choix. Cyliani avertit son lecteur qu’il ne décrit la voie humide, pleine de difficultés et d’imprévu, que par devoir. Notre Adepte juge de même, et nous devons respecter sa volonté. Il est notoire qu’un grand nombre de nautoniers, peu expérimentés, ont fait naufrage dès leur première traversée. On doit toujours veiller à l’orientation du navire, manœuvrer avec prudence, craindre les sautes de vent, prévoir la tempête, se tenir sur le qui-vive, éviter le gouffre de Charybde et l’écueil de Scylla, lutter sans cesse, nuit et jour, contre la violence des flots. Ce n’est pas une mince besogne que de diriger la nef hermétique, et maître Canches, que nous soupçonnons 175 avoir servi de pilote et de conducteur à Flamel argonaute, devait être fort habile en la matière… C’est d’ailleurs le cas du soufre, qui résiste énergiquement aux assauts, à l’influence détersive de l’humidité mercurielle, mais finit par être vaincu et par mourir sous ses coups. Grâce à son compagnon, Flamel put débarquer sain et sauf à Orléans (or-léans l’or est là), où le voyage maritime devait naturellement et symboliquement s’achever. Malheureusement, à peine sur la terre ferme, maître Canches, le bon guide, meurt, victime des grands vomissements qu’il avait soufferts sur les eaux. Son ami éploré le fait inhumer dans l’église Sainte-Croix et revient chez lui, seul, mais instruit et satisfait d’avoir atteint le but de ses désirs. [Semblable à celle du Christ, la passion du soufre, qui meurt afin de racheter ses frères métalliques, s’achève par la croix rédemptrice.]
Ces vomissements du soufre sont les meilleurs indices de sa dissolution et mortification. Parvenu à cette phase, l’Œuvre prend, à la superficie, l’aspect d’un « brouet gras et saupoudré de poivre », — brodium saginatum piperatum, disent les textes. Dès lors, le mercure se noircit chaque jour davantage et sa consistance devient sirupeuse puis pâteuse. Lorsque le noir atteint son maximum d’intensité, la putréfaction des éléments est accomplie et leur union réalisée ; tout apparaît ferme dans le vase jusqu’à ce que la masse solide se craquelle, se gerce, s’effrite et tombe finalement en poudre amorphe, noire comme du charbon. « Tu verras alors, écrit Philalèthe, une couleur noire remarquable, et toute la terre sera desséchée. La mort du composé est arrivée. Les vents cessent et toutes choses entrent dans le repos. C’est la grande éclipse du soleil et de la lune ; aucun luminaire ne luit plus sur la terre, et la mer disparaît. » [Introïtus apertus ad occlusum Regis palatium. Op. cit., ch. XX, 6.] Nous comprenons ainsi pourquoi Flamel relate la mort de son ami ; pourquoi celui-ci, ayant subi la dislocation de ses parties par une sorte de crucifixion, eut sa sépulture placée sous l’invocation et le signe de la sainte Croix. Ce que nous saisissons moins, c’est l’éloge funèbre, assez paradoxal, que prononce notre Adepte en faveur du rabbin : « Que Dieu ayt son âme, s’écrie-t-il, car il mourut bon chrestien. » Sans doute n’avait-il en vue que le supplice fictif enduré par son compagnon philosophique.
Ce sont là, étudiés dans l’ordre même du récit, les rapports, — trop éloquents pour être taxés de simples coïncidences, — qui ont contribué à établir notre conviction. Ces concordances singulières et précises démontrent que le pèlerinage de Flamel est une pure allégorie, une fiction très adroite et fort ingénieuse du labeur alchimique auquel s’est livré le charitable et savant homme. Il nous reste maintenant à parler de 176 l’ouvrage mystérieux, de ce Liber qui fut la cause initiale du périple imaginaire, et à dire quelles vérités ésotériques il est chargé de révéler.
Malgré l’opinion de certains bibliophiles, nous confessons qu’il nous a toujours été impossible de croire à la réalité du Livre d’Abraham le Juif, ni à ce qu’en rapporte son heureux possesseur dans ses Figures Hierogliphiques. À notre avis, ce fameux manuscrit aussi inconnu qu’introuvable, paraît n’être qu’une autre invention du grand Adepte, destinée, comme la précédente, à instruire les disciples d’Hermès. C’est un précis des caractères qui distinguent la matière première de l’Œuvre, ainsi que des propriétés qu’elle acquiert par sa préparation. Nous entrerons, à ce propos, dans quelques détails propres à justifier notre thèse et à fournir d’utiles indications aux amateurs de l’art sacré. Fidèle à la règle que nous nous sommes imposée, nous limiterons notre explication aux points importants de la pratique, en évitant avec soin de substituer de nouvelles figures à celles que nous aurons dévoilées. Ce sont des choses certaines, positives et véritables que nous enseignons, des choses vues de nos yeux, mille fois touchées de nos mains, sincèrement décrites, afin de remettre dans la voie simple et naturelle les errants et les abusés.
L’ouvrage légendaire d’Abraham nous est seulement connu par la description que Nicolas Flamel en a laissée dans son célèbre traité. [Le Livre des Figures Hierogliphiques de Nicolas Flamel, escrivain…, traduit du latin en françois par P. Arnauld, dans Trois Traitez de la Philosophie naturelle. Paris, Guil. Marette, 1612.] C’est à cette unique relation, laquelle comporte une prétendue copie du titre, que se borne notre documentation bibliographique.
Au témoignage d’Albert Poisson, le cardinal de Richelieu l’aurait eu en sa possession ; il étaie son hypothèse sur la saisie des papiers d’un certain Dubois, pendu après avoir été torturé, qui passait, à tort ou à raison, pour être le dernier descendant de Flamel. [Albert Poisson, L’Alchimie au XIVe siècle. Nicolas Flamel. Paris, Chacornac, 1893] [Flamel mourut le 22 mars 1418, jour de fête des alchimistes traditionnels. C’est en effet l’équinoxe de printemps qui ouvre l’ère des travaux du Grand-Œuvre.] Cependant, rien ne prouve que Dubois ait hérité du singulier manuscrit, et moins encore que Richelieu s’en soit emparé, puisque ce livre n’a jamais été signalé nulle part depuis la mort de Flamel. On voit parfois, il est vrai, de loin en loin, passer dans le commerce de soi-disant copies du Livre d’Abraham ; celles-ci, en très petit nombre, ne présentent aucun rapport les unes avec les autres, et se trouvent réparties dans quelques bibliothèques privées. Celles que nous connaissons ne sont que des essais 177 de reconstitution d’après Flamel. Dans toutes, on retrouve le titre, en français, très exactement reproduit et conforme à la traduction des Figures Hierogliphiques, mais il sert d’enseigne à des versions si diverses, si éloignées surtout des principes hermétiques, qu’elles révèlent ipso facto leur origine sophistique. Or, Flamel exalte précisément la clarté du texte, « escript en beau et tres-intelligible latin », au point qu’il en prend acte pour refuser d’en transmettre le moindre extrait à la postérité. En conséquence, il ne peut exister de corrélation, et pour cause, entre l’original prétendu et les copies apocryphes que nous signalons. Quant aux images qui auraient illustré l’ouvrage en question, elles ont aussi été faites d’après les descriptions de Flamel. Dessinées et peintes au XVIIe siècle, elles font actuellement partie du fonds alchimique français de la bibliothèque de l’Arsenal. [Recueil de Sept Figures peintes. Bibl. de l’Arsenal, n° 3047 (153, S. A. F.), 0m365 × 0m225. Au verso du folio A se trouve une note du secrétaire de M. de Paulmy, à qui ce recueil appartenait, note corrigée de la main de Paulmy, dans laquelle il est dit que : « Les sept figures enluminées de ce volume sont les fameuses Figures que Nicolas Flamel trouva dans un Livre dont l’auteur étoit Abraham Juif. »]
En résumé, tant pour le texte que pour les figures, on s’est seulement contenté de respecter, dans ces tentatives de reconstitution, le peu qu’en a laissé Flamel ; tout le reste est pure invention. Enfin, comme jamais nul bibliographe n’a pu découvrir l’original, et que l’on se trouve dans l’impossibilité matérielle de collationner la relation de l’Adepte, force nous est de conclure qu’il s’agit bien là d’une œuvre inexistante et supposée.
L’analyse du texte de Nicolas Flamel nous réserve, d’ailleurs, d’autres surprises. Voici d’abord le passage des Figures Hierogliphiques qui contribua à répandre, parmi les alchimistes et les bibliophiles, la quasi-certitude de la réalité du livre dit d’Abraham le Juif. « Donc moy, Nicolas Flamel, escrivain, ainsy qu’apres le deceds de mes parens je gagnois ma vie en nostre Art d’Escriture, faisant des Inventaires, dressant des comptes et arrestant les despenses des tuteurs et mineurs, il me tomba entre les mains, pour la somme de deux florins, un livre doré fort vieux et beaucoup large ; il n’estoit point en papier ou parchemin, comme sont les autres, mais seulement il estoit faict de déliées escorces (comme il me sembloit) de tendres arbrisseaux. Sa couverture estoit de cuivre bien delié, toute gravée de lettres ou figures estranges ; quant à moy, je croy qu’elles pouvoient bien estre des caracteres grecs ou d’autre semblable langue ancienne. Tant y a que je ne les sçavois pas lire, et que je sçay bien qu’elles n’estoient point notes, ny lettres Latines ou Gauloises, car nous y entendons un peu. Quant au 178 dedans, ses feuilles d’escorce estoient gravées, et d’une tres-grande industrie, escrites avec une pointe de fer, en belles et tres-nettes lettres latines colorées. Il contenoit trois fois sept fueillets… »
Avons-nous besoin de souligner déjà l’étrangeté d’un ouvrage constitué de pareils éléments ? Son originalité confine à la bizarrerie, presque à l’extravagance. Le volume, très large, ressemble par cela même aux albums de forme italienne contenant des reproductions de paysages, d’architectures, etc., estampes ordinairement présentées en largeur. Il est, nous dit-on, doré, bien que sa couverture soit de cuivre, ce qui ne s’explique pas nettement. Passons. Les feuillets sont en écorce d’arbrisseau ; Flamel veut sans doute désigner le papyrus, ce qui donnerait au livre une respectable antiquité ; mais ces écorces, au lieu d’être écrites ou peintes directement, sont gravées avec une pointe de fer avant leur coloration. Nous ne comprenons plus. Comment le narrateur sait-il que le stylet dont se serait servi Abraham était en fer, plutôt qu’en bois ou en ivoire ? C’est pour nous une énigme aussi indéchiffrable que cette autre : le légendaire rabbin écrivant, en latin, un traité dédié à ses coreligionnaires, juifs comme lui. Pourquoi a-t-il fait usage du latin, langage scientifique courant au moyen âge ? Il eût pu se dispenser, en utilisant la langue hébraïque, moins répandue alors, de jeter l’anathème et crier Maranatha sur ceux qui tenteraient de l’étudier. Enfin, et malgré l’assurance de Flamel, ce vieux manuscrit, — on ne saurait penser à tout, — venait d’être exécuté quand il l’acquit. En effet, Abraham dit ne vouloir livrer son secret que pour venir en aide aux fils d’Israël, persécutés à l’époque même où le futur Adepte pâlissait sur son texte : « À la gent des Juifs, par l’ire de Dieu dispersée aux Gaules, Salut », s’écrie le lévite, prince, prestre et astrologue hébreu, au début de son grimoire.
Ainsi, le grand maître Abraham, docteur et lumière d’Israël, se révèle, si nous le prenons à la lettre, pour un mystificateur émérite, et son ouvrage, frauduleusement archaïque, dépourvu d’authenticité, comme incapable de supporter la critique. Mais, si nous considérons que le livre et l’auteur n’ont jamais eu d’autre existence que dans l’imagination fertile de Nicolas Flamel, nous devons penser que toutes ces choses, si diverses et si singulières, renferment un sens mystérieux qu’il importe de découvrir.
Commençons l’analyse par l’auteur présumé du grimoire fictif. Qu’est-ce qu’Abraham ? Le Patriarche par excellence ; en grec Πατριάρχης est le premier auteur de la famille, des racines πατήρ, père, et ἀρχή, commencement, principe, origine, source, fondement. Le nom latin Abraham, que la Bible donne au vénérable ancêtre des Hébreux, signifie Père d’une multitude. C’est donc le premier auteur des choses créées, la 179 source de tout ce qui vit ici-bas, l’unique substance primordiale dont les spécifications différentes peuplent les trois règnes de la nature. Le Livre d’Abraham est, par conséquent, le Livre du Principe, et comme ce livre est consacré, selon Flamel, à l’alchimie, partie de la science qui étudie l’évolution des corps minéraux, nous apprenons qu’il traite de la matière métallique originelle, base et fondement de l’art sacré.
Flamel achète ce livre pour la somme de deux florins, ce qui veut dire que le prix global des matériaux et du combustible nécessaires à l’ouvrage était évalué à deux florins au XIVe siècle. La matière première seule, en suffisante quantité, valait alors dix sols. Philalèthe, qui écrivait son traité de l’Introïtus en 1645, porte à trois florins la dépense totale. « Ainsi, dit-il, tu verras que l’Œuvre, dans ses matériaux essentiels, n’excède pas le prix de trois ducats ou trois florins d’or. Bien plus, la dépense de fabrication de l’eau dépasse à peine deux couronnes par livre. » [Introïtus apertus ad occlusum Regis palatium. Op. cit., cap. XVII, 3.]
Le volume, doré, fort vieux et beaucoup large, ne ressemble en rien aux livres ordinaires ; sans doute parce qu’il est fait et composé d’autre matière. La dorure qui le recouvre lui donne l’aspect métallique. Et si l’Adepte assure qu’il est vieux, c’est seulement pour établir la haute ancienneté du sujet hermétique. « Je diray donc, affirme un auteur anonyme, que la matière de laquelle est faite la pierre des philosophes fut aussitost faite que l’homme, et qu’elle s’appelle terre philosophale… Mais nul ne la connoist, sinon les vrays philosophes, qui sont les enfants de l’Art. » [Discours d’Autheur incertain sur la Pierre des Philosophes. Manuscrit de la Bibl. nationale, daté de 1590, n° 19957 (ancien Saint-Germain français). Une copie manuscrite du même traité, datée du 1er avril 1696, appartient à la bibl. de l’Arsenal, n° 3031 (180, S. A. F.).] Quoique ce livre, méconnu, soit très commun, il renferme beaucoup de choses et contient de grandes vérités cachées. Flamel a donc raison de dire qu’il est large ; en effet, le latin largus signifie abondant, riche, copieux, mot dérivé du grec λα, beaucoup, et de ἔργον, chose. Davantage, le grec πλατύς, large, a également le sens d’usité, de fort répandu, d’exposé à tous les yeux. On ne peut mieux définir l’universalité du sujet des sages.
Poursuivant sa description, notre écrivain pense que le livre d’Abraham estoit fait de déliées escorces de tendres arbrisseaux, du moins lui semblait-il ainsi. Flamel ne se montre guère affirmatif, et pour cause : il sait fort bien qu’à de rarissimes exceptions près, le parchemin médiéval s’est substitué, depuis trois siècles, au papyrus d’Égypte. [L’usage du papyrus fut complètement abandonné à la fin du XIe siècle ou au commencement du XIIe.] Et, 180 bien que nous ne puissions paraphraser cette expression laconique, nous devons reconnaître que c’est pourtant là où l’auteur parle le plus clairement. Un arbrisseau est un petit arbre, de même qu’un minéral est un métal jeune. L’écorce ou gangue, qui sert d’enveloppe à ce minéral, permet à l’homme de l’identifier avec certitude, grâce aux caractères extérieurs dont elle est revêtue. Nous avons déjà insisté sur le nom que les anciens donnaient à leur matière, qu’ils appelaient liber, le livre. Or, ce minéral présente une configuration particulière ; les lames cristallines qui en forment la texture sont, comme dans le mica, superposées à la façon des feuillets d’un livre. Son apparence extérieure lui a valu l’épithète de lépreux, et celle de Dragon couvert d’écailles, parce que sa gangue est squameuse, désagréable et rude au toucher. Un simple conseil à ce propos : choisissez de préférence les échantillons dont les écailles sont les plus larges et les mieux accusées.
« … Sa couverture estoit de cuivre bien délié, toute gravée de lettres ou figures estranges. »
La minière affecte souvent une coloration pâle comme le laiton, parfois rougeâtre comme le cuivre ; dans tous les cas, ses squames paraissent couvertes de linéaments enchevêtrés, ayant l’aspect de signes ou caractères bizarres, variés et mal définis. Nous avons relevé plus haut le contresens évident qui existe entre le livre doré et sa reliure de cuivre, car il ne peut être question en ce lieu de sa structure interne. Il est probable que l’Adepte désire attirer l’esprit, d’une part, sur la spécification métallique de la substance figurée par son livre, et, d’autre part, sur la faculté que ce minéral possède de se transmuer partiellement en or. Cette curieuse propriété est indiquée par Philalèthe dans son Commentaire sur l’Épître de Ripley adressée au roi Édouard IV : « Sans employer l’élixir transmutatoire, dit l’auteur en parlant de notre sujet, j’en sais facilement extraire l’or et l’argent qu’il renferme, ce qui peut-être certifié par ceux qui l’ont vu aussi bien que moi. » Cette opération n’est pas à conseiller, car elle lui ôte toute valeur pour l’Œuvre ; mais nous pouvons assurer que la matière philosophale contient véritablement l’or des sages, or imparfait, blanc et cru, vil à l’égard du métal précieux, très supérieur à l’or même si nous n’envisageons que le labeur hermétique. Malgré son humble couverture de cuivre, aux écailles gravées, c’est donc bien un livre doré, un livre d’or que celui d’Abraham le Juif, et le fameux livret d’or fin dont parle Bernard le Trévisan dans sa Parabole. Au surplus, il semblerait que Nicolas Flamel eût compris quelle confusion pouvait résulter, dans l’esprit du lecteur, de cette dualité de sens, lorsqu’il écrit dans le même traité : « Qu’aucun donc ne me blasme s’il ne m’entend aysément, car il 181 sera plus blasmable que moy, en tant que n’estant point initié en ces sacrées et secrettes interpretations du premier agent (qui est la clef ouvrant les portes de toutes les sciences), néantmoins il veut entendre les conceptions plus subtiles des philosophes tres-envieux, qui ne sont escrites que pour ceulx qui sçavent desjà ces principes, lesquels ne se treuvent jamais en aucun livre. »
Enfin, l’auteur des Figures Hierogliphiques achève sa description en disant : « Quant au dedans, ses feuilles d’escorce estoient gravées, et d’une tres-grande industrie, escrites avec une pointe de fer. »
Ici, ce n’est plus de l’aspect physique qu’il est question, mais bien de la préparation même du sujet. Révéler un secret de cet ordre et de cette importance serait franchir les limites qui nous sont imposées. Aussi, ne chercherons-nous pas, comme nous l’avons fait jusqu’ici, à commenter en langage clair la phrase équivoque et fort allégorique de Flamel. Nous nous contenterons d’attirer l’attention sur cette pointe de fer, dont la secrète propriété change la nature intime de notre Magnésie, sépare, ordonne, purifie et assemble les éléments du chaos minéral. Pour réussir cette opération, il faut bien connaître les sympathies des choses, posséder beaucoup d’habileté, faire preuve de « grande industrie », ainsi que l’Adepte nous le donne à entendre. Mais, afin d’apporter quelque secours à l’artiste dans la résolution de cette difficulté, nous lui ferons remarquer que, dans la langue primitive, qui est le grec archaïque, tous les mots contenant la diphtongue ἦρ doivent être pris en considération. Ἦρ est demeuré, dans la cabale phonétique, l’expression sonore consacrée à la lumière active, à l’esprit incarné, au feu corporel manifeste ou caché. Ἦρ, contraction de ἔαρ, c’est la naissance de la lumière, le printemps et le matin, le commencement, le lever du jour, l’aurore. L’air, — en grec ἀήρ, — est le support, le véhicule de la lumière. C’est par la vibration de l’air atmosphérique que les ondes obscures, émanées du soleil, deviennent lumineuses. L’éther ou le ciel (αἰθήρ) est le lieu d’élection, le domicile de la clarté pure. Parmi les corps métalliques, celui qui renferme la plus forte proportion de feu, ou lumière latente, est le fer (σίδηρος). On sait avec quelle facilité on peut en dégager, par le choc ou la friction, le feu interne sous forme d’étincelles brillantes. C’est ce feu actif qu’il importe de communiquer au sujet passif ; lui seul a puissance d’en modifier la complexion froide et stérile, en la rendant ardente et prolifique. C’est lui que les sages appellent lion vert, lion sauvage et féroce, — cabalistiquement λέων φήρ, — ce qui est assez suggestif et nous dispense d’insister.
Nous avons, en un précédent ouvrage, signalé la lutte implacable que 182 se livrent les corps mis en contact, à propos d’un bas-relief du soubassement de Notre-Dame de Paris. [Cf. Le Mystère des Cathédrales, p. 79 (édit. 1926) ou p. 130 (édit. Jean-Jacques Pauvert, 1964).] Une autre traduction du combat hermétique existe sur la façade d’une maison de bois, bâtie au XVe siècle, à la Ferté-Bernard (Sarthe). On y retrouve le fou, l’homme à l’écot, le pèlerin, images familières et qui paraissent entrer dans une formule appliquée, vers la fin du moyen âge, à la décoration des logis modestes d’alchimistes sans prétention. On y voit de plus l’Adepte en prière, ainsi que la sirène, emblème des natures unies et pacifiées, dont le sens est commenté en un autre endroit. Mais ce qui nous intéresse surtout, — parce que le sujet se rapporte directement à notre analyse, — ce sont deux marmousets hargneux, contrefaits et grimaçants, sculptés sur les corbeaux extrêmes de la corniche, au second étage (pl. XXI et XXII). Trop éloignés l’un de l’autre pour en venir aux mains, ils tentent de satisfaire leur aversion native en se jetant des pierres. Ces grotesques ont la même signification hermétique que celle des enfants du porche de Notre-Dame. Ils s’attaquent avec frénésie et cherchent à se lapider. Mais, tandis qu’à la cathédrale de Paris l’indication de tendances opposées nous est fournie par le sexe différent des jeunes pugilistes, c’est seulement le caractère agressif des personnages qui apparaît sur la demeure sarthoise. Deux hommes, d’aspect et de costume semblables, y expriment, l’un le corps minéral, l’autre le corps métallique. Cette similitude extérieure rapproche davantage la fiction de la réalité physique, mais s’écarte résolument de l’ésotérisme opératoire.
Si le lecteur a compris ce que nous désirons enseigner, il retrouvera sans peine, dans ces diverses expressions symboliques du combat des deux natures, les matériaux secrets dont la destruction réciproque ouvre la première porte de l’Œuvre. Ces corps sont les deux dragons de Nicolas Flamel, l’aigle et le lion de Basile Valentin, l’aimant et l’acier de Philalèthe et du Cosmopolite.
Quant à l’opération par laquelle l’artiste insère dans le sujet philosophal l’agent igné qui en est l’animateur, les anciens l’ont décrite sous l’allégorie du combat de l’aigle et du lion, ou des deux natures, l’une volatile, l’autre fixe. L’Église l’a voilée dans le dogme, tout spirituel et rigoureusement vrai, de la Visitation. À l’issue de cet artifice, le livre, ouvert, montre ses feuillets d’écorce gravés. Il apparaît alors, pour l’émerveillement des yeux et la joie de l’âme, revêtu des signes admirables qui manifestent son changement de constitution…
Prosternez-vous, mages de l’Orient, et vous, docteurs de la Loi ; courbez le front, princes souverains des Perses, des Arabes et de l’Inde ! 183 Regardez, adorez et taisez-vous, car vous ne sauriez comprendre. C’est là l’Œuvre divin, surnaturel, ineffable, dont jamais aucun mortel ne pénétrera le mystère. Au firmament nocturne, silencieux et profond, brille une seule étoile, astre immense, resplendissant, composé de toutes les étoiles célestes, votre guide lumineux et le flambeau de l’universelle Sagesse. Voyez : la Vierge et Jésus reposent, calmes et sereins, sous le palmier d’Égypte. Un nouveau soleil irradie au centre du berceau d’osier, corbeille mystique que portaient jadis les cystophores de Bacchus, les prêtresses d’Isis, l’Ichthus des Catacombes chrétiennes. L’antique prophétie s’est enfin réalisée. O miracle ! Dieu, maître de l’Univers, s’incarne pour le salut du monde et naît, sur la terre des hommes, sous la forme frêle d’un tout petit enfant.
Dans la région santone à laquelle appartient Coulonges-sur-l’Autize, — chef-lieu de canton où s’élevait autrefois la belle demeure de Louis d’Estissac, — le touriste prévenu peut découvrir un autre château, que sa conservation et l’importance d’une décoration singulière rend plus intéressant encore, celui de Dampierre-sur-Boutonne (Charente-Inférieure). Construit à la fin du XVe siècle, et sous François de Clermont, le château de Dampierre est actuellement la propriété de M. le docteur Texier, de Saint-Jean-d’Angély. [Recueil de la Commission des Arts et Monuments historiques de la Charente-Inférieure, t. XIV. Saintes, 1884.] Par l’abondance et la variété des symboles qu’il propose, comme autant d’énigmes, à la sagacité du chercheur, il mérite d’être mieux connu, et nous sommes heureux de le signaler particulièrement à l’attention des disciples d’Hermès.
Extérieurement, son architecture, quoique élégante et de bon goût, reste fort simple et ne possède rien de remarquable ; il en est des édifices comme de certains hommes : leur tenue discrète, la modestie de leur apparence ne servent souvent qu’à voiler chez eux ce qu’ils ont de supérieur.
Entre des tours rondes, coiffées de toits coniques et pourvues de mâchicoulis, s’étend un corps de logis Renaissance dont la façade s’ouvre, au dehors, par dix arcades surbaissées. Cinq d’entre elles forment colonnade au rez-de-chaussée, tandis que les cinq autres, directement superposées aux précédentes, ajourent le premier étage. Ces ouvertures éclairent des galeries d’accès aux salles intérieures, et l’ensemble offre ainsi l’aspect d’une large loggia couronnant un déambulatoire de cloître. Telle est l’humble couverture du magnifique album dont les feuillets de pierre garnissent les voûtes de la galerie haute (pl. XXIII).
Mais, si l’on connaît aujourd’hui quel fut le constructeur des bâtiments nouveaux destinés à remplacer le vieux burg féodal de Château-Gaillard, 185 nous ignorons encore à quel mystérieux inconnu les philosophes hermétiques sont redevables des pièces symboliques qu’ils abritent. [« On voyait naguère, au-dessus de la porte d’entrée de la maison Richard, rebâtie il y a une quinzaine d’années environ, une pierre d’assez respectable dimension sur laquelle on lisait ce mot grec, gravé en gros caractères : ΑΝΑΛΩΤΟΣ, c’est-à-dire imprenable. Elle venait, paraît-il, de l’ancien château. Cette pierre a servi, dans la suite, à la construction d’un pilier de hangar. » Recueil de la Commission des Arts et Monuments historiques de la Charente-Inférieure, note de M. Serton père, communiquée par M. Fragnaud, ancien maire de Dampierre.]
Il est à peu près certain, et nous partageons sur ce point l’opinion de Léon Palustre, que le plafond à caissons de la galerie haute, où gît tout l’intérêt de Dampierre, fut exécuté de 1545 ou 1546 à 1550. Ce qui l’est moins, c’est l’attribution que l’on a faite de cette œuvre à des personnages, notoires sans doute, mais qui lui sont complètement étrangers. Certains auteurs ont, en effet, prétendu que les motifs emblématiques émanaient de Claude de Clermont, baron de Dampierre, gouverneur d’Ardres, colonel des Grisons et gentilhomme de la chambre du roi. Or, dans sa Vie des Dames illustres, de Brantôme nous dit que, pendant la guerre du roi d’Angleterre et du roi de France, Claude de Clermont tomba dans une « embusche » dressée par l’ennemi, et y mourut en 1545. Il ne pouvait donc être pour si peu que ce fût dans les travaux exécutés après son décès. Sa femme, Jeanne de Vivonne, fille d’André de Vivonne, seigneur de la Châteigneraye, d’Esnandes, d’Ardelay, conseiller et chambellan du roi, sénéchal du Poitou, etc., et de Louise de Daillon du Lude, était née en 1520. Elle restait veuve à vingt-cinq ans. Son esprit, sa distinction, sa haute vertu lui acquirent une réputation telle que, à l’instar de Brantôme, louant l’étendue de son érudition, Léon Palustrelui fait l’honneur d’être l’instigatrice des bas-reliefs de Dampierre : « C’est là, dit-il, que Jeanne de Vivonne s’est amusée à faire exécuter, par des sculpteurs d’un mérite ordinaire, toute une série de compositions au sens plus ou moins clair. » [Léon Palustre, La Renaissance en France ; Aunis et Saintonge, p. 293.] Enfin, une troisième attribution ne mérite pas même la peine d’être retenue. [Abbé Noguès, Dampierre-sur-Boutonne. Monographie historique et archéologique. Saintes, 1883, p. 53.] L’abbé Noguès, en mettant en avant le nom de Claude-Catherine de Clermont, fille de Claude et de Jeanne de Vivonne, émet une opinion absolument inacceptable, ainsi que le dit Palustre : « Cette future châtelaine de Dampierre, née en 1543, était une enfant au moment où s’achevaient les travaux. »
Ainsi, pour ne point commettre d’anachronisme, est-on obligé d’accorder à Jeanne de Vivonne seule la paternité du décor symbolique de 186 la galerie haute. Et pourtant, quelque vraisemblable que puisse paraître cette hypothèse, il nous est impossible d’y souscrire. Nous nous refusons énergiquement à reconnaître une femme de vingt-cinq ans comme bénéficiaire d’une science exigeant plus du double d’efforts soutenus et d’études persévérantes. En supposant même qu’elle ait pu, dans sa prime jeunesse, et au mépris de toute règle philosophique, recevoir l’initiation orale de quelque artiste inconnu, il n’en demeure pas moins qu’il lui aurait fallu contrôler, par un labeur tenace et personnel, la vérité de cet enseignement. Or, rien n’est plus pénible, plus rebutant, que de poursuivre, pendant de longues années, une série d’expériences, d’essais, de tentatives réclamant une assiduité constante, l’abandon de toute affaire, de toute relation, de toute préoccupation extérieure. La réclusion volontaire, le renoncement au monde sont indispensables à observer si l’on veut obtenir, avec les connaissances pratiques, les notions de cette science symbolique, plus secrète encore, qui les recouvre et les dérobe au vulgaire. Jeanne de Vivonne se soumit-elle aux exigences d’une maîtresse admirable, prodigue d’infinis trésors, mais intransigeante et despotique, voulant être aimée exclusivement pour elle-même et imposant à ses adorateurs une obéissance aveugle, une fidélité à toute épreuve ? Nous ne trouvons rien chez elle qui puisse justifier un tel souci. Au contraire, sa vie est uniquement mondaine. Admise à la cour, écrit de Brantôme, « dès l’âge de huict ans, y avoit elle esté nourrie, et n’avoit rien oublié ; et la faysoit bon ouyr parler, ainsy que j’ay veu nos roy et reynes y prendre un singulier plaisir de l’ouyr, car elle sçavoit tout et de son temps et du passé ; si bien qu’on prenoit langue d’elle comme d’un oracle. Aussi, le roy Henri IIIe et dernier la fist dame d’honneur de la reyne, sa femme. » Vivant à la cour, elle voit successivement cinq monarques se succéder sur le trône : François Ier, Henri II, François II, Charles IX et Henri III. Sa vertu est reconnue et réputée au point d’être respectée par l’irrévérencieux Tallemant des Réaux ; quant à son savoir, il est exclusivement historique. Faits, anecdotes, chroniques, biographies en constituent l’unique bagage. C’était, en définitive, une femme douée d’excellente mémoire, ayant beaucoup écouté, beaucoup retenu, au point que de Brantôme, son neveu et historiographe, parlant de Mme de Dampierre, dit qu’elle « estoit un vray registre de la court ». L’image est parlante ; Jeanne de Vivonne fut un registre, agréable, instructif à consulter, nous n’en doutons pas, mais elle ne fut point autre chose. Entrée si jeune dans l’intimité des souverains de France, avait-elle seulement plus ou moins résidé, par la suite, au château de Dampierre ? Telle était la question que nous nous posions 187 en feuilletant le beau recueil de Jules Robuchon, lorsqu’une notice de M. Georges Musset, ancien élève de l’École des chartes et membre de la Société des Antiquaires de l’Ouest, vint à propos la solutionner et appuyer notre conviction. « Mais, écrit G. Musset, voilà que des documents inédits viennent compliquer la question et semblent créer des impossibilités. Un aveu de Dampierre est rendu au roi, à cause de son châtel de Niort, le 9 août 1547, à l’avènement de Henri II. Les avouants sont Jacques de Clermont, usufruitier de la terre, et François de Clermont, son fils émancipé, pour la nue propriété. Le devoir consiste en un arc d’if et un bousson sans coche. De cet acte, il semble résulter : 1° que ce n’est pas Jeanne de Vivonne qui jouit de Dampierre, ni sa fille Catherine qui le possède ; 2° que Claude de Clermont avait un jeune frère, François, mineur émancipé en 1547. Il n’y a pas lieu, en effet, de supposer que Claude et François seraient un même personnage, puisque Claude est mort pendant la campagne de Boulogne, finie, nous le savons, par le traité entre François Ier et Henri VIII, le 7 juin 1546. Mais alors que devint François, qui n’est pas indiqué par Anselme ? Que se passa-t-il, relativement à cette terre, de 1547 à 1558 ? Comment, d’une aussi belle association d’incapacités au point de vue de la possession, usufruitiers ou mineurs, put sortir une habitation aussi luxueuse ? Ce sont là des mystères que nous ne pouvons éclaircir. C’est déjà beaucoup, croyons-nous, que d’entrevoir les difficultés. » [Paysages et Monuments du Poitou, photograpahiés par Jules Robuchon. T. IX : Dampierre-sur-Boutonne, par Georges Musset. Paris, 1893, p. 9.]
Ainsi se trouve confirmée l’opinion que le philosophe à qui nous devons tous les embellissements du château, — peintures et sculptures, — nous est inconnu et le restera peut-être à jamais.
Dans une salle spacieuse du premier étage, on remarque tout particulièrement une grande et fort belle cheminée, dorée et recouverte de peintures. Malheureusement, la surface principale du manteau a perdu, sous un affreux badigeon rougeâtre, les sujets qui la décoraient. Seules, quelques lettres isolées restent visibles dans sa partie inférieure. Par contre, les deux côtés ont conservé leur décoration et font vivement regretter la perte de la composition majeure. Sur chacun de ces côtés le motif est semblable. On y voit apparaître, dans le haut, un avant-bras dont la main tient une épée levée et une balance. Vers 188 le milieu de l’épée s’enroule la partie centrale d’un phylactère flottant, revêtu de l’inscription :
DAT JVSTVS FRENA SVPERBIS.
[Le juste met un frein aux orgueilleux.]
Deux chaînes d’or, reliées au sommet de la balance, viennent s’adapter plus bas, l’une au collier d’un molosse, l’autre au carcan d’un dragon dont la langue sort par la gueule ouverte. Tous deux dressent la tête et dirigent leurs regards vers la main. Les deux plateaux de la balance portent des rouleaux de pièces d’or. L’un de ces rouleaux est marqué de la lettre L surmontée d’une couronne ; sur un autre, c’est une main tenant une petite balance avec, au-dessous d’elle, l’image d’un dragon d’aspect menaçant.
Au-dessus de ces grands motifs, c’est-à-dire à l’extrémité supérieure des faces latérales, sont peints deux médaillons. Le premier montre une croix de Malte flanquée, aux angles, de fleurs de lys ; le second porte l’effigie d’une gracieuse figurine.
Dans son ensemble, cette composition se présente comme un paradigme de la science hermétique. Dogue et dragon y tiennent la place des deux principes matériels, assemblés et retenus par l’or des sages, selon la proportion requise et l’équilibre naturelle, ainsi que nous l’enseigne l’image de la balance. La main est celle de l’artisan ; ferme pour manœuvrer l’épée, — hiéroglyphe du feu qui pénètre, mortifie, change les propriétés des choses, — prudente dans la répartition des matières d’après les règles des poids et des mesures philosophiques. Quant aux rouleaux de pièces d’or, ils indiquent clairement la nature du résultat final et l’un des objectifs de l’Œuvre. La marque formée d’un L couronné a toujours été le signe conventionnel chargé, dans la notation graphique, de désigner l’or de projection, c’est-à-dire alchimiquement fabriqué.
Tout aussi expressifs sont les petits médaillons, dont l’un représente la Nature, laquelle doit sans cesse servir de guide et de mentor à l’artiste, tandis que l’autre proclame la qualité de Rose-Croix qu’avait acquise le savant auteur de ces symboles variés. La fleur de lys héraldique correspond, en effet, à la rose hermétique. Jointe à la croix, elle sert, comme la rose, d’enseigne et de blason au chevalier pratiquant ayant, par la grâce divine, réalisé la pierre philosophale. Mais, si cet emblème nous apporte la preuve du savoir que possédait l’Adepte inconnu de Dampierre, il sert aussi à nous convaincre de la vanité, de l’inutilité des tentatives que nous pourrions faire dans la recherche de sa véritable personnalité. On sait pourquoi les Rose-Croix se qualifiaient eux-mêmes d’invisibles ; il est donc probable que, de son vivant, le nôtre a dû s’entourer des précautions indispensables et prendre 189 toutes les mesures propres à dissimuler son identité. Il a voulu que l’homme s’effaçât devant la science et que son œuvre lapidaire ne contînt d’autre signature que le titre élevé, mais anonyme, du rosicrucianisme et de l’Adeptat.
Au plafond de la même salle où se dresse la grande cheminée que nos signalons, se trouvait jadis une poutre ornée de cette curieuse inscription latine :
Factorum claritas fortis animus secundus famæ sine villa fine cursus modicæ opes bene partæ innocenter amplificatæ semper habita numera Dei sunt extra invidiæ injurias positæ æternum ornamento et exemplo apud suos futura.
« D’illustres actions, un cœur magnanime, une renommée glorieuse et qui ne finit pas dans la honte ; une modeste fortune bien acquise, honorablement accrue et toujours regardée comme un présent de Dieu, voilà ce que ne peuvent atteindre l’injustice et l’envie, et qui doit être éternellement, pour la famille, une gloire et un exemple. »
Au sujet de ce texte, disparu depuis longtemps déjà, M. le docteur Texier a bien voulu nous communiquer quelques précisions : « L’inscription dont vous me parlez, nous écrit-il, existait sur une poutre d’une salle du premier étage, qui, tombant de vétusté, a dû être changée il y a soixante ou quatre-vingt ans. L’inscription fut exactement relevée, mais le fragment de poutre, où elle se trouvait peinte en lettres dorées, a été perdu. Mon beau-père, à qui appartenait le château, se rappelle très bien l’avoir vue. » [On a retrouvé plus tard la planche portant l’inscription que nous reproduisons, au milieu d’autres planches formant, dans un parc à brebis, une cloison de séparation.]
Paraphrase de Salomon dans l’Ecclésiaste, où il est dit (ch. III, v. 13) que « chacun doit manger et boire, et jouir du produit de tout son travail, car c’est un don de Dieu », cette pièce détermine de façon positive et suffit à expliquer quelle était l’occupation mystérieuse à laquelle se livrait, sous le manteau, l’énigmatique châtelain de Dampierre. L’inscription révèle, en tout cas, chez son auteur, une sagesse peu commune. Aucun labeur, quel qu’il soit, ne peut procurer une aisance mieux acquise ; l’ouvrier reçoit de la nature même le salaire intégral auquel il a droit, et celui-ci lui est compté au prorata de son habileté, de ses efforts, de sa persévérance. Et comme la science pratique a toujours été reconnue comme un véritable don de Dieu par tous les possesseurs du Magistère, le fait que cette profession de foi considère la fortune acquise comme un présent de Dieu suffit à en déceler l’origine alchimique. Son accroissement régulier et honorable ne saurait, dans ces conditions, surprendre personne.
Deux 190 autres inscriptions émanant de la même demeure méritent d’être rapportées ici. La première, peinte sur le manteau d’une cheminée, comporte un sizain que domine un sujet composé de la lettre H, tenant deux D entrelacés et ornés de figures humaines, vues de profil, l’une de vieillard, l’autre de jeune homme. Cette petite pièce, allègrement écrite, exalte l’existence heureuse, empreinte de calme et de sérénité, de bienveillante hospitalité, que menait notre philosophe en son séduisant logis :
DOVLCE . EST . LA . VIE . A . LA . BIEN . SVYVRE .
EMMY . SOYET . PRINTANS . SOYET . HYVERS .
SOVBS . BLANCHE . NEIGE . OV . RAMEAVX . VERTS .
QVAND . VRAYS . AMIS . NOVS . LA . FONT . VIVRE .
AINS . LEVR . PLACE . A . TOVS . EST . ICI .
COMME . AVX . VIEVLS . AVX . JEVNES . AVSSI .
La seconde, qui garnit une cheminée plus grande, revêtue d’ornements de couleur rouge, gris et or, est une simple maxime d’un beau caractère moral, mais que l’humanité superficielle et présomptueuse de notre époque répugne à pratiquer :
SE . COGNESTRE . ESTRE . ET . NON . PARESTRE .
Notre Adepte à raison ; la connaissance de soi-même permet d’acquérir la science, but et raison d’être de la vie, base de toute valeur réelle ; et cette puissance, élevant l’homme laborieux qui la peut acquérir, l’incite à demeurer dans une modeste et noble simplicité, éminente vertu des esprits supérieurs. C’était un axiome que les maîtres répétaient à leurs disciples, et par lequel ils leur indiquaient l’unique moyen de parvenir au suprême savoir : « Si vous voulez cognoistre la sagesse, leur disaient-ils, cognoissez-vous bien et vous la cognoistrez. »
La galerie haute, dont le plafond est si curieusement orné, occupe toute la longueur du bâtiment élevé entre les tours. Elle prend jour, nous l’avons dit, par cinq baies que séparent des colonnes trapues, munies, à l’intérieur, de supports engagés recevant les retombées d’arcs. Deux fenêtres à meneaux droits et linteaux rectilignes s’ouvrent aux extrémités de cette galerie. Des nervures transversales empruntent la forme surbaissée des baies et sont coupées par deux nervures longitudinales, parallèles, déterminant ainsi l’encadrement des caissons qui font l’objet de notre étude (pl. XXIV). Ceux-ci furent, bien avant nous, 191 décrits par Louis Audiat. [Louis Audiat, Épigraphie Santone et Aunisienne. Paris, J.-B. Dumoulin, et Niort, L. Clouzot, 1870.] Mais l’auteur, ignorant tout de la science à laquelle ils se réfèrent, et la raison essentielle qui relie entre elles tant d’images bizarres, a doté son livre du caractère d’incohérence que les figures elles-mêmes affectent pour le profane. À lire l’Épigraphie Santone, il semblerait que le caprice, la fantaisie et l’extravagance eussent présidé à leur exécution. Aussi, le moins que l’on puisse dire de cet ouvrage, c’est qu’il apparaît peu sérieux, dépourvu de fond, baroque, sans autre intérêt qu’une excessive singularité. Certaines erreurs inexplicables ajoutent encore à l’impression défavorable qu’on en reçoit. C’est ainsi, par exemple, que l’auteur prend une pierre cubique, taillée et posée sur l’eau (série I, caisson 5), pour « un navire agité sur les flots » ; ailleurs (série IV, caisson 7), une femme courbée, plantant des noyaux auprès d’un arbre, devient chez lui « un voyageur qui chemine péniblement à travers un désert ». Au premier caisson de la cinquième série, — que nos lectrices lui pardonnent cette involontaire comparaison, — il voit une femme au lieu du diable en personne, velu, ailé, cornu, parfaitement net et visible… De telles méprises dénotent une étourderie inexcusable chez un épigraphiste conscient de sa responsabilité et de l’exactitude que réclame sa profession.
D’après M. le docteur Texier, à l’obligeance de qui nous devons ce renseignement, les figures de Dampierre n’auraient jamais été publiées en totalité. Toutefois, il en existe une reproduction dessinée d’après l’original et conservée au musée de Saintes. C’est à ce dessin que, pour certains motifs imprécis, nous avons eu recours, afin de rendre notre description aussi complète que possible.
Presque toutes les compositions emblématiques présentent, en dehors d’un sujet sculpté en bas-relief, une inscription gravée sur un phylactère. Mais, tandis que l’image se rapporte directement au côté pratique de la science, l’épigraphe offre surtout un sens moral ou philosophique ; elle s’adresse à l’ouvrier plutôt qu’à l’ouvrage, et, tantôt employant l’apophtegme, tantôt la parabole, définit une qualité, une vertu que l’artiste doit posséder, un point de doctrine qu’il ne saurait méconnaître. Or, par la raison même qu’elles sont pourvues de phylactères, ces figures révèlent leur portée secrète, leur affectation à quelque science cachée. En effet, le grec φυλακτήριον, formé de φυλάσσω, garder, préserver, et de τηρέω, conserver, indique la fonction de cet ornement, chargé de conserver, de préserver le sens occulte et mystérieux dissimulé derrière l’expression naturelle des compositions qu’il accompagne. C’est le signe, le sceau de cette Sagesse qui se tient en garde contre 192 les méchants, ainsi que le dit Platon : Σοφία η περὶ τοὺς πονηροὺς φυλακτική. Porteur ou non d’épigraphe, il suffit de trouver le phylactère sur n’importe quel sujet pour être assuré que l’image contient un sens caché, une signification secrète proposée au chercheur et marquée par sa simple présence. Et la vérité de ce sens, la réalité de cette signification se retrouvent toujours dans la science hermétique, qualifiée chez les maîtres anciens d’éternelle sagesse. On ne saurait donc être surpris de rencontrer banderoles et parchemins, abondamment représentés parmi les attributs des scènes religieuses ou des compositions profanes de nos grandes cathédrales, ainsi que dans le cadre moins sévère de l’architecture civile.
Disposés en trois rangs, perpendiculairement à l’axe, les caissons de la galerie haute sont au nombre de 93. Sur ce nombre, 61 se rapportent à la science, 24 offrent des monogrammes destinés à les séparer par séries, 4 ne présentent que des ornements géométriques, d’exécution postérieure, et les 4 derniers montrent leur table vide et lisse. Les caissons symboliques, sur lesquels se concentre l’intérêt du plafond de Dampierre, constituent un ensemble de figures réparties en sept séries. Chaque série est isolée de la suivante par trois caissons, disposés en ligne transversale, décorés alternativement du monogramme de Henri II et des croissants entrelacés de Diane de Poitiers ou de Catherine de Médicis, chiffres que l’on remarque sur quantité d’édifices de la même époque. Or, nous avons fait cette constatation, assez surprenante, que la plupart des hôtels ou châteaux porteurs du double D lié à la lettre H et du triple croissant, ont une décoration de caractère alchimique incontestable. Mais pourquoi ces mêmes logis sont-ils qualifiés du titre de « châteaux de Diane de Poitiers » par les auteurs de monographies, et sur la seule existence du chiffre en question ? Cependant, ni la demeure de Louis d’Estissac, à Coulonges-sur-l’Autize, ni celle des Clermont, placées toutes deux sous l’égide de la trop fameuse favorite, ne lui ont jamais appartenu. D’autre part, quelle raison pourrait-on donner du monogramme et des croissants qui fût de nature à justifier leur présence au milieu d’emblèmes hermétiques ? À quelle pensée, à quelle tradition les initiés de la noblesse auraient-ils obéi en plaçant sous la protection fictive d’un monarque et de sa concubine, — objets de la réprobation générale, — leur œuvre hiéroglyphique peinte ou sculptée ? « Henri II, écrit l’abbé de Montgaillard, était un prince sot, brutal et d’une profonde insouciance pour le bien de ses peuples ; ce mauvais roi fut constamment dominé par 193 sa femme et par sa vieille maîtresse ; il leur abandonna les rênes de l’État et ne recula devant aucune des cruautés exercées contre les protestans. On peut dire de lui qu’il continua le règne de François Ier, en fait de despotisme politique et d’intolérance religieuse. » [Abbé de Montgaillard. Histoire de France, t. I, p. 186. Paris, Moutardier, 1827.] Il est donc impossible d’admettre que des philosophes instruits, gens d’étude et de haute moralité, aient eu la pensée d’offrir l’hommage de leurs travaux au couple royal que la débauche devait rendre honteusement célèbre.
Différente est la vérité, car le croissant n’appartient ni à Diane de Poitiers, ni à Catherine de Médicis. C’est un symbole de la plus haute antiquité, connu des Égyptiens et des Grecs, utilisé par les Arabes et par les Sarrasins bien avant son introduction dans notre moyen âge occidental. C’est l’attribut d’Isis, d’Artémis ou de Diane, de Séléné, Phœbé ou la Lune, l’emblème spagyrique de l’argent et le sceau de la couleur blanche. Sa signification est triple : alchimique, magique, cabalistique, et cette triple hiérarchie de sens, synthétisée dans l’image des croissants entrelacés, embrasse l’étendue de l’ancienne et traditionnelle connaissance. On s’étonnera moins, dès lors, de voir figurer la triade symbolique à côté de signes obscurs, puisqu’elle leur sert de support et permet d’orienter l’investigateur vers la science à laquelle ceux-ci appartiennent.
Quant au monogramme, il est facilement explicable et montre, une fois de plus, comment les philosophes ont utilisé des emblèmes de signification connue, en les dotant d’un sens spécial généralement ignoré. C’est le plus sûr moyen qu’ils aient eu de masquer au profane une science exposée figurativement à tous les regards : procédé renouvelé des Égyptiens dont l’enseignement, traduit en hiéroglyphes à l’extérieur des temples, demeurait lettre morte pour qui n’en avait pas la clef. Le monogramme historique est formé de deux D, entrelacés et réunis par la lettre H, initiale de Henri II. Telle est, du moins, l’expression ordinaire du chiffre qui voile, sous son image, une tout autre chose.
On sait que l’alchimie est fondée sur les métamorphoses physiques opérées par l’esprit, dénomination donnée au dynamisme universel émané de la divinité, lequel entretient la vie et le mouvement, en provoque l’arrêt ou la mort, évolue la substance et s’affirme comme le seul animateur de tout ce qui est. Or, dans la notation alchimique, le signe de l’esprit ne diffère pas de la lettre H des Latins et de l’êta des Grecs. Nous donnerons plus loin, en étudiant l’un des caissons où ce caractère est figuré couronné (série VII, 2), quelques-unes de ses applications symboliques. Pour l’instant, il suffit de savoir que l’esprit, agent universel, constitue, dans la réalisation de l’Œuvre, la principale inconnue 194 dont la détermination assure le plein succès. Mais celle-ci, dépassant les bornes de l’entendement humain, ne peut-être acquise que par révélation divine. « Dieu, répètent les maîtres, donne la sagesse à qui il lui plaît et la transmet par l’Esprit-Saint, lumière du monde ; c’est pourquoi la science est dite un Don de Dieu, autrefois réservé à ses ministres, d’où le nom d’Art sacerdotal qu’elle portait à l’origine. » Ajoutons qu’au moyen âge le Don de Dieu s’appliquait au Secretum secretorum, ce qui revient précisément au secret par excellence, celui de l’esprit universel.
Ainsi, le Donum Dei, connaissance révélée de la science du Grand-Œuvre, clef des matérialisations de l’esprit et de la lumière (Ἥλιος), apparaît incontestablement sous le monogramme du double D (Donum Dei) uni au signe de l’esprit (H), initiale grecque du soleil, père de la lumière, Ἥλιος. On ne saurait mieux indiquer le caractère alchimique des figures de Dampierre, dont nous allons maintenant entreprendre l’étude.
Première série (pl. XXV).
Caisson 1. — Deux arbres de même dimension et de grosseur semblable figurent côte à côte sur le même terrain ; l’un est vert et vigoureux, l’autre inerte et desséché. [Au pied de cet arbre couvert de feuillage, la terre est creusée en forme de cuvette, afin que soit mieux retenue l’eau versée pour son arrosage. De même, le métal, mort par la réduction, recouvrera-t-il l’existence, en des imbibitions fréquentes.] La banderole qui paraît les réunir porte ces mots :
. SOR . NON . OMNIBVS . ÆQVE .
Le sort n’est pas égal pour tous. Cette vérité, limitée à la période d’existence humaine, nous semble d’autant plus relative que la destinée, triste ou souriante, tranquille ou bouleversée, nous achemine tous, sans distinction ni privilège, vers la mort. Mais si nous la transposons dans le domaine hermétique, elle prend alors un sens positif nettement accusé et qui a dû lui assurer la préférence auprès de notre Adepte.
Suivant la doctrine alchimique, les métaux usuels, arrachés de leur gîte pour répondre aux besoins de l’industrie, contraints de se plier aux exigences de l’homme, apparaissent ainsi comme les victimes d’un mauvais sort flagrant. Alors qu’à l’état de minerai ils vivaient au fond de la roche, évoluant lentement vers la perfection de l’or natif, ils sont condamnés à mourir aussitôt après leur extraction et périssent sous l’action néfaste du feu réducteur. La fonte, en les séparant des éléments nutritifs, associés aux minéralisateurs chargés d’entretenir leur activité, les tue en fixant la forme temporaire et transitoire qu’ils avaient 195 acquise. Telle est la signification des deux arbres symboliques, dont l’un exprime la vitalité minérale et l’autre l’inertie métallique.
De cette simple image, l’investigateur intelligent et suffisamment instruit des principes de l’art pourra tirer une conséquence utile et profitable. S’il se souvient que les vieux maîtres recommandent de commencer l’ouvrage au point même où la nature achève le sien ; s’il sait tuer le vif afin de ressusciter le mort, il découvrira certainement quel métal il lui faut prendre et quel minéral il doit élire afin de commencer son premier labeur. Puis, réfléchissant aux opérations de la nature, il apprendra d’elle la manière d’unir le corps revivifié à un autre corps vivant, — car la vie désire la vie, — et, s’il nous a compris, il verra de ses yeux et touchera de ses mains le témoignage matériel d’une grande vérité…
Ce sont là des paroles trop succinctes, sans doute, et nous le regrettons ; mais notre soumission aux règles de la discipline traditionnelle ne nous permet pas de les préciser ni de les développer davantage.
Caisson 2 (pl. XXV). — Une tour de forteresse, élevée sur glacis, couronnée de créneaux et de mâchicoulis, pourvue de meurtrières et coiffée d’un dôme, est percée d’une étroite fenêtre grillée et d’une porte solidement verrouillée. Cet édifice, d’aspect puissant et rébarbatif, reçoit des nuées une averse que l’inscription désigne comme étant une pluie d’or :
. AVRO . CLAVSA . PATENT .
L’or ouvre les portes fermées. Chacun le sait. Mais ce proverbe, dont l’application se retrouve à la base du privilège, du favoritisme et de tous les passe-droits, ne saurait avoir, dans l’esprit du philosophe, le sens figuré que nous lui connaissons. Ce n’est pas de l’or corrupteur qu’il est question ici, mais bien de l’épisode mytho-hermétique que contient la fable de Jupiter et Danaé. Les poètes racontent que cette princesse, fille du roi d’Argos, Acrisius, fut enfermée dans une tour parce qu’un oracle avait annoncé à son père qu’il serait tué par son petit-fils. Or, les murs d’une prison, si épais soient-ils, ne sauraient constituer un obstacle sérieux à la volonté d’un dieu. Zeus, grand amateur d’aventure et de métamorphose, toujours préoccupé de tromper la vigilance d’Héra et d’étendre sa progéniture, remarqua Danaé. Peu embarrassé sur le choix des moyens, il s’introduisit auprès d’elle sous forme de pluie d’or, et, à l’expiration du terme requis, la prisonnière mit au monde un fils qui reçut le nom de Persée. Acrisius, fort mécontent de cette nouvelle, fit enfermer la mère et l’enfant dans un coffre que l’on jeta à la mer. Emporté par les courants jusqu’à l’île de Sériphe, des pêcheurs recueillirent le singulier vaisseau, l’ouvrirent et 196 en présentèrent le contenu au roi Polydecte, lequel reçut avec beaucoup d’hospitalité Danaé et Persée.
Sous cette mirifique histoire se cache un important secret, celui de la préparation du sujet hermétique, ou matière première de l’Œuvre, et de l’obtention du soufre, primum ens de la pierre.
Danaé représente notre minéral brut, tel qu’on l’extrait de la mine. C’est la terre des sages qui contient en elle l’esprit actif et caché, seul capable, dit Hermès, de réaliser « par ces choses les miracles d’une seule chose ». Danaé vient, en effet, du dorien ∆ᾶν, terre, et de ἄη, souffle, esprit. Les philosophes enseignent que leur matière première est une parcelle du chaos originel, et c’est bien ce qu’affirme le nom grec d’Acrisius, roi d’Argos et père de Danaé : Ἀκρισία signifie confusion, désordre ; Ἀργός veut dire brut, inculte, inachevé. Zeus, pour sa part, marque le ciel, l’air et l’eau ; à telle enseigne que les Grecs, pour exprimer l’action de pleuvoir, disaient : Υει ὸ Ζευς, Jupiter envoie de la pluie, ou, plus simplement, il pleut. Ce dieu apparaît donc comme la personnification de l’eau, d’une eau capable de pénétrer les corps, d’une eau métallique, puisqu’elle est d’or ou tout au moins dorée. C’est exactement le cas du dissolvant hermétique, lequel, après fermentation dans un baril de chêne, prend, à la décantation, l’aspect de l’or liquide. L’auteur anonyme d’un manuscrit inédit du XVIIIe siècle écrit à ce sujet : « Si vous laissés écouler cette eau, vous y verrés de vos propres yeux l’or brillant dans son premier être, avec toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. » [La clef du Cabinet Hermétique, « manuscrit copié d’après l’original appartenant à M. Desaint, médecin, rue Hiacinthe à Paris ».] L’union même de Zeus et de Danaé indique la manière dont le dissolvant doit être appliqué ; le corps, réduit en poudre fine, mis en digestion avec une faible quantité d’eau, est ensuite humecté, arrosé peu à peu, au fur et à mesure de son absorption, technique que les sages ont nommé imbibition. On obtient ainsi une pâte de plus en plus molle, qui devient sirupeuse, huileuse, enfin fluide et limpide. Soumise alors, dans certaines conditions, à l’action du feu, une partie de cette liqueur se coagule en une masse qui tombe au fond et que l’on recueille avec soin. C’est là notre précieux soufre, l’enfant nouvellement né, le petit roi et notre dauphin, poisson symbolique autrement appelé échénéis, rémora ou pilote, Persée ou poisson de la mer Rouge (en grec Περσεύς), etc. [Le rémora est fameux par les contes dont il a été l’objet. Entre autres fables ridicules, Pline certifie que, si l’on conserve ce poisson dans du sel, son appoche seule suffit pour retirer du puits le plus profond l’or qui peut y être tombé.]
Caisson 3 (pl. XXV). — Quatre fleurs épanouies et dressées sur leurs tiges sont en 197 contact avec le tranchant d’un sabre nu. Ce petit motif a pour devise :
. NVTRI . ETIAM . RESPONSA . FERVNTVR .
Développe aussi les oracles annoncés. C’est un conseil donné à l’artiste, afin que celui-ci, en le pratiquant, puisse être assuré de diriger convenablement la coction, ou seconde opération du Magistère. Nutri etiam responsa feruntur, lui confie l’esprit de notre philosophe, par l’intermédiaire des caractères pétrifiés de son œuvre.
Ces oracles, au nombre de quatre, correspondent aux quatre fleurs ou couleurs qui se manifestent pendant l’évolution du Rebis et révèlent extérieurement à l’alchimiste les phases successives du travail interne. Ces phases, diversement colorées, portent le nom de Régimes ou de Règnes. On en compte ordinairement sept. À chaque régime les philosophes ont attribué l’une des divinités supérieures de l’Olympe, et aussi l’une des planètes célestes dont l’influence s’exerce parallèlement à la leur, dans le temps même de leur domination. D’après l’idée généralement répandue, planètes et divinités développent leur puissance simultanée selon une invariable hiérarchie. Au règne de Mercure (Ἑρμῆς, base, fondement), premier stade de l’Œuvre, succède celui de Saturne (Κρόνος, le vieillard, le fou) ; Jupiter gouverne ensuite (Ζεύς, union, mariage), puis Diane, (Ἄρτεμις, entier, complet) ou la Lune, dont la robe étincelante est tantôt tissée de cheveux blancs, tantôt faite de cristaux de neige ; Vénus, vouée au vert (Ἀφροδίτη, beauté, grâce), hérite alors du trône, mais Mars la chasse bientôt (Ἄρης, adapté, fixé), et ce prince belliqueux, aux vêtements teints de sang coagulé, est lui-même renversé par Apollon (Ἀπόλλων, le triomphateur), le Soleil du Magistère, empereur vêtu de brillante écarlate, lequel établit définitivement sa souveraineté et sa puissance sur les ruines de ses prédécesseurs. [Nous nous bornerons à énumérer ici les stades successifs du second Œuvre sans en faire d’analyse spéciale. De grands Adeptes, et particulièrement Philalèthe, dans son Introïtus, en ont poussé très loin l’étude. Leurs descriptions reflètent une telle conscience qu’il nous serait impossible d’en dire plus ni de le dire mieux.]
Quelques auteurs, assimilant les phases colorées de la coction aux sept jours de la création, ont désigné le labeur entier par l’expression Hebdomas hebdomadum, la Semaine des semaines, ou simplement la Grande Semaine, parce que l’alchimiste doit suivre au plus près, dans sa réalisation microcosmique, toutes les circonstances qui accompagnèrent le Grand-Œuvre du Créateur.
Mais ces régimes divers sont plus ou moins francs et varient beaucoup, 198 tant pour la durée que pour l’intensité. Aussi les maîtres se sont-ils bornés à signaler seulement quatre couleurs, essentielles et prépondérantes, parce qu’elles offrent plus de netteté et de permanence que les autres, savoir : le noir, le blanc, le jaune ou citrin et le rouge. Ces quatre fleurs du jardin hermétique doivent être coupées successivement, dans l’ordre et à la fin de leur floraison, ce qui explique la présence de l’arme sur notre bas-relief. Partant, il faut craindre de trop se hâter, avec l’espoir vain d’abréger le temps, parfois très long, en outre-passant le degré de feu requis au régime du moment. Les vieux auteurs conseillent la prudence et mettent en garde les apprentis contre toute impatience préjudiciable ; præcipitatio a diabolo, leur disent-ils ; car, en cherchant à atteindre trop tôt le but, ils ne réussiraient qu’à brûler les fleurs du compost et provoqueraient la perte irrémédiable de l’ouvrage. Il est donc préférable, ainsi que l’enseigne l’Adepte de Dampierre, de développer les oracles, qui sont les prédictions ou présages colorés de l’opération régulière, avec patience et persévérance, aussi longtemps que la nature peut l’exiger.
Caisson 4 (pl. XXV). — Une vieille tour démantelée, dont la porte, arrachée de ses gonds, laisse l’entrée libre : c’est ainsi que l’imagier a figuré la prison ouverte. À l’intérieur, on voit encore en place une entrave, ainsi que trois pierres indiquées dans la partie supérieure. Deux autres entraves, extraites de la geôle, se remarquent aux côtés de la ruine. Cette composition marque l’achèvement des trois pierres ou médecines de Géber, successivement obtenues, lesquelles sont désignées par les philosophes sous les noms de Soufre philosophique pour la première ; Élixir ou Or potable pour la seconde ; Pierre philosophale, Absolu ou Médecine universelle pour la dernière. Chacune de ces pierres a dû subir la coction dans l’Athanor, prison du Grand-Œuvre, et c’est la raison pour laquelle une dernière entrave s’y trouve encore scellée. Les deux précédentes, ayant accompli leur temps de « mortification et de pénitence », ont quitté leurs fers, visibles à l’extérieur.
Le petit bas-relief a pour devise la parole de l’apôtre Pierre (Actes, ch. XII, v. 11), qui fut miraculeusement délivré de sa prison par un ange :
. NV(N)C . SCIO . VERE .
Maintenant, je sais vraiment ! Parole de joie vive, élan d’intime satisfaction, cri d’allégresse que pousse l’Adepte devant la certitude du prodige. Jusque-là, le doute pouvait encore l’assaillir ; mais, en présence de la réalisation parfaite et tangible, il ne craint plus d’errer ; il a découvert la voie, reconnu la vérité, hérité du Donum Dei. Rien du 199 grand secret ne lui est désormais ignoré… Hélas ! combien, parmi la foule des chercheurs, peuvent se flatter d’arriver au but, de voir, de leurs yeux, s’ouvrir la prison, à jamais close pour le plus grand nombre !
La prison sert encore d’emblème au corps imparfait, sujet initial de l’Œuvre, dans lequel l’âme aqueuse et métallique se trouve fortement attachée et retenue. « C’est cette eau prisonnière, dit Nicolas Valois, qui crie sans cesse : Ayde moy, je t’ayderay, c’est-à-dire eslargis moy de ma prison, et si une fois tu m’en peux faire sortir, je te rendray maistre de la forteresse où je suis. L’eau donc qui est dans ce corps enfermée est la mesme nature d’eau que celle que nous lui donnons à boire, qui est appellée Mercure Trismegiste, dont entend parler Parmenides, quand il dit : Nature s’esjouit en Nature, Nature surmonte Nature et Nature contient Nature. Car ceste eau enfermée se resjouyt avec son compagnon qui le vient deslivrer de ses fers, se mesle avec iceluy et enfin, convertissant ladite prison en eux, rejetant ce qui leur est contraire, qui est la preparation, sont convertis en eau mercurielle et permanente… C’est donc à bon droict que nostre Eau divine est appelée la Clef, Lumière, Diane qui esclaire dans l’espoisseur de la nuict. Car c’est l’entrée de tout l’Œuvre et celle qui illumine tout homme. » [Nicolas Valois. Les Cinq Livres. Livre I : De la Clef du Secret des Secrets. Ms. cité.]
Caisson 5 (pl. XXV). — Pour l’avoir constaté expérimentalement, les philosophes certifient que leur pierre n’est autre chose qu’une coagulation complète de l’eau mercurielle. C’est ce fait que traduit notre bas-relief, où l’on voit la pierre cubique des anciens francs-maçons flottant sur les ondes marines. Quoi qu’une telle opération paraisse impossible, elle ne laisse pas toutefois que d’être naturelle, parce que notre mercure porte en soi le principe sulfureux solubilisé, auquel il est redevable de sa coagulation ultérieure. Il est regrettable toutefois que l’extrême lenteur d’action de cet agent potentiel ne permette pas à l’observateur d’enregistrer le moindre signe d’une réaction quelconque, durant les premiers temps de l’ouvrage. C’est la cause d’insuccès de beaucoup d’artistes, lesquels, vite déçus, abandonnent un travail pénible, qu’ils jugent vain, bien qu’ils aient suivi la bonne voie et opéré sur les matériaux propres, canoniquement préparés. C’est à ceux-là que s’adresse la parole de Jésus à Pierre marchant sur les eaux, et que rapporte saint Matthieu (ch. XIV, 31) :
. MODICE . FIDEI . QVARE . DVBITASTI .
Pourquoi 200 doutes-tu, homme de peu de foi ?
En vérité, nous ne pouvons rien connaître sans le secours de la foi, et quiconque ne la possède point ne peut rien entreprendre. Nous n’avons jamais vu que le scepticisme et le doute eussent édifié quoi que ce soit de stable, de noble, de durable. Il faut souvent se rappeler l’adage latin : Mens agitat molem, car c’est la conviction profonde de cette vérité qui conduira le sage ouvrier au terme heureux de son labeur. C’est en elle, en cette foi robuste, qu’il puisera les vertus indispensables à la résolution de ce grand mystère. Le terme n’est pas exagéré : nous nous trouvons, en effet, devant un mystère réel, tant par son développement contraire aux lois chimiques que par son mécanisme obscur, mystère que le savant le mieux instruit et l’Adepte le plus expert ne sauraient expliquer. Tant il est vrai que la nature, en sa simplicité, semble se complaire à nous proposer des énigmes devant lesquelles notre logique recule, notre raison se trouble, notre jugement s’égare.
Or, cette pierre cubique, que l’industrieuse nature engendre de l’eau seule, — matière universelle du péripatétisme, — et dont l’art doit tailler les six faces selon les règles de la géométrie occulte, apparaît en voie de formation dans un curieux bas-relief du XVIIe siècle décorant la fontaine du Vertbois, à Paris (pl. XXVI).
Comme les deux sujets ont entre eux une étroite correspondance, nous étudierons ici l’emblème parisien, plus étendu, espérant ainsi jeter quelque clarté dans l’expression symbolique trop concise de l’image santone.
Construite en 1633 par les Bénédictins de Saint-Martin-des-Champs, cette fontaine fut primitivement élevée à l’intérieur du prieuré et adossée au mur d’enceinte. En 1712, les religieux l’offrirent, pour l’usage public, à la ville de Paris, avec l’emplacement nécessaire à sa réédification, sous cette condition « que le regard serait établi dans une des anciennes tours de leur couvent, et qu’il y serait fait une porte extérieure ». [Fontaines de Paris, dessinées par Moisy. Notices par Amaury Duval. Paris, 1812.] La fontaine fut donc placée contre la tour dite du Vertbois, située rue Saint-Martin, et prit le nom de fontaine Saint-Martin, qu’elle conserva durant plus d’un siècle.
Le petit édifice, restauré aux frais de l’État en 1832, comporte « une niche rectangulaire peu profonde, encadrée de deux pilastres doriques, à bossages vermiculés, qui supportent une corniche architravée. Sur la corniche repose une espèce d’armetin que couronne un cartouche avec des ailes. Une conque marine surmonte ce cartouche. La 201 partie supérieure de la niche est occupée par un cadre au centre duquel est sculpté un vaisseau ». [Inventaire général des Richesses d’Art de la France. Paris. Monuments civils. Paris, Plon, 1879, t. I.] Ce bas-relief, en pierre, mesure 0m80 de haut sur 1m05 de large ; son auteur est inconnu.
Ainsi, toutes les descriptions relatives à la fontaine du Vertbois, copiées vraisemblablement les unes sur les autres, se bornent à signaler, sans plus le définir, un vaisseau comme motif principal. Le dessin de Moisy, chargé d’illustrer la notice d’Amaury Duval, ne nous en apprend pas davantage. Son navire, de pure fantaisie, représenté de profil, ne porte aucune trace de sa singulière cargaison, et l’on chercherait en vain, parmi les enroulements des volutes marines, le beau et grand dauphin qui l’accompagne. D’ailleurs, nombre de gens, peu soucieux du détail, voient dans ce sujet la nef héraldique de Paris, sans se douter qu’il propose aux curieux l’énigme d’une vérité tout autre et d’ordre moins vulgaire.
Certes, on pourrait mettre en doute la justesse de notre observation et, là où nous reconnaissons une pierre énorme, arrimée au bâtiment avec lequel elle fait corps, ne remarquer qu’un ballot ordinaire de quelconque marchandise. Mais l’on serait, dans ce cas, fort embarrassé pour donner la raison de la voile levée, incomplètement carguée sur la vergue du grand mât, particularité qui met en lumière l’unique et volumineux colis, ainsi dévoilé à dessein. L’intention du créateur de l’œuvre est donc manifeste ; il s’agit d’un chargement occulte, normalement dérobé aux regards indiscrets, et non d’un ballot voyageant sur le pont.
D’avantage, le vaisseau, vu de l’arrière, paraît s’éloigner du spectateur et montre que son déplacement est assuré par la voile d’artimon, à l’exclusion des autres. Seule, elle reçoit l’effort du vent, soufflant en poupe ; seule, elle en transmet l’énergie au navire glissant sur les flots. Or, les cabalistes écrivent artimon et prononcent antémon ou antimon, vocable derrière lequel ils cachent le nom du sujet ses sages. Ἄνθεμον, en grec, signifie fleur, et l’on sait que la matière première est dite fleur de tous les métaux ; c’est la fleur des fleurs (flos florum) ; la racine de ce mot, ἄνθος, exprime également la jeunesse, la gloire, la beauté, la plus noble partie des choses, tout ce qui possède de l’éclat et brille à l’instar du feu. On ne s’étonnera point, dès lors, que Basile Valentin, dans son Char triomphal de l’Antimoine, ait donné à la prime substance de l’œuvre particulier qu’il y décrit la dénomination de pierre de feu.
Tant qu’elle reste fixée à la nef hermétique, cette pierre, ainsi que nous l’avons dit, doit être considérée comme étant en voie d’élaboration. 202 Il faut donc, de toute nécessité, l’aider à poursuivre sa traversée, afin que ni les tempêtes, ni les écueils, ni les mille incidents de la route ne retardent son arrivée au havre béni vers lequel, peu à peu, la nature l’achemine. Faciliter son voyageur, prévoir, écarter les causes possibles de naufrage, maintenir le vaisseau chargé du précieux fardeau dans sa ligne directe, telle est la tâche de l’artisan.
Cette formation progressive et lente explique pourquoi la pierre est ici figurée sous l’aspect d’un bloc dégrossi, appelé à recevoir la taille définitive qui en fera notre pierre cubique. Les câbles qui l’assujettissent au bâtiment indiquent assez, par leur croisement sur ses faces visibles, l’état transitoire de son évolution. On sait que la croix, dans l’ordre spéculatif, est la figuration de l’esprit, principe dynamique, tandis qu’elle sert, dans le domaine pratique, de signe graphique au creuset. C’est en lui, en ce vaisseau, que s’opère la concentration de l’eau mercurielle, par le rapprochement de ses molécules constitutives, sous la volonté de l’esprit métallique et grâce au secours permanent du feu. Car l’esprit est l’unique force capable de muer en masses compactes nouvelles les corps dissous, de même qu’il oblige les cristaux issus de solutions mères à prendre la forme spécifique, invariable, par laquelle nous les pouvons identifier. C’est pourquoi les philosophes ont assimilé l’agrégation moléculaire du solide mercuriel, sous l’action secrète de l’esprit, à celle d’un sac fortement comprimé par des ligatures entre-croisées. La pierre paraît liée comme une secchina (du grec σηκάζω, enfermer, clore), et cette corporification se rend sensible par la croix, image de la Passion, c’est-à-dire lors du travail au creuset, chaque fois que la chaleur est prudemment appliquée dans le degré requis et suivant le rythme convenable. Ainsi convient-il de préciser le sens particulier du câble, que les Grecs appelaient κάλως, homonyme de l’adverbe καλῶς, lequel signifie de manière convenable et efficace.
C’est la phase la plus délicate du travail que celle où la prime coagulation de la pierre, onctueuse et légère, paraît à la surface et flotte sur les eaux. Il faut alors redoubler de précaution et de prudence dans l’application du feu, si l’on ne veut la rougir avant terme et la précipiter. Elle se manifeste au début sous l’aspect d’une pellicule mince, très vite rompue, dont les fragments détachés des bords se rétractent, puis se soudent, s’épaississent, prennent la forme d’un îlot plat, — l’île du Cosmopolite et la terre mythique de Délos, — animé de mouvements giratoires et soumis à de continuels déplacements. Cette île n’est qu’une autre figure du poisson hermétique, né de la mer des Sages, — notre mercure qu’Hermès appelle mare patens, — le pilote de l’Œuvre, premier état solide de la pierre embryonnaire. Les uns l’ont 203 nommé échénéis, les autres dauphin, avec autant de raison ; car si l’échénéis passe, dans la légende, pour arrêter et fixer les plus forts navires, le dauphin, dont on aperçoit la tête émerger dans notre bas-relief, possède une signification aussi positive. Son nom grec, δελφίς, désigne la matrice, et nul n’ignore que le mercure est appelé par les philosophes le réceptacle et la matrice de la pierre.
Mais, afin que personne ne se méprenne, répétons encore qu’il ne saurait être ici question du mercure vulgaire, quoique sa qualité liquide puisse donner le change et en permettre l’assimilation à l’eau secrète, humide radical métallique. Le puissant initié que fut Rabelais fournit, en quelques mots, les caractéristiques véritables du mercure philosophal. [Ses ouvrages sont signés du pseudonyme Alcofribas Nasier, anagramme de François Rabelais, suivi du titre d’abstracteur de quintessence, lequel servait, au moyen âge, à désigner dans le langage populaire les alchimistes du temps. Le célèbre médecin et philosophe se déclare ainsi, sans conteste, Adepte et Rose-Croix, et place ses écrits sous l’égide de l’Art sacré. D’ailleurs, dans le Prologue de Gargantua, Rabelais montre assez que son œuvre appartient à la catégorie des livres fermés, hermétiques et acroamatiques, pour la compréhension desquels de fortes connaissances symboliques sont absolument indispensables.] Dans sa description du temple souterrain de la Dive bouteille (Pantagruel, liv. V, ch. XLII), il parle d’une fontaine circulaire qui en occupe le centre et la partie la plus profonde. Autour de cette fontaine, se dressent sept colonnes « qui sont pierres, dit l’auteur, par les antiques Chaldéens et mages attribuées aux sept planètes du ciel. Pour laquelle chose par plus rude Minerve entendre, sus la première de saphir estoit au dessus du chapiteau, à la vive et centrique ligne perpendiculaire eslevée, en plomb elutian bien precieux, l’image de Saturne tenant sa faux, ayant aux pieds une grue d’or artificiellement esmaillée selon la competence des couleurs naïfvement deues à l’oiseau saturnin. Sus la seconde de hyacinthe, tournant à gauche, estoit Jupiter en estain jovietian, sus la poitrine un aigle d’or esmaillé selon le naturel. Sus la troisiesme, Phœbus en or obrizé, en sa main dextre un coq blanc. Sus la quatriesme, en airain corinthien, Mars, et à ses pieds un lion. [L’attribution de l’airain à Mars prouve que Rabelais connaissait parfaitement la correspondance alchimique des planètes et des métaux. En grec, χαλκός, qui désigne le cuivre ou le bronze, était employé par les anciens poètes helléniques pour définir non le cuivre ou l’un de ses composés, mais bien le fer. L’auteur a donc raison de l’affecter à la planète Mars. Quant à l’airain de Corinthe, Pline assure qu’il se présentait sous trois aspects. Il avait tantôt l’éclat de l’argent, tantôt celui de l’or et pouvait être le résultat d’un alliage en proportions à peu près équivalentes d’or, d’argent et de cuivre. C’est ce dernier airain que l’on croyait avoir été produit fortuitement par la fusion de métaux précieux et de cuivre, lors de l’incendie de Corinthe par Mummius (146 av. J.-C.).] Sus la cinquiesme, Venus en cuivre, de matiere pareille à celle dont Aristonides fit la statue d’Athamas,… une colombe à ses pieds. Sus la sixiesme, Mercure en hydrargyre fixe, maleables et immobile, à ses 204 pieds une cigogne… » Le texte est formel et ne peut prêter à confusion. Le mercure des sages, tous les auteurs le certifient, se présente comme un corps d’aspect métallique, de consistance solide, conséquemment immobile par rapport au vif-argent, de volatilité médiocre au feu, susceptible enfin de se fixer lui-même par simple coction en vase clos. Quant à la cigogne, que Rabelais attribue au mercure, elle prend sa signification du mot grec πελαργός, cigogne, formé de πελός, brun livide ou noir, et ἀργός, blanc, qui sont les deux couleurs de l’oiseau et celles du mercure philosophique ; πελαργός désigne encore un pot fait de terre blanche et noire, emblème du vase hermétique, c’est-à-dire du mercure, dont l’eau, vivante et blanche, perd sa lumière, son éclat, se mortifie et devient noire, en abandonnant son âme à l’embryon de la pierre, qui naît de sa décomposition et se nourrit de ses cendres.
Afin de rendre témoignage que la fontaine du Vertbois fut originairement consacrée à l’eau philosophique, mère de tous les métaux et base de l’Art sacré, les Bénédictins de Saint-Martin-des-Champs firent sculpter, sur la corniche servant de support au bas-relief, divers attributs relatifs à cette liqueur fondamentale. Deux avirons et un caducée entre-croisés portent le pétase d’Hermès, figuré sous l’aspect moderne d’un armet ailé, sur lequel veille un petit chien. Quelques cordages, sortant de la visière, déploient leurs spires sur les avirons et la verge ailée du dieu de l’Œuvre.
Le mot grec πλάτη, par lequel on désignait l’aviron, offre simultanément le sens de vaisseau et celui de van. [En cabale phonétique, rame, équivalent d’aviron, désigne également l’eau philosophale. Ῥάµα, mis pour ῥάσμα, signifie aspersion, arrosement, rac. ῥέω, couler.] Ce dernier est une sorte de coquille d’osier attribuée au mercure, et que les cabalistes écrivent vent. C’est pourquoi la Table d’Émeraude dit allégoriquement, en parlant de la pierre, que « le vent l’a portée dans son ventre ». Ce van n’est autre chose que la matrice, le vaisseau porteur de la pierre, emblème du mercure et sujet principal de notre bas-relief. Quant au caducée, c’est chose connue qu’il appartient en propre au messager des dieux, avec le pétase ailé et les talonnières. Nous dirons seulement que le vocable grec Κηρύκειον, caducée, rappelle par son étymologie le coq, Κῆρυξ, consacré à Mercure comme annonciateur de la lumière. Tous ces symboles convergent, on le voit, vers un seul et même objet, également indiqué par le petit chien, posé sur la voûte de l’armet, dont le sens spécial (κράνος, tête, sommet) marque la partie importante, en l’espèce le point culminant de l’art, la clef du Grand-Œuvre. Noël, dans son Dictionnaire de la Fable, écrit que « le chien était consacré à Mercure 205 comme au plus vigilant et au plus rusé de tous les dieux ». Suivant Pline, la chair des jeunes chiens était réputée si pure qu’on l’offrait aux dieux en sacrifice, et qu’on la servait dans les repas préparés pour eux. L’image du chien posé sur le casque protecteur de la tête constitue, au surplus, un véritable rébus encore applicable au mercure. C’est une traduction figurée du cynocéphale (κυνοκέφαλος, qui a une tête de chien), forme mystique très vénérée des Égyptiens, qui la donnèrent à quelques divinités supérieures, et particulièrement au dieu Thot, lequel devint par la suite l’Hermès des Grecs, le Trismégiste des philosophes, le Mercure des Latins.
Caisson 6 (pl. XXV). — Un dé à jouer est posé sur une petite table de jardin ; au premier plan végètent trois plantes herbacées. Pour toute enseigne, ce bas-relief porte l’adverbe latin :
. VTCVMQVE .
En quelque manière, c’est-à-dire d’une façon analogue, ce qui pourrait laisser croire que la découverte de la pierre serait due au hasard, et qu’ainsi la connaissance du Magistère resterait tributaire d’un heureux coup de dé. Mais nous savons pertinemment que la science, véritable présent de Dieu, lumière spirituelle obtenue par révélation, ne saurait être sujette à de tels aléas. Ce n’est pas qu’on ne puisse trouver fortuitement, là comme ailleurs, le tour de main qu’exige l’opération rebelle ; cependant, si l’alchimie se bornait à l’acquisition d’une technique spéciale, de quelque artifice de laboratoire, elle se réduirait à fort peu de chose et n’excéderait pas la valeur d’une simple formule. Or, la science dépasse de beaucoup la fabrication synthétique des métaux précieux, et la pierre philosophale elle-même n’est que le premier échelon positif permettant à l’Adepte de s’élever jusqu’aux plus sublimes connaissances. En demeurant même dans le domaine physique, qui est celui des manifestations matérielles et des certitudes fondamentales, nous pouvons assurer que l’Œuvre n’est point soumis à l’imprévu. Il a ses lois, ses principes, ses conditions, ses agents secrets et résulte de trop d’actions combinées et d’influences diverses pour obéir à l’empirisme. Il faut le découvrir, en comprendre le processus, bien connaître ses causes et ses accidents avant de passer à son exécution. Et quiconque ne le peut voir « en esprit » perd son temps et son huile à le vouloir trouver par la pratique. « Le sage a ses yeux en sa tête, dit l’Ecclésiaste (ch. II, 14), et l’insensé marche dans les ténèbres. »
Le dé à jouer a donc une autre signification ésotérique. Sa figure, qui est celle du cube (κύβος, dé à jouer, cube), désigne la pierre cubique ou 206 taillée, notre pierre philosophale et la pierre angulaire de l’Église. Mais, pour être régulièrement dressée, cette pierre demande trois répétitions successives d’une même série de sept opérations, ce qui porte leur totale à vingt et une. Ce nombre correspond exactement à la somme des points marqués sur les six faces du dé, puisque en additionnant les six premiers nombres on obtient 21. Et les trois séries de sept se retrouveront encore en totalisant les mêmes nombres de points à boustrophédon :
1 2 3
6 5 4
Placés à l’intersection des côtés d’un hexagone inscrit, ces chiffres traduiront le mouvement circulaire propre à l’interprétation d’une autre figure, emblématique du Grand-Œuvre, celle du serpent Ouroboros, aut serpens qui caudam devoravit. En tout cas, cette particularité arithmétique, en concordance parfaite avec le travail, consacre l’attribution du cube ou du dé à l’expression symbolique de notre quintessence minérale. C’est la table isiaque réalisée par le trône cubique de la grande déesse.
Il suffit donc, analogiquement, de jeter trois fois le dé sur la table, — ce qui équivaut, dans la pratique, à redissoudre trois fois la pierre, — pour l’obtenir avec toutes ses qualités. Ce sont ces trois phases végétatives que l’artiste a représentées ici par trois végétaux. Enfin, les réitérations indispensables à la perfection du labeur hermétique fournissent la raison du livre hiéroglyphique d’Abraham le Juif, composé, nous dit Flamel, de trois fois sept feuillets. De même, un splendide manuscrit enluminé, exécuté au début du XVIIIe siècle, renferme vingt et une figures peintes adaptées chacune aux vingt et une opérations de l’Œuvre. [La Génération et Opération du Grand-Œuvre, ms. de la bibl. du Palais des Arts, à Lyon, n°88 (Delandine, 899), in-folio.]
Deuxième série (pl. XXVII).
Caisson 1. — D’épaisses nuées interceptent la lumière du soleil et couvrent d’ombre une fleur agreste qu’accompagne la devise :
. REVERTERE . ET . REVERTAR .
Retourne, et je reviendrai. Cette plante herbacée, toute fabuleuse, était nommée, 207 par les anciens, Baraas. On la trouvait, dit-on, sur les flancs du mont Liban, au-dessus du chemin qui conduit à Damas (c’est-à-dire, cabalistiquement, au mercure principe féminin : Δάμαρ, femme, épouse). On ne la voyait apparaître qu’au mois de mai, lorsque le printemps ôte de la terre son linceul de neige. Aussitôt la nuit venue, nous dit Noël, « cette plante commence à s’enflammer et à rendre de la clarté comme un petit flambeau ; mais aussitôt que le jour vient, cette lumière disparaît, et l’herbe devient invisible ; les feuilles mêmes qu’on a enveloppées dans des mouchoirs ne s’y trouvent plus, ce qui autorise l’opinion de ceux qui disent que cette plante est obsédée des démons, parce qu’elle a aussi, selon eux, une propriété occulte pour rompre les charmes et les sortilèges. D’autres assurent qu’elle est propre à transmuer les métaux en or, et c’est pour cette raison que les Arabes l’appellent l’herbe de l’or ; mais ils n’oseraient la cueillir, ni même l’approcher, pour avoir, disent-ils, éprouvé plusieurs fois que cette plante fait mourir subitement celui qui l’arrache de terre sans apporter les précautions nécessaires, et, comme ils ignorent ces précautions, ils la laissent sans y toucher. »
De ce petit sujet se dégage ésotériquement l’artifice de la solution du soufre par le mercure, la plante exprimant la vertu végétative de celui-ci, et le soleil la nature ignée de celui-là. L’opération est d’autant plus importante qu’elle conduit à l’acquisition du mercure philosophique, substance vivante, animée, issue du soufre pur radicalement uni à l’eau primitive et céleste. Nous avons dit précédemment que le caractère extérieur, permettant l’identification certaine de cette eau, est une figure étoilée et rayonnante que la coagulation faisait apparaître à sa surface. Ajoutons que la signature astrale du mercure, ainsi qu’il est d’usage de nommer l’empreinte en question, s’affirme avec d’autant plus de netteté et de vigueur que l’animation progresse et s’avère plus complète.
Or, les deux voies de l’Œuvre nécessitent deux manières différentes d’opérer l’animation du mercure initial. La première appartient à la voie courte et comporte une seule technique par laquelle on humecte peu à peu le fixe, — car toute matière sèche boit avidement son humide, — jusqu’à ce que l’affusion réitérée du volatil sur le corps fasse gonfler le composé et le rende en masse pâteuse, ou sirupeuse selon le cas. La seconde méthode consiste à digérer la totalité du soufre dans trois ou quatre fois son poids d’eau, décanter ensuite la solution, puis dessécher le résidu et le reprendre avec une quantité proportionnelle de nouveau mercure. Quand la dissolution est achevée, on sépare les fèces, s’il y en a, et les liqueurs, rassemblées, sont soumises à une lente distillation au bain. L’humidité superflue se trouve ainsi dégagée, laissant 208 le mercure dans la consistance requise, sans aucune perte de ses qualités et prêt à subir la coction hermétique.
C’est cette seconde pratique qu’exprime symboliquement notre bas-relief.
On comprend sans peine que l’étoile, — manifestation extérieure du soleil interne, — se représente chaque fois qu’une nouvelle portion de mercure vient baigner le soufre indissous, et qu’aussitôt celui-ci cesse d’être visible pour reparaître à la décantation, c’est-à-dire au départ de la matière astrale. « Retourne, dit le fixe, et je reviendrai. » À sept reprises successives, les nuées dérobent aux regards tantôt l’étoile, tantôt la fleur, selon les phases de l’opération, de sorte que l’artiste ne peut jamais, au cours du travail, apercevoir simultanément les deux éléments du composé. Et cette vérité se voit confirmée jusqu’à la fin de l’Œuvre, puisque la coction du mercure philosophique, — autrement appelé astre ou étoile des sages, — le transforme en soufre fixe, fruit de notre végétal emblématique, dont la semence se trouve ainsi multipliée en qualité, en quantité et en vertu.
Caisson 2 (pl. XXVII). — Au centre de ce caisson, un fruit, que l’on prend généralement pour une poire, mais qui peut, avec autant de vraisemblance, être une pomme ou une grenade, prend sa signification de la légende sous laquelle il figure :
. DIGNA . MERCES . LABORE .
Travail dignement récompensé. Ce fruit symbolique n’est autre que la gemme hermétique, pierre philosophale du Grand-Œuvre ou Médecine des anciens sages appelée encore Absolu, Petit Charbon ou Escarboucle précieuse (carbunculus), le soleil brillant de notre microcosme et l’astre de l’éternelle sapience.
Ce fruit est double, car on le cueille à la fois sur l’Arbre de Vie, en le réservant spécialement aux usages thérapeutiques, et sur l’Arbre de Science, si l’on préfère l’employer à la transmutation métallique. Ces deux facultés correspondent à deux états d’un même produit, dont le premier caractérise la pierre rouge, translucide et diaphane, destinée à la médecine en qualité d’or potable, et le second, la pierre jaune, que son orientation métallique et sa fermentation par l’or naturel ont rendue opaque. Pour cette raison, De Cyrano Bergerac donne deux couleurs au fruit du Magistère dans sa description de l’arbre emblématique au pied duquel il repose. « C’étoit, écrit-il, une rase campagne, tellement 209 découverte que ma vue, de sa plus longue portée, n’y rencontroit pas seulement un buisson ; et cependant, à mon réveil, je me trouvai sous un arbre, en comparaison de qui les plus hauts cèdres ne paroîtroient que de l’herbe. Son tronc étoit d’or massif, ses rameaux d’argent et ses feuilles d’émeraudes, qui, dessus l’éclatante verdeur de leur précieuse superficie, se représentoient comme dans un miroir les images du fruit qui pendoit alentour. Mais jugez si le fruit devoit rien aux feuilles ! L’écarlate enflammée d’un gros escarboucle composoit la moitié de chacun, et l’autre étoit en suspens si elle tenoit sa matière d’une chrysolithe ou d’un morceau d’ambre doré ; les fleurs épanouies étoient des roses de diamant fort larges, et les boutons de grosses perles en poire. » [De Cyrano Bergerac, L’Autre Monde. Histoire comique des États et Empires du Soleil. Paris, Bauche, 1910, p. 42. Conf. également l’excellente édition Jean-Jacques Pauvert (1962), p. 184. Préface de Claude Mettra ; biographie de Cyrano, dictionnaire des personnages et tableau chronologique de Claude Mettra et Jean Suyeux.]
Selon son habileté, le soin, la prudence de l’artisan, le fruit philosophique de l’arbor scientiæ témoigne d’une vertu plus ou moins étendue. Car il est incontestable que la pierre philosophale, employée à la transmutation des métaux, n’est jamais douée de la même puissance. Les projections historiques nous en fournissent une preuve certaine. Dans l’opération faite par J.-B. Van Helmont, dans son laboratoire de Vilvorde, près Bruxelles, en 1618, la pierre transforma en or 18,740 fois son poids de mercure coulant. Richtausen, à l’aide du produit remis par Labujardière, obtint un résultat équivalent à 22,334 fois l’unité. La projection que réalisa Sethon, en 1603, chez le marchand Coch, de Francfort-sur-le-Mein, se fit sur une proportion égale à 1,155 fois. Au rapport de Dippel, la poudre que Lascaris donna à Dierbach transmutait environ 600 fois son poids de vif-argent. Cependant, une autre parcelle, fournie par Lascaris, se montra plus efficace ; dans l’opération exécutée à Vienne, en 1716, en présence du conseiller Pantzer de Hesse, du comte Charles-Ernest de Rappach, du comte Joseph de Würben et de Freudentahl, des frères comte et baron de Metternich, le coefficient atteignit une puissance voisine de dix mille. Au surplus, il n’est pas inutile de savoir que le maximum de production est réalisé par l’emploi du mercure, et qu’une même qualité de pierre fournit des résultats variables selon la nature des métaux servant de base à la projection. L’auteur des Lettres du Cosmopolite affirme que si une partie d’Élixir convertit en or parfait mille parties de mercure ordinaire, elle transformera seulement vingt parties de plomb, trente d’étain, cinquante de cuivre et cent d’argent. Quant à la pierre au blanc, elle ne saurait, au même degré de multiplication, agir que sur la moitié environ de ces quantités.
Mais, si les philosophes ont peu parlé du rendement variable de la chrysopée, par contre ils se sont montrés fort prolixes sur les propriétés 210 médicales de l’Élixir, ainsi que sur les effets surprenants qu’il permet d’obtenir dans le règne végétal.
« L’Élixir blanc, dit Batsdorff, fait merveille aux maladies de tous les animaux et particulièrement à celles des femmes,… car c’est la vraye lune potable des anciens. » [Batsdorff, Le Filet d’Ariadne, pour entrer avec seureté dans le Labirinthe de la Philosophie Hermetique. Paris, Laurent d’Houry, 1695, p. 136.] L’auteur anonyme de la Clef du Grand-Œuvre, reprenant le texte de Batsdorff, assure que « cette médecine a d’autres vertus encore plus incroyables. Quand elle est à l’Élixir au blanc, elle a tant de sympathie avec les dames, qu’elle peut renouveler et rendre leur corps aussi robuste et vigoureux qu’il étoit dans leur jeunesse… Pour cet effet, on prépare d’abord un bain avec plusieurs herbes odoriférantes, dont elles doivent bien se frotter pour se décrasser ; ensuite, elles entrent dans un second bain sans herbes, mais dans lequel on a dissout, dans une chopine d’esprit de vin, trois grains de l’Élixir au blanc, qu’on a ensuite jeté dans l’eau. Elles restent un quart d’heure dans ce bain ; après quoi, sans s’essuyer, on fait préparer un grand feu pour faire sécher cette précieuse liqueur. Elles se sentent alors si fortes en elles-mêmes, et leur corps est rendu si blanc qu’elles ne pourroient pas se l’imaginer sans l’avoir expérimenté. Notre bon père Hermès demeure d’accord de cette opération, mais il veut, outre ces bains, qu’on prenne en même temps, pendant sept jours de suite, intérieurement de cet Élixir ; et il ajoute : si une dame fait la même chose tous les ans, elle vivra exempte de toutes les maladies auxquelles sont sujettes les autres dames, sans en ressentir aucune incommodité. » [La Clef du Grand-Œuvre, ou Lettres du Sancelrien Tourangeau. Paris, Cailleau, 1777, p. 54.]
Huginus à Barma certifie que « la pierre fermentée avec de l’or peut être employée dans la médecine de cette manière : on en prendra un scrupule ou vingt-quatre grains, que l’on résoudra selon l’art dans deux onces d’esprit de vin, et on en donnera depuis deux ou trois jusqu’à quatre gouttes, suivant l’exigence de la maladie, dans un peu de vin ou quelque autre véhicule convenable ». [Huginus à Barma, Le Règne de Saturne changé en Siècle d’Or. Paris, Pierre Derieu, 1780, p. 190.] Au rapport des vieux auteurs, toutes les affections seraient radicalement guéries en un jour pour celles qui datent d’un mois ; en douze jours si elles sont vieilles d’un an ; en un mois si leur origine remonte au delà d’une année.
Mais en cela, comme en beaucoup d’autres choses, il faut savoir se prémunir contre les excès de l’imagination ; trop enthousiaste, l’auteur de La Clef du Grand-Œuvre voit des merveilles jusque dans dissolution 211 spiritueuse de la pierre : « il en doit sortir, prétend cet écrivain, des étincelles ardentes dorées, et paroître dans le vase une infinité de couleurs ». C’est aller un peu loin dans la description de phénomènes qu’aucun philosophe ne signale. D’ailleurs, il ne reconnaît pas de bornes aux vertus de l’Élixir : « la lèpre, la goutte, la paralysie, la pierre, le mal caduc, l’hydropisie… ne sauroient résister à la vertu de cette médecine. » Et comme la guérison de ces maux réputés incurables ne lui semble pas suffisante, il s’empresse d’y ajouter des propriétés plus admirables encore. « Cette médecine fait entendre les sourds, voir les aveugles, parler les muets, marcher les boiteux ; elle peut renouveler l’homme en entier, en lui faisant changer la peau, tomber les vieilles dents, les ongles et les cheveux blancs, à la place desquels elle en fait croître de nouveaux, selon la couleur que l’on désire. » Nous versons ainsi dans l’humour et la bouffonnerie.
À en croire la majorité des sages, la pierre peut donner d’excellents résultats dans le règne végétal, en particulier pour les arbres fruitiers. Au printemps, si l’on arrose le sol près de leurs racines avec une solution d’Élixir largement étendue d’eau de pluie, on les rend plus résistants à toutes les causes de dépérissement et de stérilité. Ils produisent davantage et portent des fruits sains et savoureux. Batsdorff va même jusqu’à dire qu’il serait possible, en utilisant ce procédé, de cultiver des végétaux exotiques sous notre latitude. « Les plantes délicates, écrit-il, qui ont de la peine à venir dans les climats d’un tempérament contraire à celui qui leur est naturel, en étant arrosées, deviennent aussi vigoureuses que si elles étoient dans leur terroir et solage propre et ordonné de la nature. »
Parmi les autres propriétés merveilleuses attribuées à la pierre philosophale, de très vieux auteurs citent maints exemples de transformation du cristal en rubis et du quartz en diamant, à l’aide d’une sorte de trempe progressive. Ils envisagent même la possibilité de rendre le verre ductile et malléable, ce que, malgré l’affirmation de Cyliani, nous nous garderons bien de certifier, car la manière d’agir propre à l’Élixir, — contraction et durcissement, — semble contraire à l’obtention d’un semblable effet. [« Je ne décrirai point ici des opérations très-curieuses que j’ai faites, à mon grand étonnement, dans les règnes végétal et animal, ainsi que le moyen de faire le verre malléable, des perles et des pierres précieuses plus belles que la celles de la nature… ne voulant point être parjure et paraître ici passer les bornes de l’esprit humain. » Cyliani, Hermès dévoilé.] Quoiqu’il en soit, Christophe Merret cite cette opinion et en parle ainsi dans la Préface de son traité : « Pour ce qui est de la malléabilité du verre, dit-il, sur laquelle les alchymistes 212 fondent la possibilité de leur Élixir, elle paroît appuyée, mais peu solidement, sur le passage suivant de Pline, liv. XXXVI, ch. XXVI : « On assure que du temps de Tibère, on trouva un moyen de rendre le verre flexible, et que tout l’attelier de l’ouvrier qui en étoit l’inventeur fut détruit, de peur que cette découverte n’ôtât le prix à l’or, à l’argent et au cuivre. Mais ce bruit, quoique assez répandu, n’en est pas plus certain. »
« D’autres auteurs ont raconté le même fait, après Pline, mais avec quelques circonstances différentes. Dion Cassius, liv. LVII, dit : « Dans le temps que le grand Portique vint à pencher, un architecte dont on ignore le nom (parce que la jalousie de l’empereur empêcha qu’on ne le mît dans les registres), le redressa et en raffermit les fondemens. Tibère, après l’avoir payé, le bannit de Rome. Cet ouvrier revint sous prétexte de demander grâce à l’empereur, et laissa tomber en sa présence un verre qui se bossua, et qu’il raccommoda sur-le-champ avec ses mains, espérant obtenir ainsi ce qu’il demandoit, mais il fut condamné à la mort. » Isidore confirme la même chose ; il ajoute seulement que l’empereur, indigné, jetta le verre sur le pavé, mais que l’ouvrier ayant tiré un marteau et l’ayant raccomodé, Tibère lui demanda s’il y avoit encore quelqu’un qui sût ce secret, et que l’ouvrier ayant assuré par serment que personne que lui ne le possédoit, l’empereur lui fit couper la tête de peur que, s’il se divulguoit, il ne fît tomber l’or dans le mépris, et n’ôtât aux métaux leur valeur. » [Néri, Merret et Kunckel, L’Art de la Verrerie. Paris, Durand et Pissot, 1752.]
En faisant la part de l’exagération et des apports légendaires, il n’en reste pas moins vrai que le fruit hermétique porte en soi la plus haute récompense que Dieu, par l’entremise de la nature, puisse accorder ici-bas aux hommes de bonne volonté.
Caisson 3 (pl. XXVII). — L’effigie du serpent Ouroboros se dresse sur le chapiteau d’une élégante colonne. Ce curieux bas-relief est distingué par l’axiome :
. NOSCE . TE . IPSVM .
Traduction latine de l’inscription grecque qui figurait au fronton du célèbre temple de Delphes :
ΓNΩΘI ΣEAΥTON
Connais-toi toi-même. Nous avons déjà rencontré, sur quelques manuscrits anciens, une paraphrase de cette maxime ainsi conçue : « Vous qui voulés connoistre la pierre, connoissés vous bien et vous la connoistrés. » Telle est l’affirmation de la loi analogique qui donne, en effet, la clef du mystère. Or, ce qui caractérise précisément notre figure, c’est 213 que la colonne chargée de supporter le serpent emblématique, se trouve renversée par rapport au sens de l’inscription. Disposition voulue, réfléchie, préméditée, donnant à l’ensemble l’apparence d’une clef et celle du signe graphique à l’aide duquel les anciens avaient coutume de noter leur mercure. Clef et colonne de l’Œuvre sont d’ailleurs des épithètes appliquées au mercure, car c’est en lui que les éléments s’assemblent dans leur proportion convenable et leur qualité naturelle ; c’est de lui que tout provient, parce que, seul, il a le pouvoir de dissoudre, mortifier et détruire les corps, de les dissocier, d’en séparer les portions pures, de les joindre aux esprits et de générer ainsi de nouveaux êtres métalliques différents de leurs parents. Les auteurs ont donc raison d’affirmer que tout ce que cherchent les sages se peut trouver dans le seul mercure, et c’est ce qui doit porter l’alchimiste à diriger ses efforts vers l’acquisition de ce corps indispensable.
Mais, afin d’y parvenir, nous lui conseillons d’agir avec méthode en étudiant, de façon simple et rationnelle, la manière dont la nature opère, chez les êtres vivants, pour transformer les aliments absorbés, débarrassés par la digestion des substances inutiles, en sang noir, puis en sang rouge, générateur de tissus organiques et d’énergie vitale. Nosce te ipsum. Il reconnaîtra ainsi que les producteurs minéraux du mercure, qui sont également les artisans de sa nutrition, de son accroissement et de sa vie, doivent d’abord être choisis avec discernement et travaillés avec soin. Car, bien que, théoriquement, tous puissent servir à cette composition, certains néanmoins sont trop éloignés de la nature métallique active pour nous être véritablement utiles, soit à cause de leur impuretés, soit parce que leur maturation fut arrêtée ou poussée au delà du terme requis. Les roches, les pierres, les métalloïdes appartiennent à la première catégorie ; l’or et l’argent entrent dans la seconde. Aux métalloïdes, l’agent que nous réclamons manque de vigueur, et sa débilité ne nous saurait être d’aucun secours ; dans l’or et l’argent, au contraire, on l’y chercherait en vain : la nature l’a séparé des corps parfaits lors de leur apparition sur le plan physique.
En énonçant cette vérité, nous ne voulons pas dire qu’il faille absolument proscrire l’or et l’argent, ni prétendre que ces métaux sont exclus de l’Œuvre par les maîtres de la science. Mais nous prévenons fraternellement le disciple qu’il n’entre ni or ni argent, même modifiés, dans la composition du mercure. Et si l’on découvrait, dans les auteurs classiques, quelque assertion contraire, on devrait croire que l’Adepte entend parler, comme Philalèthe, Basile Valentin, Nicolas Flamel et le Trévisan, de l’or ou de l’argent philosophiques, et non pas des métaux précieux avec lesquels ils n’ont et ne présentent rien de commun.
Caisson 214 4 (pl. XXVII). — Posée sur le fond d’un boisseau renversé, une chandelle brûle. Ce motif rustique a pour épigraphe :
. SIC . LVCEAT . LVX . VESTRA .
Que votre lumière brille ainsi. La flamme indique pour nous l’esprit métallique, qui est la plus pure, la plus claire partie du corps, son âme et sa lumière propres, bien que cette partie essentielle soit la moindre, eu égard à la quantité. Nous avons dit souvent que la qualité de l’esprit, étant aérienne et volatile, l’oblige toujours à s’élever, et que sa nature est de briller, dès qu’il se trouve séparé de l’opacité grossière et corporelle qui l’enrobe. Il est écrit qu’on n’allume point une chandelle pour la mettre sous le boisseau, mais bien sur un chandelier, afin qu’elle puisse éclairer tout ce qui l’environne. [Matthieu, ch. V, 15 ; Marc, ch. IV, 21 ; Luc, ch. VIII, 16.] De même, voyons-nous, dans l’Œuvre, la nécessité de rendre manifeste ce feu interne, cette lumière ou cette âme, invisible sous la dure écorce de la matière grave. L’opération qui servit aux vieux philosophes à réaliser ce dessein, fut nommée par eux sublimation, bien qu’elle n’offre qu’un rapport éloigné avec la sublimation ordinaire des spagyristes. Car l’esprit, prompt à se dégager dès qu’on lui en fournit les moyens, ne peut, toutefois, abandonner complètement le corps ; mais il se fait un vêtement plus proche de sa nature, plus souple à sa volonté, des particules nettes et mondées qu’il peut récolter autour de soi, afin de s’en servir comme véhicule nouveau. Il gagne alors la surface externe de la substance brassée et continue de se mouvoir sur les eaux, ainsi qu’il est dit dans la Genèse (ch. I, 2), jusqu’à ce que la lumière paraisse. C’est alors qu’il prend, en se coagulant, une couleur blanche éclatante, et que sa séparation de la masse en est rendue très facile, puisque la lumière s’est, d’elle-même, placée sur le boisseau, laissant à l’artiste le soin de la recueillir.
Apprenons encore, pour que l’étudiant ne puisse rien ignorer de la pratique, que cette séparation, ou sublimation du corps et manifestation de l’esprit, doit se faire progressivement et qu’il faut la réitérer autant de fois qu’on le jugera expédient. Chacune de ces réitérations prend le nom d’aigle, et Philalèthe nous affirme que la cinquième aigle résout la lune, mais qu’il est nécessaire d’en employer de sept à neuf pour atteindre à la splendeur caractéristique du soleil. Le mot grec αἴγλη, d’où les sages ont tiré leur terme d’aigle, signifie éclat, vive clarté, lumière, flambeau. Faire voler l’aigle, suivant l’expression hermétique, c’est faire briller la lumière en la découvrant de son enveloppe obscure et en la portant à la surface. Mais nous ajouterons que, contrairement à la sublimation chimique, l’esprit étant en petite quantité 215 par rapport au corps, notre opération fournit peu du principe vivifiant et organisateur dont nous avons besoin. Ainsi, selon le conseil du philosophe de Dampierre, l’artiste prudent devra s’efforcer de rendre l’occulte manifeste, et de faire que « ce qui est dessous soit dessus », s’il désire voir la lumière métallique interne irradier à l’extérieur.
Caisson 5 (pl. XXVII). — Une banderolle mouvante accusait ici le sens symbolique d’un dessin aujourd’hui disparu. Si nous en croyons l’Epigraphie Santone, celui-ci figurait « une main tenant une pique ». Il n’en reste rien actuellement que le phylactère et son inscription, amputée des deux dernières lettres :
. NON . SON . TALES . NVS . AMOR(ES) .
Ce ne sont pas là nos amours. Mais cette phrase espagnole, solitaire, au sens vague, ne permet guère de commentaire sérieux. Plutôt que répandre une version erronée, nous préférons garder le silence sur ce motif incomplet.
Caisson 6 (pl. XXVII). — Les raisons d’impossibilité évoquées pour le précédent bas-relief sont également valables pour celui-ci. Un petit quadrupède, que l’état lépreux du calcaire ne permet pas d’identifier, paraît enfermé dans une cage d’oiseau. Ce motif a beaucoup souffert. De sa devise, on lit à peine deux mots :
LIBERTA . VER
appartenant à cette phrase conservée par quelques auteurs :
. AMPANSA . LIBERTA . VERA . CAPI . INTVS .
Voilà où mène l’abus de la liberté. Il est vraisemblablement question, en ce sujet, de l’esprit, d’abord libre, puis emprisonné à l’intérieur du corps comme en une cage très forte. Mais il semble évident aussi que l’animal, tenant la place ordinaire d’un oiseau, apportait, par son nom ou par son espèce, une signification spéciale, précise, facile à situer dans le travail. Ces éléments, indispensables pour l’interprétation exacte, nous faisant défaut, force nous est de passer au caisson suivant.
Caisson 7 (pl. XXVII). — Gisante sur le sol, une lanterne décrochée dont le portillon s’entr’ouvre montre sa chandelle éteinte. Le phylactère qui signe ce sujet contient un avertissement à l’usage de l’artiste impatient et versatile :
. SIC . PERIT . INCO(N)STANS .
Ainsi 216 périt l’inconstant. Comme la lanterne sans lumière, sa foi cesse de briller : aisément vaincu, incapable de réagir, il tombe et cherche vainement, dans les ténèbres qui l’environnent, cette clarté qu’on ne saurait trouver qu’en soi-même.
Mais, si l’inscription n’offre rien d’équivoque, l’image, en revanche, est beaucoup moins transparente. Cela provient de ce que l’interprétation peut en être donnée de deux façons, eu égard à la méthode employée ainsi qu’à la voie suivie. Nous y découvrons d’abord une allusion au feu de roue, lequel, sous peine d’arrêt entraînant la perte consécutive des matières, ne saurait cesser un seul instant son action. Déjà, dans la voie longue, un ralentissement de son énergie, l’abaissement de la température sont des accidents préjudiciables à la marche régulière de l’opération ; car, si rien n’est perdu, le temps, déja considérable, s’en trouve encore augmenté. Un excés de feu gâte tout ; cependant, si l’amalgame philosophique est simplement rougi, et non calciné, il est possible de le régénérer en le dissolvant de nouveau, selon le conseil du Cosmopolite, et en reprenant la coction avec plus de prudence. Mais l’extinction complète du foyer cause irrémédiablement la ruine du contenu, quoique celui-ci, à l’analyse, ne paraisse pas avoir subi de modification. Aussi, pendant le cours entier du travail, doit-on se souvenir de l’axiome hermétique rapporté par Linthaut, lequel enseigne que « l’or, résout une fois en esprit, s’il sent le froid, se perd avec tout l’Œuvre ». N’activez donc pas trop la flamme à l’intérieur de votre lanterne, et veillez à ne point la laisser s’éteindre : vous tomberiez de Charybde en Scylla.
Appliqué à la voie courte, le symbole de la lanterne nous fournit une autre explication de l’un des points essentiels du Grand-Œuvre. Ce n’est plus le feu élémentaire, mais le feu potentiel, — flamme secrète de la matière même, — que les auteurs dérobent au profane sous cette image familière. Quel est donc ce feu mystérieux, naturel, inconnu, que l’artiste doit savoir introduire dans son sujet ? C’est là une question qu’aucun philosophe n’a voulu résoudre, même en réclamant le secours de l’allégorie. Artephius et Pontanus en parlent si obscurément que cette chose importante reste incompréhensible ou passe inapercue. Limojon de Saint-Didier assure que ce feu est de la nature de la chaux. Basile Valentin, ordinairement plus prolixe, se contente d’écrire : « Allume ta lampe et cherche la dragme perdue. » Trismosin n’est guère plus clair : « Fais, dit-il, un feu dans ton verre, ou dans la terre qui le tient enfermé. » La plupart des autres désignent cette lumière interne, cachée dans les ténèbres de la substance, sous l’épithète de feu de lampe. Batsdorff décrit la lampe philosophique comme devant toujours être abondamment pourvue d’huile, et sa flamme 217 alimentée par l’intermédiaire d’une mèche d’asbeste. Or, le grec ἄσβεστος signifie inextinguible, de durée illimitée, infatigable, inépuisable, qualités attribuées à notre feu secret, lequel, dit Basile Valentin, « ne brûle pas et n’est pas brûlé ». Quant à la lampe, nous la retrouvons dans le mot grec λαμπτήρ, lanterne, torche, flambeau, qui désignait le vase à feu où l’on brûlait le bois pour s’éclairer. Tel est bien notre vase, dispensateur du feu des sages, c’est-à-dire notre matière et son esprit, ou, pour tout dire, la lanterne hermétique. Enfin, un terme voisin de λαμπάς, lampe, le vocable λάμπη, exprime tout ce qui monte et vient à la surface, écume, mousse, scorie, etc. Et cela indique, pour qui possède quelque teinture de science, la nature du corps, ou, si l’on préfère, de l’enveloppe minérale contenant ce feu de lampe qui n’a besoin que d’être excité par le feu ordinaire pour opérer les plus surprenantes métamorphoses.
Un mot encore à l’adresse de nos frères. Hermès, dans sa Table d’Émeraude, prononce ces paroles graves, véritables et conséquentes : « Tu sépareras la terre du feu, le subtil de l’épais, doucement, avec grande industrie. Il monte de la terre au ciel, et redescend du ciel en terre, et reçoit ainsi la vertu des choses supérieures et celles des choses inférieures. » Remarquez donc que le philosophe recommande de séparer, de diviser, non de détruire, ni de sacrifier l’un pour conserver l’autre. Car s’il devait en être ainsi, nous vous le demandons, de quel corps s’élèverait l’esprit, et dans quelle terre le feu redescendrait-il ?
Pontanus affirme que toutes les superfluités de la pierre se convertissent, sous l’action du feu, en une essence unique, et qu’en conséquence celui qui prétend en séparer la moindre chose n’entend rien à notre philosophie.
Caisson 8 (pl. XXVII). — Deux vases, l’un en forme de buire repoussée et ciselée, l’autre, vulgaire pot de terre, sont figurés dans un même encadrement qu’occupe cette parole de saint Paul :
. ALIVD . VAS . IN . HONOREM . ALIVD . IN . CONTVMELIAM .
Un vaisseau pour des usages honorables, un autre pour de vils emplois. « Dans une grande maison, dit l’Apôtre, il n’y a pas seulement des vaisseaux d’or et d’argent, il y en a aussi de bois et de terre ; les uns sont réservés aux usages honorables, et les autres aux usages vils. » [Second Épître de saint Paul à Timothée, ch II, 20.]
Nos deux vases apparaissent donc bien définis, nettement distingués, et en concordance absolue avec les préceptes de la théorie hermétique. L’un est le vase de la nature, fait de la même argile rouge qui servit 218 à Dieu pour former le corps d’Adam ; l’autre est le vase de l’art, dont toute la matière est composée d’or pur, clair, rouge, incombustible, fixe, diaphane et d’incomparable éclat. Et ce sont là nos deux vaisseaux, lesquels ne représentent véritablement que deux corps distincts contenant les esprits métalliques, seuls agents dont nous ayons besoin.
Si le lecteur est au fait de la manière d’écrire des philosophes, — manière traditionnelle que nous cherchons à bien imiter, afin qu’on puisse expliquer les anciens par nous et nous contrôler par eux, — il lui sera facile de comprendre ce que les hermétistes entendent par leurs vaisseaux. Car ceux-ci ne figurent pas seulement deux matières, — ou plutôt une même matière à deux états de son évolution, — mais ils symbolisent encore nos deux voies, basées sur l’emploi de ces corps différents.
La première de ces voies, qui utilise le vase de l’art, est longue, laborieuse, ingrate, accessible aux personnes fortunées, mais en grand honneur, malgré la dépense qu’elle nécessite, parce que c’est elle que les auteurs décrivent de préférence. Elle sert de support à leur raisonnement, comme au développement théorique de l’Œuvre, exige un travail ininterrompu de douze à dix-huit mois, et part de l’or naturel préparé, dissous dans le mercure philosophique, lequel se cuit ensuite en matras de verre. C’est là le vase honorable, réservé au noble usage de ces substances très précieuses, qui sont l’or exalté et le mercure des sages.
La seconde voie ne réclame, du commencement à la fin, que le secours d’une terre vile, abondamment répandue, de si bas prix qu’à notre époque dix francs suffisent pour en acquérir une quantité supérieure aux besoins. C’est la terre et la voie des pauvres, des simples et des modestes, de ceux que la nature émerveille jusqu’en ses plus humbles manifestations. D’une extrême facilité, elle ne demande que la présence de l’artiste, car le mystérieux labeur se parfait de lui-même et se parachève en sept ou neuf jours au plus. Cette voie, ignorée de la majorité des alchimistes pratiquants, s’élabore entièrement dans un seul creuset de terre réfractaire. C’est elle que les grands maîtres nomment un travail de femme et un jeu d’enfant ; c’est à elle qu’ils appliquent le vieil axiome hermétique : una re, una via, una dispositione. Une seule matière, un seul vaisseau, un seul fourneau. Tel est notre vase de terre, vase méprisé, vulgaire et d’emploi commun, « que tout le monde a devant les yeux, qui ne coûte rien et se trouve chez toutes gens, mais que personne toutefois ne peut connaître sans révélation ».
Caisson 9 (pl. XXVII). — Coupé par le milieu, un serpent, malgré le caractère mortel 219 de sa blessure, croit cependant pouvoir vivre longtemps en cet état.
. DVM . SPIRO . SPERABO .
lui fait-on dire. Tant que je respire, j’espère.
Le serpent, image du mercure, exprime, par ses deux tronçons, les deux parties du métal dissous, que l’on fixera plus tard l’une par l’autre, et de l’assemblage desquelles il prendra sa nature nouvelle, son individualité physique, son efficacité.
Car le soufre et le mercure des métaux, extraits et isolés sous l’énergie désagrégeante de notre premier agent, ou dissolvant secret, se réduisent d’eux-mêmes, par simple contact, en forme d’huile visqueuse, onctuosité grasse et coagulable, que les anciens ont appelée humide radical métallique et mercure des sages. D’où il ressort que cette liqueur, malgré son apparente homogénéité, est réellement composée des deux éléments fondamentaux de tous les corps métalliques, et qu’elle peut être considérée logiquement comme représentant un métal liquéfié et réincrudé, c’est-à-dire artificiellement remis en un état voisin de sa forme originelle. Mais ces éléments, se trouvant simplement associés et non radicalement unis, il semble raisonnable que notre symboliste ait songé à figurer le mercure sous l’aspect d’un reptile sectionné, dont les deux parts conservent chacune leur activité, leurs vertus réciproques. Et c’est là ce qui justifie l’exclamation de confiance fixée sur l’emblème lapidaire : tant que je respire, j’espère. En cet état de simple mélange, le mercure philosophique conserve l’équilibre, la stabilité, l’énergie de ses constituants, quoique ceux-ci soient voués cependant à la mortification, à la décomposition qui préparent et réalisent leur interpénétration mutuelle et parfaite. Aussi, tant que le mercure n’a pas éprouvé l’étreinte du médiateur igné, est-il possible de le conserver indéfiniment, pourvu qu’on ait soin de le soustraire à l’action combinée de l’air et de la lumière. C’est ce que certains auteurs donnent à entendre, lorsqu’ils assurent que « le mercure philosophique garde toujours ses excellentes qualités s’il est tenu en flacon bien bouché » ; et l’on sait qu’en langage alchimique tout récipient quelconque est dit bouché, couvert, obturé ou luté, lorsqu’il est maintenu dans une obscurité complète.
Troisième série (pl. XXVIII).
Caisson 1. — Dressée sur son bâti, et plongeant à demi dans l’auget, une meule de grès n’attend plus que le rémouleur pour la mettre en action. 220 Toutefois, l’épigraphe de ce sujet, qui devrait en souligner la signification, semble, au contraire, ne présenter aucun rapport avec lui ; et c’est avec une certaine surprise qu’on y lit cette inscription singulière :
. DISCIPVLVS . POTIOR . MAGISTRO .
L’élève est-il supérieur au maître ?
On conviendra sans peine qu’il n’est guère besoin d’un apprentissage sérieux pour faire tourner une meule, et nous n’avons jamais entendu dire que le plus habile des gagne-petit, sur son engin rudimentaire, eût acquis des droits à la célébrité. Pour utile et honorable qu’il soit, le métier du rémouleur ne réclame point l’apport de dons innés, de connaissances spéciales, de technique rare ni du moindre brevet de maîtrise. Il est donc certain que l’inscription et l’image ont un autre sens, nettement ésotérique, dont nous allons fournir l’interprétation. [Nous ne blâmerons jamais assez ceux-là qui, cachés et tout-puissants, décidèrent, à Paris, l’inexplicable destruction de la très vieille rue des Nonnains-d’Hyères, laquelle ne s’opposait en rien à la salubrité et offrait la remarquable harmonie de ses façades du XVIIIe siècle. Ce vandalisme, perpétré sur une grande échelle, a entraîné la perte de l’enseigne curieuse qui ornait, à la hauteur du premier étage, l’immeuble sus au n° 5, à l’angle de l’étroite rue de l’Hôtel-de-Ville, jadis de la mortellerie. Dégagé de la pierre, en ronde bosse, le motif, de grandes dimensions, qui avait gardé ses couleurs d’origine, montrait un rémouleur, dans son costume d’époque : tricorne noir, redingotte rouge, et bas blancs. L’homme s’appliquait à aiguiser le fer, devant sa robuste brouette, mettant en activité les deux éléments majeurs, c’est-à-dire le feu caché de sa meule et l’eau rare qu’un gros sabot semblait dispenser en mince filet.]
Considérée dans ses emplois divers, la meule est l’un des emblèmes philosophiques chargés d’exprimer le dissolvant hermétique, ou ce premier mercure sans lequel il est tout à fait inutile d’entreprendre ni d’espérer rien de profitable. C’est lui notre seule matière capable d’évertuer, d’animer et de revivifier les métaux usuels, parce que ceux-ci se résolvent facilement en elle, s’y divisent et s’y adaptent sous l’effet d’une mystérieuse affinité. Et, quoique ce primitif sujet ne présente pas les qualités ni la puissance du mercure philosophique, il possède néanmoins tout ce qu’il lui faut pour le devenir, et il le devient, en effet, pourvu qu’on lui ajoute seulement la semence métallique qui lui manque. L’art vient ainsi secourir la nature, en permettant à cette habile et merveilleuse ouvrière de parfaire ce que, faute de moyens, de matériaux ou de circonstances favorables, elle avait dû laisser inachevé. Or, ce mercure initial, sujet de l’art et notre vrai dissolvant, est précisément la substance que les philosophes nomment l’unique matrice, la mère de l’Œuvre ; sans elle, il nous serait impossible de réaliser la décomposition préalable des métaux, ni, par suite, d’obtenir l’humide radical ou mercure des sages, qui est véritablement la pierre des philosophes. De sorte que ceux-là sont dans la vérité, qui prétendent faire le mercure ou la pierre avec tous les métaux, aussi bien que ceux qui soutiennent l’unité de la matière première et la mentionnent comme la seule chose nécessaire.
Ce n’est pas au hasard que les hermétistes ont choisi la meule pour signe hiéroglyphique du sujet, et notre Adepte a certainement obéi aux mêmes traditions en lui donnant une place dans les caissons de Dampierre. On sait que les meules ont une forme circulaire, et que le cercle est la signature conventionnelle de notre dissolvant, ainsi d’ailleurs 221 que tous les corps susceptibles d’évoluer par rotation ignée. Nous retrouvons le mercure, indiqué de cette façon, sur trois planches de l’Art du Potier, c’est-à-dire sous l’aspect d’une meule de moulin, tantôt mue par un mulet, — image cabalistique du mot grec μύλη, meule, — tantôt par un esclave ou un personnage de condition, vêtu à l’instar d’un prince. [Cyprian Piccolpassi. Les Trois Libvres de l’Art du Potier, translatés de l’Italien en langue françoyse par Maistre Claudius Popelyn, Parisien. Paris, Librairie Internationale, 1861.] Ces gravures traduisent le double pouvoir du dissolvant naturel, lequel agit sur les métaux comme la meulière sur le grain ou le grès sur l’acier : il les divise, les broie, les aiguise. À telle enseigne qu’après les avoir dissociés et partiellement digérés, il s’en trouve acidifié, prend une vertu caustique et devient plus pénétrant qu’il ne l’était auparavant.
Les alchimistes du moyen âge se servaient du verbe acuer pour exprimer l’opération qui donne au dissolvant ses propriétés incisives. Or, acuer vient du latin acuo, aiguiser, affiler, rendre tranchant et pénétrant, ce qui correspond non seulement à la nature nouvelle du sujet, mais concorde également avec le rôle de la meule à aiguiser.
De cet ouvrage, quel est le maître ? Evidemment, celui qui aiguise et qui fait tourner la meule, — ce rémouleur absent du bas-relief, — c’est-à-dire le soufre actif du métal dissous. Quant au disciple, il représente le premier mercure, de qualité froide et passive, que certains dénomment fidèle et loyal serviteur, et d’autres, eu égard à sa volatilité, servus fugitivus, l’esclave fugitif. On peut donc répondre à la question du philosophe, qu’étant donné la différence même de leurs conditions, jamais l’élève ne pourra s’élever au-dessus du maître ; mais on peut assurer, d’autre part, qu’avec le temps le disciple, passé maître à son tour, deviendra l’alter ego de son précepteur. Car si le maître s’abaisse jusqu’au niveau de son inférieur dans la dissolution, il l’élèvera avec lui dans la coagulation, et la fixation les rendra semblables l’un à l’autre, égaux en vertu, en valeur et en puissance.
Caisson 2 (pl. XXVIII). — La tête de Méduse, posée sur un socle, montre son rictus sévère et sa chevelure entrelacée de serpents ; elle est ornée de l’inscription latine :
. CVSTOS . RERVM . PRVDENTIA .
La prudence est la gardienne des choses. Mais le mot prudentia a une signification plus étendue que prudence ou prévoyance ; il désigne encore la science, la sagesse, l’expérience, la connaissance. Epigramme et figure s’accordent à représenter, dans ce bas-relief, la science secrète dissimulée 222 sous les hiéroglyphes multiples et variés des caissons de Dampierre.
En effet, le nom grec Μέδοισα, Méduse, a pour racine μῆδος et exprime la pensée dont on s’occupe, l’étude favorite ; μῆδος a formé μηδοσύνη, dont le sens évoque la prudence et la sagesse. D’autre part, les mythologues nous enseignent que Méduse était connue des Grecs sous le nom de Γοργώ, c’est-à-dire la Gorgone, lequel servait aussi à qualifier Minerve ou Pallas, déesse de la Sagesse. Peut-être découvrirait-on, dans ce rapprochement, la raison secrète de l’égide, bouclier de Minerve, recouvert de la peau d’Amalthée, chèvre nourrice de Jupiter, et décoré du masque de Méduse Ophiotrix. Outre le rapprochement que l’on peut établir entre la chèvre et le bélier, — celui-ci porteur de la toison d’or, celle-là pourvue de la corne d’abondance, — nous savons que l’attribut d’Athèné avait le pouvoir pétrifiant. Méduse, dit-on, changeait en pierre ceux dont le regard rencontrait le sien. Enfin, les noms mêmes des sœurs de Méduse, Euryale et Sthéno, apportent également leur part de révélation. Euryale, en grec Εὐρύαλος, signifie ce dont l’aire est large, vaste, spacieuse ; Sthéno vient de Σθένος, force, puissance, énergie. C’est ainsi que les trois Gorgones expriment symboliquement l’idée de pouvoir et d’étendue propre à la philosophie naturelle.
Ces relations convergentes, qu’il nous est interdit d’exposer plus clairement, permettent de conclure que, en dehors du fait ésotérique précis mais à peine effleuré, notre motif a pour mission d’indiquer la sagesse comme la source et la gardienne de toutes nos connaissances, le guide sûr du laborieux à qui elle découvre les secrets cachés dans la nature.
Caisson 3 (pl. XXVIII). — Posé sur l’autel du sacrifice, un avant-bras est consumé par le feu. L’enseigne de cet emblème igné tient en deux mots :
. FELIX . INFORTVNIVM .
Heureux malheur ! Quoique le sujet semble, à priori, fort obscur et sans équivalent dans la littérature et l’iconographie hermétiques, il cède pourtant à l’analyse et s’accorde parfaitement avec la technique de l’Œuvre.
L’avant-bras humain, que les grecs nommaient simplement le bras, βραχίων, sert d’hiéroglyphe à la voie courte et abrégée. En effet, notre Adepte, jouant sur les mots en cabaliste instruit, dissimule sous le substantif βραχίων, bras, un comparatif de βραχύς, qui s’écrit et se prononce de la même façon. Celui-ci signifie court, bref, de peu de durée, et forme plusieurs composés, dont βραχύτης, brièveté. C’est ainsi que le 223 comparatif βραχίων, bref, homonyme de βραχίων, bras, prend le sens particulier de technique brève, ars brevis.
Mais les Grecs se servaient encore d’une autre expression pour qualifier la bras. Lorsqu’ils évoquaient la main, χείρ, ils en appliquaient, par extension, l’idée au membre supérieur tout entier, et lui donnaient la valeur figurée d’une production artistique, habile, d’un procédé spécial, d’une manière personnelle de travail, en résumé d’un tour de main acquis ou révélé. Toutes ces acceptations caractérisent exactement les finesses du Grand-Œuvre dans sa réalisation prompte, simple et directe, puisqu’elle ne nécessite que l’application d’un feu très énergique, à laquelle se réduit le tour de main en question. Or, ce feu n’est pas seulement figuré, sur notre bas-relief, par les flammes, il l’est encore par le membre lui-même, que la main indique comme étant un bras dextre ; et l’on sait assez que la locution proverbiale « être le bras droit » se rapporte toujours à l’agent chargé d’exécuter les volontés d’un supérieur, — le feu dans le cas présent.
À côté de ses raisons, — nécessairement abstraites parce qu’elles sont voilées sous la forme lapidaire d’une image concise, — il en est une autre, concrète, qui vient soutenir et confirmer, dans le domaine pratique, la filiation ésotérique des premières. Nous l’énoncerons en disant que quiconque, ignorant le tour de main de l’opération, se risque à l’entreprendre, doit tout craindre du feu ; celui-là court un réel danger et peut difficilement échapper aux conséquences d’un acte irréfléchi et téméraire. Pourquoi, dès lors, nous dira-t-on, ne pas donner ce moyen ? Nous répondrons à cela que révéler une manipulation de cet ordre serait livrer le secret de la voie courte, et que nous n’avons point reçu de Dieu ni de nos frères l’autorisation de découvrir un tel mystère. C’est déjà beaucoup que nous poussions la sollicitude et la charité jusqu’à prévenir le débutant, que sa bonne étoile conduirait au seuil de l’antre, de se tenir sur ses gardes et de redoubler de prudence. Un avertissement semblable ne se rencontre guère dans les livres, forts succincts sur tout ce qui regarde l’Œuvre bref, mais que l’Adepte de Dampierre connaissait aussi parfaitement que Ripley, Basile Valentin, Philalèthe, Albert le Grand, Huginus à Barma, Cyliani ou Naxagoras.
Cependant, et parce que nous jugeons utile de prévenir le néophyte, on aurait tord de conclure que nous cherchions à le rebuter. S’il veut risquer l’aventure, que ce soit pour lui l’épreuve du feu, à laquelle les futurs initiés de Thèbes et d’Hermopolis devaient se soumettre, avant de recevoir les sublimes enseignements. Le bras enflammé sur l’autel n’est-il pas un symbole expressif du sacrifice, du renoncement qu’exige la science ? Tout se paie ici-bas, non avec de l’or, mais avec de la peine, de 224 la souffrance, en laissant souvent une partie de soi-même ; et l’on ne saurait payer trop chèrement la possession du moindre secret, de la plus infime vérité. Si donc l’aspirant se sent doué de la foi et armé du courage nécessaire, nous lui souhaiterons fraternellement de sortir sain et sauf de cette rude expérience, laquelle se termine le plus souvent par l’explosion du creuset et la projection du four. Alors pourra-t-il s’écrier, comme notre philosophe : heureux malheur ! Car l’accident, l’obligeant à réfléchir sur la faute commise, lui fera découvrir sans doute le moyen de pouvoir l’éviter, et le tour de main de l’opération régulière.
Caisson 4 (pl. XXVIII). — Fixée sur un tronc d’arbre couvert de feuilles et chargé de fruits, une banderole déroulée porte l’inscription :
. MELIVS . SPE . LICEBAT .
Certes, on pouvait espérer mieux. C’est là une image de l’arbre solaire que signale le Cosmopolite dans son allégorie de la forêt verte, qu’il nous dit appartenir à la nymphe Vénus. À propos de cet arbre métallique, l’auteur, relatant la façon dont le vieillard Saturne travaille en présence du souffleur égaré, dit qu’il prit du fruit de l’arbre solaire, le mit dans dix parties d’une certaine eau, — fort rare et difficile à se procurer, — et en effectua facilement la dissolution.
Notre Adepte entend ainsi parler du premier soufre, qui est l’or des sages, fruit vert, non mûr, de l’arbor scientiæ. Si la phrase latine trahit quelque déception d’un résultat normal, et que beaucoup d’artistes seraient bien aises d’obtenir, c’est qu’au moyen de ce soufre on ne peut encore opérer de transmutation. L’or philosophique, en effet, n’est pas la pierre ; Philalèthe a soin de prévenir l’étudiant que c’en est seulement la première matière. Et comme ce soufre principe, d’après le même auteur, demande un labeur ininterrompu d’environ cent cinquante jours, il est logique, et surtout humain, de penser qu’un résultat aussi médiocre en apparence ne puisse satisfaire l’artiste, lequel escomptait parvenir d’une traite à l’Élixir, ainsi qu’il arrive dans la voie courte.
Parvenu à ce point, l’apprenti doit reconnaître l’impossibilité de continuer le travail, en poursuivant l’opération qui lui a fourni le premier soufre. S’il veut aller plus loin, il lui faut retourner sur se pas, entreprendre un second cycle d’épreuves nouvelles, labourer un an et parfois davantage avant d’aboutir à la pierre du premier ordre. Mais si le découragement ne l’atteint pas, qu’il suive l’exemple de Saturne et redissolve dans le mercure, selon les proportions indiquées, ce fruit vert que la bonté divine lui a permis de cueillir, et il verra ensuite, de ses 225 yeux, se succéder toutes les apparences d’une maturation progressive et parfaite. Nous ne saurions trop lui rappeler, toutefois, qu’il se trouve engagé dans une voie longue et pénible, semée de ronces et creusée de fondrières ; que l’art, y ayant plus de part que la nature, les occasions d’errer, les écoles y sont aussi plus nombreuses. Qu’il porte, de préférence, son attention sur le mercure, que les philosophes ont tantôt appelé double, non sans cause, tantôt ardent ou aiguisé, et acué de son propre sel. Il doit savoir, avant d’effectuer la solution du soufre, que sa première eau, — celle qui lui a donné l’or philosophique, — est trop débile pour servir d’aliment à cette semence solaire. Et afin de vaincre la difficulté, qu’il s’efforce de comprendre l’allégorie du Massacre des Innocents, de Nicolas Flamel, ainsi que l’explication qu’en donne Limojon, aussi clairement que peut le faire un maître de l’art. [Limojon de Saint-Didier. Lettre aux vrays Disciples d’Hermès, dans le Triomphe Hermétique. Amsterdam, Henry Wetstein, 1699.] Dès qu’il saura ce que sont, métalliquement, ces esprits des corps désignés par le sang des innocents égorgés, de quelle manière l’alchimiste opère la différenciation des deux mercures, il aura franchi le dernier obstacle et rien, par la suite, sinon son impatience, ne pourra le frustrer du résultat espéré.
Caisson 5 (pl. XXVIII). — Deux pèlerins, pourvus chacun d’un chapelet, se rencontrent à proximité d’un édifice, — église ou chapelle, — que l’on aperçoit au second plan. De ces hommes fort âgés, chauves, portant la barbe longue et le même vêtement, l’un soutient sa marche à l’aide d’un bâton ; l’autre, qui a le crâne protégé par un épais capuce, semble manifester une vive surprise de l’aventure, et s’écrie :
. TROPT . TART . COGNEV . TROPT . TOST . LAISSÉ .
Parole de souffleur déçu, heureux de reconnaître enfin, au terme de sa longue route, cet humide radical si ardemment désiré, mais désolé d’avoir perdu, en de vains travaux, la vigueur physique indispensable à la réalisation de l’Œuvre avec ce meilleur compagnon. Car c’est bien notre fidèle serviteur, le mercure, qui est ici figuré sous l’aspect du premier vieillard. Un léger détail le signale à l’attention de l’observateur sagace : le chapelet qu’il tient forme, avec le bourdon, l’image du caducée, attribut symbolique d’Hermès. D’autre part, nous avons dit fréquemment que la matière dissolvante est communément reconnue, entre tous les philosophes, pour être le vieillard, le pèlerin et le voyageur du grand Art, ainsi que l’enseignent Michel Maïer, Stolcius et quantité d’autres maîtres.
Quant 226 au vieil alchimiste, si joyeux de cette rencontre, s’il n’a point su jusqu’ici où trouver le mercure, il montre assez combien pourtant la matière lui en est familière, car son propre rosaire, hiéroglyphe parlant, représente le cercle surmonté de la croix, symbole du globe terrestre et signature de notre petit monde. On comprend alors pourquoi le malheureux artiste regrette cette connaissance trop tardive, et son ignorance d’une substance commune, qu’il avait à sa portée, sans jamais penser qu’elle pût lui procurer l’eau mystérieuse vainement cherchée ailleurs…
Caisson 6 (pl. XXVIII). — Dans ce bas-relief sont figurés trois arbres voisins et de pareille grandeur ; deux de ceux-ci montrent leur tronc et leurs rameaux desséchés, tandis que le dernier, resté sain et vigoureux, paraît être à la fois la cause et le résultat de la mort des autres. Ce motif est orné de la devise :
. SI . IN . VIRIDI . IN . ARIDO . QVID .
S’il en est ainsi dans les choses verdoyantes, qu’en sera-t-il dans les sèches ?
Notre philosophe pose ainsi le principe de la méthode analogique, unique moyen, seule ressource dont l’hermétiste dispose pour la résolution des secrets naturels. On peut donc répondre, d’après ce principe, que ce qui se passe dans le règne végétal doit trouver son équivalence dans le règne minéral. En conséquence, si les arbres secs et morts cèdent leur part de nourriture et de vitalité au survivant planté à côté d’eux, il est logique de considérer ce dernier comme leur héritier, celui auquel, en mourant, ils ont légué la jouissance totale du fonds d’où ils tiraient leur subsistance. Sous cet angle et de ce point de vue, il nous apparaît comme leur fils ou leur descendant. Les trois arbres constituent ainsi un emblème transparent de la façon dont naît la pierre des philosophes, premier être ou sujet de la pierre philosophale.
L’auteur du Triomphe Hermétique, rectifiant l’assertion erronée de son prédécesseur, Pierre-Jean Fabre, dit sans ambage que « notre pierre naît de la destruction de deux corps ». [Limojon de Saint Didier, Le Triomphe Hermétique. Amsterdam, Desbordes, 1710, p. A 4.] Nous préciserons que, de ces corps, l’un est métallique, l’autre minéral, et qu’ils croissent tous deux dans la même terre. L’opposition tyrannique de leur tempérament contraire les retient de jamais s’accorder, sauf lorsque la volonté de l’artiste les y oblige, en soumettant à l’action violente du feu ces antagonistes résolus. Après un long et rude combat, ils périssent épuisés ; 227 de leur décomposition s’engendre alors un troisième corps, héritier de l’énergie vitale et des qualités mixtionnées de ses parents défunts.
Telle est l’origine de notre pierre, pourvue dès sa naissance de la double disposition métallique, laquelle est sèche et ignée, et de la double vertu minérale, dont l’essence est d’être froide et humide. Ainsi réalise-t-elle, en son état d’équilibre parfait, l’union des quatre éléments naturels, que l’on rencontre à la base de toute philosophie expérimentale. La chaleur du feu s’y trouve tempérée par la frigidité de l’air, et la sécheresse de la terre neutralisée par l’humidité de l’eau.
Caisson 7 (pl. XXVIII). — La figure géométrique que nous rencontrons ici ornait fréquemment les frontispices des manuscrits alchimiques du moyen âge. On l’appelait communément Labyrinthe de Salomon, et nous avons signalé ailleurs qu’elle se trouvait reproduite sur le dallage de nos grandes églises ogivales. Cette figure porte pour devise :
. FATA . VIAM . INVENIENT .
Les destins trouveront bien leur voie. Notre bas-relief, caractérisant uniquement la voie longue, révèle l’intention formelle, exprimée par la pluralité des motifs de Dampierre, d’enseigner surtout l’Œuvre du riche. Car ce labyrinthe ne nous offre qu’une seule entrée, tandis que les dessins du même sujet en montrent généralement trois, lesquelles entrées correspondent, d’ailleurs, aux trois porches des cathédrales gothiques placées sous l’invocation de la Vierge mère. L’une, absolument droite, conduit directement à la chambre médiane, — où Thésée tue le Minotaure, — sans rencontrer le moindre obstacle ; elle traduit la voie courte, simple, aisée, de l’Œuvre du pauvre. La seconde, qui aboutit également au centre, n’y débouche qu’après une série de détours, de retours, de circonvolutions ; c’est l’hiéroglyphe de la voie longue, et nous avons dit qu’elle se réfère à l’ésotérisme préféré de notre Adepte. Enfin, une troisième galerie, dont l’ouverture est parallèle aux précédentes, se termine brusquement en impasse, à faible distance du seuil, et ne mène à rien. Elle cause le désespoir et la ruine des errants, des présomptueux, de ceux qui, sans étude sérieuse, sans principes solides, se mettent néanmoins en route et risquent l’aventure.
Quelle que soit leur forme, la complication de leur tracé, les labyrinthes sont les symboles parlants du Grand-Œuvre considéré sous le rapport de sa réalisation matérielle. Aussi les voyons-nous chargés d’exprimer les deux grandes difficultés que comporte l’ouvrage : 1° accéder à la chambre intérieure ; 2° avoir la possibilité d’en sortir. De ces deux points, le premier regarde la connaissance de la matière, — 228 qui assure l’entrée, — et celle de sa préparation, — que l’artiste accomplit au centre du dédale. Le second concerne la mutation, par le secours du feu, de la matière préparée. L’alchimiste refait donc, en sens inverse, mais avec prudence, lenteur, persévérance, le parcours rapidement effectué au début de son labeur. Afin de ne point s’égarer, les philosophes lui conseillent de repérer sa route au départ, — pour les opérations que nous pourrions dénommer analytiques, — en employant ce fil d’Ariane sans lequel il risquerait fort de n’en pouvoir revenir, — c’est-à-dire de s’égarer dans le travail d’unification synthétique. C’est à cette seconde phase ou période de l’Œuvre que s’applique l’enseigne latine du labyrinthe. En effet, à partir du moment où le compost, formé de corps vitalisés, commence son évolution, le mystère le plus impénétrable couvre alors de son voile l’ordre, la mesure, le rythme, l’harmonie et le progrès de cette admirable métamorphose que l’homme n’a point la faculté de comprendre ni d’expliquer. Abandonnée à son propre sort, soumise aux affres du feu dans les ténèbres de son étroite prison, la matière régénérée suit la voie secrète tracée par les destins.
Caisson 8 (pl. XXVIII). — Dessin effacé, sculpture au relief disparu. Seule, l’inscription subsiste, et la netteté de sa gravure tranche sur l’uniformité nue du calcaire environnant ; on y lit :
. MICHI . CELVM .
À moi le ciel ! Exclamation d’ardent enthousiasme, de joie exubérante, cri d’orgueil, dira-t-on, d’Adepte en possession du Magistère. Peut-être. Mais est-ce bien là ce que veut rendre la pensée de l’auteur ? Nous nous permettons d’en douter, car, nous basant sur tant de motifs sérieux et positifs, d’épigraphes au sens pondéré, nous préférons y voir l’expression d’un espoir radieux dirigé vers la connaissance des choses célestes, plutôt que l’idée présomptueuse et baroque d’une illusoire conquête de l’empyrée.
Il est évident que le philosophe, parvenu au résultat tangible du labeur hermétique, n’ignore plus quelle est la puissance, la prépondérance de l’esprit, ni l’action vraiment prodigieuse qu’il exerce sur l’inerte substance. Force, volonté, science même appartiennent à l’esprit ; la vie est la conséquence de son activité ; le mouvement, l’évolution, le progrès en sont les résultats. Et puisque tout tient de lui, que tout s’engendre et se découvre par lui, il est raisonnable de croire qu’en définitive tout doit nécessairement retourner à lui. Il suffit donc de bien observer ses manifestations dans la matière grave, d’étudier les lois auxquelles il semble obéir, de connaître ses directives pour acquérir 229 quelque notion des choses et des lois premières de l’univers. Aussi, peut-on conserver l’espoir d’obtenir, par le simple examen du labeur spirituel dans l’ouvrage hermétique, les éléments d’une conception moins vague du Grand-Œuvre divin, du Créateur et des choses créées. Ce qui est en bas est semblable à ce qui est en haut, a dit Hermès ; et c’est par l’étude persévérante de tout ce qui nous est accessible, que nous pouvons élever notre intelligence jusqu’à la compréhension de l’inaccessible. C’est là l’idée naissante, dans l’idéal du philosophe, de la fusion de l’esprit humain et de l’esprit divin, du retour de la créature au Créateur, au foyer ardent, unique et pur d’où l’étincelle martyre, laborieuse, immortelle, dut, sur l’ordre de Dieu, s’échapper pour s’associer à la matière vile, jusqu’à l’accomplissement révolu de son périple terrestre.
Caisson 9 (pl. XXVIII). — Nos prédécesseurs n’ont reconnu, en ce petit sujet, que le symbole attribué au roi de France Henri II. Il se compose d’un simple croissant lunaire, que cette devise accompagne :
. DONEC . TOTVM . IMPLEAT . ORBEM .
Jusqu’à ce qu’il emplisse toute la terre. Nous ne croyons pas que l’interprétation de cet emblème, auquel Diane de Poitiers demeure tout à fait étrangère, puisse prêter à la moindre équivoque. Le plus jeune des « fils de science » n’ignore point que la lune, hiéroglyphe spagyrique de l’argent, marque le but final de l’Œuvre au blanc et la période de transition de l’Œuvre au rouge. C’est au règne de la lune que paraît la couleur caractéristique de l’argent, c’est-à-dire le blanc. Artephius, Nicolas Flamel, Philalèthe et quantité d’autres maîtres enseignent qu’à cette phase de la coction le rebis offre l’aspect de fils fins et soyeux, de cheveux étendus à la surface et progressant de la périphérie vers le centre. D’où le nom de blancheur capillaire qui sert à désigner cette coloration. La lune, disent les textes, est alors dans son premier quartier. Sous l’influence du feu, la blancheur gagne en profondeur, atteint toute la masse et vire, en surface, au jaune-citron. C’est la pleine lune ; le croissant s’est amplifié jusqu’à former le disque lunaire parfait : il a complètement rempli l’orbe. La matière est pourvue d’un certain degré de fixité et de sécheresse, signes assurés d’achèvement du petit Magistère. Si l’artiste désire ne pas aller plus loin ou ne puisse conduire l’Œuvre jusqu’au rouge, il ne lui restera qu’à multiplier cette pierre, en recommençant les mêmes opérations, pour l’augmenter en puissance et en vertu. Et ces réitérations se pourront renouveler autant de fois que la matière le permettra, c’est-à-dire tant qu’elle soit saturée de son esprit et que celui-ci en « emplisse toute la terre ». 230 Au delà du point de saturation, ses propriétés changent ; trop subtile, on ne peut plus la coaguler ; elle reste ainsi en huile épaisse, lumineuse dans l’obscurité, désormais sans action sur les êtres vivants comme sur les corps métalliques.
Ce qui est vrai pour l’Œuvre au blanc l’est également pour le grand Magistère. Dans ce dernier, il suffit seulement d’augmenter la température, dès qu’on a obtenu la couleur citrine, sans cependant toucher ni ouvrir le vaisseau, et à condition que l’on ait, au début, substitué le ferment rouge au soufre blanc. C’est, du moins, ce que recommande Philalèthe et ne fait point Flamel, quoique leur désaccord apparent s’explique aisément si l’on possède bien les directives des voies et des opérations. Quoi qu’il en soit, en poursuivant l’action du quatrième degré du feu, le compost se dissoudra de lui-même, de nouvelles couleurs se succéderont jusqu’à ce qu’un rouge faible, qualifié fleur de pêcher, devenant peu à peu plus intense à mesure que la siccité s’étend, annonce le succès et la perfection de l’ouvrage. Refroidie, la matière offre une texture cristalline, faite, semble-t-il, de petits rubis agglomérés, rarement libres, toujours de forte densité et de brillant éclat, fréquemment enrobés dans une masse amorphe, opaque et rousse, nommée par les anciens la terre damnée de la pierre. Ce résidu, facile à séparer, n’est d’aucune utilité et doit être jeté.
Quatrième série (pl. XXIX).
Caisson 1. — Ce bas-relief nous présente un rocher que la mer furieuse attaque et menace d’engloutir ; mais deux chérubins soufflent sur les flots et apaisent la tempête. Le phylactère qui accompagne cette figure exalte la constance dans les périls :
. IN . PERICVLIS . CONSTANTIA .
vertu philosophique que l’artiste doit savoir garder pendant le cours de la coction, et surtout au commencement de celle-ci, lorsque les éléments déchaînés se heurtent et se repoussent avec violence. Plus tard, malgré la longueur de cette phase ingrate, le joug en est moins pénible à supporter, car l’effervescence se calme, et la paix naît enfin du triomphe des éléments spirituels, — air et feu, — symbolisés par les angelots, agents de notre mystérieuse conversion élémentaire. Mais, à propos de cette conversion, peut-être n’est-il pas superflu d’apporter ici quelques précisions sur la manière dont s’accomplit le phénomène, au sujet duquel les anciens ont fait preuve, à notre avis, d’une réserve excessive.
Tout 231 alchimiste sait que la pierre est composée des quatre éléments unis, par une puissante cohésion, dans un état d’équilibre naturel et parfait. Ce qui est moins connu, c’est la façon dont ces quatre éléments se résolvent en trois principes physiques, que l’artiste prépare et assemble selon les règles de l’art en tenant compte des conditions requises. Or, ces éléments primaires, représentés dans notre caisson par la mer (eau), le roc (terre), le ciel (air), et les chérubins (lumière, esprit, feu), se réduisent en sel, soufre et mercure, principes matériels et tangibles de notre pierre. De ces principes, deux sont réputés simples, le soufre et le mercure, parce qu’ils se rencontrent naturellement combinés dans le corps des métaux ; un seul, le sel, apparaît constitué en partie de substance fixe, en partie de matière volatile. On sait, en chimie, que les sels, formés d’un acide et d’une base, révèlent, par leur décomposition, la volatilité de l’un, de même que la fixité de l’autre. Comme le sel participe à la fois du principe mercuriel par son humidité froide et volatile (air), et du principe sulfureux par sa sécheresse ignée et fixe (feu), il sert donc de médiateur entre les composants soufre et mercure de notre embryon. Grâce à sa double qualité, le sel permet de réaliser la conjonction, qui serait impossible sans lui, entre l’un et l’autre des antagonistes, parents effectifs du roitelet hermétique. Ainsi, les quatre éléments premiers se trouvent assemblés deux à deux dans la pierre en formation, parce que le sel possède en lui le feu et l’air nécessaires à l’assemblage du soufre-terre et du mercure-eau.
Toutefois, et bien que les composants salins soient voisins des natures sulfureuse et mercurielle (parce que le feu recherche toujours un aliment terrestre et que l’air se mélange volontiers à l’eau), ils n’ont pas une affinité telle pour les principes matériels et pondérables de l’Œuvre, soufre et mercure, que leur présence seule, leur catalyse, soit capable d’éviter tout désaccord en ce mariage philosophique. Au contraire, ce n’est qu’après de longs débats et de multiples chocs que l’air et le feu, rompant leur association saline, agissent de concert pour rétablir la concorde entre des ennemis qu’une simple différence d’évolution a séparés.
D’où nous devons conclure, dans l’explication théorique de la conversion des éléments et de leur union indissoluble à l’état d’Élixir, que le sel est l’unique instrument d’une harmonie durable, l’instigateur d’une paix stable et féconde en résultats heureux. Et ce médiateur pacifique, non content d’intervenir sans cesse pendant l’élaboration lente, tumultueuse et chaotique de notre mixtion, contribue encore, de sa propre substance, à nourrir et à fortifier le corps nouvellement formé. Image du Bon Pasteur, qui donne sa vie pour ses brebis, le sel philosophique, 232 son rôle terminé, meurt afin que notre jeune monarque puisse vivre, grandir, étendre sa volonté souveraine sur toute la nature métallique.
Caisson 2 (pl. XXIX). — L’humidité a rongé la table de fond en la privant du relief qu’elle possédait jadis. Les rugosités imprécises et frustres qui subsistent encore pourraient appartenir à quelques végétaux. L’inscription a beaucoup souffert ; certaines lettres seulement ont pu résister à l’injure du temps :
. . M . RI . . . V . RV . .
Il est impossible, avec aussi peu d’éléments, de rétablir la phrase ; cependant, d’après l’ouvrage intitulé Paysages et Monuments du Poitou, que nous avons déja cité, les végétaux seraient des épis de blé et l’inscription devrait se lire
. MIHI . MORI . LVCRVM .
La mort est un gain pour moi. C’est une allusion à la nécessité de la mortification et de la décomposition de notre semence minérale. Car de même que le grain de froment ne pourrait germer, produire et se multiplier si la putréfaction ne l’avait auparavant liquéfié dans la terre, de même est-il indispensable de provoquer la désagrégation du rebis philosophal, où la semence est incluse, pour générer un nouvel être, de nature semblable, mais susceptible de s’augmenter lui-même, tant en poids et volume qu’en puissance et vertu. Au centre du composé, l’esprit enfermé, vivant, immortel, toujours prêt à manifester son action, n’attend que la décomposition du corps, la dislocation de ses parties, pour travailler à l’épuration puis à la réfection de la substance mondifiée et clarifiée avec l’aide du feu.
C’est donc la matière, grossière encore, du mercure philosophique, qui parle dans l’épigraphe Mihi mori lucrum. Non seulement la mort lui assure le bénéfice d’une enveloppe corporelle beaucoup plus noble que la première, mais elle lui accorde, au surplus, une énergie vitale qu’elle ne possédait pas, et la faculté génératrice dont une mauvaise constitution l’avait jusqu’alors privée.
Telle est la raison pour laquelle notre Adepte, afin de donner une image sensible de la régénération hermétique par la mort du compost, a fait sculpter des épis sous la devise parabolique de ce petit sujet.
Caisson 3 (pl. XXIX). — Issant de nuages épais, une main dont l’avant-bras est ulcéré, tient un rameau d’olivier. Ce blason, de caractère morbide, a pour enseigne :
. PRVDENTI . LINITVR . DOLOR .
Le 233 sage sait apaiser la douleur. Le rameau d’olivier, symbole de paix et de concorde, marque l’union parfaite des éléments générateurs de la pierre philosophale. Or, cette pierre, par les connaissances certaines qu’elle apporte, par les vérités qu’elle révèle au philosophe, lui permet de dominer les souffrances morales qui affectent les autres hommes, et de vaincre les douleurs physiques en supprimant la cause et les effets d’un grand nombre de maladies.
L’élaboration même de l’Élixir lui démontre que la mort, transformation nécessaire, mais non pas anéantissement réel, ne doit pas l’affliger. Bien au contraire, l’âme, libérée du fardeau corporel, jouit, en plein essor, d’une merveilleuse indépendance, toute baignée de cette lumière ineffable, accessible seulement aux esprits purs. Il sait que les phases de vitalité matérielle et d’existence spirituelle se succèdent les unes les autres d’après les lois qui en régissent le rythme et les périodes. L’âme ne quitte son corps terrestre que pour en animer un nouveau. Le vieillard d’hier est l’enfant de demain. Les disparus se retrouvent, les égarés se rapprochent, les morts renaissent. Et l’attraction mystérieuse qui lie entre eux les êtres et les choses d’évolution semblable, réunit à leur insu ceux qui vivent encore et ceux qui ne sont plus. Il n’y a point, pour l’initié, de véritable, d’absolue séparation, et la seule absence ne lui peut causer de chagrin. Ses affections, il les reconnaîtra aisément, quoique revêtues d’une enveloppe différente, parce que l’esprit, d’essence immortelle et doué d’éternelle mémoire, saura les lui faire discerner…
Ces certitudes, matériellement contrôlées au long du travail de l’Œuvre, lui assurent une sérénité morale indéfectible, le calme au milieu des agitations humaines, le mépris des joies mondaines, un stoïcisme résolu et, surtout, ce puissant réconfort que lui donne la connaissance secrète de ses origines et de sa destinée.
Sur la plan physique, les propriétés médicinales de l’Élixir mettent son heureux possesseur à l’abri des tares et des misères physiologiques. Grâce à lui, le sage sait apaiser sa douleur. Batsdorff certifie qu’il guérit toutes les maladies externes du corps,… ulcères, écrouelles, loupes, paralysies, blessures et telles autres affections, étant dissous dans une liqueur convenable et appliqué sur le mal, par le moyen d’un linge imbibé de la liqueur. [Le Filet d’Ariadne. Op. cit., p. 140.] De son côté, l’auteur d’un manuscrit alchimique enluminé vante également les hautes vertus de la médecine des sages. « L’Élixir, écrit-il, est une cendre divine, plus miraculeuse qu’autrement, et se départ, ainsi qu’on le voit, selon la nécessité 234 qui se présente, et ne refuse personne, tant pour la santé du corps humain et la nourriture de cette vie caduque et transitoire, que pour la résurrection des corps métalliques imparfaits… En vérité, il outrepasse toutes les thériaques et médecines les plus excellentes que les hommes pourroient faire, tant soient-ils subtils. Il rend l’homme qui le possède bienheureux, grave, prospère, notable, audacieux, robuste, magnanime. » [La Génération et Opération du Grand-Œuvre. Bibl. de Lyon. Ms. cité.] Enfin, Jacques Tesson donne aux nouveaux convertis de sages conseils sur l’emploi du baume universel. « Nous avons parlé, dit l’auteur en s’adressant au sujet de l’art, du fruit de bénédiction sorti de toy ; maintenant, nous dirons comment il te faut appliquer ; c’est à soulager les pauvres, et non aux pompes mondaines ; c’est à guérir les infirmes nécessiteux, et non les grands et puissants de la terre. Car il nous faut prendre garde à qui nous donnons, et savoir qui nous devons soulager, dans les infirmitez et maladies qui affligent l’espèce humaine. N’administre ce puissant remède que par une inspiration de Dieu, qui voit tout, connoît tout, ordonne tout. » [Jacques Tesson. Le Grand et Excellent Œuvre des Sages, contenant trois traités ou dialogues. Dialogues du Lyon verd, du Grand Thériaque et du Régime. Ms. du XVIIe siècle. Bibl. de Lyon, n° 971 (900).]
Caisson 4 (pl. XXIX). — Voici maintenant l’un des symboles majeurs du Grand-Œuvre : la figure du cercle gnostique, formé par le corps du serpent qui dévore sa queue, avec, pour devise, le mot latin
. AMICITIA .
L’amitié. L’image circulaire est, en effet, l’expression géométrique de l’unité, de l’affinité, de l’équilibre et de l’harmonie. Tous les points de la circonférence étant équidistants du centre et en étroit contact les uns avec les autres, ils réalisent un orbe continu et fermé, lequel n’a point de commencement et ne peut avoir de fin, de même que Dieu dans la métaphysique, l’infini dans l’espace et l’éternité dans le temps.
Les grecs nommaient ce serpent l’Ouroboros, des mots οὐρά, queue, et βορός, dévorant. Au moyen âge, on l’assimilait au dragon en lui imposant une attitude et une valeur ésotériques semblables à celles du serpent hellénique. Telle est la raison des associations de reptiles, naturels ou fabuleux, que l’on rencontre presque toujours chez les vieux auteurs. Draco aut serpens qui caudam devoravit ; serpens aut lacerta viridis quæ propriam caudam devoravit, etc., écrivent-ils fréquemment. Sur les monuments, d’autre part, le dragon, permettant plus de mouvement et de pittoresque dans la composition décorative, semble plaire davantage aux artistes ; c’est lui qu’ils représentent de préférence. 235 On peut le remarquer au portail nord de l’église Saint-Armel, à Ploermel (Morbihan), où plusieurs dragons accrochés aux rampants des gables, font la roue en se mordant la queue. Les célèbres stalles d’Amiens offrent également une curieuse figure de dragon à tête de cheval, au corps ailé, terminé par une queue décorative dont le monstre dévore l’extrémité.
Etant donné l’importance de cet emblème, — il est, avec le sceau de Salomon, le signe distinctif du Grand-Œuvre, — sa signification reste susceptible d’interprétations variées. Hiéroglyphe d’union absolue, d’indissolubilité des quatre éléments et des deux principes ramenés à l’unité dans la pierre philosophale, cette universalité en permet l’usage et l’attribution aux diverses phases de l’Œuvre, puisque toutes visent au même but et sont orientées vers l’assemblage, l’homogénéité des natures premières, la mutation de leur antipathie native en amitié solide et stable. Généralement, la tête du dragon ou de l’Ouroboros marque la partie fixe, et sa queue la partie volatile du composé. C’est ainsi que l’entend le commentateur de Marc Fra Antonio : « Cette terre, dit-il en parlant du soufre, par sa sécheresse ignée et innée, attire à soy son propre humide et le consume ; et à cause de cela, elle est comparée au dragon qui dévore sa queue. Au reste, elle n’attire et n’assimile à soy son humide que parce qu’il est de sa mesme nature. » [La Lumière sortant par soy-mesme des Ténèbres, ou Véritable Théorie de la Pierre des Philosophes, écrite en vers italiens… Paris, L. d’Houry, 1687, p. 271.] D’autres philosophes en font une application différente, témoin Linthaut, qui le rapporte aux périodes colorées : « Il y a, écrit-il, trois couleurs principales qui se doivent montrer en l’Œuvre, le noir, le blanc, le rouge. La noirceur, première couleur, est nommée des Anciens dragon venimeux, quand ils disent : le dragon dévorera sa propre queue. » [Henri de Lintaut. Commentaire sur le Trésor des Trésors de Christophe de Gamon. Paris, Claude Morillon, 1610, p. 133.] L’ésotérisme est équivalent dans le Trés précieux Don de Dieu, de Georges Aurach. David de Planis Campy, plus éloigné de la doctrine, n’y voit qu’une version des cohobations spagyriques.
Quant à nous, nous avons toujours compris l’Ouroboros comme un symbole complet de l’ouvrage alchimique et de son résultat. Mais, quelle que soit l’opinion des savants de notre époque sur cette figure, on peut du moins être certain que tous les attributs de Dampierre, placés sous l’égide du serpent qui se mord la queue, sont exclusivement relatifs au Grand-Œuvre et présentent un caractère particulier, conforme à l’enseignement secret de la science hermétique.
Caisson 5 (pl. XXIX). — Encore un sujet disparu et duquel on ne peut rien déchiffrer. 236 Quelques lettres incohérentes apparaissent seulement sur le calcaire désagrégé :
. . . CO . PIA . . .
Caisson 6 (pl. XXIX). — Une grande étoile à six rayons resplendit sur les flots d’une mer mouvante. Au-dessus d’elle, la banderole porte gravée cette devise latine dont le premier mot se trouve écrit en espagnol :
. LVZ . IN . TENEBRIS . LVCET .
La lumière brille dans les ténèbres. On s’étonnera sans doute que nous prenions pour des flots ce que d’autres pensent être des nuées. Mais, en étudiant la manière dont le sculpteur représente ailleurs l’eau et les nuages, on sera vite convaincu qu’il n’y a point, de notre part, erreur, méprise ou mauvaise foi. Par cette étoile marine, cependant, l’auteur de l’image ne prétend pas figurer l’astérie commune, vulgairement dite étoile de mer. Celle-ci ne possède que cinq bras rayonnants, tandis que la nôtre est pourvue de six branches distinctes. Nous devons donc voir ici l’indication d’une eau étoilée, laquelle n’est autre que notre mercure préparé, notre Vierge mère et son symbole, Stella maris, mercure obtenu sous forme d’eau métallique blanche et brillante, que les philosophes dénomment encore astre (du grec ἀστήρ, brillant, éclatant). Ainsi le travail de l’art rend manifeste et extérieur ce qui, auparavant, se trouvait diffus dans la masse ténébreuse, grossière et vile du sujet primitif. De l’obscur chaos, il fait jaillir la lumière après l’avoir rassemblée, et cette lumière brille désormais dans les ténèbres, de même qu’une étoile au ciel nocturne. Tous les chimistes ont connu et connaissent ce sujet, quoique fort peu savent en extraire la quintessence radiante, si fortement enfouie dans la terrestréité et l’opacité du corps. C’est pourquoi Philalèthe recommande à l’étudiant de ne point mépriser la signature astrale, révélatrice du mercure préparé. « Aies soin, lui dit-il, de régler ta route par l’étoile du nord, que notre aimant te fera paraître. Alors, le sage se réjouira ; le fou, néanmoins, tiendra cela pour peu de chose. Il n’apprendra pas la sagesse et regardera même, sans en comprendre la valeur, ce pôle central fait de lignes entrecroisées, marque merveilleuse du Tout-Puissant. » [Philalèthe, Introïtus apertus. Op. cit., ch. IV, 3.]
Fortement intrigué par cette étoile, dont il ne parvenait pas à s’expliquer l’importance ni la signification, Hoefer s’adressa à la cabale hébraïque. « Iesod (יסןד), écrit-il, signifie à la fois fondement et mercure, parce que le mercure est le fondement de l’art transmutatoire. 237 La nature du mercure est indiquée par les noms אל חי (Dieu vivant), dont les lettres produisent, par leur sommation, le nombre 49, que donnent également les lettres כוכב (cocaf), étoile. Mais quel sens faut-il attacher au mot כוכב ? Écoutons la Kabbale : « Le caractère du véritable mercure consiste à se couvrir, par l’action de la chaleur, d’une pellicule approchant plus ou moins de la couleur de l’or ; et cela se peut faire même dans l’espace d’une seule nuit. » Voilà le mystère qu’indique le mot כוכב, étoile. » [Ferdinand Hoefer, Histoire de la chimie. Paris, Firmin Didot, 1866, p. 248.] Cette exégèse ne nous satisfait pas. Une pellicule, de quelque couleur qu’elle puisse être, ne ressemble en rien aux radiations étoilées, et nos propres travaux nous sont garants d’une signature effective, laquelle présente tous les caractères géométriques et réguliers d’un astre parfaitement dessiné. Aussi, préférons-nous le langage, moins chimique mais plus vrai, des maîtres anciens, à cette description kabbalistique de l’oxyde rouge de l’hydrargyre. « Il est de la nature de la lumière, dit l’auteur d’un ouvrage célèbre, de ne pouvoir paroître à nos yeux sans être revêtue de quelque corps, et il faut que ce corps soit propre aussi à recevoir la lumière ; là où est donc la lumière, là doit aussi être nécessairement le véhicule de cette lumière. Voilà le moyen le plus facile pour ne point errer. Cherche donc avec la lumière de ton esprit, la lumière qui est enveloppée de ténèbres, et aprens de là que le sujet le plus vil de tous selon les ignorans, est le plus noble selon les sages. » [La Lumière sortant par soy-mesme des Ténèbres. Op. cit.] Dans un récit allégorique concernant la préparation du mercure, Trismosin est plus catégorique encore ; il affirme, comme nous, la réalité visuelle du sceau hermétique. « Sur le poinct du jour, dit notre auteur, on vid sortir par dessus la personne du roy une estoille tres-resplendissante, et la lumière du jour illumina les ténèbres. » [Salomon Trismosin, La Toyson d’Or. Paris, Ch. Sevestre, 1612.] Quant à la nature mercurielle du support de l’étoile (qui est le ciel des philosophes), Nicolas Valois nous la donne bien à entendre dans le passage suivant : « Les sages, dit-il, nomment leur mer l’Œuvre entier, et dès que le corps est réduit en eau, de laquelle il fut premièrement composé, icelle est dite eau de mer, parce que c’est vrayement une mer, dans laquelle plusieurs sages nautoniers ont fait naufrage, n’ayant pas cet astre pour guide, qui ne manquera jamais à ceux qui l’ont une fois connu. C’est cette estoile qui conduisoit les Sages à l’enfantement du fils de Dieu, et cette mesme qui nous fait voir la naissance de ce jeune roy. » [Les Cinq Livres de Nicolas Valois. Ms. cité.] Enfin, dans son Catéchisme ou Instruction pour le grade d’Adepte, annexé à son ouvrage intitulé l’Étoile flamboyante, le baron Tschoudy nous informe que l’astre des philosophes se nommait ainsi chez les francs-maçons. « La Nature, dit-il, n’est 238 point visible, quoiqu’elle agisse visiblement, car ce n’est qu’un esprit volatil, qui fait son office dans les corps, et qui est animé par l’esprit universel, que nous connaissons, en Maçonnerie vulgaire, sous le respectable emblème de l’Étoile flamboyante. »
Caisson 7 (pl. XXIX). — Au pied d’un arbre chargé de fruits, une femme plante en terre plusieurs noyaux. Sur le phylactère, dont une extrémité tient au tronc, et l’autre se déroule au-dessus du personnage, on lit cette phrase latine :
. TV . NE . CEDE . MALIS .
Ne cède pas aux erreurs. C’est un encouragement à persévérer dans la voie suivie et la méthode employée, que donne notre philosophe au bon artiste, lequel se plaît à naïvement imiter la simple nature, plutôt qu’à poursuivre de vaines chimères.
Les anciens désignaient souvent l’alchimie sous le nom d’agriculture céleste, parce qu’elle offre, dans ses lois, ses circonstances et ses conditions le plus étroit rapport avec l’agriculture terrestre. Il n’est guère d’auteur classique qui ne prenne ses exemples et n’établisse ses démonstrations sur les travaux champêtres. L’analogie hermétique apparaît ainsi fondée sur l’art du cultivateur. De même qu’il faut une graine pour obtenir un épi, — nisi granum frumenti, — de même il est indispensable d’avoir tout d’abord la semence métallique, afin de multiplier le métal. Or, chaque fruit porte en soi sa semence, et tout corps, quel qu’il soit, possède la sienne. Le point délicat, que Philalèthe appelle le pivot de l’art, consiste à savoir extraire du métal ou du minéral cette semence première. C’est la raison pour laquelle l’artiste doit, au début de son ouvrage, décomposer entièrement ce qui a été assemblé par la nature, car « quiconque ignore le moyen de détruire les métaux, ignore aussi celui de les perfectionner ». Ayant obtenu les cendres du corps, celles-ci seront soumises à la calcination, qui brûlera les parties hétérogènes, adustibles, et laissera le sel central, semence incombustible et pure que la flamme ne peut vaincre. Les sages lui ont appliqué les noms de soufre, premier agent ou or philosophique.
Mais toute graine capable de germer, de croître et de fructifier, réclame une terre propre. L’alchimiste a besoin, lui aussi, d’un terrain approprié à l’espèce et à la nature de sa semence ; ici encore, c’est au seul règne minéral qu’il devra le demander. Certes, ce second travail lui coûtera plus de fatigue et de temps que le premier. Et cela également concorde avec l’art du cultivateur. Ne voyons-nous pas tous les soins de ce dernier dirigés vers une exacte et parfaite préparation du sol ? Tandis que les semailles se font vite et sans grand effort, la terre, au 239 contraire, exige plusieurs labours, une juste répartition des engrais, etc., travaux pénibles et de longue haleine dont l’analogie se retrouve au Grand-Œuvre philosophal.
Que les vrais disciples d’Hermès étudient donc les moyens simples et efficaces d’isoler le mercure métallique, mère et nourrice de cette semence d’où naîtra notre embryon ; qu’ils s’appliquent à purifier ce mercure et à exalter ses facultés, à l’instar du paysan qui augmente la fécondité de l’humus en l’aérant fréquemment, en lui incorporant les produits organiques nécessaires. Surtout, qu’ils se défient des procédés sophistiques, formules capricieuses à l’usage des ignorants ou des avides. Qu’ils interrogent la nature, observent de quelle manière elle opère, sachent discerner quels sont ses moyens et s’ingénient à l’imiter de près. S’ils ne se laissent pas rebuter et ne cèdent point aux erreurs, répandues à profusion dans les meilleurs livres mêmes, sans doute verront-ils enfin le succès couronner leurs efforts. Tout l’art se résume à découvrir la semence, soufre ou noyau métallique, à la jeter dans une terre spécifique, ou mercure, puis à soumettre ces éléments au feu, selon un régime de quatre températures croissantes, qui constituent les quatre saisons de l’Œuvre. Mais le grand secret est celui du mercure, et c’est vainement qu’on en cherchera l’opération dans les ouvrages des plus célèbres auteurs. Aussi est-il préférable d’aller du connu à l’inconnu, par la méthode analogique, si l’on désire approcher de la vérité sur un objet qui a fait le désespoir, et causé la ruine de tant d’investigateurs plus enthousiastes que profonds.
Caisson 8 (pl. XXIX). — Ce bas-relief porte seulement l’image d’un bouclier circulaire, et l’injonction historique de la mère Spartiate :
. AVT . HVNC . AVT . SVPER . HVNC .
Ou avec lui, ou sur lui. La Nature s’adresse ici au fils de science se préparant à entreprendre la première opération. Nous avons dit déjà que cette manipulation, fort délicate, comporte un réel danger, puisque l’artiste doit provoquer le vieux dragon, gardien du verger des Hespérides, l’obliger à combattre, puis le tuer sans merci s’il ne veut en être victime. Vaincre ou mourir, tel est le sens voilé de l’inscription. Notre champion, malgré sa vaillance, ne saurait donc agir avec trop de prudence, car l’avenir de l’Œuvre et son propre destin dépendent de ce premier succès.
La figure du bouclier, — en grec ἀσπίς, abri, protection, défense, — lui indique la nécessité d’une arme défensive. Quant à l’arme d’attaque, c’est la lance, — λόγχη, sort, destin, — ou l’estoc, — διάληψις, séparation, 240 — qu’il devra employer. À moins qu’il ne préfère recourir au moyen dont se servit Bellérophon, chevauchant Pégase, pour tuer la Chimère. Les poètes feignent qu’il enfonça profondément dans la gorge du monstre un épieu de bois, durci au feu et garni de plomb. La Chimère, irritée, vomissait des flammes ; le plomb fondit, coula jusqu’aux entrailles de la bête, et ce simple artifice en eut vite raison.
Nous appelons surtout l’attention du débutant sur la lance et le bouclier, qui sont les meilleures armes que puisse utiliser le chevalier expert et sûr de lui, celles qui signeront, s’il sort victorieux du combat, son écu symbolique, en lui assurant la possession de notre couronne.
C’est ainsi que, de laboureur, on devient héraut (Κῆρυξ, racine grecque de Κηρυκιοφόρος, qui porte le Caducée). D’autres, de même courage et d’ardente foi, plus confiants dans la miséricorde divine qu’assurés de leurs propres forces, abandonnèrent l’épée, la lance et le glaive pour la croix. Ceux-là vainquirent mieux encore, car le dragon, matériel et démoniaque, ne résista jamais à l’effigie spirituelle et toute-puissante du Sauveur, au signe ineffable de l’Esprit et de la Lumière incarnés : In hoc signo vinces.
Au sage, dit-on, peu de paroles suffisent, et nous estimons avoir assez parlé pour ceux qui voudront se donner la peine de nous comprendre.
Caisson 9 (pl. XXIX). — Une fleur champêtre, ayant l’aspect du coquelicot, reçoit la lumière du soleil qui brille au-dessus d’elle. Ce bas-relief a souffert de conditions atmosphériques défavorables, ou, peut-être, de la mauvaise qualité de la pierre ; l’inscription qui ornait une banderole dont on voit encore la trace est complètement effacée. Comme nous avons, précédemment, analysé un sujet semblable (série II, caisson I), et que ce motif est susceptible de plusieurs interprétations très différentes, nous garderons le silence, par crainte d’une erreur possible, étant donné l’absence de sa devise particulière.
Cinquième série (pl. XXX).
Caisson 1. — Un stryge cornu, velu, pourvu d’ailes membraneuses, nervées et griffues, les pieds et les mains en forme de serres, est figuré accroupi. L’inscription fait parler en vers espagnols ce personnage de cauchemar :
. MAS . PENADO . MAS . PERDIDO .
. Y . MENOS . AREPANTIDO .
Plus tu m’as nui, plus tu m’as perdu, et moins je m’en suis repenti. Ce diable, 241 image de la grossièreté matérielle opposée à la spiritualité, est l’hiéroglyphe de la première substance minérale, telle qu’on la trouve aux gîtes métallifères où les mineurs vont l’arracher. On la voyait jadis représentée, sous la figure de Satan, à Notre-Dame de Paris, et les fidèles, en témoignage de mépris et d’aversion, venaient éteindre leurs cierges en les lui plongeant dans la bouche, qu’il tenait ouverte. C’était, pour le peuple, maistre Pierre du Coignet, la maîtresse pierre du coin, c’est-à-dire notre pierre angulaire et le bloc primitif sur lequel tout l’Œuvre est édifié.
Il faut convenir que, pour être ainsi symbolisé sous des dehors difformes et monstrueux, — dragon, serpent, vampire, diable, tarasque, etc., — ce malheureux sujet doit être fort disgracié de la nature. En fait, son aspect n’a rien de séduisant. Noir, couvert de lames écailleuses, souvent revêtues de points rouges ou d’enduit jaune, friable et terne, d’odeur forte et nauséeuse, que les philosophes définissent toxicum et venenum, il tache les doigts lorsqu’on le touche et semble réunir tout ce qui peut déplaire. C’est pourtant lui, ce primitif sujet des sages, vil et méprisé des ignorants, qui est le seul, l’unique dispensateur de l’eau céleste, notre premier mercure et le grand Alkaest. [Le terme alkaest, attribué tantôt à Van Helmont, tantôt à Paracelse, serait l’équivalent du latin alcali est et donnerait la raison pour laquelle quantité d’artistes ont travaillé à l’obtenir en partant des alcalins. Pour nous, alkaest dérive des mots grecs ἀλκά, vocable dorien employé pour ἀλκή, force, vigueur, et εἰς, le lieu ou encore ἑστία, foyer, le lieu ou le foyer de l’énergie.] C’est lui le loyal serviteur et le sel de la terre que Mme Hillel-Erlanger appelle Gilly, et qui fait triompher son maître de l’emprise de Véra. [Irène Hillel-Erlanger. Voyages en kaléidoscope. Paris, Georges Crès, 1919.] Aussi l’a-t-on nommé le dissolvant universel, non pas qu’il soit capable de résoudre tous les corps de la nature, — ce que beaucoup ont cru à tort, — mais parce qu’il peut tout dans ce petit univers qu’est le Grand-Œuvre. Au XVIIe siècle, époque de discussions passionnées entre chimistes et alchimistes sur les principes de la vieille science, le dissolvant universel fut l’objet de controverses ardentes. J.-H. Pott, qui s’appliqua à relever les nombreuses formules de menstrues et s’efforça d’en donner une analyse raisonnée, nous apporte surtout la preuve qu’aucun de leurs inventeurs ne comprit ce que les Adeptes entendent par leur dissolvant. [J.-H. Pott. Dissertations chymiques. T. I. Dissertation sur les soufres des Métaux, soutenue à Hall, en 1716. Paris, Th. Hérissant, 1759.] Quoique ceux-ci affirment que notre mercure est métallique et homogène aux métaux, la plupart des chercheurs se sont obstinés à l’extraire de matières plus ou moins éloignées du règne minéral. Certains croyaient le préparer en saturant d’esprit volatil urineux (ammoniaque) un acide quelconque, et circulaient ensuite ce mélange ; d’autres 242 exposaient à l’air de l’urine épaissie, dans le dessein d’y introduire l’esprit aérien, etc. Becker (Physica subterranea, Francofurti, 1669) et Bohn (Épître sur l’insuffisance de l’acide et de l’alcali) pensent que « l’alkaest est le principe mercuriel le plus pur que l’on retire ou du mercure ou du sel marin, par des procédés particuliers ». Zobel (Margarita medicinalis) et l’auteur de Lullius redivivus préparent leur dissolvant en saturant l’esprit de sel ammoniac (acide chlorhydrique) avec de l’esprit de tartre (tartrate de potasse) et du tartre cru (carbonate potassique impur). Hoffmann et Poterius volatilisent le sel de tartre en le dissolvant d’abord dans l’eau, exposant la liqueur à la putréfaction dans un vaisseau de bois de chêne, puis soumettant à la sublimation la terre qui s’en est précipitée. « Un dissolvant qui laisse loin derrière lui tous les autres, assure Pott, est le précipité qui résulte du mélange du sublimé corrosif et du sel ammoniac. Quiconque saura l’employer comme il faut pourra le regarder comme un véritable alkaest. » [Hoffmann. Notes sur Poterius, in Opera omnia, 16 vol. Genève, 1748 à 1754.] Le Fèvre, Agricola, Robert Fludd, de Nuysement, Le Breton, Etmuller et d’autres encore, préfèrent l’esprit de rosée, ainsi que les extraits analogues préparés « avec les pluies d’orage ou avec la pellicule grasse qui surnage les eaux minérales ». Enfin, d’après Lenglet-Dufresnoy, Olaüs Borrichius (De Origine Chemiæ et in conspectu Chemicorum celebriorum, num. XIV) « remarque que le capitaine Thomas Parry, Anglois, a vu pratiquer en 1662 cette même science (l’alchimie) à Fez en Barbarie, et que le grand alcahest, première matière de tous les philosophes, est connu depuis longtemps en Afrique par les plus habiles artistes mahométans ». [Histoire de la Philosophie Hermétique. Paris, Coustelier, 1742, t. I, p. 442.]
En résumé, toutes les recettes d’alkaest proposées par des auteurs ayant surtout en vue la forme liquide attribuée au dissolvant universel, sont inutiles, sinon fausses, et bonnes seulement pour la spagyrie. Notre matière première est solide ; le mercure qu’elle fournit se présente toujours sous l’aspect salin et avec une consistance dure. Et ce sel métallique, ainsi que le dit fort justement Bernard Trévisan, s’extrait de la Magnésie « par réitérée destruction d’icelle, en résolvant et sublimant ». À chaque opération le corps se morcelle, se désagrège peu à peu, sans réaction apparente, en abandonnant quantité d’impuretés ; l’extrait, purifié par sublimations, perd également des parties hétérogènes, de telle sorte que sa vertu se trouve condensée à la fin en une faible masse, de volume et de poids très inférieurs à ceux du sujet minéral primitif. C’est ce que justifie très exactement l’axiome espagnol ; car plus les réitérations sont nombreuses, plus on fait de tort au corps 243 brisé et dissocié, moins la quintessence qui en provient a lieu de s’en repentir ; au contraire, elle augmente en force, en pureté et en activité. Par là même, notre vampire acquiert le pouvoir de pénétrer les corps métalliques, d’en attirer le soufre, ou leur véritable sang, et permet au philosophe de l’assimiler au stryge nocturne des légendes orientales.
Caisson 2 (pl. XXX). — Une couronne faite de feuilles et de fruits : pommes, poires, coings, etc., est liée par des rubans dont les nœuds serrent également quatre petits rameaux de laurier. L’épigraphe qui l’encadre nous apprend que nul ne l’obtiendra s’il n’accomplit les lois du combat :
. NEMO . ACCIPIT . QVI . NON . LEGITIME . CERTAVERIT .
M. Louis Audiat voit en ce sujet une couronne de laurier ; cela ne saurait nous surprendre : son observation est souvent imparfaite et l’étude du détail ne le préoccupe guère. En réalité, ce n’est ni le lierre avec lequel on couronnait les poètes antiques, ni le laurier doux au front des vainqueurs, ni le palmier cher aux martyrs chrétiens, ni la myrte, la vigne ou l’olivier des dieux, qui sont ici figurés, mais tout simplement la couronne fructifère du sage. Ses fruits marquent l’abondance des biens terrestres, acquise par la pratique habile de l’agriculture céleste : voilà pour le profit et l’utilité ; quelques branchettes de laurier, de relief si discret qu’on les distingue à peine : voilà pour l’honneur du laborieux. Et pourtant, cette guirlande rustique, que la sagesse propose aux investigateurs savants et vertueux, ne se laisse pas gagner aisément. Notre philosophe nous le dit sans ambage : rude est le combat que l’artiste doit livrer aux éléments, s’il veut triompher de la grande épreuve. Comme le chevalier errant il lui faut orienter sa marche vers le mystérieux jardin des Hespérides et provoquer l’horrible monstre qui en défend l’entrée. Tel est, pour demeurer dans la tradition, le langage allégorique par lequel les sages entendent révéler la première et la plus importante des opérations de l’Œuvre. En vérité, ce n’est pas l’alchimiste en personne qui défie et combat le dragon hermétique, mais une autre bête, également robuste, chargée de le représenter et que l’artiste, en spectateur prudent, sans cesse prêt à intervenir, se doit d’encourager, d’aider et de protéger. C’est lui le maître d’armes de ce duel étrange et sans merci.
Peu d’auteurs ont parlé de cette première rencontre et du danger qu’elle comporte. À notre connaissance, Cyliani est certainement l’Adepte qui ait poussé le plus loin dans la description métaphorique qu’il en donne. Cependant, nous n’avons découvert nulle part un récit aussi détaillé, aussi exact en ses images, aussi près de la vérité et de 244 la réalité que celui du grand philosophe hermétique des temps modernes : de Cyrano Bergerac. On ne connaît pas assez cet homme génial dont l’œuvre, mutilée à dessein, devait sans doute embrasser toute l’étendue de la science. Quant à nous, nous n’avons guère besoin du témoignage de M. de Sercy, affirmant que de Cyrano « reçut de l’Auteur de la Lumière et de ce Maître des Sciences (Apollon), des lumières que rien ne peut obscurcir, des connaissances où personne ne peut arriver », pour reconnaître en lui un véritable et puissant initié. [Dédicace de l’Histoire comique des États et Empires du Soleil, adressée par M. de Sercy à M. de Cyrano Mauvières, frère de l’auteur. Paris, Bauche, 1910.]
De Cyrano Bergerac met en scène deux êtres fantastiques, figurant les principes Soufre et Mercure, issus des quatre éléments primaires : la Salamandre sulfureuse, qui se plaît au milieu des flammes, symbolise l’air et le feu dont le soufre possède la sécheresse et l’ardeur ignée, et la Remore (aujourd’hui le Rémora), champion mercuriel, héritier de la terre et de l’eau par ses qualités froides et humides. Ces noms sont choisis tout exprès et ne doivent rien au caprice ni à la fantaisie. Σαλαμάνδρα, en grec, apparaît formé de σαλ, anagramme de ἅλς, sel, et de μάνδρα, étable ; c’est le sel d’étable, le sel d’urine des nitrières artificielles, le salpêtre des vieux spagyristes, — sal petri, sel de pierre, — qu’ils désignaient encore sous l’épithète de Dragon. Remore, en grec Ἐχενηΐς, est ce fameux poisson qui passait pour arrêter (selon certains) ou diriger (selon d’autres) les vaisseaux naviguant sur les mers boréales, soumises à l’influence de l’Étoile du nord. C’est l’échénéis dont parle le Cosmopolite, le dauphin royal que les personnages du Mutus Liber s’évertuent à capturer, celui que représente le poèle alchimique de P. F. Pfau, au musée de Winterthur (canton de Zurich, Suisse), le même qui accompagne et pilote, sur le bas-relief ornant la fontaine du Vertbois, le navire chargé d’une énorme pierre taillée. L’échénéis, c’est le pilote de l’onde vive, notre mercure, l’ami fidèle de l’alchimiste, celui qui doit absorber le feu secret, l’énergie ignée de la salamandre, et, enfin, demeurer stable, permanent, toujours victorieux sous la sauvegarde et avec la protection de son maître. Ces deux principes, de nature et de tendances contraires, de complexion opposée, manifestent l’un pour l’autre une antipathie, une aversion irréductibles. Mis en présence, ils s’attaquent furieusement, se défendent avec âpreté, et le combat, sans trêve ni merci, ne cesse que par la mort d’un des antagonistes. Tel est le duel ésotérique, effroyable mais réel, que l’illustre de Cyrano nous raconte en ces termes.
« Je marchai environ l’espace de quatre cents stades, à la fin desquels 245 j’aperçus, au milieu d’une fort grande campagne, comme deux boules qui, après avoir en bruissant tourné longtemps à l’entour l’une de l’autre, s’approchoient et puis se reculoient. Et j’observai que, quand le heurt se faisoit, c’étoit alors qu’on entendoit ces grands coups ; mais à force de marcher plus avant, je reconnus que ce qui, de loin, m’avoit paru deux boules, étoient deux animaux ; l’un desquels, quoique rond par en bas, formoit un triangle par le milieu, et sa tête fort élevée, avec sa rousse chevelure qui flottoit contremont, s’aiguisoit en pyramide ; son corps étoit troué comme un crible, et, à travers ces pertuis déliés qui lui servoient de pores, on apercevoit glisser de petites flammes qui sembloient le couvrir d’un plumage de feu.
« En me promenant là tout autour, je rencontrai un Vieillard fort vénérable qui regardoit ce fameux combat avec autant de curiosité que moi. Il me fit signe de m’approcher : j’obéis et nous nous assîmes l’un auprès de l’autre…
« Voici comment il me parla. « On verroit en ce globe où nous sommes, les bois fort clair-semés, à cause du grand nombre de bêtes à feu qui les désolent, sans les animaux glaçons qui, tous les jours, à la prière des forêts leurs amies, viennent guérir les arbres malades ; je dis guérir, car, à peine de leur bouche gelée ont-ils soufflé sur les charbons de cette peste, qu’ils l’éteignent.
« Au monde de la Terre d’où vous êtes et d’où je suis, la bête à feu s’appelle Salamandre, et l’animal glaçon y est connu sous le nom de Remore. Or, vous saurez que les Remores habitent vers l’extrémité du pôle, au plus profond de la mer Glaciale, et c’est la froideur évaporée de ces poissons, à travers leurs écailles, qui fait geler en ces quartiers-là l’eau de mer, quoique salée…
« Cette eau stigiade, de laquelle on empoisonna le grand Alexandre, et dont la froideur pétrifia ses entrailles, étoit du pissat d’un de ces animaux… Voilà pour ce qui est des animaux glaçons.
« Mais quant aux bêtes à feu, elles logent dans la terre, sous des montagnes de bitume allumé, comme l’Etna, le Vésuve et le Cap Rouge. Ces boutons, que vous voyez à la gorge de celui-ci, qui procèdent de l’inflammation de son foie, ce sont… »
« Nous restâmes, après cela, sans parler, pour nous rendre attentifs à ce fameux duel. La Salamandre attaquoit avec beaucoup d’ardeur, mais la Remore soutenoit impénétrablement. Chaque heurt qu’ils se donnoient engendroit un coup de tonnerre, comme il arrive dans les Mondes d’ici autour, où la rencontre d’une nue chaude avec une froide excite le même bruit. Des yeux de la Salamandre, il sortoit, à chaque œillade de colère qu’elle dardoit contre son ennemi, une rouge lumière dont l’air paroissoit allumée : en volant, elle suoit de l’huile bouillante 246 et pissoit de l’eau-forte. La Remore, de son côté, grosse, pesante et carrée, montroit un corps tout écaillé de glaçons. Ses larges yeux paroissoient deux assiettes de cristal, dont les regards portoient une lumière si morfondante, que je sentois frissonner l’hiver sur chaque membre de mon corps où elle les attachoit. Si je pensois mettre ma main au devant, ma main en prenoit l’onglée ; l’air même, autour d’elle, atteint de sa rigueur, s’épaississoit en neige ; la terre durcissoit sous ses pas, et je pouvois compter les traces de la bête par le nombre des engelures qui m’accueilloient quand je marchois dessus.
« Au commencement du combat, la Salamandre, à cause de la vigoureuse contention de sa première ardeur, avoit fait suer la Remore ; mais, à la longue, cette sueur s’étant refroidie, émailla toute la plaine d’un verglas si glissant, que la Salamandre ne pouvoit joindre la Remore sans tomber. Nous connûmes bien, le Philosophe et moi, qu’à force de choir et de se relever tant de fois, elle s’étoit fatiguée ; car ces éclats de tonnerre, auparavant si effroyables, qu’enfantoit le choc dont elle heurtoit son ennemie, n’étoient plus que le bruit sourd de ces petits coups qui marquent la fin d’une tempête, et ce bruit sourd, amorti peu à peu, dégénéra en un frémissement semblable à celui d’un fer rouge plongé dans de l’eau froide. Quand la Remore connut que le combat tiroit aux abois par l’affoiblissement du choc dont elle se sentoit à peine ébranlée, elle se dressa sur un angle de son cube et se laissa tomber de toute sa pesanteur sur l’estomac de la Salamandre, avec un tel succès que le cœur de la pauvre Salamandre, où tout le reste de son ardeur s’étoit concentrée, en se crevant fit un éclat si épouvantable que je ne sais rien dans la Nature pour le comparer. Ainsi mourut la bête à feu sous la paresseuse résistance de l’animal glaçon.
« Quelque temps après que la Remore se fut retirée, nous approchâmes du champ de bataille, et le Vieillard s’étant ensuite enduit les mains de la terre sur laquelle elle avoit marché, comme d’un préservatif contre la brûlure, il empoigna le cadavre de la Salamandre. « Avec le corps de cet animal, me dit-il, je n’ai que faire de feu dans ma cuisine ; car, pourvu qu’il soit pendu à ma crémaillère, il fera bouillir et rôtir tout ce que j’aurois mis à l’âtre. Quant aux yeux, je les garde soigneusement ; s’ils étoient nettoyés des ombres de la mort, vous les prendriez pour deux petits soleils. Les Anciens de notre Monde les savoient bien mettre en œuvre ; c’est ce qu’ils nommoient des Lampes ardentes, et l’on ne les appendoit qu’aux sépultures pompeuses 247 des personnes illustres. Nos modernes en ont rencontré en fouillant quelques-uns de ces fameux tombeaux ; mais leur ignorante curiosité les a crevés, en pensant trouver, derrière les membranes rompues, ce feu qu’ils y voyaient reluire. » [De Cyrano Bergerac, Histoire des Oiseaux, dans l’Autre Monde. Histoire comique des États et Empires du Soleil. Paris, Bauche, 1910, p. 79. Conf. de l’édition de Jean-Jacques Pauvert, p. 240, cit. supra.] [Les lampes ardentes, dites encore perpétuelles ou inextinguibles, sont une des réalisations les plus surprenantes de la science hermétique. Elles sont faites d’Élixir liquide, amené à l’état radiant et maintenu dans un vide poussé aussi loin que possible. Dans son Dictionnaire des Arts et des Sciences. Paris, 1731, Thomas de Corneille dit qu’en 1401, « un paysan déterra proche du Tibre, à quelque distance de Rome, une lampe de Pallas qui avoit brûlé plus de deux mille ans, comme on le vit par l’inscription, sans que rien eût pu l’éteindre. La flamme s’en éteignit sitôt qu’on eut fait un petit trou dans la terre ». On découvrit également, sous le pontificat de Paul III (1534-1549), dans le tombeau de Tullia, fille de Cicéron, une lampe perpétuelle, brûlant encore et donnant une vive lumière, bien que ce tombeau n’eût pas été ouvert depuis quinze cent cinquante ans. Le Révérend S. Mateer, des Missions de Londres, signale une lampe du temple de Trevaudrum, royaume de Travancore (Inde méridionale) ; cette lampe, en or, brille « dans un creux recouvert d’une pierre » depuis plus de cent vingt ans, et brûle encore à l’heure actuelle.]
Caisson 3 (pl. XXX). — Une pièce d’artillerie du XVIe siècle est représentée au moment du coup de feu. Elle est entourée d’un phylactère portant cette phrase latine :
. SI . NON . PERCVSSERO . TERREBO .
Si je n’atteins personne, du moins j’épouvanterai.
Il est bien évident que le créateur du sujet entendait parler au sens figuré. Nous comprenons qu’il s’adresse directement aux profanes, aux instigateurs dépourvus de science, incapables par conséquent de comprendre ces compositions, mais qui s’étonneront néanmoins de leur nombre autant que de leur singularité et de leur incohérence. Les modernes sages prendront ce labeur ancien pour une œuvre de dément. Et, de même que le canon mal réglé surprend seulement par son tapage, notre philosophe pense avec raison que s’il ne peut être compris de tous, tous seront étonnés du caractère énigmatique, étrange et discordant qu’affectent tant de symboles et de scènes inexplicables.
Aussi croyons-nous que le côté curieux et pittoresque de ces figures retient surtout le spectateur, sans d’ailleurs l’éclairer. C’est là ce qui a séduit M. Louis Audiat et tous les auteurs qui se sont occupés de Dampierre ; leurs descriptions ne sont au fond qu’un bruit de paroles confuses, vaines et sans portée. Mais, quoique nulles pour l’instruction du curieux, elles nous apportent cependant le témoignage qu’aucun observateur, à notre avis, n’a su découvrir l’idée générale cachée derrière ces motifs, ni la haute portée du mystérieux enseignement qui s’en dégage.
Caisson 4 (pl. XXX). — Narcisse s’efforce de saisir, dans le bassin où il s’est miré, 248 sa propre image, cause de sa métamorphose en fleur, afin qu’il puisse revivre grâce à ces eaux qui lui ont donné la mort :
. VT . PER . QVAS . PERIIT . VIVERE . POSSIT . AQVAS .
Les narcisses sont des végétaux à fleurs blanches ou jaunes, et ce sont ces fleurs qui les ont fait distinguer par les mythologues et les symbolistes ; elles offrent, en effet, les colorations respectives des deux soufres chargés d’orienter les deux Magistères. Tous les alchimistes savent qu’il faut se servir exclusivement du soufre blanc pour l’Œuvre à l’argent et du soufre jaune pour l’Œuvre solaire, en évitant avec soin de les mélanger, selon l’excellent conseil de Nicolas Flamel : il en résulterait une génération monstrueuse, sans avenir et sans vertu.
Narcisse est ici l’emblème du métal dissous. Son nom grec, Νάρκισσος, vient de la racine Νάρκη ou Νάρκα, engourdissement, torpeur. Or, les métaux réduits, dont la vie est latente, concentrée, somnolente, paraissent de ce fait demeurer dans un état d’inertie analogue à celui des animaux hibernants ou des malades soumis à l’influence d’un narcotique (ναρκωτικός, rac. νάρκη). Aussi les dit-on morts, par comparaison avec les métaux alchimiques que l’art a évertués et vitalisés. Quant au soufre extrait par le dissolvant, — l’eau mercurielle du bassin, — il reste le seul représentant de Narcisse, c’est-à-dire du métal dissocié et détruit. Mais, de même que l’image réfléchie par le miroir des eaux porte tous les caractères apparents de l’objet réel, de même le soufre garde les propriétés spécifiques et la nature métallique du corps décomposé. De sorte que ce soufre principe, véritable semence du métal, trouvant dans le mercure des éléments nutritifs vivants et vivifiants, peut générer ensuite un être nouveau, semblable à lui, d’essence supérieure toutefois, et capable d’obéir à la volonté du dynamisme évolutif.
C’est donc avec raison que Narcisse, métal transformé en fleur, ou soufre, — car le soufre, disent les philosophes, est la fleur de tous les métaux, — espère retrouver l’existence, grâce à la vertu particulière des eaux qui ont provoqué sa mort. S’il ne peut extraire son image de l’onde qui l’emprisonne, celle-ci du moins lui permettra de la matérialiser en un « double » chez lequel il retrouvera conservées ses caractéristiques essentielles.
Ainsi, ce qui cause la mort de l’un des principes donne la vie à l’autre, puisque le mercure initial, eau métallique vivante, meurt pour fournir au soufre du métal dissous les éléments de sa résurrection. C’est pourquoi les anciens ont toujours affirmé qu’il fallait tuer le vif afin de ressusciter le mort. La mise en pratique de cet axiome assure au sage la possession du soufre vif, agent principal de la pierre et des transformations 249 que l’on en peut attendre. Il lui permet encore de réaliser le second axiome de l’Œuvre : joindre la vie à la vie, en unissant le mercure premier-né de nature, à ce soufre actif pour obtenir le mercure des philosophes, substance pure, subtile, sensible et vivante. C’est là l’opération que les sages ont réservée sous l’expression des noces chimiques, du mariage mystique du frère et de la sœur, — car ils sont tous deux de même sang et ont la même origine, — de Gabritius et de Beya, du Soleil et de la Lune, d’Apollon et de Diane. Ce dernier vocable a fourni aux cabalistes la fameuse enseigne d’Apollonius de Tyane, sous laquelle on a cru reconnaître un prétendu philosophe, quoique les miracles de ce personnage fictif, de caractère incontestablement hermétique, fussent, pour les initiés, revêtues du sceau symbolique et consacrés à l’ésotérisme alchimique.
Caisson 5 (pl. XXX). — L’arche de Noé flotte sur les eaux du Déluge, tandis qu’auprès d’elle une barque menace de sombrer. Dans le ciel du sujet se lisent les mots
. VERITAS . VINCIT .
La vérité victorieuse. Nous croyons avoir dit déjà que l’arche représente la totalité des matériaux préparés et unis sous les noms divers de composé, rebis, amalgame, etc., lesquels constituent proprement l’archée, matière ignée, base de la pierre philosophale. Le grec ἀρχή signifie commencement, principe, source, origine. Sous l’action du feu externe, excitant le feu interne de l’archée, le compost tout entier se liquéfie, revêt l’aspect de l’eau ; et cette substance liquide, que la fermentation agite et boursoufle, prend, chez les auteurs, le caractère de l’inondation diluvienne. D’abord jaunâtre et bourbeuse, on lui donne le nom de laton ou laiton, qui n’est autre que celui de la mère de Diane et d’Apollon, Latone. Les Grecs l’appelaient Λητώ, de λῆτος mis pour λήϊτος, avec le sens ionien de bien commun, de maison commune (τὸ λήϊτον), significative de l’enveloppe protectrice commune au double embryon. [Les linguistes veulent, d’ailleurs, que Λητω se rapproche de Λαθειν, infinitif aoriste second de Λανθανειν signifiant se tenir caché, échapper à tous les yeux, être caché ou méconnu, en accord, pour nous, avec la phase ténébreuse dont il sera bientôt question.] Notons, en passant, que les cabalistes, par un de ces calembours dont ils sont coutumiers, ont enseigné que la fermentation devait se faire à l’aide d’un vaisseau de bois, ou, mieux, dans un tonneau coupé en deux, auquel ils appliquèrent l’épithète de chêne creux. Latone, princesse mythologique, devient, dans le langage des Adeptes, la tonne, le tonneau, ce qui explique pourquoi les débutants parviennent si difficilement à identifier le vaisseau secret où fermentent nos matières.
Au bout du temps requis on voit monter à la superficie, flotter et se déplacer sans cesse sous l’effet de l’ébullition, une très mince pellicule, en 250 ménisque, que les sages ont nommée l’Île philosophique [En particulier le Cosmopolite (Traité du Sel, p. 78) et l’auteur du Songe Verd.], manifestation première de l’épaississement et de la coagulation. C’est l’île fameuse de Délos, en grec Δῆλος, c’est-à-dire apparent, clair, certain, laquelle assure un refuge inespéré à Latone fuyant la persécution de Junon, et remplit le cœur de l’artiste d’une joie sans mélange. Cette île flottante, que Poséidon, d’un coup de son trident, fit sortir du fond de la mer, est aussi l’arche salvatrice de Noé portée sur les eaux du Déluge. « Cum viderem quod aqua sensim crassior, nous dit Hermès, duriorque fieri inciperet, gaudebam ; certo enim sciebam, ut invenirem quod querebam. » [« Quand je vis cette eau devenir peu à peu plus épaisse, et qui commençait à durcir, alors je me réjouissais, car je savais certainement que je trouverais ce que je cherchais. »]
Progressivement, et sous l’action continue du feu interne, la pellicule se développe, s’épaissit, gagne en étendue jusqu’à recouvrir toute la surface de la masse fondue. L’île mouvante est alors fixée, et ce spectacle donne à l’alchimiste l’assurance que le temps des couches de Latone est arrivé. À ce moment, le mystère reprend ses droits. Une nuée lourde, obscure, livide, monte et s’exhale de l’île chaude et stabilisée, couvre de ténèbres cette terre en parturition, enveloppe et dissimule toutes choses de son opacité, remplit le ciel philosophique des ombres cimmériennes (κιμμερικόν, vêtement de deuil) et, dans la grande éclipse du soleil et de la lune, dérobe aux yeux la naissance surnaturelle des jumeaux hermétiques, futurs parents de la pierre.
La tradition mosaïque rapporte que Dieu, vers la fin du Déluge, fait souffler sur les eaux un vent chaud, qui les évapore et en abaisse le niveau. Le sommet des montagnes émerge de l’immense nappe liquide, et l’arche vient alors se poser sur le mont Ararat, en Arménie. Noé, ouvrant la fenêtre du vaisseau, lâche le corbeau, lequel est, pour l’alchimiste et dans sa minuscule Genèse, la réplique des ombres cimmériennes, de ces nuées ténébreuses qui accompagnent l’élaboration cachée d’êtres nouveaux et de corps régénérés.
Par ces concordances, et le témoignage matériel du labeur lui-même, la vérité s’affirme victorieuse, en dépit des négateurs, des sceptiques, hommes de peu de foi, toujours prêts à rejeter, dans le domaine de l’illusion et du merveilleux, la réalité positive qu’ils ne sauraient comprendre parce qu’elle n’est point connue et moins encore enseignée.
Caisson 6 (pl. XXX). — Une femme, agenouillée au pied d’une tombe sur laquelle on lit ce mot bizarre :
TAIACIS
affecte 251 le plus profond désespoir. La banderole qui agrémente cette figure porte l’inscription :
. VICTA . JACET . VIRTVS .
La vertu gît vaincue. Devise d’André Chénier, nous dit Louis Audiat, en guise d’explication, et sans tenir compte du temps écoulé entre la Renaissance et la Révolution. Il n’est pas ici question du poète, mais bien de la vertu du soufre, ou de l’or des sages, lequel repose sous la pierre, attendant la décomposition complète de son corps périssable. Car la terre sulfureuse, dissoute dans l’eau mercurielle, prépare, par la mort du composé, la libération de cette vertu, qui est proprement l’âme ou le feu du soufre. Et cette vertu, momentanément prisonnière de l’enveloppe corporelle, ou cet esprit immortel, flottera sur les eaux chaotiques, jusqu’à la formation du corps nouveau, ainsi que nous l’enseigne Moïse dans la Genèse (ch. I, v. 2).
C’est donc l’hiéroglyphe de la mortification que nous avons sous les yeux, et c’est lui qui se répète également dans les gravures de la Pretiosa Margarita novella dont Pierre Bon de Lombardie a illustré son drame du Grand-Œuvre. Quantité de philosophes ont adopté ce mode d’expression et voilé, sous des sujets funèbres ou macabres, la putréfaction spécialement appliquée au second Œuvre, c’est-à-dire à l’opération chargée de décomposer et de liquéfier le soufre philosophique, issu du premier labeur, en Élixir parfait. Basile Valentin nous montre un squelette debout sur son propre cercueil, dans l’une de ses Douze Clefs, et nous dépeint une scène d’inhumation dans une autre. Flamel place non seulement les symboles humanisés de l’Ars magna au charnier des Innocents, mais il décore sa plaque tumulaire, que l’on voit exposée dans la chapelle du musée de Cluny, d’un cadavre rongé de vers avec cette inscription :
De terre suis venu et en terre retourne.
Senior Zadith enferme, à l’intérieur d’une sphère transparente, un agonisant décharné. Henri de Linthaut dessine, sur un feuillet du manuscrit de l’Aurore, le corps inanimé d’un roi couronné, étendu sur la dalle mortuaire, tandis que son esprit, sous la figure d’un ange, s’élève vers une lanterne perdue dans les nues. Et nous-mêmes, après ces grands maîtres, avons exploité le même thème dans le frontispice du Mystères des Cathédrales.
Quant à la femme qui, sur la tombe de notre caisson, traduit ses regrets en gestes désordonnés, elle figure la mère métallique du soufre ; c’est à elle qu’appartient le vocable singulier gravé sur la pierre qui recouvre son enfant : Taiacis. Ce terme baroque, né sans doute d’un caprice 252 de notre Adepte, n’est, en réalité, qu’une phrase latine aux mots assemblés, et écrite à l’envers de manière à être lue en commençant par la fin : Sic ai at, hélas ! ainsi du moins… (pourra-t-il renaître). Suprême espoir au fond de la suprême douleur. Jésus lui-même dut souffrir dans sa chair, mourir et demeurer trois jours au sépulcre, afin de racheter les hommes, et de ressusciter ensuite dans la gloire de son incarnation humaine et l’accomplissement de sa mission divine.
Caisson 7 (pl. XXX). — Représentée en plein vol, une colombe tient en son bec un rameau d’olivier. Ce sujet est distingué par l’inscription :
. SI . TE . FATA . VOCANT .
Si les destins t’y appellent. L’emblème de la colombe au rameau vert nous est donné par Moïse dans sa description du Déluge universel. Il est dit, en effet (Genèse, ch. VIII, v. 11), que Noé, ayant donné l’essor à la colombe, celle-ci revint vers le soir en rapportant une branche verte d’olivier. C’est là le signe par excellence de la véritable voie et de la marche régulière des opérations. Car le travail de l’Œuvre étant un abrégé et une réduction de la Création, toutes les circonstances de l’ouvrage divin se doivent retrouver en petit dans celui de l’alchimiste. En conséquence, lorsque le patriarche fait sortir de l’arche le corbeau, nous devons entendre qu’il est question, pour notre Œuvre, de la première couleur durable, c’est-à-dire de la couleur noire, parce que la mort du composé, devenue effective, les matières se putréfient et prennent une coloration bleue très sombre que ses reflets métalliques permettent de comparer aux plumes du corbeau. D’ailleurs, le récit biblique précise que cet oiseau, retenu par les cadavres, ne revient pas à l’arche. Toutefois, la raison analogique qui fait attribuer à la couleur noire le terme de corbeau, n’est pas uniquement fondée sur une identité d’aspect ; les philosophes ont encore donné au compost parvenu à la décomposition le nom expressif de corps bleu (d’où provient le vieux juron médiéval), et les cabalistes celui de corps beau, non qu’il soit agréable à voir, mais parce qu’il apporte le premier témoignage d’activité des matériaux philosophiques. Cependant, malgré le signe d’heureux présage que les auteurs s’accordent à reconnaître dans l’apparition de la couleur noire, nous recommandons de n’accueillir ces démonstrations qu’avec réserve, en ne leur attribuant pas plus de valeur qu’elles n’en ont. Nous savons combien il est facile de l’obtenir, même au sein de substances étrangères, pourvu que celles-ci soient traitées selon les règles de l’art. Ce critérium est donc insuffisant, bien qu’il justifie cet axiome connu, que toute matière sèche se dissout et se corrompt dans l’humidité qui lui est naturelle et homogène. 253 C’est la raison pour laquelle nous mettons en garde le débutant et lui conseillons, avant de se livrer aux transports d’une joie sans lendemain, d’attendre prudemment la manifestation de la couleur verte, symptôme du dessèchement de la terre, de l’absorption des eaux et de la végétation du nouveau corps formé.
Ainsi, frère, si le ciel daigne bénir ton labeur et, selon la parole de l’Adepte, si te fata vocant, tu obtiendras d’abord le rameau d’olivier, symbole de paix et d’union des éléments, puis la blanche colombe qui te l’aura apporté. Alors seulement tu pourras être certain de posséder cette lumière admirable, don de l’Esprit-Saint, que Jésus envoya, au cinquantième jour (Πεντηκοστή), sur ses apôtres bien-aimés. Telle est la consécration matérielle du baptême initiatique et de la révélation divine. « Et comme Jésus sortait de l’eau, nous dit saint Marc (ch. I, v. 10), Jean vit tout à coup les cieux s’entr’ouvrir et le Saint-Esprit descendre sur lui sous la forme corporelle d’une colombe. »
Caisson 8 (pl. XXX). — Deux avant-bras dont les mains se joignent, sortent d’un cordon de nuages. Ils ont pour devise :
. ACCIPE . DAQVE . FIDEM .
Reçois ma parole et donne-moi la tienne. Ce motif n’est, en somme, qu’une traduction du signe utilisé par les alchimistes pour exprimer l’élément eau. Nuées et bras composent un triangle à sommet dirigé en bas, l’hiéroglyphe de l’eau, opposée au feu que symbolise un triangle semblable mais retourné.
Il est certain qu’on ne saurait comprendre notre première eau mercurielle sous cet emblème d’union, puisque les deux mains serrées en pacte de fidélité et d’attachement appartiennent à deux individualité distinctes. Nous avons dit, et répétons ici, que le mercure initial est un produit simple, et le premier agent chargé d’extraire la partie sulfureuse et ignée des métaux. Toutefois, si la séparation du soufre par ce dissolvant lui laisse retenir quelques portions de mercure, ou permette à celui-ci d’absorber une certaine quantité de soufre, quoique ces combinaisons puissent recevoir la dénomination de mercure philosophique, on ne doit pas cependant espérer réaliser la pierre au moyen de cette seule mixtion. L’expérience démontre que le mercure philosophique, soumis à la distillation, abandonne facilement son corps fixe, laissant le soufre pur au fond de la cornue. D’autre part, et malgré l’assurance des auteurs qui accordent au mercure la prépondérance dans l’Œuvre, nous constatons que le soufre se désigne lui-même comme étant l’agent essentiel, puisqu’en définitive c’est lui qui demeure, exalté sous le nom d’Élixir ou multiplié sous celui de pierre philosophale, 254 dans le produit final de l’ouvrage. Ainsi le mercure, quel qu’il soit, reste soumis au soufre, car il est le serviteur et l’esclave, lequel, se laissant absorber, disparaît et se confond avec son maître. En conséquence, comme la médecine universelle est une véritable génération, que toute génération ne se peut accomplir sans le secours de deux facteurs, d’espèces semblable mais de sexe différent, nous devons reconnaître que le mercure philosophique est impuissant à produire la pierre, et cela parce qu’il est seul. C’est lui, pourtant, qui tient dans le travaille rôle de femelle, mais celle-ci, disent d’Espagnet et Philalèthe, doit être unie à un second mâle, si l’on veut obtenir le composé connu sous le nom de Rebis, matière première du Magistère.
C’est le mystère de la parole cachée, ou verbum demissum, que notre Adepte a reçue de ses prédécesseurs, qu’il nous transmet sous le voile du symbole, et pour la conservation de laquelle il nous demande la nôtre, c’est-à-dire le serment de ne point découvrir ce qu’il a jugé bon de garder secret : accipe daque fidem.
Caisson 9 (pl. XXX). — Sur un sol rocheux, deux colombes, malheureusement décapitées, se font vis-à-vis. Elles portent pour épigraphe l’adage latin :
. CONCORDIA . NVTRIT . AMOREM .
La concorde nourrit l’amour. Vérité éternelle, dont nous retrouvons l’application partout ici-bas, et que le Grand-Œuvre confirme par l’exemple le plus frappant qu’il soit possible de rencontrer dans l’ordre des choses minérales. L’ouvrage hermétique tout entier n’est, en effet, qu’une harmonie parfaite, réalisée d’après les tendances naturelles des corps inorganiques entre eux, de leur affinité chimique et, si le mot n’est pas trop excessif, de leur amour réciproque.
Les deux oiseaux composants le sujet de notre bas-relief représentent ces fameuses Colombes de Diane, objet du désespoir de tant de chercheurs, et célèbre énigme qu’imagina Philalèthe pour recouvrir l’artifice du double mercure des sages. En proposant à la sagacité des aspirants cette obscure allégorie, le grand Adepte ne s’est point étendu sur l’origine de ces oiseaux ; il enseigne seulement, de la façon la plus brève, que « les Colombes de Diane sont enveloppées inséparablement dans les embrassements éternels de Vénus ». Or, les alchimistes anciens plaçaient sous la protection de Diane « aux cornes lunaires » ce premier mercure dont nous avons maintes fois parlé sous le nom de dissolvant universel. Sa blancheur, son éclat argentin lui valurent aussi l’épithète de Lune des Philosophes et de Mère de la pierre ; c’est dans ce 255 sens qu’Hermès l’entend lorsqu’il dit, en parlant de l’Œuvre : « Le Soleil est son père et la Lune sa mère. » Limojon de Saint-Didier, pour aider l’investigateur à déchiffrer l’énigme, écrit dans l’Entretien d’Eudoxe et de Pyrophile : « Considérez enfin par quels moyens Geber enseigne de faire les sublimations requises à cet art ; pour moy, je ne puis faire davantage que de faire le même souhait qu’a fait un autre philosophe : Sidera Veneris, et corniculatæ Dianæ tibi propitia sunto. » [« Que l’astre de Vénus et les cornes de Diane te soient favorables. »]
On peut donc envisager les Colombes de Diane comme deux parties de mercure dissolvant, — les deux pointes du croissant lunaire, — contre une de Vénus, laquelle doit tenir étroitement embrassées ses colombes favorites. La correspondance se trouve confirmée par la double qualité, volatile et aérienne, du mercure initial dont l’emblème a toujours été pris parmi les oiseaux, et par la matière même d’où provient le mercure, terre rocailleuse, chaotique, stérile sur laquelle les colombes se reposent.
Lorsque, nous dit l’Écriture, la Vierge Marie eut accompli, selon la loi de Moïse, les sept jours de la purification (Exode, XIII, 2), Joseph l’accompagna au temple de Jérusalem, afin d’y présenter l’Enfant et offrir la victime, conformément à la loi du Seigneur (Lévitique, XII, 6, 8), savoir : un couple de tourterelles ou deux petits de colombes. Ainsi apparaît, dans le texte sacré, le mystère de l’Ornithogale, ce fameux lait des oiseaux, — Ὀρνίθιον γάλα, — dont les grecs parlaient comme d’une chose extraordinaire et fort rare. « Traire le lait des oiseaux » (Ὀρνίθιον γάλα ἀμέλγειν) était chez eux un proverbe qui équivalait à réussir, à connaître la faveur du destin et le succès en toute entreprise. Et nous devons convenir qu’il faut être l’élu de la Providence pour découvrir les colombes de Diane et pour posséder l’ornithogale, synonyme hermétique du Lait de vierge cher à Philalèthe. Ὄρνις, en grec, désigne non seulement l’oiseau en général, mais plus expressément le coq et la poule, et c’est peut-être de là que dérive le vocable ὀρνίθιον γάλα, lait de poule, obtenu en délayant un jaune d’œuf dans du lait chaud. Nous n’insisterons pas sur ces rapports, parce qu’ils dévoileraient l’opération secrète cachée sous l’expression des colombes de Diane. Disons cependant que les plantes appelées ornithogales sont des liliacées bulbeuses, à fleurs d’un beau blanc, et l’on sait que le lis est, par excellence, la fleur emblématique de Marie.
Sixième série (pl. XXXI).
Caisson 1. — Perçant les nuées, une main d’homme lance contre un rocher sept boules qui rebondissent vers elle. Ce bas-relief est orné de l’inscription :
. CONCVSSVS . SVRGO .
Heurté, je rebondis. Image de l’action et de la réaction, ainsi que de l’axiome hermétique Solve et coagula, dissous et coagule.
Un sujet analogue se remarque sur l’un des caissons du plafond de la chapelle Lallemant, à Bourges ; mais les boules y sont remplacées par des châtaignes. Or, ce fruit auquel son péricarpe épineux a fait donner le nom vulgaire de hérisson (en grec ἐχῖνος, oursin, châtaigne de mer), est une figuration assez exacte de la pierre philosophale telle qu’on l’obtient par la voie brève. Elle paraît, en effet, constituée d’une sorte de noyau cristallin et translucide, à peu près sphérique, de couleur semblable à celle du rubis balai, enfermé dans une capsule plus ou moins épaisse, rousse, opaque, sèche et couverte d’aspérités, laquelle, à la fin du travail, est souvent crevassée, parfois même ouverte, comme le brou des noix et des châtaignes. Ce sont donc bien les fruits du labeur hermétique que la main céleste jette contre le rocher, emblème de notre substance mercurielle. Chaque fois que la pierre, fixe et parfaite, est reprise par le mercure afin de s’y dissoudre, de s’y nourrir de nouveau, d’y augmenter non seulement en poids et en volume, mais encore en énergie, elle retourne par la coction à son état, à sa couleur et à son aspect primitifs. On peut dire qu’après avoir touché le mercure elle revient à son point de départ. Ce sont ces phases de chute et d’ascension, de solution et de coagulation qui caractérisent les multiplications successives qui donnent à chaque renaissance de la pierre une puissance théorique décuple de la précédente. Toutefois, et quoique beaucoup d’auteurs n’envisagent aucune limite à cette exaltation, nous pensons avec d’autres philosophes qu’il serait imprudent, au moins en ce qui concerne la transmutation et la médecine, de dépasser la septième réitération. C’est la raison pour laquelle Jean Lallemant et l’Adepte de Dampierre n’ont figuré que sept boules ou châtaignes sur les motifs dont nous parlons.
Illimitée pour les philosophes spéculatifs, la multiplication est cependant bornée dans le domaine pratique. Plus la pierre progresse, plus elle devient pénétrante et d’élaboration rapide : elle n’exige, à chaque degré d’augmentation, que le huitième du temps demandé par 257 l’opération précédente. Généralement, — et nous considérons ici la voie longue, — il est rare que la quatrième réitération réclame plus de deux heures ; la cinquième est donc accomplie en une minute et demie, tandis que douze secondes suffiraient à parachever la sixième : l’instantanéité d’une telle opération la rendrait impraticable. D’autre part, l’intervention du poids et du volume, sans cesse accrus, obligerait à réserver une grande partie de la production, faute d’une quantité proportionnelle de mercure, toujours long et fastidieux à préparer. Enfin, la pierre multipliée aux degrés cinquième et sixième exigerait, étant donné son pouvoir igné, une masse importante d’or pur pour l’orienter vers le métal, — sinon on s’exposerait à la perdre en entier. Il est donc préférable, à tout point de vue, de ne pas pousser trop loin la subtilité d’un agent doué déjà d’une énergie considérable, à moins que l’on ne veuille, quittant l’ordre des possibilités métalliques et médicales, posséder ce Mercure universel, brillant et lumineux dans l’obscurité, afin d’en construire la lampe perpétuelle. Mais le passage de l’état solide à l’état liquide, qui se doit réaliser en ce lieu, étant éminemment dangereux, ne peut être tenté que par un maître très savant et d’une habileté consommée…
De tout ce qui précède, nous devons conclure que les impossibilités matérielles signalées à propos de la transmutation, tendent à ruiner la thèse d’une progression géométrique croissante et indéfinie, basée sur le nombre dix cher aux théoriciens purs. Gardons-nous de l’enthousiasme irréfléchi, et ne laissons jamais circonvenir notre jugement par les arguments spécieux, les théories brillantes, mais creuses, des amateurs de prodigieux. La science et la nature nous réservent assez de merveilles pour nous satisfaire, sans que nous éprouvions le besoin d’y ajouter encore les vaines fantaisies de l’imagination.
Caisson 2 (pl. XXXI). — C’est un arbre mort, aux branches coupées, aux racines déchaussées, que nous présente ce bas-relief. Il ne porte point d’inscription, mais seulement deux signes de notation alchimique gravés sur un cartouche ; l’un, figure schématique du niveau, exprime le Soufre ; l’autre, triangle équilatéral à sommet supérieur, désigne le Feu.
L’arbre desséché est un symbole des métaux usuels réduits de leurs minerais et fondus, auxquels les hautes températures des fours métallurgiques ont fait perdre l’activité qu’ils possédaient dans leur gîte naturel. C’est pourquoi les philosophes les qualifient morts et les reconnaissent impropres au travail de l’Œuvre, jusqu’à ce qu’ils soient revivifiés, ou réincrudés selon le terme consacré, par ce feu interne qui ne les abandonne jamais complètement. Car les métaux, fixés sous la forme 258 industrielle que nous leur connaissons, gardent encore, au plus profond de leur substance, l’âme que le feu vulgaire a resserrée et condensée, mais qu’il n’a pu détruire. Et cette âme, les sages l’ont nommée feu ou soufre, parce qu’elle est véritablement l’agent de toutes les mutations, de tous les accidents observés dans la matière métallique, et cette semence incombustible que rien ne peut ruiner tout à fait, ni la violence des acides forts, ni l’ardeur de la fournaise. Ce grand principe d’immortalité, chargé par Dieu même d’assurer, de maintenir la perpétuité de l’espèce et de reformer le corps périssable, subsiste et se retrouve jusque dans les cendres des métaux calcinés, alors que ceux-ci ont souffert la désagrégation de leurs parties et vu consumer leur enveloppe corporelle.
Les philosophes jugèrent donc, non sans raison, que les qualités réfractaires du soufre, sa résistance au feu, ne pouvaient appartenir qu’au feu ou à quelque esprit de nature ignée. C’est ce qui les a conduits à lui donner le nom sous lequel il est désigné et que certains artistes croient provenir de son aspect, bien qu’il n’offre aucun rapport avec le soufre commun. En grec, soufre se dit θεῖον, mot dont la racine est θεῖος, qui signifie divin, merveilleux, surnaturel ; τὸ θεῖον n’exprime pas seulement la divinité, mais encore le côté magique, extraordinaire d’une chose. Or, le soufre philosophique, considéré comme le dieu et l’animateur du Grand-Œuvre, révèle par ses actions une énergie formatrice comparable à celle de l’Esprit divin. Ainsi, et quoique qu’il faille attribuer la préséance au mercure, — pour demeurer dans l’ordre des acquisitions successives, — nous devons reconnaître que c’est au soufre, âme incompréhensible des métaux, que notre pratique est redevable de son caractère mystérieux et en quelque sorte surnaturel.
Cherchez donc le soufre dans le tronc mort des métaux vulgaires, et vous obtiendrez en même temps ce feu naturel et métallique qui est la clef principale du labeur alchimique. « C’est là, dit Limojon de Saint-Didier, le grand mystère de l’art, puisque tous les autres dépendent de l’intelligence de celuy-cy. Que je serois satisfait, ajoute l’auteur, s’il m’estoit permis de vous expliquer ce secret sans équivoque ; mais je ne puis faire ce qu’aucun philosophe n’a cru estre en son pouvoir. Tout ce que vous pouvez raisonnablement attendre de moy, c’est de vous dire que le feu naturel est un feu en puissance, qui ne brûle pas les mains, mais qui fait paraître son efficacité pour peu qu’il soit excité par le feu extérieur. »
Caisson 3 (pl. XXXI). — Une pyramide hexagonale, faite de plaques de tôle rivées, porte, accrochés à ses parois, divers emblèmes de chevalerie et 259 d’hermétisme, pièces d’armure et pièces honorables : targes, armet, brassard, gantelets, couronne et guirlandes. Son épigraphe est tirée d’un vers de Virgile (Énéide, XI, 641) :
. SIC . ITVR . AD . ASTRA .
C’est ainsi qu’on s’immortalise. Cette construction pyramidale, dont la forme rappelle celle de l’hiéroglyphe adopté pour désigner le feu, n’est autre que l’Athanor, mot par lequel les alchimistes signalent le fourneau philosophique indispensable à la maturation de l’Œuvre. Deux portes de côté y sont ménagées et se font vis-à-vis ; elles obturent des fenêtres vitrées qui permettent l’observation des phases du travail. Une autre, située à la base, donne accès au foyer ; enfin, une petite plaque, près du sommet, sert de registre et de bouche d’évacuation aux gaz issus de la combustion. À l’intérieur, si nous nous en rapportons aux descriptions très détaillées de Philalèthe, Le Tesson, Salmon et autres, ainsi qu’aux reproductions de Rupescissa, Sgobbis, Pierre Vicot, Huginus à Barma, etc., l’Athanor est agencé de manière à recevoir une écuelle de terre ou de métal, appelée nid ou arène, parce que l’œuf y est soumis à incubation dans le sable chaud (latin, arena, sable). Quant au combustible utilisé pour le chauffage, il paraît assez variable, quoique beaucoup d’auteurs accordent leur préférence aux lampes thermogènes.
Du moins est-ce là ce que les maîtres enseignent au sujet de leur fourneau. Mais l’Athanor, demeure du feu mystérieux, se réclame d’une conception moins vulgaire. Par ce four secret, prison d’une invisible flamme, il nous paraît plus conforme à l’ésotérisme hermétique d’entendre la substance préparée, — amalgame ou rebis, — servant d’enveloppe et de matrice au noyau central où sommeillent ces facultés latentes que le feu commun va bientôt rendre actives. La matière seule étant le véhicule du feu naturel et secret, immortel agent de toutes nos réalisations, reste pour nous l’unique et véritable Athanor (du grec Ἀθάνατος, qui se renouvelle et ne meurt jamais). Philalèthe nous dit, à propos du feu secret, dont les sages ne sauraient se passer, puisque c’est lui qui provoque toutes les métamorphoses au sein du composé, qu’il est d’essence métallique et d’origine sulfureuse. On le reconnaît minéral, parce qu’il naît de la prime substance mercurielle, source unique des métaux ; sulfureux, parce que ce feu, dans l’extraction du soufre métallique, a pris les qualités spécifiques du « père des métaux ». C’est donc un feu double, — l’homme double igné de Basile Valentin, — qui renferme à la fois les vertus attractives, agglutinantes et organisatrices du mercure, et les propriétés siccatives, coagulantes et fixatives du soufre. Pour peu que l’on ait quelque teinture de philosophie, 260 on comprendra facilement que ce double feu, animateur du rebis, ayant seulement besoin du secours de la chaleur pour passer du potentiel à l’actuel, et rendre sa puissance effective, ne saurait appartenir au fourneau, bien qu’il représente métaphoriquement notre Athanor, c’est-à-dire le lieu de l’énergie, du principe d’immortalité enclos dans le composé philosophal. Ce double feu est le pivot de l’art et, selon l’expression de Philalèthe, « le premier agent qui fait tourner la roue et mouvoir l’essieu » ; aussi le désigne-t-on souvent par l’épithète feu de roue, parce qu’il paraît développer son action selon un mode circulaire, dont le but est la conversion de l’édifice moléculaire, rotation symbolisée dans la roue de Fortune et dans l’Ouroboros.
Ainsi, la matière détruite, mortifiée puis recomposée en un nouveau corps, grâce au feu secret qu’excite celui du fourneau, s’élève graduellement à l’aide des multiplications, jusqu’à la perfection du feu pur, voilée sous la figure de l’immortel Phénix : sic itur ad astra. De même l’ouvrier, fidèle serviteur de la nature, acquiert, avec la connaissance sublime, le haut titre de chevalier, l’estime de ses pairs, la reconnaissance de ses frères et l’honneur, plus enviable que toute la gloire mondaine, de figurer parmi les disciples d’Élie.
Caisson 4 (pl. XXXI). — Clos de son étroit couvercle, la panse rebondie mais fendue, un vulgaire pot de terre remplit, de sa majesté plébéienne et lézardée, la surface de ce caisson. Son inscription affirme que le vase dont nous voyons l’image doit s’ouvrir de lui-même et rendre manifeste, par sa destruction, l’achèvement de ce qu’il renferme :
. INTVS . SOLA . FIENT . MANIFESTA . RVINA .
Parmi tant de figures diverses, d’emblèmes avec lesquels il fraternise, notre sujet paraît d’autant plus original que son symbolisme se rapporte à la voie sèche, dite encore Œuvre de Saturne, aussi rarement traduite en iconographie que décrite dans les textes. Basée sur l’emploi de matériaux solides et cristallisés, la voie brève (ars brevis) exige seulement le concours du creuset et l’application de températures élevées. Cette vérité, Henckel l’avait entrevue lorsqu’il remarque que « l’artiste Élias, cité par Helvétius, prétend que la préparation de la pierre philosophale se commence et s’achève en quatre jours de temps, et qu’il a montré, en effet, cette pierre encore adhérente aux tessons du creuset ; il me semble, poursuit l’auteur, qu’il ne serait pas si absurde de mettre en question si ce que les alchimistes appellent des grands 261 mois, ne seroient pas autant de jours, — ce qui seroit un espace de temps très borné, — et s’il n’y auroit pas une méthode dans laquelle toute l’opération ne consisteroit qu’à tenir longtemps les matières dans le plus grand degré de fluidité, ce qu’on obtiendroit par un feu violent, entretenu par l’action des soufflets ; mais cette méthode ne peut pas s’exécuter dans tous les laboratoires, et peut-être même tout le monde ne la trouveroit-il pas praticable. » [J.-F. Henckel. Traité de l’Appropriation, dans Pyritologie ou Histoire naturelle de la Pyrite. Paris, J.-T. Hérissant, 1760, p. 375, § 416.]
Mais, à l’inverse de la voie humide, dont les ustensiles de verre permettent le contrôle facile et l’observation juste, la voie sèche ne peut éclairer l’opérateur, à quelque moment qu’il en soit du travail. Aussi, quoique le facteur temps, réduit au minimum, constitue un avantage sérieux dans la pratique de l’ars brevis, en revanche, la nécessité des hautes températures présente le grave inconvénient d’une incertitude absolue quant à la marche de l’opération. Tout se passe dans le plus profond mystère à l’intérieur du creuset soigneusement clos, enfoui au centre des charbons incandescents. Il importe donc d’être très expérimenté, de bien connaître la conduite et la puissance du feu, puisqu’on ne saurait, du commencement à la fin, y découvrir la moindre indication. Toutes les réactions caractéristiques de la voie humide étant indiquées chez les auteurs classiques, il est possible à l’artiste studieux d’acquérir les points de repère assez précis pour l’autoriser à entreprendre son long et pénible ouvrage. Ici, au contraire, c’est dépourvu de tout guide que le voyageur, hardi jusqu’à la témérité, s’engage en ce désert aride et brûlé. Nulle route tracée, nul indice, nul jalon ; rien que l’inertie apparente de la terre, de la roche, du sable. Le brillant kaléidoscope des phases colorées n’égaie point sa marche indécise ; c’est en aveugle qu’il poursuit son chemin, sans autre certitude que celle de sa foi, sans autre espoir que sa confiance en la miséricorde divine…
Pourtant, à l’extrémité de sa carrière, l’investigateur apercevra un signe, le seul, celui dont l’apparition indique le succès et confirme la perfection du soufre par la fixation totale du mercure ; ce signe consiste dans la rupture spontanée du vaisseau. Le temps expiré, en découvrant latéralement une partie de sa paroi, on remarque, quand l’expérience est réussie, une ou plusieurs lignes d’une clarté éblouissante, nettement visibles sur le fond moins éclatant de l’enveloppe. Ce sont les fêlures révélatrices de l’heureuse naissance du jeune roi. De même qu’au terme de l’incubation l’œuf de poule se brise sous l’effort du poussin, de même la coque de notre œuf se rompt dès que le soufre est achevé. Il y a, entre ces effets, une évidente analogie, malgré la diversité des causes, car, dans l’Œuvre minéral, la rupture du creuset ne peut logiquement être attribuée qu’à une action chimique, malheureusement 262 impossible à concevoir ni à expliquer. Notons cependant que le fait, fort connu, se produit fréquemment sous l’influence de certaines combinaisons de moindre intérêt. C’est ainsi, par exemple, qu’en abandonnant des creusets neufs ayant servi une seule fois à la fusion de verres métalliques, à la production d’hepar sulphuris ou d’antimoine diaphorétique, et après les avoir bien nettoyés, on les trouve fissurés au bout de quelques jours, sans qu’on puisse découvrir la raison obscure de ce phénomène tardif. L’écartement considérable de leur panse montre que la fracture semble se produire par la poussée d’une force expansive, agissant du centre vers la périphérie, à la température ambiante et longtemps après usage des vaisseaux.
Signalons enfin la concordance remarquable qui existe entre le motif de Dampierre et celui de Bourges (hôtel Lallemant, plafond de la chapelle). Parmi les caissons hermétiques de celui-ci, on voit également un pot de terre, incliné, dont l’ouverture, évasée et fort large, est obturée à l’aide d’une membrane de parchemin liée sur les bords. Sa panse, trouée, laisse échapper de belles macles de différentes grosseurs. L’indication de la forme cristalline du soufre, obtenu par voie sèche, est donc très nette et vient confirmer, en le précisant, l’ésotérisme de notre bas-relief.
Caisson 5 (pl. XXXI). — Une main céleste, dont le bras est bardé de fer, brandit l’épée et la spatule. Sur le phylactère on lit ces mots latins :
. PERCVTIAM . ET . SANABO .
Je blesserai et je guérirai. Jésus a dit de même : « Je tuerai et je ressusciterai. » Pensée ésotérique d’une importance capitale dans l’exécution capitale du Magistère. « C’est la première clef, assure Limojon de Saint-Didier, celle qui ouvre les prisons obscures dans lequel le soufre est renfermé ; c’est elle qui sait extraire la semence du corps, et qui forme la pierre des philosophes par la conjonction du mâle avec la femelle, de l’esprit avec le corps, du soufre avec le mercure. Hermès a manifestement démontré l’opération de cette première clef par ces paroles : De cavernis metallorum occultus est, qui lapis est venerabilis, colore splendidus, mens sublimis et mare patens. » [« Il (le soufre) est caché au plus profond des métaux ; c’est lui qui est la pierre vénérable, de couleur éclatante, une âme élevée et une vaste mer. »] [Le Triomphe hermétique. Lettre aux Vrays Disciples d’Hermès. Op cit., p. 127.]
L’artifice cabalistique, sous lequel notre Adepte a dissimulé la technique que Limojon cherche à nous enseigner, consiste dans le choix du double instrument figuré sur notre caisson. L’épée qui blesse, la spatule 263 chargée d’appliquer le baume guérisseur, ne sont en vérité qu’un seul et même agent doué du double pouvoir de tuer et de ressusciter, de mortifier et de régénérer, de détruire et d’organiser. Spatule, en grec, se dit σπάθη ; or, ce mot signifie également glaive, épée, et tire son origine de σπάω, arracher, extirper, extraire. Nous avons donc bien ici l’indication exacte du sens hermétique fourni par la spatule et par l’épée. Dès lors, l’investigateur en possession du dissolvant, seul facteur capable d’agir sur les corps, de les détruire et d’en extraire la semence, n’aura qu’à rechercher le sujet métallique qui lui paraîtra le mieux approprié à remplir son dessein. Ainsi, le métal dissous, broyé, « mis en pièces », lui abandonnera ce grain fixe et pur, esprit qu’il porte en soi, gemme brillante, parée de magnifique couleur, première manifestation de la pierre des sages, Phœbus naissant et père effectif du grand Élixir. Dans un dialogue allégorique entre un monstre replié au fond d’une obscure caverne, pourvu de « sept cornes pleines d’eaux », et l’alchimiste errant, pressant de questions ce sphinx débonnaire, Jacques Tesson fait parler ainsi ce représentant fabuleux des sept métaux vulgaires : « Il faut que tu entendes, lui dit-il, que je suis descendu des régions célestes et suis tombé icy-bas, en ces cavernes de la terre, où je me suis nourry un espace de tems ; mais je ne désire rien plus que d’y retourner ; et le moyen de ce faire, c’est que tu me tues et puis que tu me ressuscites, et de l’instrument que tu me tueras, tu me ressusciteras. Car, comme dit la blanche colombe, celuy qui m’a tué me fera revivre. » [Jacques Tesson, Le Lyon verd ou l’Œuvre des Sages. Premier traité. Ms. cité.]
Nous pourrions faire une intéressante remarque au sujet du moyen, ou instrument, expressément figuré par le brassard d’acier dont est muni le bras céleste, car aucun détail ne doit être négligé dans une étude de ce genre ; mais nous estimons qu’il convient de ne point tout dire, et préférons laisser à qui voudra s’en donner la peine le soin de déchiffrer cet hiéroglyphe complémentaire. La science alchimique ne s’enseigne pas ; chacun doit l’apprendre soi-même, non pas de manière spéculative, mais bien à l’aide d’un travail persévérant, en multipliant les essais et les tentatives de façon à toujours soumettre les productions de la pensée au contrôle de l’expérience. Celui qui craint le labeur manuel, la chaleur des fourneaux, la poussière du charbon, le danger des réactions inconnues et l’insomnie des longues veilles, celui-là ne saura jamais rien.
Caisson 6 (pl. XXXI). — Un lierre est figuré enroulé autour d’un tronc d’arbre mort, 264 dont toutes les branches ont été coupées de main d’homme. Le phylactère qui complète ce bas-relief porte les mots :
. INIMICA . AMICITIA .
L’amitié ennemie.
L’auteur anonyme de l’Ancienne Guerre des Chevaliers, dans un dialogue entre la pierre, l’or et le mercure, fait dire à l’or que la pierre est un ver gonflé de venin, et l’accuse d’être l’ennemie des hommes et des métaux. Rien n’est plus vrai ; à telle enseigne que d’autres reprochent à notre sujet de contenir un poison redoutable, dont la seule odeur, affirment-ils, suffirait à provoquer la mort. C’est cependant de ce minéral toxique qu’est faite la médecine universelle, à laquelle aucune maladie humaine ne résiste, pour incurable qu’elle puisse être reconnue. Mais ce qui lui donne toute sa valeur et le rend infiniment précieux aux yeux du sage, c’est l’admirable vertu qu’il possède de revivifier les métaux réduits et fondus, et de perdre ses propriétés vénéneuses en leur laissant son activité propre. Aussi apparaît-il comme l’instrument de la résurrection et du rachat des corps métalliques, morts sous la violence du feu de réduction, raison pour laquelle il porte dans son blason le signe du Rédempteur, la croix.
Par ce que nous venons de dire, le lecteur aura compris que la pierre, c’est-à-dire notre sujet minéral, est figurée sur le présent motif par le lierre, plante vivace, d’odeur forte, nauséabonde, tandis que le métal a pour représentant l’arbre inerte et mutilé. Car ce n’est pas un arbre sec, simplement dépourvu de feuillage et réduit à son squelette, que l’on voit ici : il exprimerait alors, pour l’hermétiste, le soufre en sa sécheresse ignée ; c’est un tronc, volontairement mutilé, que la scie a amputé de ses maîtresses branches. Le verbe grec πρίω signifie également scier, couper avec la scie et étreindre, serrer, lier fortement. Notre arbre, étant à la fois scié et étreint, nous devons penser que le créateur de ces images a désiré indiquer clairement le métal et l’action dissolvante exercée contre lui. Le lierre, embrassant le tronc comme pour l’étouffer, traduit bien la dissolution par le sujet préparé, plein de vigueur et de vitalité ; mais cette dissolution, au lieu d’être ardente, effervescente et rapide, semble lente, difficile, toujours imparfaite. C’est que le métal, quoique entièrement attaqué, n’est solubilisé qu’en partie ; aussi est-il recommandé de réitérer fréquemment l’affusion de l’eau sur le corps, pour en extraire le soufre ou la semence « qui fait toute l’énergie de notre pierre ». Et le soufre métallique reçoit la vie de son ennemi même, en réparation de son inimitié et de sa haine. Cette opération, que les sages ont appelée réincrudation ou retour à l’état primitif, a surtout pour objet l’acquisition du soufre et sa revivification 265 par le mercure initial. Il ne faudrait donc pas prendre à la lettre ce retour à la matière originelle du métal traité, puisqu’une grande partie du corps, formée d’éléments grossiers, hétérogènes, stériles ou mortifiés, n’est plus susceptible de régénération. Quoi qu’il en soit, il suffit pour l’artiste d’obtenir ce soufre principe, séparé du métal ouvert et rendu vivant, grâce au pouvoir incisif de notre premier mercure. Avec ce corps nouveau, où l’amitié et l’harmonie remplacent l’aversion, — car les vertus et propriétés respectives des deux natures contraires sont confondues en lui, — il pourra espérer parvenir d’abord au mercure philosophique, par la médiation de cet agent essentiel, puis à l’Élixir, objet de ses désirs secrets.
Caisson 7 (pl. XXXI). — Là où Louis Audiat reconnaît la figure de Dieu le Père, nous voyons simplement celle d’un centaure, qu’une banderole, portant les sigles du Sénat et du peuple romain, cache à demi. Le tout décore un étendard dont la hampe est solidement fichée en terre.
Il s’agit donc bien d’une enseigne romaine, et l’on peut conclure que le sol sur lequel elle flotte est lui-même romain. D’ailleurs, les lettres
. S . P . Q . R .
abréviatives des mots Senatus Populusque Romanus, accompagnent ordinairement les aigles et forment, avec la croix, les armes de la Ville éternelle.
Cette enseigne, placée tout exprès pour indiquer une terre romaine, nous donne à penser que le philosophe de Dampierre n’ignorait point le symbolisme particulier de Basile Valentin, Senior Zadith, Mynsicht, etc. Car ces auteurs nomment terre romaine et vitriol romain la substance terrestre qui fournit notre dissolvant, sans lequel il serait impossible de réduire les métaux en eau mercurielle, ou, si l’on préfère, en vitriol philosophique. Or, d’après Valmont de Bomare, « le vitriol romain, appelé encore vitriol des Adeptes, n’est pas la couperose verte, mais un sel double vitriolique de fer et de cuivre ». [Valmont de Bomare. Minéralogie ou Nouvelle Exposition du Règne minéral. Paris, Vincent, 1774.] Chambon est du même avis et cite comme équivalent le vitriol de Salzbourg, qui est également un sulfate cupro-ferrique. Les grecs l’appelaient Σῶρυ, et les minéralogistes hellènes nous le décrivent comme étant un sel d’odeur forte et désagréable, qui, lorsqu’on le broyait, devenait noir en prenant une consistance spongieuse et un aspect gras.
Dans son Testamentum, Basile Valentin signale les excellentes propriétés et les rares vertus du vitriol ; mais on ne reconnaîtra la véracité de 266 ses paroles que si l’on sait, auparavant, de quel corps il entend parler. « Le Vitriol, écrit-il, est un notable et important minéral auquel nul autre, dans la nature, ne saurait être comparé, et cela parce que le Vitriol se familiarise avec tous les métaux plus que toutes les autres choses ; il leur est très prochainement allié, puisque, de tous les métaux, l’on peut faire un vitriol ou cristal ; car le vitriol et le cristal ne sont reconnus que pour une seule et même chose. C’est pourquoi je n’ai pas voulu retarder paresseusement son mérite, comme la raison le requiert, attendu que le Vitriol est préférable aux autres minéraux, et que la première place après les métaux lui doit être accordée. Car, bien que tous les métaux et minéraux soient doués de grandes vertus, celui-ci néanmoins, savoir le Vitriol, est seul suffisant pour en tirer et faire la bénite pierre, ce que nul autre au monde ne pourrait accomplir seul à son imitation. » Plus loin, notre Adepte revient sur le même sujet en précisant la nature double du vitriol romain : « Je dis ici à ce propos, qu’il faut que tu imprimes vivement cet argument en ton esprit, que tu portes entièrement tes pensées sur le vitriol métallique, et que tu te souviennes que je t’ai confié cette connaissance que l’on peut, de Mars et Vénus, faire un magnifique vitriol dans lequel les trois principes se rencontrent, lesquels servent souvent à l’enfantement et production de notre pierre. »
Relevons encore une remarque fort importante d’Henckel à propos du vitriol. « Parmi tous les noms qui ont été donnés au vitriol, dit cet auteur, il n’y en a pas un seul qui ait rapport au fer ; on l’appelle toujours chalcantum, chalcitis, cuperosa ou cupri rosa, etc. Et ce n’est pas seulement parmi les Grecs et les Latins que l’on a privé le fer de la part qui lui appartient dans le vitriol ; on en a fait autant en Allemagne, et on y donne encore aujourd’hui à tous les vitriols en général, et surtout à celui qui contient le plus de fer, le nom de kupfer wasser, eau cuivreuse, ou, ce qui revient au même, de couperose. » [J.-F. Henckel. Pyritologie, ch VII, p. 184. Op. cit.]
Caisson 8 (pl. XXXI). — Le sujet de ce bas-relief est assez singulier ; on y voit un jeune gladiateur, presque un enfant, s’acharnant à taillader, à grands coups d’épée, une ruche emplie de gâteaux de miel et dont il a ôté le couvercle. Deux mots en composent l’enseigne :
. MELITVS . GLADIVS .
Le glaive miellé. Cet acte bizarre d’adolescent fougueux et emporté, livrant bataille aux abeilles comme Don Quichote à ses moulins, n’est, au fond, que la traduction symbolique de notre premier travail, variante 267 originale du thème si connu et si souvent exploité en hermétisme, le frappement du rocher. On sait qu’après leur sortie d’Égypte, les enfants d’Israël durent camper à Réphidim (Exode, XVII, I ; Nombres, XXXIII, 14), « où il n’y avait point d’eau à boire pour le peuple ». Sur le conseil de l’Éternel (Exode, XVII, 6), Moïse, par trois fois, frappa de sa verge le rocher Horeb, et une source d’eau vive jaillit de la pierre aride. La mythologie nous offre également quelques répliques du même prodige. Callimaque (Hymne à Jupiter, 31) dit que la déesse Rhée, ayant frappé de son sceptre la montagne arcadienne, celle-ci s’ouvrit en deux et que l’eau s’en échappa avec abondance. Appolonius d’Alexandrie (Argonautes, 1146) relate le miracle du mont Dindyme et assure que la roche n’avait jamais auparavant donné naissance à la moindre source. Pausanias attribue un fait semblable à Atalante, laquelle, pour se désaltérer, fit sourdre une fontaine en heurtant de son javelot un rocher des environs de Cyphante, en Laconie.
Dans notre bas-relief, le gladiateur tient la place de l’alchimiste, figuré ailleurs sous les traits d’Hercule, — héros des douze travaux symboliques, — ou encore sous l’aspect d’un chevalier armé de pied en cap, ainsi qu’on le remarque au portail de Notre-Dame de Paris. La jeunesse du personnage exprime cette simplicité qu’il faut savoir observer tout au long de l’ouvrage, en imitant et en suivant de près l’exemple de la nature. D’autre part, nous devons croire que si l’Adepte de Dampierre accorde la préférence au gladiateur, c’est pour signifier sans aucun doute que l’artiste doit travailler ou combattre seul contre la matière. Le mot grec μονόμαχος, qui signifie gladiateur, est composé en effet, de μόνος, seul, et de μάχομαι, combattre. Quant à la ruche, elle doit le privilège de figurer la pierre à cet artifice cabalistique qui fait dériver ruche de roche par permutation de voyelles. Le sujet philosophique, notre première pierre, — en grec πέτρα, — transparaît clairement sous l’image de la ruche ou roche, car πέτρα signifie aussi roc, rocher, termes utilisés par les sages pour désigner le sujet hermétique.
Davantage, notre spadassin, en frappant à coups redoublés la ruche emblématique et en tranchant au hasard ses rayons, en fait une masse informe, hétérogène, de cire, de propolis et de miel, magma incohérent, véritable méli-mélo, pour employer le langage des dieux, d’où le miel coule au point d’en enduire son épée, substituée au bâton de Moïse. C’est là le second chaos, résultat du combat primitif, que nous dénommons cabalistiquement méli-mélo, parce qu’il contient le miel (μέλι), — eau visqueuse et glutineuse des métaux, — toujours prêt à s’écouler (μέλλω). Les maîtres de l’art nous affirment que l’ouvrage entier est un labeur d’Hercule, et qu’il faut commencer par frapper la pierre, roche 268 ou ruche, qui est notre matière première, avec l’épée magique du feu secret, afin de déterminer l’écoulement de cette eau précieuse qu’elle renferme dans son sein. Car le sujet des sages n’est guère qu’une eau congelée, ce qui lui a fait donner, pour cette raison, le nom de Pégase (de Πηγάς, rocher, glace, eau congelée ou terre dure et sèche). Et la fable nous apprend que Pégase, entre autres actions, fit jaillir, d’un coup de pied, la fontaine Hippocrène. Πήγασος, Pégase, a pour racine πηγή, source, de sorte que le coursier ailé des poètes se confond avec la source hermétique, dont il possède les caractères essentiels : la mobilité des eaux vives et la volatilité des esprits.
Comme emblème de la matière première, la ruche se rencontre souvent dans les décorations empruntant leurs éléments à la science d’Hermès. Nous l’avons vue sur le plafond de l’hôtel Lallemant et parmi les panneaux du poêle alchimique de Winterthur. Elle occupe encore l’une des cases du jeu de l’Oie, labyrinthe populaire de l’Art sacré, et recueil des principaux hiéroglyphes du Grand-Œuvre.
Caisson 9 (pl. XXXI). — Le soleil, perçant les nues, darde ses rayons vers un nid de farlouse, contenant un petit œuf et posé sur un tertre gazonné. [La farlouse des prés (Anthus pratensis) est un petit oiseau voisin des alouettes. Il fait son nid dans l’herbe. On le nommait Ἄνθος chez les Grecs : mais ce mot a une autre signification de caractère nettement ésotérique. Ἄνθος désigne encore la fleur et la partie la plus parfaite, la plus distinguée d’une chose ; c’est aussi l’efflorescence, la mousse ou l’écume de solutions dont les parties légères montent et viennent cristalliser à la surface. Cela suffit pour donner une idée claire de la naissance du petit oiseau dont l’unique œuf doit engendrer notre Phénix.] Le phylactère, qui donne au bas-relief sa signification, porte l’inscription :
. NEC . TE . NEC . SINE . TE .
Non pas toi, mais rien sans toi. Allusion au soleil, père de la pierre, suivant Hermès et la pluralité des philosophes hermétiques. L’astre symbolique, figuré dans sa splendeur radiante, tient la place du soleil métallique ou soufre, que beaucoup d’artistes ont cru être l’or naturel. Erreur grave, d’autant moins excusable que tous les auteurs établissent parfaitement la différence existant entre l’or des sages et le métal précieux. C’est, en effet, du soufre des métaux que les maîtres entendent parler lorsqu’ils décrivent la manière d’extraire et de préparer ce premier agent, lequel, d’ailleurs, n’offre aucune ressemblance physico-chimique avec l’or vulgaire. Et c’est également ce soufre, conjoint au mercure, qui collabore à la génération de notre œuf en lui donnant la faculté végétative. Ce père réel de la pierre est donc indépendant 269 d’elle, puisque la pierre provient de lui, d’où la première partie de l’axiome : nec te ; et comme il est impossible de rien obtenir sans l’aide du soufre, la seconde proposition se trouve justifiée : nec sine te. Or, ce que nous disons du soufre est vrai pour le mercure. De sorte que l’œuf, manifestation de la nouvelle forme métallique émanée du principe mercuriel, s’il doit sa substance au mercure ou Lune hermétique, tire sa vitalité et sa possibilité de développement du soufre ou soleil des sages.
En résumé, il est philosophiquement exact d’assurer que les métaux sont composés de soufre et de mercure, ainsi que l’enseigne Bernard Trévisan ; que la pierre, quoique formée des mêmes principes, ne donne point naissance à un métal ; qu’enfin, le soufre et le mercure, considérés à l’état isolé, sont les seuls parents de la pierre, mais ne peuvent être confondues avec elle. Nous nous permettons d’attirer l’attention du lecteur sur ce fait que la coction philosophale du rebis fournit un soufre, et non un assemblage irréductible de ses composants, et que ce soufre, par assimilation complète du mercure, revêt des propriétés particulières qui tendent à l’éloigner de l’espèce métallique. Et c’est sur cette constance d’effet qu’est fondée la technique de multiplication et d’accroissement, parce que le soufre nouveau reste toujours susceptible d’absorber une quantité déterminée et proportionnelle de mercure.
Septième série (pl. XXXII).
Caisson 1. — Les tables de la loi hermétique, sur lesquelles on lit une phrase française, mais si singulièrement présentée, que M. Louis Audiat n’en a point su découvrir le sens :
. EN . RIEN . GIST . TOVT .
Devise primordiale que se plaisent à répéter les philosophes anciens, et par laquelle ils entendent signifier l’absence de valeur, la vulgarité, l’extrême abondance de la matière basique d’où ils tirent tout ce qui leur est nécessaire. « Tu trouveras tout en tout ce qui n’est rien d’autre qu’une vertu styptique ou astringente des métaux et des minéraux », écrit Basile Valentin au livre des Douze Clefs.
Ainsi, la véritable sagesse nous enseigne à ne point juger des choses selon leur prix, l’agrément qu’on en reçoit, la beauté de leur aspect. Elle nous conduit à estimer dans l’homme le mérite personnel, non le dehors ou la condition, et dans les corps la qualité spirituelle qu’ils tiennent cachée en eux. Aux yeux du sage, le fer, ce paria de l’industrie 270 humaine, est incomparablement plus noble que l’or, l’or plus méprisable que le plomb ; car cette lumière vive, cette eau ardente, active et pure que les métaux communs, les minéraux et les pierres ont conservée, l’or seul en est dépourvu. Ce souverain à qui tant de gens rendent hommage, pour lequel tant de consciences s’avilissent dans l’espoir d’obtenir ses faveurs, n’a de riche et de précieux que le vêtement. Roi somptueusement paré, l’or n’est pourtant qu’un corps inerte, mais magnifique, un brillant cadavre à l’égard du cuivre, du fer ou du plomb. Cet usurpateur, qu’une foule ignorante et cupide élève au rang des dieux, ne peut même se prévaloir d’appartenir à la vieille et puissante famille des métaux ; dépouillé de son manteau, il révèle alors la bassesse de ses origines et nous apparaît comme une simple résine métallique, dense, fixe et fusible, triple qualité qui le rend notoirement impropre à la réalisation de notre dessein.
On voit ainsi combien il serait vain de travailler sur l’or, car celui qui n’a rien ne peut évidemment rien donner. C’est donc à la pierre brute et vile qu’il faut s’adresser, sans répugnance pour son aspect misérable, son odeur infecte, sa coloration noire, ses haillons sordides. Car ce sont précisément ces caractères peu séduisants qui permettent de la reconnaître, et l’ont fait regarder de tout temps comme une substance primitive, issue du chaos originel, et que Dieu, lors de la Création et de l’organisation de l’univers, aurait réservée pour ses serviteurs et ses élus. Tirée du Néant, elle en porte l’empreinte et en subit le nom : Rien. Mais les philosophes ont découvert qu’en sa nature élémentaire et désordonnée, faite de ténèbres et de lumière, de mauvais et de bon rassemblés dans la pire confusion, ce Rien contenait Tout ce qu’ils pouvaient désirer.
Caisson 2 (pl. XXXII). — La lettre majuscule H surmontée d’une couronne, que M. Louis Audiat présente comme étant la signature blasonnée du roi de France Henri II, n’offre plus aujourd’hui qu’une inscription en partie martelée, mais qui se lisait autrefois :
. IN . TE . OMNIS . DOMINATA . RECVMBIT .
En toi repose toute la puissance.
Nous avons eu précédemment l’occasion de dire que la lettre H, ou du moins le caractère graphique qui lui est apparenté, avait été choisi par les philosophes pour désigner l’esprit, âme universelle des choses, ou ce principe actif et tout-puissant que l’on reconnaît être, dans la nature, en perpétuel mouvement, en agissante vibration. C’est sur la forme de la lettre H que les constructeurs du moyen âge ont édifié les façades des cathédrales, temples glorificateurs de l’esprit divin, magnifiques 271 interprètes des aspirations de l’âme humaine dans son essor vers le Créateur. Ce caractère correspond à l’êta (H), septième lettre de l’alphabet grec, initiale du verbe solaire, demeure de l’esprit, astre dispensateur de la lumière : Ἥλιος, soleil. C’est aussi le chef du prophète Élie, — en grec Ἡλιάς solaire, — que les Écritures disent être monté au ciel, tel un pur esprit, dans un char de lumière et de feu. C’est encore le centre et le cœur de l’un des monogrammes du Christ : I H S, abréviation de Iesus Hominum Salvator, Jésus Sauveur des Hommes. C’est également ce signe qu’employaient les francs-maçons médiévaux pour désigner les deux colonnes du temple de Salomon, au pied desquelles les ouvriers recevaient leur salaire : Jakin et Bohas, colonnes dont les tours des églises métropolitaines ne sont que la traduction libre, mais hardie et puissante. C’est enfin l’indication du premier échelon de l’échelle des sages, scala philosophorum, de la connaissance acquise de l’agent hermétique, promoteur mystérieux des transformations de la nature minérale, et celle du secret retrouvé de la Parole perdue. Cet agent était jadis désigné, entre les Adeptes, sous l’épithète d’aimant ou d’attractif. Le corps chargé de cet aimant s’appelait lui-même Magnésie, et c’est lui, ce corps, qui servait d’intermédiaire entre le ciel et la terre, se nourrissant des influences astrales, ou dynamisme céleste, qu’il transmettait à la substance passive, en les attirant à la manière d’un aimant véritable. De Cyrano Bergerac, dans un de ses récits allégoriques, parle ainsi de l’esprit magnésien dont il paraît fort bien informé, tant en ce qui concerne la préparation que l’usage.
« Vous n’avez pas oublié, je pense, écrit notre auteur, que je me nomme Hélie, car je vous l’ai dit naguère. Vous saurez donc que j’étais en votre monde et que j’habitais avec Élisée, un hébreu comme moi, sur les agréables bords du Jourdain, où je menais, parmi les livres, une vie assez douce pour ne pas la regretter, encore qu’elle s’écoulât. Cependant, plus les lumières de mon esprit croissaient, plus aussi croissait la connaissance de celles que je n’avais point. Jamais nos prêtres ne me ramentevaient Adam, que le souvenir de cette Philosophie parfaite qu’il avait possédée ne me fît soupirer. Je désespérais de la pouvoir acquérir, quand un jour, après avoir sacrifié pour l’expiation des faiblesses de mon être mortel, je m’endormis, et l’Ange du Seigneur m’apparut en songe ; aussitôt que je fus réveillé, je ne manquai pas de travailler aux choses qu’il m’avait prescrites : je pris de l’aimant environ deux pieds en carré, que je mis dans un fourneau ; 272 puis, lorsqu’il fut bien purgé, précipité et dissous, j’en tirai l’attractif ; je calcinai tout cet Élixir et le réduisie à la grosseur d’environ une balle médiocre.
« En suite de ces préparations, je fis construire un chariot de fer fort léger, et de là à quelques mois, tous mes engins étant achevés, j’entrai dans mon industrieuse charrette. Vous me demanderez possible à quoi bon tout cet attirail. Sachez que l’Ange m’avait dit en songe que si je voulais acquérir une science parfaite comme je le désirais, je montasse au monde de la Lune, où je trouverais devant le Paradis d’Adam, l’Arbre de la Science, parce qu’aussitôt que j’aurais tâté de son fruit, mon âme serait éclairée de toutes les vérités dont une créature est capable ; voilà donc le voyage pour lequel j’avais bâti mon chariot. Enfin, je montai dedans et, lorsque je fus bien ferme et bien appuyé sur le siège, je jetai fort haut en l’air cette boule d’aimant. Or, la machine de fer, que j’avais forgée tout exprès plus massive au milieu qu’aux extrémités, fut enlevée aussitôt, et dans un parfait équilibre, à mesure que j’arrivais où l’aimant m’avait attiré, et, dès que j’avais sauté jusque-là, ma main le faisait repartir… À la vérité, c’était un spectacle à voir bien étonnant, car l’acier de cette maison volante, que j’avais poli avec beaucoup de soin, réfléchissait de tous côtés la lumière du soleil si vive et si brillante, que je croyais moi-même être emporté dans un chariot de feu… Quand depuis j’ai fait réflexion sur cet enlèvement miraculeux, je me suis bien imaginé que je n’aurais pas pu vaincre, par les vertus occultes d’un simple corps naturel, la vigilance du Séraphin que Dieu a ordonné pour la garde de ce paradis. Mais parce qu’il se plaît à se servir de causes secondes, je crus qu’il m’avait inspiré ce moyen pour y entrer, comme il voulut se servir des côtes d’Adam pour lui faire une femme, quoiqu’il pût la former de terre aussi bien que lui. » [De Cyrano Bergerac. L’Autre Monde, ou Histoire comique des États et Empires de la Lune. Paris, Bauche, 1910, p. 38. Vide édition Jean-Jacques Pauvert, p. 32, cit. supra.]
Quant à la couronne qui complète le signe important que nous étudions, ce n’est point celle du roi de France Henri II, mais bien la couronne royale des élus. C’est elle que l’on voit orner le front du Rédempteur sur les crucifix des XIe, XIIe et XIIIe siècles, en particulier à Amiens (Christ byzantin appelé Saint-Sauve) et à Notre-Dame de Trèves (sommet du portail). Le chevalier de l’Apocalypse (ch. VI, v. 2), monté sur un cheval blanc, emblème de pureté, reçoit comme attributs distinctifs de ses hautes vertus un arc et une couronne, dons du Saint-Esprit. Or, notre couronne, — les initiés savent ce dont nous entendons parler, — est précisément le domicile d’élection de l’esprit. C’est une misérable substance, ainsi que nous l’avons dit, à peine matérialisée, mais qui le renferme en abondance. Et c’est là ce que les philosophes antiques ont fixé dans leur corona radiata, décorée de rayons 273 en saillie, laquelle n’était attribuée qu’aux dieux ou aux héros déifiés. Ainsi expliquerons-nous que cette matière, véhicule de la lumière minérale, se révèle, grâce à la signature rayonnante de l’esprit, comme la terre promise réservée aux élus de la Sapience.
Caisson 3 (pl. XXXII). — C’est un symbole ancien et souvent exploité que nous rencontrons en ce lieu : le dauphin entortillé sur le bras d’une ancre marine. L’épigraphe latine qui lui sert d’enseigne en donne la raison :
. SIC . TRISTIS . AVRA . RESEDIT .
Ainsi s’apaise cette terrible tempête. Nous avons eu plusieurs fois l’occasion de relever le rôle important que remplit le poisson sur le théâtre alchimique. Sous le nom de dauphin, d’échénéide ou de rémora, il caractérise le principe humide et froid de l’Œuvre, qui est notre mercure, lequel se coagule peu à peu au contact et par l’effet du soufre, agent de dessication et de fixité. Ce dernier est ici figuré par l’ancre marine, organe stabilisateur des vaisseaux, auxquels il assure un point d’appui et de résistance à l’effort des flots. La longue opération qui permet de réaliser l’empâtement progressif et la fixation finale du mercure, offre une grande analogie avec les traversées maritimes et les tempêtes qui les accueillent. C’est une mer agitée et houleuse que présente en petit l’ébullition constante et régulière du compost hermétique. Les bulles crèvent à la surface et se succèdent sans cesse ; de lourdes vapeurs chargent l’atmosphère du vase ; les nuées troubles, opaques, livides, obscurcissent les parois, se condensent en gouttelettes ruisselant sur la masse effervescente. Tout contribue à donner le spectacle d’une tempête en réduction. Soulevée de tous côtés, ballottée par les vents, l’arche flotte néanmoins sous la pluie diluvienne. Astérie s’apprête à former Délos, terre hospitalière et salvatrice des enfants de Latone. Le dauphin nage à la surface des flots impétueux, et cette agitation dure jusqu’à ce que le rémora, hôte invisible des eaux profondes, arrête enfin, comme une ancre puissante, la navire allant à la dérive. Le calme renaît alors, l’air se purifie, l’eau s’efface, les vapeurs se résorbent. Une pellicule couvre toute la superficie, et, s’épaississant, s’affermissant chaque jour, marque la fin du déluge, le stade d’atterrissage de l’arche, la naissance de Diane et d’Apollon, le triomphe de la terre sur l’eau, du sec sur l’humide, et l’époque du nouveau Phénix. Dans le bouleversement général et le combat des éléments s’acquiert cette paix permanente, l’harmonie résultant du parfait équilibre des principes, symbolisés par le poisson fixé sur l’ancre : sic tristis aura resedit.
Ce phénomène d’absorption et de coagulation du mercure par une proportion 274 très inférieure de soufre semble être la cause première de la fable du rémora, petit poisson auquel l’imagination populaire et la tradition hermétique attribuaient la faculté d’arrêter dans leur marche les plus grand navires. Voici d’ailleurs ce qu’en dit, en un discours allégorique et plein d’enseignement, le philosophe René François : « L’empereur Caligula cuida un jour enrager, s’en retournant à Rome avec une puissante armée navale. Tous les superbes navires, tant bien armez et si bien esperonnez singloient à souhait ; le vent en pouppe enfloit toutes les voiles ; les vagues et le ciel sembloient estre partisans de Caligula, secondans ses desseins, quant au plus beau, voilà la galere capitanesse et imperiale qui est arrestée tout court. Les autres voloient. L’empereur se courrouce, le pilote redouble son sifflet, quatre cens espaliers et galiots qui estoient à la rame, cinq à chaque banc, suent à force de pousser ; le vent se renforce, la mer se fasche de cet affront, tout le monde s’estonne de ce miracle, quand l’empereur se va imaginer que quelque monstre marin l’arrestoit sur ce lieu. Adonc force plongeons se precipitent en mer et, nageans entre deux eaux, firent la ronde à l’entour de ce chasteau flottant ; ils vont trouver un meschant petit poissonneau, d’un demy pied de long, qui s’estant attaché au timon, prenoit son passe temps d’arrester la galere qui domptoit l’univers. Il sembloit qu’il se voulut moquer de l’empereur du genre humain, qui piaffe tant avec ses mondes de gendarmes et ses tonnerres de fer qui le font seigneur de la terre. Voicy, dit-il en son langage de poisson, un nouveau Annibal aux portes de Rome, qui tient en une prison flottante Rome et son empereur : Rome la princesse menera sur terre les rois captifs en son triomphe, et je conduiray en triomphe marin, par les contrées de l’Océan, le Prince de l’Univers. Cesar sera roy des hommes, et moy je seray le Cesar des Cesars ; toute la puissance de Rome est maintenant mon esclave et peut faire tout son dernier effort, car tant que je voudray, je la tiendray en ceste conciergerie royale. En me joüant et me joignant à ce galion, je feray plus en un instant qu’ils n’ont fait en huit cens ans, massacrans le genre humain et depeuplans le monde. Pauvre empereur ! que tu es loin de ton conte, avec tous tes cent cinquante millions de revenu, et trois cent millions d’hommes qui sont à ta solde : un malotru poissonneau t’a rendu son esclave ! Que la mer se despite, que le vent enrage, que tout le monde devienne forçat, et tous les arbres avirons, si ne feront-ils un pas sans mon passe-port et sans mon congé… Voicy le vray Archimedes des poissons, car luy seul arreste tout le monde ; voicy l’aymant animé qui captive 275 tout le fer et les armes de la premiere monarchie du monde ; je ne sçay qui appelle Rome l’ancre dorée du genre humain, mais ce poisson est l’ancre des ancres… O merveille de Dieu ! ce bout de poisson fait honte, non seulement à la grandeur romaine, mais à Aristote qui perd icy son crédit, et à la philosophie qui y fait banqueroute, car ils ne treuvent aucune raison de cest effort, qu’une bouche sans dents arreste un navire poussé par les quatre elemens, et luy fasse prendre port au beau mitan des plus cruelles tempestes. Pline dit que toute la nature est cachée comme en sentinelle, et logée en garnison dans les plus petites créatures ; je le crois, et, quant à moy, je pense que ce petit poisson est le pavillon mouvant de la nature et de toute sa gendarmerie ; c’est elle qui aggraffe et arreste ces galeres ; elle qui bride, sans autre bride que le museau d’un poissonneau, ce qui ne se peut brider… Las ! que ne rabbatons-nous les cornes de nostre vaine arrogance, avec une si sainte consideration ; car si Dieu se jouant par un petit escumeur de mer, et le pyrate de la nature, il arreste et accroche tous nos desseins, qui s’envolent à pleine voiles d’un pole à l’autre, s’il y employe sa toute-puissance, a quel poinct reduira-t-il nos affaires ? Si de rien il fait tout, et d’un poisson, ou plutost d’un petit rien, nageant et faisant du poisson, il accable toutes nos esperances, helas ! quand il y employera tout son pouvoir et toutes les armées de sa justice, hé ! où en serons-nous ? » [René François. Essay des Merveilles de Nature et des plus nobles artifices. Lyon, J. Huguetan, 1642, ch. XV, p. 125.]
Caisson 4 (pl. XXXII). — Près de l’arbre aux fruits d’or, un dragon robuste et trapu exerce sa vigilance à l’entrée du jardin des Hespérides. Le phylactère particulier à ce sujet porte, gravée, cette inscription :
. AB . INSOMNI . NON . CVSTODITA . DRACONE .
En dehors du dragon qui veille, les choses ne sont pas gardées. Le mythe du dragon préposé à la surveillance du verger fameux et de la légendaire Toison d’Or, est assez connu pour nous éviter la peine de le reproduire. Il suffit d’indiquer que le dragon est choisi comme représentant hiéroglyphique de la matière minérale brute avec laquelle on doit commencer l’Œuvre. C’est dire quelle est son importance, le soin qu’il faut apporter à l’étude des signes extérieurs et des qualités susceptibles d’en permettre l’identification, de faire reconnaître et distinguer le sujet hermétique entre les multiples minéraux que la nature met à notre disposition.
Chargé de surveiller l’enclos merveilleux où les philosophes vont quérir leurs trésors, le dragon passe pour ne jamais sommeiller. Ses yeux ardents demeurent constamment ouverts. Il ne connaît ni repos ni lassitude et ne saurait vaincre l’insomnie qui le caractérise et lui assure 276 sa véritable raison d’être. C’est d’ailleurs ce qu’exprime le nom grec qu’il porte. Δράκων a pour racine δέρκομαι, regarder, voir, et, par extension, vivre, mot voisin lui-même de δερκευνής, qui dort les yeux ouverts. La langue primitive nous révèle, à travers l’enveloppe du symbole, l’idée d’une activité intense, d’une vitalité perpétuelle et latente enclose dans le corps minéral. Les mythologues nomment notre dragon Ladon, vocable dont l’assonance se rapproche de Laton et que l’on peut assimiler au grec Λήθω, être caché, inconnu, ignoré, comme la matière des philosophes.
L’aspect général, la laideur reconnue du dragon, sa férocité et son singulier pouvoir vital correspondent exactement avec les particularités externes, les propriétés et les facultés du sujet. La cristallisation spéciale de celui-ci se trouve clairement indiquée par l’épiderme écailleux de celui-là. Semblables sont les couleurs, car la matière est noire, ponctuée de rouge ou de jaune, comme le dragon qui en est l’image. Quant à la qualité volatile de notre minéral, nous la voyons traduite par les ailes membraneuses dont le monstre est pourvu. Et parce qu’il vomit, dit-on, quand on l’attaque, du feu et de la fumée, et que son corps finit en queue de serpent, les poètes, pour ces raisons, l’ont fait naître de Typhaon et d’Echidna. Le grec Τυφάων, terme poétique de Τυφῶν ou Τυφώς, — le Typhon égyptien, — signifie remplir de fumée, allumer, embraser. Ἔχιδνα n’est autre que la vipère. D’où nous pouvons conclure que le dragon tient de Typhaon sa nature chaude, ardente, sulfureuse, tandis qu’il doit à sa mère sa complexion froide et humide, avec la forme caractéristique des ophidiens.
Or, si les philosophes ont toujours dissimulé le nom vulgaire de leur matière sous une infinité d’épithètes, en revanche ils se sont montrés fort prolixes en ce qui concerne sa forme, ses vertus et, parfois même, sa préparation. D’un commun accord, ils affirment que l’artiste ne doit rien espérer découvrir ni produire en dehors du sujet, parce qu’il est le seul corps capable, en toute la nature, de lui procurer les éléments indispensables. À l’exclusion des autres minéraux et des autres métaux, il conserve les principes nécessaires à l’élaboration du Grand-Œuvre. Par sa figuration monstrueuse, mais expressive, ce primitif sujet nous apparaît nettement comme le gardien et l’unique dispensateur des fruits hermétiques. Il en est le dépositaire, le conservateur vigilant, et notre Adepte parle en sage lorsqu’il enseigne qu’en dehors de cet être solitaire les choses philosophales ne sont pas gardées, puisque nous les chercherions vainement ailleurs. Aussi, est-ce à propos de ce premier corps, parcelle du chaos originelle et mercure commun des philosophes, que Geber s’écrie : « Loué soit le Très-Haut, qui a créé notre mercure et lui a donné une nature à laquelle rien ne résiste ; car 277 sans lui les alchimistes auraient beau faire, tout leur labeur deviendrait inutile. »
« Mais, demande un autre Adepte, où est donc ce mercure aurifique qui, résout en sel et souphre, devient l’humide radical des metaux et leur semence animée ? Il est emprisonné dans une prison si forte que la nature même ne sçauroit l’en tirer, si l’art industrieux ne luy en facilite les moyens. » [ La Lumière sortant par soy-mesme des Ténèbres, ch. II, chant V, p. 16. Op. cit.]
Caisson 5 (pl. XXXII). — Un cygne, majestueusement posé sur l’eau calme d’un étang, a le col traversé d’une flèche. Et c’est sa plainte ultime que nous traduit l’épigraphe de ce petit sujet agréablement exécuté :
. PROPRIIS . PEREO . PENNIS .
Je meurs par mes propres plumes. L’oiseau, en effet, fournit l’une des matières de l’arme qui servira à le tuer ; l’empennage de la flèche, assurant sa direction, la rend précise, et les plumes du cygne, remplissant cet office, contribuent ainsi à le perdre. Ce bel oiseau, dont les ailes sont emblématiques de la volatilité, et la blancheur neigeuse l’expression de la pureté, possède les deux qualités essentielles du mercure initial ou de notre eau dissolvante. Nous savons qu’il doit être vaincu par le soufre, — issu de sa substance et que lui-même a engendré, — afin d’obtenir après sa mort ce mercure philosophique, en partie fixe et en partie volatil, que la maturation subséquente élèvera au degré de perfection du grand Élixir. Tous les auteurs enseignent qu’il faut tuer le vif si l’on désire ressusciter le mort ; c’est pourquoi le bon artiste n’hésitera pas à sacrifier l’oiseau d’Hermès, et à provoquer la mutation de ses propriétés mercurielles en qualités sulfureuses, puisque toute transformation reste soumise à la décomposition préalable et ne peut se réaliser sans elle.
Basile Valentin assure que « l’on doit donner à manger un cygne blanc à l’homme double igné », et, ajoute-t-il, « le cygne rôti sera pour la table du roi ». Aucun philosophe, à notre connaissance, n’a levé le voile qui recouvre ce mystère, et nous nous demandons s’il est expédient de commenter d’aussi graves paroles. Cependant, nous souvenant des longues années durant lesquelles nous avons nous-mêmes stationné devant cette porte, nous pensons qu’il serait charitable d’aider le travailleur, parvenu jusque-là, à en franchir le seuil. Tendons-lui donc une main secourable et découvrons, dans les limites permises, ce que les plus grands maîtres ont cru prudent de réserver.
Il 278 est évident que Basile Valentin, en employant l’expression homme double igné, entend parler d’un principe second, résultant d’une combinaison de deux agents de complexion chaude et ardente, ayant, par conséquent, la nature des soufres métalliques. D’où l’on peut conclure que, sous la dénomination simple de soufre, les Adeptes, à un moment donné du travail, conçoivent deux corps combinés, de propriétés semblables mais de spécificité différente, pris conventionnellement pour un seul. Cela posé, quelles seront les substances capables de céder ces deux produits ? Une telle question n’a jamais reçu de réponse. Toutefois, si l’on considère que les métaux ont leurs représentants emblématiques figurés par des divinités mythologiques, tantôt masculines, tantôt féminines ; qu’ils tiennent ces affectations particulières des qualités sulfureuses reconnues expérimentalement, le symbolisme et la fable seront susceptibles de jeter quelque clarté sur ces choses obscures.
Chacun sait que le fer et le plomb sont placés sous la domination d’Arès et de Chronos, et qu’ils reçoivent les influences planétaires respectives de Mars et de Saturne ; l’étain et l’or, soumis à Zeus et Apollon, épousent les vicissitudes de Jupiter et du Soleil. Mais pourquoi Aphrodite et Artémis dominent-elles le cuivre et l’argent, sujets de Vénus et de la Lune ? Pourquoi le mercure est-il redevable de sa complexion au messager de l’Olympe, le dieu Hermès, bien qu’il soit dépourvu de soufre et remplisse les fonctions réservées aux femmes chimico-hermétiques ? Devons-nous accepter ces relations comme véritable, et n’y aurait-il point, dans la répartition des divinités métalliques et de leurs correspondances astrales, une confusion voulue, préméditée ? Si l’on nous interrogeait sur ce point, nous répondrions sans hésiter par l’affirmative. L’expérience démontre, de façon certaine, que l’argent possède un soufre magnifique, aussi pur et éclatant que celui de l’or, sans en avoir toutefois la fixité. Le plomb donne un produit médiocre, de couleur presque égale, mais peu stable et fort impur. Le soufre de l’étain, net et brillant, est blanc et ferait plutôt ranger ce métal sous la protection d’une déesse que sous l’autorité d’un dieu. Le fer, par contre, a beaucoup de soufre fixe, d’un rouge sombre, terne, immonde et si défectueux que, malgré sa qualité réfractaire, on ne saurait vraiment trop à quoi l’utiliser. Et pourtant, l’or excepté, on chercherait vainement, dans les autres métaux, un mercure plus lumineux, plus pénétrant et plus maniable. Quant au soufre du cuivre, Basile Valentin nous le décrit fort exactement dans le premier livre de ses Douze Clefs : « La lascive Vénus, dit-il, est bien colorée, 279 et tout son corps n’est presque que teinture et couleur semblable à celle du Soleil, laquelle, à cause de son abondance, tire grandement sur le rouge. Mais, parce que son corps est lépreux et malade, la teinture fixe n’y peut pas demeurer, et, le corps périssant, la teinture périt avec lui, à moins qu’elle ne soit accompagnée d’un corps fixe, où elle puisse établir son siège et sa demeure de façon stable et permanente. » [Les Douze Clefs de Philosophie. Texte corrigé sur l’édition de Francfort ; Éditions de Minuit, 1956, p. 86.]
Si l’on a bien compris ce que veut enseigner le célèbre Adepte, et que l’on examine avec soin les rapports existant entre les soufres métalliques et leurs symboles respectifs, on n’éprouvera guère de peine à rétablir l’ordre ésotérique conforme au travail. L’énigme se laissera déchiffrer et le problème du soufre double sera facilement résolu.
Caisson 6 (pl. XXXII). — Deux cornes d’abondance s’entrecroisent sur le caducée de Mercure. Elles ont pour épigraphe cette maxime latine :
. VIRTVTI . FORTUNA . COMES .
La fortune accompagne la vertu. Axiome d’exception, vérité contestable dans son application au mérite véritable, — où la fortune récompense si rarement la vertu, — qu’il convient d’en chercher ailleurs la confirmation et la règle. Or, c’est de la vertu secrète du mercure philosophique, figuré par l’image du caducée, que l’auteur de ces symboles entend parler. Les cornes d’abondance traduisent l’ensemble des richesses matérielles que la possession du mercure assure aux bons artistes. Par leur croisement en X, elles indiquent la qualité spirituelle de cette noble et rare substance, dont l’énergie brille comme un feu pur, au centre du corps exactement sublimé.
Le caducée, attribut du dieu Mercure, ne saurait donner place à la moindre équivoque, tant au regard du sens secret qu’au point de vue de la valeur symbolique. Hermès, père de la science hermétique, est à la fois considéré comme créateur et créature, maître de la philosophie et matière des philosophes. Son sceptre ailé porte l’explication de l’énigme qu’il propose, et la révélation du mystère couvrant le composé du composé, chef-d’œuvre de la nature et de l’art, sous l’épithète vulgaire de mercure des sages.
À l’origine, le caducée ne fut qu’une simple baguette, sceptre primitif de quelques personnages sacrés ou fabuleux appartenant plutôt à la tradition qu’à l’histoire. Moïse, Atalante, Cybèle, Hermès emploient cet instrument, doué d’une sorte de pouvoir magique, en des conditions semblables et génératrices de résultats équivalents. Le ῥάβδος grec est, effectivement, une verge, un bâton, une hampe de javelot, un dard et le sceptre d’Hermès. Ce mot dérive de ῥάσσω, lequel 280 signifie frapper, partager, détruire. Moïse frappe de sa verge le roc aride qu’Atalante, à l’exemple de Cybèle, perce de son javelot. Mercure sépare et tue les deux serpents engagés dans un duel furieux, en jetant sur eux le bâton des πτεροφόροι, c’est-à-dire des courriers et messagers, qualifiés porteurs d’ailes parce qu’ils avaient, pour insigne de leur charge, des ailes à leur bonnet. Le pétase ailé d’Hermès justifie donc sa fonction de messager et de médiateur des dieux. L’adjonction des serpents à la baguette, complétée par le chapeau (πέτασος) et les talonnières (ταρσοὶ), donna au caducée sa forme définitive, avec l’expression hiéroglyphique du mercure parfait.
Sur le caisson de Dampierre, les deux serpents montrent des têtes canines, l’une de chien, l’autre de chienne, version imagée des deux principes contraires, actif et passif, fixe et volatil, mis au contact du médiateur figuré par la baguette magique, qui est notre feu secret. Artephius nomme ces principes chien de Corascène et chienne d’Arménie, et ce sont ces mêmes serpents qu’Hercule enfant étouffe dans son berceau, les seuls agents dont l’assemblage, le combat et la mort, réalisés par l’entremise du feu philosophique, donnent naissance au mercure hermétique vivant et animé. Et comme ce double mercure possède double volatilité, les ailes du pétase, opposées à celles des talonnières sur le caducée, servent à exprimer ces deux qualités réunies, de la manière la plus claire et la plus parlante.
Caisson 7 (pl. XXXII). — Dans ce bas-relief, Cupidon, l’arc d’une main et de l’autre une flèche, chevauche la Chimère sur un amas de nuages constellés. Le phylactère qui souligne ce sujet indique qu’Éros est ici le maître éternel :
. ÆTERNVS . HIC . DOMINVS .
Rien n’est plus vrai, d’ailleurs, et d’autres caissons nous l’ont appris. Éros, personnification mythique de la concorde et de l’amour, est, par excellence, le seigneur, le maître éternel de l’Œuvre. Lui seul peut réaliser l’accord entre des ennemis qu’une haine implacable pousse sans cesse à s’entre-dévorer. Il remplit le pacifique office du prêtre que l’on voit unir, — sur une gravure des Douze Clefs de Basile Valentin, — le roi et la reine hermétiques. C’est encore lui qui darde, dans le même ouvrage, une flèche vers une femme soutenant un énorme matras tout rempli d’eau nébuleuse…
La mythologie nous apprend que la Chimère portait trois têtes différentes sur un corps de lion terminé en queue de serpent : une tête de lion, l’autre de chèvre et la troisième de dragon. Des parties constituantes 281 du monstre, deux sont prépondérantes, le lion et le dragon, parce qu’ils apportent dans l’assemblage, l’un la tête et le corps, l’autre la tête et la queue. En analysant le symbole dans l’ordre des acquisitions successives, la première place appartient au dragon, qui se confond toujours avec le serpent ; on sait que les Grecs nommaient δράκων le dragon plutôt que le serpent. C’est là notre matière initiale, le sujet même de l’art, considéré en son premier être et dans l’état où la nature nous le fournit. Le lion vient ensuite, et quoiqu’il soit l’enfant du sujet des sages et d’un métal caduc, il surpasse de beaucoup en vigueur ses propres parents et devient vite plus robuste que son père. Fils indigne d’un vieillard et d’une très jeune femme, il témoigne dès sa naissance d’une inconcevable aversion pour sa mère. Insociable, féroce, agressif, on ne saurait rien espérer de cet héritier violent et cruel, s’il n’était ramené, à la faveur d’un providentiel accident, à plus de calme et de pondération. Encouragé par sa mère Aphrodite, Éros, déjà mécontent du personnage, lui décoche une flèche d’airain et le blesse grièvement. À demi paralysé, il est alors ramené à sa mère, laquelle, pour rétablir ce fils ingrat, lui donne pourtant son propre sang, voire une partie de sa chair, et meurt après l’avoir sauvé. « La mère, dit la Tourbe des Philosophes, est toujours plus pitoyable à l’enfant que l’enfant à sa mère. » De ce contact étroit et prolongé du soufre-lion et du dissolvant-dragon se forme un être nouveau, régénéré en quelque façon, aux qualités mixtionnées, représenté symboliquement par la chèvre, ou, si l’on préfère, par la Chimère elle-même. Le mot grec Χίμαιρα, Chimère, signifie également jeune chèvre (cab. Χ-μήτηρ). Or, cette jeune chèvre, qui doit son existence et ses brillantes qualités à l’opportune intervention d’Éros, n’est autre que le mercure philosophique, issu de l’alliance du soufre et du mercure principes, lequel possède toutes les facultés requises pour devenir le fameux bélier à toison d’or, notre Élixir et notre pierre. Et c’est toute l’ordonnance du labeur hermétique que découvre l’antique Chimère, et, ainsi que le dit Philalèthe, c’est aussi toute notre philosophie.
Le lecteur voudra bien nous excuser d’avoir utilisé l’allégorie, afin de mieux situer les points importants de la pratique, mais nous n’avons pas d’autre moyen et continuons en cela la vieille tradition littéraire. Et si nous réservons, dans le récit, la part essentielle qui revient au petit Cupidon, — maître de l’Œuvre et seigneur de céans, — c’est uniquement par obéissance à la discipline de l’Ordre, et pour ne point être parjure envers nous-mêmes. Au reste, le lecteur perspicace trouvera, disséminés volontairement dans les pages de ce livre, des indications complémentaires sur le rôle du médiateur, dont nous ne devions point parler davantage en ce lieu.
Caisson 282 8 (pl. XXXII). — Nous retrouvons ici un motif déjà rencontré ailleurs et surtout en Bretagne. C’est une hermine, figurée à l’intérieur d’un petit enclos que limite une claie circulaire, symbole particulier de la reine Anne, femme de Charles VIII et de Louis XII. On le voit figurer, à côté du porc-épic emblématique de Louis XII, au manteau de la grande cheminée de l’hôtel Lallemant, à Bourges. Son épigraphe renferme le même sens et emploie presque les mêmes mots que la fameuse devise de l’ordre de l’Hermine : Malo mori quam fœdari, je préfère la mort à une souillure. Cet ordre de chevalerie, fondé d’abord en 1381 par Jean V, duc de Bretagne, devait disparaître au XVe siècle. Restitué ensuite par le roi de Naples, Ferdinand Ier, l’an 1483, l’ordre de l’Hermine, ayant perdu tout caractère hermétique, ne formait plus qu’une association peu cohérente de chevalerie patricienne.
L’inscription gravée sur le phylactère de notre caisson porte :
. MORI . POTIVS . QVAM . FEDARI .
Plutôt la mort que la souillure. Belle et noble maxime d’Anne de Bretagne ; maxime de pureté, appliquée au petit carnassier dont la blanche fourrure fait, dit-on, l’objet des soins empressés de son élégant et souple possesseur. Mais, dans l’ésotérisme de l’Art sacré, l’hermine, image du mercure philosophique, signale la netteté absolue d’un produit sublimé, que l’adjonction du soufre, ou feu métallique, contribue à rendre plus éclatant encore.
En grec, hermine se dit ποντικός, mot dérivé de πόντος ou πόντιος, le gouffre, l’abîme, la mer, l’océan ; c’est l’eau pontique des philosophes, notre mercure, la mer repurgée avec son soufre, parfois simplement l’eau de notre mer, ce qu’il faut lire eau de notre mère, c’est-à-dire de la matière primitive et chaotique appelée sujet des sages. Les maîtres nous enseignent que leur mercure second, cette eau pontique dont nous parlons, est une eau permanente, laquelle, contrairement aux corps liquides, « ne mouille pas les mains », et leur source qui coule dans la mer hermétique. Pour l’obtenir, disent-ils, il convient de frapper trois fois le rocher, afin d’en extraire l’onde pure mêlée à l’eau grossière et solidifiée, généralement figurée par des blocs rocheux émergeant de l’océan. Le vocable πόντιος exprime spécialement tout ce qui habite la mer ; il éveille à l’esprit ce poisson caché que le mercure a capté et retient dans les mailles de son filet, celui que l’ancienne coutume de la fête des Rois nous offre tantôt sous sa forme (sole, dauphin), tantôt sous l’aspect du « baigneur » ou de la fève, dissimulés entre les lames feuilletées de la galette traditionnelle. [Cf. Fulcanelli. Le Mystère des Cathédrales. Paris, J. Schemit, 1926, p. 126 ; à Paris, chez Jean-Jacques Pauvert, 1964, p. 192.] L’hermine pure et blanche apparaît 283 ainsi comme un emblème expressif du mercure commun uni au soufre-poisson dans la substance du mercure philosophique.
Quant à la clôture, elle nous révèle quels sont ces signes extérieurs qui, au dire des Adeptes, constituent le meilleur critérium du produit secret et fournissent le témoignage d’une préparation canonique et conforme aux lois naturelles. La palissade tressée servant d’enclos à l’hermine et, réellement, d’enveloppe au mercure animé, suffirait à expliquer le dessin des stigmates en question. Mais notre but étant de les définir sans équivoque, nous dirons que le mot grec χαράκωμα, palissade, dérivé de χαράσσω, tracer, graver, marquer d’une empreinte, possède ainsi une origine semblable à celle du terme χαρακτήρ, c’est-à-dire linéament gravé, forme distinctive, caractère. Et le caractère propre du mercure est, précisément, d’affecter à sa surface un réseau de lignes entre-croisées, tressées à la manière des paniers d’osier (κάλαθος), des couffins, mannes, gabions et corbeilles. Ces figures géométriques, d’autant plus apparentes et mieux gravées que la matière est plus pure, sont un effet de la volonté toute-puissante de l’Esprit ou de la Lumière. Et cette volonté imprime à la substance une disposition extérieure cruciforme (Χίασμα) et donne au mercure sa signature philosophique effective. C’est la raison pour laquelle on compare cette enveloppe aux mailles du filet servant à pêcher le poisson symbolique ; à la corbeille eucharistique que porte sur son dos l’Ἰχθύς des Catacombes romaines ; à la crèche de Jésus, berceau de l’Esprit-Saint incarné dans le Sauveur des hommes ; au ciste de Bacchus, que l’on disait contenir on ne sait quel objet mystérieux ; au berceau d’Hercule enfant, étouffant les deux serpents envoyés par Junon, et à celui de Moïse sauvé des eaux ; au gâteau des rois, porteur des mêmes caractères ; à la galette du Petit Chaperon rouge, la plus charmante création, peut-être, de ces fables hermétiques que sont les Contes de ma mère l’Oie, etc.
Mais l’empreinte significative du mercure animé, marque superficielle du travail de l’esprit métallique, ne peut être obtenue qu’après une série d’opérations, ou purifications, longues, ingrates et rebutantes. Aussi, ne doit-on négliger aucune peine, aucun effort et ne craindre ni le temps, ni la fatigue, si l’on veut être assurer du succès. Quoi qu’on fasse ou qu’on veuille tenter, jamais l’esprit ne demeurera stable dans un corps immonde ou insuffisamment purifié. La devise, toute spirituelle, qui accompagne notre hermine le proclame : Plutôt la mort que la souillure. Que l’artiste se souvienne de l’un des grands travaux d’Hercule, le nettoyage des écuries d’Augias ; « il faut faire passer sur notre terre, disent les sages, toutes les eaux du déluge. » Ce sont là des images expressives du labeur qu’exige la purification parfaite, 284 ouvrage simple, facile, mais si fastidieux qu’il a découragé quantité d’alchimistes plus avides que laborieux, plus enthousiastes que persévérants.
Caisson 9 (pl. XXXII). — Quatre cornes d’où s’échappent des flammes, avec la devise :
. FRVSTRA .
Vainement. C’est la traduction lapidaire des quatre feux de notre coction. Les auteurs qui en ont parlé nous les décrivent comme autant de degrés différents et proportionnés du feu élémentaire agissant, au sein de l’Athanor, sur le rebis philosophal. Du moins est-ce là le sens suggéré aux débutants, et que ceux-ci s’empressent, sans trop de réflexion, de mettre en pratique.
Pourtant, les philosophes certifient eux-mêmes qu’ils ne parlent jamais plus obscurément que lorsqu’ils paraissent s’exprimer avec précision ; aussi, leur clarté apparente abuse-t-elle ceux qui se laissent séduire par le sens littéral, et ne cherchent point à s’assurer s’il concorde ou non avec l’observation, la raison et la possibilité de nature. C’est pourquoi nous devons prévenir les artistes qui tenteront de réaliser l’Œuvre selon ce processus, c’est-à-dire en soumettant l’amalgame philosophique aux températures croissantes des quatre régimes du feu, qu’ils seront infailliblement victimes de leur ignorance et frustrés du résultat escompté. Qu’ils cherchent tout d’abord à découvrir ce que les anciens entendaient par l’expression imagée du feu, et celle des quatre degrés successifs de son intensité. Car il ne s’agit point en ce lieu du feu des cuisines, de nos cheminées ou des hauts fourneaux. « Dans notre Œuvre, affirme Philalèthe, le feu ordinaire ne sert qu’à éloigner le froid et les accidents qu’il pourrait causer. » En un autre endroit de son traité, le même auteur dit positivement que notre coction est linéaire, c’est-à-dire égale, constante, régulière et uniforme d’un bout à l’autre de l’ouvrage. Presque tous les philosophes ont pris pour exemple du feu de coction ou maturation, l’incubation de l’œuf de poule, non pas au regard de la température à adopter, mais à celui de l’uniformité et de la permanence. Aussi, nous conseillons vivement de considérer avant toute chose le rapport que les sages ont établi entre le feu et le soufre, afin d’obtenir cette notion essentielle que les quatre degrés de l’un doivent infailliblement correspondre aux quatre degrés de l’autre, ce qui est dire beaucoup en peu de mots. Enfin, dans sa description si minutieuse de la coction, Philalèthe n’omet pas de faire remarquer combien l’opération réelle est éloignée de son analyse métaphorique, parce qu’au lieu d’être directe, comme 285 on le croit généralement, elle comporte plusieurs phases ou régimes, simples réitérations d’une seule et même technique. À notre avis, ces paroles représentent ce que l’on a dit de plus sincère sur la pratique secrète des quatre degrés du feu. Et, quoique l’ordre et le développement de ces travaux soient réservés par les philosophes et toujours enveloppés de silence, le caractère spécial que revêt la coction ainsi comprise permettra néanmoins aux artistes avisés de retrouver le moyen simple et naturel qui doit en favoriser l’exécution.
M. Louis Audiat, dont nous avons relevé, au cours de cette étude, quelques fantaisies assez piquantes, n’a point été demander à la science ancienne une explication vraisemblable de ce curieux caisson. « Le plaisant, écrit-il, se mêle aussi à nos textes. Voici une grosse malice en un petit mot : Frustra. Des cornes flamboyantes ! C’est en vain qu’on garde sa femme ! »
Nous ne croyons pas que l’auteur, mû de compassion devant ce « témoignage » de l’Adepte malheureux, ait voulu montrer la moindre irrévérence pour la mémoire de sa compagne… Mais l’ignorance est aveugle et l’infortune mauvaise conseillère. M. Louis Audiat aurait dû le savoir et s’abstenir de généraliser…
La huitième et dernière série ne comprend qu’un seul caisson consacré à la science d’Hermès. Il représente des roches abruptes dont la silhouette sauvage se dresse au milieu des flots. Ce tableau lapidaire porte pour enseigne :
. DONEC . ERVNT . IGNES .
Tant que durera le feu. Allusion aux possibilités d’action que l’homme tient du principe igné, esprit, âme ou lumière des choses, unique facteur de toutes les mutations matérielles. Des quatre éléments de la philosophie antique, trois seulement figurent ici : la terre, représentée par les rochers, l’eau par l’onde marine, l’air par le ciel du paysage sculpté. Quant au feu, animateur et modificateur des trois autres, il ne semble exclu du sujet que pour mieux souligner sa prépondérance, sa puissance et sa nécessité, ainsi que l’impossibilité d’une action quelconque sur la substance, sans le secours de cette force spirituelle capable de la pénétrer, de la mouvoir, de changer en actuel ce qu’elle a de potentiel.
Tant que durera le feu, la vie rayonnera dans l’univers ; les corps, soumis aux lois d’évolution dont il est l’agent essentiel, accompliront les différents cycles de leurs métamorphoses, jusqu’à leur transformation 286 finale en esprit, lumière ou feu. Tant que durera le feu, la matière ne cessera de poursuivre sa pénible ascension vers l’intégrale pureté, en passant de la forme compacte et solide (terre) à la forme liquide (eau), puis de l’état gazeux (air) à l’état radiant (feu). Tant que durera le feu, l’homme pourra exercer son industrieuse activité sur les choses qui l’entourent et, grâce au merveilleux instrument igné, les soumettre à sa volonté propre, les plier, les assujettir à son utilité. Tant que durera le feu, la science bénéficiera de possibilités étendues dans tous les domaines du plan physique et verra s’élargir le champ de ses connaissances et de ses réalisations. Tant que durera le feu, l’homme sera en rapport direct avec Dieu, et la créature connaîtra mieux son Créateur…
Nul sujet de méditation n’apparaît plus profitable au philosophe ; aucune ne sollicite davantage l’exercice de sa pensée. Le feu nous enveloppe et nous baigne de toutes parts ; il vient à nous par l’air, l’eau, la terre même, qui en sont les conservateurs et les divers véhicules ; nous le rencontrons en tout ce qui nous approche ; nous le sentons agir en nous pendant la durée entière de notre existence terrestre. Notre naissance est le résultat de son incarnation ; notre vie, l’effet de son dynamisme ; notre mort, la conséquence de sa disparition. Prométhée dérobe le feu du ciel pour animer l’homme qu’il avait, ainsi que Dieu, formé du limon de la terre. Vulcain crée Pandore, la première femme, que Minerve dote du mouvement en lui insufflant le feu vital. Un simple mortel, le sculpteur Pygmalion, désireux d’épouser son propre ouvrage, implore Vénus d’animer, par le feu céleste, sa statue de Galatée. Chercher à découvrir la nature et l’essence du feu, c’est chercher à découvrir Dieu, dont la présence réelle s’est toujours révélée sous l’apparence ignée. Le buisson ardent (Exode, III, 2) et l’embrasement du Sinaï lors de la remise du décalogue (Exode, XIX, 18) sont deux manifestations par lesquelles Dieu apparut à Moïse. Et c’est sous la figure d’un être de jaspe et de sardoine couleur de flamme, assis sur un trône incandescent et fulgurant, que saint Jean décrit le Maître de l’univers (Apocalypse, IV, 3, 5). « Notre Dieu est un feu dévorant », écrit saint Paul dans son Épître aux Hébreux (ch. XII, 29). Ce n’est donc pas sans raison que toutes les religions ont considéré le feu comme la plus claire image et l’emblème le plus expressif de la divinité. « Un symbole des plus anciens, dit Pluche, puisqu’il est devenu universel, est le feu que l’on entretenoit perpétuellement dans le lieu de l’assemblée des peuples. Rien n’étoit plus propre à leur donner une idée sensible de la puissance, de la beauté, de la pureté et de l’éternité 287 de l’être qu’ils venoient adorer. Ce symbole magnifique a été en usage dans tout l’Orient. Les Perses le regardoient comme la plus parfaite image de la divinité. Zoroastre n’en introduisit point l’usage sous Darius Histarpès, mais il enchérit par des vues nouvelles sur une pratique établie longtemps avant lui. Les prytanées des Grecs étoient un foyer perpétuel. La Vesta des Étrusques, des Sabins et des Romains n’étoit rien de plus. On a retrouvé le même usage au Pérou et dans d’autres parties de l’Amérique. Moyse conserva la pratique du feu perpétuel dans le lieu saint, parmi les cérémonies dont il fixa le choix et prescrivit le détail aux Israélites. Et le même symbole si expressif, si noble et si peu capable de jeter l’homme dans l’illusion, subsiste encore aujourd’hui dans tous nos temples. » [Noël Pluche. Histoire du Ciel. Paris, veuve Estienne, 1739. Tome I, p. 24.]
Prétendre que le feu provient de la combustion, c’est relever un fait d’observation courante, sans en fournir d’explication. Les lacunes de la science moderne découlent pour la plupart de cette indifférence, voulue ou non, à l’égard d’un agent si important et si universellement répandu. Que penser de l’étrange obstination qu’observent certains savants à méconnaître le point de contact qu’il constitue, le trait d’union qu’il réalise entre la Science et la Religion ? Si la chaleur naît du mouvement, comme on le prétend, qui donc, demanderons-nous, génère et entretient le mouvement, producteur du feu, sinon le feu lui-même ? Cercle vicieux d’où matérialistes et sceptiques ne pourront jamais s’échapper. Pour nous, le feu ne saurait être le résultat ou l’effet de la combustion, mais sa cause véritable. C’est par son dégagement de la matière grave, qui le tenait enfermé, que le feu se manifeste et qu’apparaît le phénomène connu sous le nom de combustion. Et, que ce dégagement soit spontané ou provoqué, le simple bon sens nous oblige à admettre et à soutenir que la combustion est le résultat du dégagement igné et non pas la cause première du feu.
Impondérable, insaisissable, toujours mouvant, le feu possède toutes les qualités que nous reconnaissons aux esprits ; il est néanmoins matériel, puisque nous éprouvons sa clarté lorsqu’il brille, et que, même obscur, notre sensibilité nous en décèle la présence par la chaleur rayonnante. Or, la qualité spirituelle du feu ne nous est-elle pas révélée dans la flamme ? Pourquoi celle-ci tend-elle sans cesse à s’élever, comme un véritable esprit, malgré nos efforts pour la contraindre à s’abaisser vers le sol ? N’y a-t-il pas là une manifestation formelle de cette volonté qui, en la libérant de l’emprise matérielle, l’éloigne de la terre et la rapproche de sa patrie céleste ? Et qu’est-ce que la flamme, sinon la forme visible, la signature même et l’effigie propre du feu ?
Mais ce que nous devons surtout retenir, comme ayant la priorité dans 288 la science qui nous intéresse, c’est la haute vertu purificatrice que possède le feu. Principe pur par excellence, manifestation physique de la pureté même, il signale ainsi son origine spirituelle et découvre sa filiation divine. Constatation assez singulière, le mot grec πῦρ, qui sert à désigner le feu, présente exactement la prononciation du qualificatif français pur ; aussi, les philosophes hermétiques, en unissant le nominatif au génitif, créèrent-ils le terme πῦρ-πυρός, le feu du feu, ou phonétiquement, le pur du pur, et regardèrent le purpura latin et le pourpre français comme le sceau de la perfection absolue dans la propre couleur de la pierre philosophale.
Notre étude des caissons de Dampierre est terminée. Il nous reste seulement à signaler quelques motifs décoratifs ne présentant d’ailleurs aucun rapport avec les précédents ; ils montrent des ornements symétriques, — rinceaux, entrelacs, arabesques, agrémentés ou non de figures, — dont la facture dénote une exécution postérieure à celle des sujets symboliques. Tous sont dépourvus de phylactères et d’inscriptions. Enfin, les dalles de fond d’un petit nombre de caissons attendent encore la main du sculpteur.
Il est à présumer que l’auteur du merveilleux grimoire, dont nous avons entrepris de déchiffrer les feuillets et les signes, a dû, par suite de circonstances ignorées, interrompre une œuvre que ses successeurs ne pouvaient poursuivre ni achever, faute de la comprendre. Quoi qu’il en soit, le nombre, la variété, l’importance ésotérique des sujets de ce superbe recueil font de la galerie haute du château de Dampierre une admirable collection, un véritable musée d’emblèmes alchimiques, et classent notre Adepte parmi les maîtres inconnus les mieux instruits des mystères de l’Art sacré.
Mais, avant de quitter cet ensemble magistral, nous nous permettrons d’en rapprocher l’enseingement d’un curieux tableau de pierre que l’on voit au palais Jacques-Cœur, à Bourges, et qui nous semble pouvoir lui tenir lieu de conclusion et de sommaire. Ce panneau sculpté forme le tympan d’une porte ouverte sur la cour d’honneur et représente trois arbres exotiques, — palmier, figuier dattier, — croissant au milieu de plantes herbacées ; un encadrement de fleurs, de feuilles et de rameaux entoure ce bas-relief (pl. XXXIII).
Le palmier et le dattier, arbres de la même famille, étaient connus des Grecs sous le nom de Φοίνιξ (latin Phœnix), qui est notre Phénix hermétique ; ils figurent les deux Magistères et leur résultat, les deux pierres blanche et rouge, lesquelles n’ont qu’une seule et même nature comprise sous la dénomination cabalistique de Phénix. Quant au figuier 289 occupant le centre de la composition, il indique la substance minérale d’où les philosophes tirent les éléments de la renaissance miraculeuse du Phénix, et c’est le travail entier de cette renaissance qui constitue ce qu’il est convenu d’appeler le Grand-Œuvre.
D’après les Évangiles apocryphes, ce fut un figuier ou sycomore (figuier de Pharaon) qui eut l’honneur d’abriter la sainte Famille lors de sa fuite en Égypte, de la nourrir de ses fruits et de la désaltérer, grâce à l’eau limpide et fraîche que Jésus enfant fit sourdre d’entre ses racines. [Cf. Évangile de l’Enfance, ch. XXIII, XXV, dans Apocryphes de Migne, t. I, p. 995.] Or, figuier, en grec, se dit συκῆ, de σῦκον, figue, mot fréquemment employé pour κύσθος, racine κύω, porter dans son sein, contenir : c’est la Vierge mère qui porte l’Enfant, et l’emblème alchimique de la substance passive, chaotique, aqueuse et froide, matrice et véhicule de l’esprit incarné. Sozomène, auteur du IVe siècle, affirme que l’arbre d’Hermopolis, qui s’inclina devant l’Enfant Jésus, s’appelle Persea (Hist. Eccl., lib. V, cap. XXI). C’est le nom du Balanus (Balanites Ægyptiaca), arbrisseau d’Égypte et d’Arabie, sorte de chêne appelé des Grecs βάλανος, gland, mot par lequel ils désignaient aussi le myrobolan, fruit du myrobalanier. Ces divers éléments se rapportent parfaitement au sujet des sages et à la technique de l’art bref, que Jacques Cœur paraît avoir pratiquée.
En effet, lorsque l’artiste, témoin du combat que se livrent le rémora et la salamandre, dérobe au monstre igné, vaincu, ses deux yeux, il doit ensuite s’appliquer à les réunir en un seul. Cette opération mystérieuse, facile toutefois pour qui sait utiliser le cadavre de la salamandre, fournit une petite masse assez semblable au gland de chêne, parfois à la châtaigne, selon qu’elle est plus ou moins revêtue de la gangue rugueuse dont elle ne se montre jamais entièrement libérée. Cela nous fournit l’explication du gland et du chêne, que l’on rencontre presque toujours dans l’iconographie hermétique ; des châtaignes, particulières au style de Jean Lallemant ; du cœur, des figues, du figuier de Jacques Cœur ; du grelot, accessoire des marottes de fous ; des grenades, poires et pommes, fréquentes dans les œuvres symboliques de Dampierre et de Coulonges, etc. D’autre part, si l’on tient compte du caractère magique et quasi surnaturel de cette production, on comprendra pourquoi certains auteurs ont désigné le fruit hermétique sous l’épithète de myrobolan, et pourquoi aussi ce terme est resté dans l’esprit populaire comme synonyme de chose merveilleuse, surprenante ou rarissime. [On écrit aujourd’hui mirobolant, mais l’étymologie et la prononciation n’ont pas varié.] Les prêtres d’Égypte, directeurs des collèges initiatiques, 290 avaient coutume de poser au profane, sollicitant l’accès aux sublimes conaissances, cette question d’apparence saugrenue : « Sème-t-on, dans votre pays, de la graine d’Halalidge et du Myrobolan ? » Interrogation qui ne laissait pas d’embarrasser l’ignorant néophyte, mais à laquelle savait répondre l’investigateur averti. La graine d’Halalidge et le Myrobolan sont identiques à la figue, au fruit du palmier dattier, à l’œuf du phénix qui est notre œuf philosophique. C’est lui qui reproduit l’aigle fabuleux d’Hermès, au plumage teint de toutes les couleurs de l’Œuvre, mais parmi lesquelles domine le rouge, ainsi que le veut son nom grec : φοίνιξ, rouge pourpre. De Cyrano Bergerac n’omet point d’en parler, au cours d’un récit allégorique où se mêle ce langage des oiseaux que le grand philosophe possédait admirablement. « Je commençois de m’endormir à l’ombre, dit-il, lorsque j’aperçus en l’air un oiseau merveilleux qui planoit sur ma tête ; il se soutenoit d’un mouvement si léger et si imperceptible, que je doutai plusieurs fois si ce n’étoit point encore un petit univers balancé par son propre centre. Il descendit pourtant peu à peu, et arriva enfin si proche de moi, que mes yeux soulagés furent tout pleins de son image. Sa queue paroissoit verte, son estomac d’azur émaillé, ses ailes incarnates, et sa tête pourpre faisoit briller, en s’agitant, une couronne d’or dont les rayons jaillissoient de ses yeux. Il fut longtemps à voler dans la nue ; et je me tenois tellement à tout ce qu’il devenoit, que mon âme s’étant repliée et comme raccourcie à la seule opération de voir, elle n’atteignit presque pas jusqu’à celle d’ouïr, pour me faire entendre que l’oiseau parloit en chantant. Ainsi, peu à peu débandé de mon extase, je remarquai distinctement les syllabes, les mots et le discours qu’il articula. Voici donc, au mieux qu’il me souvient, les termes dont il arrangea le tissu de sa chanson :
« Vous êtes étranger, siffla l’oiseau fort agréablement, et naquîtes dans un Monde dont je suis originaire. Or, cette propension secrète dont nous sommes émus pour nos compatriotes, est l’instinct qui me pousse à vouloir que vous sachiez ma vie…
« Je vois bien que vous êtes gros d’apprendre qui je suis. C’est moi que parmi vous on appelle Phénix. Dans chaque Monde, il n’y en a qu’un à la fois, lequel y habite durant l’espace de cent ans ; car, au bout d’un siècle, quand sur quelque montagne d’Arabie il s’est déchargé d’un gros œuf au milieu des charbons de son bûcher, dont il a trié la matière de rameaux d’aloès, de cannelle et d’encens, il prend son essor et dresse sa volée au Soleil, comme la patrie où son cœur a longtemps 291 aspiré. Il a bien fait auparavant tous ses efforts pour ce voyage ; mais la pesanteur de son œuf, dont les coques sont si épaisses qu’il faut un siècle à le couver, retardoit toujours l’entreprise.
« Je me doute bien que vous aurez de la peine à concevoir cette miraculeuse production ; c’est pourquoi je veux vous l’expliquer. Le Phénix est hermaphrodite ; mais entre les hermaphrodites, c’est encore un autre Phénix tout extraordinaire car… [L’auteur interrompt ainsi, brusquement, sa révélation.]
« Il resta un demi-quart d’heure sans parler, et puis il ajouta : « Je vois bien que vous soupçonnez de fausseté ce que je vous viens d’apprendre ; mais, si je ne dis vrai, je veux jamais n’aborder votre globe, qu’un aigle ne fonde sur moi. » [De Cyrano Bergerac. L’Autre Monde. Histoire des Oiseaux. Paris, Bauche, 1910.]
Un autre auteur s’étend davantage sur l’oiseau mytho-hermétique et en signale quelques particularités qu’il serait difficile de trouver ailleurs. « Le Cesar des Oyseaux, dit-il, est le miracle de la nature [Expression hermétique consacrée à la pierre philosophale.], qui a voulu monstrer en iceluy ce qu’elle sçait faire, se monstrant un Phœnix en formant le Phœnix. Car elle l’a enrichi à merveille, luy faisant une teste tymbrée d’un pennache royal et d’aigrettes impériales, d’une touffe de plumes et d’une creste si esclatante qu’il semble qu’il porte ou le croissant d’argent, ou une estoille dorée sur sa teste. La chemise et le duvet est d’un changeant surdoré qui monstre toutes les couleurs du monde ; les grosses plumes sont d’incarnat et d’azur, d’or, d’argent et de flamme ; le col est un carquan de toutes pierreries, et non un arc-en-ciel, mais un arc en phœnix. La queüe est de couleur céleste avec un eclat d’or qui represente les estoilles. Ses pennes, et tout son manteau, est comme une prime-vere, riche de toutes couleurs ; il a deux yeux en teste, brillans et flamboyans, qui semblent deux estoilles, les jambes d’or et les ongles d’ecarlate ; tout son corsage et son port monstre qu’il a quelque sentiment de gloire, qu’il sçait tenir son rang et faire valoir sa majesté imperiale. Sa viande mesme a je ne sçay quoy de royal, car il ne fait son past que de larmes d’encens et de chresme de baume. Estant au berceau, le ciel, dit Lactance, luy distile du nectar et de l’ambroisie. Luy seul est temoin de tous les aages du monde, et a veu metamorphoser les ames dorées du siecle d’or en argent, d’argent en airain, d’airain en fer. Luy seul n’a jamais faussé compagnie au ciel et au monde ; luy seul se jouë de la mort, et la fait sa nourrice et sa mere, luy faisant enfanter la vie. Luy a privilege du temps, de la vie et de la mort ensemble. Car, quand il se sent chargé d’ans, appesanty d’une longue vieillesse, et abbatu 292 par si longue suitte d’années qu’il a veu se glisser les unes apres les autres, il se laisse emporter à un desir et juste envie de se renouveller par un trespas miraculeux. Lors, il fait un amas qui seul au monde n’a point de nom, car ce n’est pas un nid, ou un berceau, ou lieu de sa naissance, puisqu’il y laisse la vie ; aussi n’est-ce pas un tombeau, un cercueil ou une urne funeste, car de là il reprend sa vie ; de façon que je ne sçay quoy est un autre phœnix inanimé, estant nid et tombeau, matrice et sepulcre, l’hostel de la vie et de la mort tout ensemble, qui, en faveur du Phœnix, s’accordent pour ce coup. Or, quoy que c’en soit, là, sur les bras tremblants d’une palme, il fait un amas de brins de cannelle et d’encens ; sur l’encens de la casse, sur la casse du nard ; puis, avec une piteuse œillade, se recommandant au Soleil, son meurtrier et son père, se perche ou se couche sur ce bûcher de baume, pour se despouiller de ses fascheuses années. [Nous retrouvons ici le palmier symbolique de Délos, contre lequel Latone s’était appuyée lorsqu’elle mit au monde Apollon, suivant ce que rapporte Callimaque dans l’Hymne à Délos :
« Pour fêter, ô Délos ! ces fortunés moments,
Un or pur reluisait jusqu’en tes fondements ;
L’or couvrait ton palmier d’une feuille éclatante ;
L’or colorait ton lac d’une onde éblouissante ;
Et, durant tout un jour, de ses gouffres profonds,
L’Inopus vomissait l’or pur à gros bouillons. »]
Le Soleil, favorisant les justes desirs de cest Oyseau, allume le bûcher, et, reduisant tout en cendre, avec un souffle musqué, luy fait rendre la vie. Lors, la pauvre nature se void en transe, et, avec des horribles eslancemens, craignant de perdre l’honneur de ce grand monde, aussi commande elle que tout demeure coy au monde ; les nuées n’oseroient verser sur la cendre ny sur la terre une goutte d’eau ; les vents, pour enragez qu’ils soient, n’oseroient courir la campagne ; le seul Zephire est maistre, et le printems tient le dessus, tandis que la cendre est inanimée, et la nature tient la main que tout favorise le retour de son Phœnix. O grand miracle de la divine providence ! quasi en mesme temps ceste cendre froide ne voulant laisser longtemps la pauvre nature en dueil et luy donner l’epouvante, je ne sçay comment eschauffée par la fecondité des raiz dorez du Soleil, se change en un petit ver, puis en un œuf, enfin en un Oyseau dix fois plus beau que l’autre. Vous diriez que toute la nature est ressuscitée, car de fait, selon qu’écrit Pline, le ciel de nouveau recommence ses revolutions et sa douce musique, et diriez proprement que les quatre Elemens, sans dire mot, chantent un motet à quatre avec leur gayeté fleurissante, en loüange de la nature, et pour bien veigner le retour du miracle des Oyseaux et du monde. » [René François. Essay des Merveilles de Nature et des plus nobles artifices. Lyon, J. Huguetan, 1642, ch. V, p. 69.] (pl. XXXIV)
Ainsi 293 que les caissons de Dampierre, le panneau aux trois arbres sculptés du palais de Bourges porte une devise. Sur la bordure d’encadrement décorée de rameaux florifères, l’observateur attentif découvre, en effet, des lettres isolées, fort habilement dissimulées. Leur réunion compose une des maximes favorites du grand artiste que fut Jacques Cœur :
DE . MA . JOIE . DIRE . FAIRE . TAIRE .
Or, la joie de l’Adepte réside dans son occupation. Le travail, qui lui rend sensible et familière cette merveille de nature, — que tant d’ignorants qualifient de chimérique, — constitue sa meilleure distraction, sa plus noble jouissance. En grec, le mot χαρά, joie, dérivé de χαίρω, se réjouir, se plaire à, se complaire dans, signifie encore aimer. Le célèbre philosophe fait donc nettement allusion au labeur de l’Œuvre, sa plus chère besogne, dont tant de symboles, d’ailleurs, viennent rehausser l’éclat du somptueux logis. Mais que dire, qu’avouer de cette joie unique, satisfaction pure et complète, allégresse intime du succès ? Le moins possible, si l’on ne veut point se parjurer, attiser l’envie des uns, la cupidité des autres, la jalousie de tous, et risquer de devenir la proie des puissants. Que faire ensuite du résultat, dont l’artiste, selon les règles de notre discipline, s’engage pour lui-même à modestement user ? L’employer sans cesse au bien, en consacrer les fruits à l’exercice de la charité, conformément aux préceptes philosophiques et à la morale chrétienne. Que taire enfin ? Absolument tout de ce qui regarde le secret alchimique et concerne sa mise en pratique ; car la révélation, demeurant le privilège exclusif de Dieu, la divulgation des procédés reste interdite, non communicable en langage clair, permise seulement sous le voile de la parabole, de l’allégorie, de l’image ou de la métaphore.
La devise de Jacques Cœur, malgré sa brièveté et ses sous-entendus, se montre en concordance parfaite avec les enseignements traditionnels de l’éternelle sagesse. Aucun philosophe, vraiment digne de ce nom, ne refuserait de souscrire aux règles de conduite qu’elle exprime et que l’on peut traduire ainsi :
Du Grand-Œuvre dire peu, faire beaucoup, taire toujours.
Lorsque, vers l’année 1502, Anne, duchesse de Bretagne et deux fois reine de France, forma le projet de réunir, dans un mausolée digne de la vénération qu’elle leur portait, les corps de ses parents défunts, elle en confia l’exécution à un artiste breton, de grand talent, mais sur qui on ne possède que peu de renseignements, Michel Colombe. Elle avait alors vingt-cinq ans. Son père, le duc François II, était décédé à Couëron quatorze années plus tôt, le 9 septembre 1488, ne survivant à sa seconde femme, Marguerite de Foix, mère de la reine Anne, que de seize mois. Elle s’était éteinte, en effet, le 15 mai 1487.
Ce mausolée, commencé en 1502, ne fut achevé qu’en 1507. Le plan est l’œuvre de Jean Perréal. Quant aux sculptures, qui en font l’un des plus purs chefs-d’œuvres de la Renaissance, elles sont de Michel Colombe, lequel fut aidé dans ce travail par deux de ses élèves : Guillaume Regnauld, son neveu, et Jehan de Chartres, « son disciple et serviteur », quoique la collaboration de ce dernier ne soit pas absolument certaine. Une lettre, écrite le 4 janvier 1511, par Jean Perréal au secrétaire de Marguerite de Bourgogne, à l’occasion des travaux que cette princesse faisait exécuter dans la chapelle de Brou, nous apprend que « Michel Coulombe besongnoit au moiz et avoit pour moiz XX. escus, l’espace de sinc ans ». Le travail de sculpture lui fut payé 1,200 écus, et le tombeau coûta au total 560 livres. [Cf. Abbé G. Durville, Études sur le vieux Nantes. tome II. Vannes, Lafolye Frères, 1915.]
Selon le désir qu’avaient manifesté Marguerite de Bretagne et François II, d’être inhumés dans l’église des Carmes de Nantes, Anne y fit édifier le mausolée, qui prit le nom de Tombeau des Carmes, sous lequel il est généralement connu et désigné. Il demeura en place jusqu’à la Révolution, époque à laquelle l’église des Carmes, ayant été vendue comme bien national, il fut enlevé et gardé secrètement par un amateur d’art soucieux de soustraire le chef-d’œuvre au vandalisme 295 révolutionnaire. La tourmente passée, on le réédifia, en 1819, dans la cathédrale Saint-Pierre, de Nantes, où nous pouvons l’admirer aujourd’hui. Le sépulcre voûté, construit sous le mausolée d’apparat, contenait, lors de son ouverture sur l’ordre du roi, par Mellier, maire de Nantes, les 16 et 17 octobre 1727, les trois cercueils de François II, de Marguerite de Bretagne, sa première femme, décédée le 25 septembre 1449, et de Marguerite de Foix, seconde épouse du duc et mère de la reine Anne. Une petite caisse s’y trouvait également ; elle renfermait un reliquaire « d’or pur et munde », en forme d’œuf, surmonté de la couronne royale, couvert d’inscriptions aux lettres finement émaillées, et contenant le cœur d’Anne de Bretagne, dont le corps repose à la basilique Saint-Denis. [M. le chanoine G. Durville, à l’ouvrage de qui nous empruntons ces détails, a bien voulu nous adresser une image de cette curieuse pièce, vide, hélas ! de son contenu, laquelle fait partie des collections du musée Th. Dobrée, à Nantes, dont il est le conservateur. « Je vous envoie, nous écrit-il, une petite photographie de ce précieux reliquaire. Je l’ai placée un instant à l’endroit même où était le cœur de la reine Anne, dans la pensée que cette circonstance vous ferait attacher plus d’intérêt à ce petit souvenir. » Nous prions M. le chanoine Durville de bien vouloir agréer ici l’expression de nos vifs remerciements pour sa pieuse sollicitude et sa délicate attention.]
Parmi les relations descriptives que divers auteurs ont laissées du tombeau des Carmes, il en est de très minutieuses. Nous choisirons de préférence, pour donner un aperçu de l’œuvre, celle de frère Mathias de Saint-Jean, carme de Nantes, qui la publia au XVIIe siècle.
« Mais ce qui me semble de plus rare et digne d’admiration, dit cet écrivain, c’est le Tombeau élevé dans le cœur de l’eglise des Peres Carmes, qui, à l’aveu de tout le monde, est un des plus beaux et des plus magnifiques qui se puisse voir, ce qui m’oblige d’en faire une description particuliere pour la satisfaction des curieux.
« La devotion que les anciens Ducs de Bretagne avoient eu de lontems à la très Sainte Vierge mère de Dieu, patronne de l’Ordre et de cette Église des P. P. Carmes, et l’affection qu’ils avoient aux Religieux de cette Maison, les porta à y choisir le lieu de leur Sepulture. Et la reine Anne, par un unique temoignage de sa pitié et affection à ce lieu, voulut y faire elever ce beau Monument en memoire de son père François Second et de sa mère Marguerite de Foye.
« Il est bâti en quarré, de huit pieds de large sur quatorze de long : sa matiere est toute de marbre fin d’Italie, blanc et noir, de porphire et d’albâtre. Le cors est elevé sur le plan (le sol) de l’Église, de six pieds de haut. Les deux côtez sont ornez de six niches, châcune de deux pieds de haut, dont le fond est de porphire bien ouvragé, orné à 296 l’entour de pilastres de marbre blanc, dans toutes les justes proportions et regles d’architecture, enrichis de moresque (arabesques) fort delicatement travaillées : et toutes ces douze niches sont remplies de figures des douze Apôtres, de marbre blanc, chacun ayant sa posture differente, et les instrumens de sa passion. Les deux bouts de ce cors sont ornez de pareille architecture, et châcun divisé en deux niches pareilles aux autres. Au bout vers le maistre Autel de l’Eglise sont posées dans ces niches les figures de Saint-François d’Assise et de Saincte Marguerite, patrons du dernier Duc et de la Duchesse qui y sont enterrez : et à l’autre bout se voient pareillement dans des niches les figures de S. Charlemagne et de S. Louis Roi de France. Au-dessous des dites seize niches qui entourent le cors du Tombeau, il y a autant de concavitez faites en rond de quatorze pouces de diamètre, dont le fond est de marbre blanc taillé en forme de coquille, et toutes sont remplies de figures de pleureurs avec leurs habits de dueil, tous en diverses postures, dont l’ouvrage est consideré de peu de personnes, mais il est admiré de tous ceux qui l’entendent.
« Ce cors est couvert d’une grande table de marbre noir toute d’une piece, et qui excede le solide (la masse du tombeau) d’environ huit pouces, à l’entour en forme de corniche, pour servir d’entablement et d’ornement à ce cors. Dessus cette pierre sont couchées deux grandes figures de marbre blanc, châcune de huit pieds de long, dont l’une represente le Duc, et l’autre la Duchesse avec leurs habits et Couronnes Ducalles. Trois figures d’Anges de marbre blanc, de trois pieds châcune, tiennent des carreaux (coussins) sous les testes de ces figures, qui semblent mollir sous le faix, et les Anges pleurer. Aux pieds de la figure du Duc, il y a une figure de Lyon couché représenté au naturel, qui porte sur sa jube (crinière) l’écu des armes de Bretagne : et aux pieds de la figure de la Duchesse, il y a la figure d’un Levrier, qui porte aussi au col les armes de la maison de Foïe que l’art anime merveilleusement bien.
« Mais ce qu’il y a de plus merveilleux en cette piece, sont les quatre figures des Vertus Cardinales, posées aux quatre coins de cette sepulture, faites en marbre blanc, de la hauteur de six pieds : elles sont si bien taillées, si bien plantées, et ont tant de rapport au naturel, que les originaires et les etrangers avoüent qu’on ne voit rien de mieux, ni dans les antiques de Rome, ni dans les modernes d’Italie, de France et d’Allemagne. La figure de la Justice est posée au coin droit en entrant, qui porte une espée levée dans la main droite, et un livre avec une balance dans la gauche, la couronne en teste, habillée de panne et de fourrure qui sont les marques de la science, de l’equité, de la sévérité et majesté qui accompagnent cette vertu.
« À 297 l’opposite, du côté gauche, est la figure de la Prudence, qui a deux faces opposées l’une à l’autre en une mesme teste : l’une d’un vieillard à longue barbe, l’autre d’un jeune jouvenceau ; dans la main droite (gauche) elle tient un miroüer convexe qu’elle regarde fixement, et de l’autre un compas : à ses pieds parêt un serpent, et ces choses sont symboles de la consideration et de la sagesse avec laquelle cette vertu procede dans ses actions.
« À l’angle droit, du côté d’en haut, est la figure de la Force, habillée d’une cotte de mailles (armure) et le heaume en teste ; de sa main gauche elle suporte une tour, des crevasses de laquelle sort un serpent (un dragon) qu’elle étouffe avec la main droite, qui marque la vigueur dont cette vertu se sert dans les adversitez du monde pour en empêcher la violence ou en supporter le poids.
« Au coing opposite est la figure de la Temperance revestüe d’une longue robe, ceinte d’un cordon : de la main droite, elle supporte la machine d’une horloge, et de l’autre un mors de bride, hieroglifique du reglement et de la moderation que cette vertu met dans les passions humaines. » [Le Commerce honorable, etc., composé par un habitant de Nantes. Nantes, Guillaume Le Monnier, 1646, p. 308-312.]
Les éloges que frère Mathias de Saint-Jean fait de ces gardes du corps de François II, représentés par les Vertus cardinales de Michel Colombe, nous semblent parfaitement mérités. [Michel Colombe, né à Saint-Pol-de-Léon en 1460, avait environ quarante-cinq ans lorsqu’il les exécuta.] « Ces quatre statues, dit de Caumont, sont admirables de grâce et de simplicité. Les draperies sont rendues avec une rare perfection et, dans chaque figure, on observe une individualité très frappante, bien que toutes les quatre soient également nobles et belles. » [De Caumont, Cours d’Antiquités monumentales, 1841 ; 6e partie, p. 445.]
Ce sont ces statues, empreintes du plus pur symbolisme, gardiennes de la tradition et de la science anciennes, que nous allons particulièrement étudier.
À l’exception de la Justice, les Vertus cardinales ne sont plus représentées avec les attributs singuliers qui donnent aux figures anciennes leur caractère énigmatique et mystérieux. Sous la pression de conceptions plus réalistes, le symbolisme s’est transformé. Les artistes, abandonnant toute idéalisation de la pensée, obéissent de préférence au naturalisme ; ils serrent de près l’expression des attributs et facilitent l’identification des personnages allégoriques. Mais, en perfectionnant leurs procédés et en se rapprochant davantage des formules 298 modernes, ils ont, inconsciemment, porté un coup mortel à la vérité traditionnelle. Car les sciences antiques, transmises sous le voile d’emblèmes divers, relèvent de la Diplomatique et se présentent pourvues d’une double signification, l’une, apparente, compréhensible à tous (exotérisme), l’autre, cachée, accessible seulement aux initiés (ésotérisme). En précisant le symbole, limité à sa fonction positive, normale et définie ; en l’individualisant au point d’exclure toute idée connexe ou relative, on le dépouille de ce double sens, de l’expression seconde qui en fait précisément la valeur didactique et l’essentielle portée. Les anciens figuraient la Justice, la Fortune et l’Amour, avec les yeux bandés. Prétendaient-ils exprimer uniquement la cécité de l’une, l’aveuglement des autres ? Ne pourrait-on découvrir, dans l’attribut du bandeau oculaire, une raison spéciale de cette obscurité artificielle et sans doute nécessaire ? Il suffirait de savoir que ces figures, assujetties communément aux vicissitudes humaines, appartiennent aussi à la tradition scientifique, pour aisément la reconnaître. Et l’on s’apercevrait même que le sens occulte s’avère avec une clarté supérieure à celle qui est obtenue par l’analyse directe et la lecture superficielle. Quand les poètes racontent que Saturne, père des dieux, dévorait ses enfants, on croit, avec l’Encyclopédie, qu’« une telle métaphore sert à caractériser une époque, une institution, etc., dont les circonstances ou les résultats deviennent fatals à ceux mêmes qui auraient dû n’en recueillir que les bienfaits ». Mais si nous substituons à cette interprétation générale la raison positive et scientifique qui constitue le fond des légendes et des mythes, la vérité se dégage aussitôt, lumineuse et patente. L’Hermétisme enseigne que Saturne, représentant symbolique du premier métal terrestre, générateur des autres, est aussi leur unique et naturel dissolvant ; or, comme tout métal dissous s’assimile au dissolvant et perd ses caractéristiques, il est exact et logique de prétendre que le dissolvant « mange » le métal, et qu’ainsi le vieillard fabuleux dévore sa progéniture.
Nous pourrions donner quantité d’exemples de cette dualité de sens qu’exprime le symbolisme traditionnel. Celui-là seul suffit à démontrer que, conjointement à l’interprétation morale et chrétienne des Vertus cardinales, il existe un second enseignement, secret, profane, ordinairement méconnu, qui appartient au domaine matériel des acquisitions, des connaissances ancestrales. Ainsi retrouvons-nous, scellée dans la forme des mêmes emblèmes, l’harmonieuse alliance de la Science et de la Religion, si féconde en résultats merveilleux, mais que le scepticisme de nos jours refuse de vouloir reconnaître et conspire à toujours écarter.
« Le 299 thème des Vertus, remarque fort justement M. Paul Vitry, s’était constitué au XIIIe siècle dans l’art gothique. Mais, ajoute l’auteur, tandis que la série en était restée assez variable chez nous comme nombre, comme ordre et comme attributs, elle s’était fixée de bonne heure en Italie, et s’était limitée soit aux trois Vertus théologales : Foi, Espérance, Charité, soit plus souvent peut-être encore aux quatre Vertus cardinales : Prudence, Justice, Force, Tempérance. Elle s’était de plus appliquée de bonne heure à l’ornementation des monuments funéraires.
« Quant à la façon de caractériser ces Vertus, elle paraît à peu près arrêtée avec Orcagna et son tabernacle d’Or San Michele dès le milieu du XIVe siècle. La Justice porte l’épée et la balance et ne variera jamais. L’attribut essentiel de la Prudence est le serpent ; il s’y ajoute parfois un ou plusieurs livres, plus tard un miroir. Presque dès l’origine également, par une idée analogue à celle de Dante, qui avait donné trois yeux à sa Prudence, les imagiers donnèrent deux visages à cette Vertu. La Tempérance remet quelques fois son épée au fourreau, mais le plus souvent elle tient deux vases et paraît mélanger l’eau et le vin : c’est l’élémentaire symbole de la sobriété. Enfin, la Force a les attributs de Samson ; elle est armée du bouclier et de la massue ; parfois elle a la peau de lion sur la tête et un disque figurant le monde dans les mains ; d’autres fois enfin, et ce sera son attribut définitif, en Italie du moins, elle porte la colonne entière ou brisée…
« À défaut du reste des grands monuments, les manuscrits, les livres, les gravures se chargeaient de répandre le type des Vertus à l’italienne et pouvaient même le faire connaître à ceux qui, comme Colombe, n’avaient sans doute pas fait le voyage d’Italie. Une série de gravures italiennes de la fin du XVe siècle, qui est connue sous le nom de Jeu de cartes d’Italie, nous montre, au milieu de représentations des différentes conditions sociales, des Muses, des dieux de l’antiquité, des Arts libéraux, etc., une série de figures de Vertus ; elles ont exactement les attributs que nous venons de décrire… Nous avons là un spécimen très curieux de ces documents qui purent être rapportés par les gens tels que Perréal, qui avaient suivi les expéditions, documents qui purent circuler dans les ateliers et fournir des thèmes en attendant qu’ils imposassent un style nouveau.
« Ce langage symbolique, du reste, n’avait pas de peine à être compris chez nous ; il était tout à fait conforme à l’esprit allégorique du XVe siècle. Il suffit de songer, pour s’en rendre compte, au Roman de la Rose 300 et à toute la littérature qui en était issue. Les miniaturistes avaient abondamment illustré ces ouvrages et, en dehors même de ces allégories de Nature, de Déduit et de Faux Semblant, l’art français n’ignorait certainement pas la série des Vertus, quoique ce ne fût pas un thème aussi fréquemment employé qu’en Italie. » [Paul Vitry. Michel Colombe et la sculpture française de son temps. Paris, E. Lévy, 1901, p. 395 et suiv.]
Toutefois, sans nier absolument, dans les splendides figures du Tombeau des Carmes, quelque influence italienne, Paul Vitry relève le caractère nouveau, essentiellement français, que Michel Colombe allait donner aux éléments ultramontains rapportés par Jean Perréal. « En admettant même, poursuit l’auteur, qu’ils en aient emprunté l’idée première aux tombeaux italiens, Perréal et Colombe n’allaient pas accepter, sans modification, ce thème des Vertus cardinales. » En effet, « la Tempérance portera dans ses mains une horloge et un mors avec sa bride au lieu des deux vases que lui avaient couramment donnés les Italiens. Quant à la Force, armée et casquée, au lieu de sa colonne, elle tiendra une tour, sorte de donjon crénelé, d’où elle arrache violemment un dragon qui se débat. Ni à Rome, ni à Florence, ni à Milan, ni à Côme (porte sud de la cathédrale), nous ne connaissons rien de semblable ».
Mais si l’on peut aisément discerner, dans le cénotaphe de Nantes, la part respective qui appartient aux maîtres Perréal et Colombe, il est plus malaisé de découvrir jusqu’où put s’étendre l’influence personnelle, la volonté propre de la fondatrice. Car nous ne pouvons croire qu’elle soit, durant cinq années, désintéressée d’une œuvre qui lui tenait particulièrement à cœur. La reine Anne, cette gracieuse souveraine que le peuple, en sa naïve affection, nommait familièrement « la bonne duchesse en sabots de bois », a-t-elle connu la portée ésotérique des gardiennes du mausolée élevé en mémoire de ses parents ? Nous résoudrions volontiers cette question par l’affirmative. Ses biographes nous assurent qu’elle était fort instruite, douée d’une vive intelligence et d’une clairvoyance remarquable. Sa bibliothèque paraît déjà importante pour l’époque. « D’après le seul document, nous dit Le Roux de Lincy, que j’ai pu découvrir relatif à l’ensemble de la bibliothèque formée par Anne de Bretagne (Index des Comptes de Dépenses de 1498), on y trouvait des livres manuscrits et imprimés en latin, en français, en italien, en grec et en hébreu. Onze cent quarante volumes, pris à Naples par Charles VIII, avaient été donnés à la reine… On s’étonnera peut-être de voir figurer dans la collection de la reine duchesse, des ouvrages en grec et en hébreu ; mais il ne faut pas oublier 301 qu’elle avait étudié les deux langues savantes et que le caractère de son esprit était par dessus tout sérieux. » [Le Roux de Lincy, Vie de la Reine Anne de Bretagne, femme des Rois de France Charles VIII et Louis XII. Paris, L. Curmer, 1860, t. II, p. 34.] On nous la dépeint recherchant la conversation des diplomates, auxquels elle se plaisait à répondre dans leur propre langue, ce qui justifierait une éducation polyglotte très soignée et sans doute aussi la possession de la cabale hermétique, du gay-sçavoir ou de la double science. Aurait-elle fréquenté les savants réputés de son temps et, parmi eux, des alchimistes contemporains ? Nous manquons de renseignements à cet égard, bien qu’il semble difficile d’expliquer pourquoi la grande cheminée du salon de l’hôtel Lallemant porte l’hermine d’Anne de Bretagne et le porc-épic de Louis XII, si l’on ne veut y voir un témoignage de leur présence dans la demeure philosophale de Bourges. Quoiqu’il en soit, sa fortune personnelle était considérable. Les pièces d’orfèvrerie, l’or en lingots, les gemmes précieuses formaient la masse d’un trésor quasi inépuisable. L’abondance de telles richesses facilitait singulièrement l’exercice d’une générosité devenue vite populaire. Les chroniqueurs nous apprennent qu’elle rétribuait volontiers, par le don d’un diamant, le pauvre ménestrel qui l’avait distraite pendant quelques instants. Quant à sa livrée, elle offrait les couleurs hermétiques choisies par elle : noire, jaune et rouge, avant la mort de Charles VIII, et seulement les deux extrêmes de l’Œuvre, noire et rouge, depuis cette époque. Enfin, ce fut elle la première reine de France qui, brisant résolument avec la coutume établie jusque-là, porta le deuil de son premier mari en noir, tandis que l’usage obligeait les souveraines à toujours le porter en blanc.
La première des quatre statues que nos allons étudier est celle qui nous offre les divers attributs chargés de préciser l’expression allégorique de la Justice : lion, balance, épée. Mais, outre la signification ésotérique, nettement différente du sens moral qu’on affecte à ces attributs, la figure de Michel Colombe présente d’autres signes révélateurs de sa personnalité occulte. Il n’est détail, si infime soit-il, qui puisse être négligé dans toute l’analyse de ce genre, sans avoir, au préalable, été sérieusement examiné. Or, le surcot d’hermine que porte la Justice est bordé de roses et de perles. Notre Vertu a le front ceint d’une couronne ducale, ce qui a pu laisser croire qu’elle reproduisait les traits d’Anne de Bretagne ; l’épée qu’elle tient de la dextre a son pommeau orné d’un soleil rayonnant ; enfin, et c’est là ce qui la caractérise au premier chef, elle apparaît ici dévoilée. Le péplum qui la recouvrait toute entière a glissé le long du corps ; retenu par la saillie des 302 bras, il vient doubler le manteau dans sa partie inférieure. Le glaive même a quitté son fourreau de brocard, que l’on voit maintenant suspendu à la pointe du fer (pl. XXXV).
Comme l’essence même de la justice et sa raison d’être exigent qu’elle n’ait rien de caché, que la recherche et la manifestation de la vérité l’obligent de se montrer à tous dans la pleine lumière de l’équité, le voile, retiré à demi, doit nécessairement révéler l’individualité secrète d’une seconde figure, adroitement dissimulée sous la forme et les attributs de la première. Cette seconde figure n’est autre que la Philosophie.
Dans l’antiquité romaine, on appelait peplum (en grec πέπλος ou πέπλα) un voile orné de broderie dont on habillait la statue de Minerve, fille de Jupiter, la seule déesse dont la naissance fût merveilleuse. La fable dit, en effet, qu’elle sortit tout armée du cerveau de son père, auquel Vulcain, sur l’ordre du maître de l’Olympe, avait fendu la tête. De là son nom hellénique d’Athèné, — Ἀθηνά, formé de ἀ, privatif, et τιθήνη, nourrice, mère, signifiant née sans mère. Personnification de la Sagesse, ou Connaissance des choses, Minerve doit être regardée comme la pensée divine et créatrice, matérialisée dans toute la nature, latente en nous ainsi qu’en tout ce qui nous entoure. Mais c’est d’un vêtement féminin, d’un voile de femme (κάλυμμα), qu’il est ici question, et ce mot nous fournit une autre raison du péplum symbolique. Κάλυμμα, vient de καλύπτω couvrir, envelopper, cacher, qui a formé κάλυξ, bouton de rose, fleur, et aussi Καλυψώ, nom grec de la nymphe Calypso, reine de l’île mythique d’Ogyrie, que les Hellènes nommaient Ὠγύγιος, terme voisin de Ὠγυγία, lequel a le sens d’antique et de grand. Nous retrouvons ainsi la rose mystique, fleur du Grand-Œuvre, plus connue sous le vocable de pierre philosophale. De sorte qu’il est facile de saisir le rapport existant entre l’expression du voile et celle des roses et des perles ornant le surcot de fourrure, puisque cette pierre est encore appelée perle précieuse (Margarita pretiosa). « Alciat, nous apprend Fr. Noël, représente la Justice sous les traits d’une vierge dont la couronne est d’or et la tunique blanche, recouverte d’une ample draperie de pourpre. Son regard est doux et son maintien modeste. Elle porte sur la poitrine un riche joyau, symbole de son prix inestimable, et pose le pied gauche sur une pierre carrée. » On ne saurait mieux décrire la double nature du Magistère, ses couleurs, la haute valeur de cette pierre cubique, qui porte la Philosophie toute entière, masquée, pour le vulgaire, sous les traits de la Justice.
La Philosophie confère à l’épouse une grande puissance d’investigation. Elle permet de pénétrer l’intime complexion des choses, qu’elle tranche comme avec l’épée, y découvrant la présence du spiritus 303 mundi dont parlent les maîtres classiques, lequel a son centre dans le soleil et tire ses vertus et son mouvement du rayonnement de l’astre. Elle donne encore la connaissance des lois générales, des règles, du rythme et des mesures que la nature observe dans l’élaboration, l’évolution et la perfection des choses créées (balance). Elle établit, enfin, la possibilité d’acquisition des sciences sur la base de l’observation, de la méditation, de la foi et de l’enseignement écrit (livre). Par les mêmes attributs, cette image de la Philosophie nous renseigne, en second lieu, sur les points essentiels du labeur des Adeptes, et proclame la nécessité du travail manuel imposé aux chercheurs désirant acquérir la notion positive, la preuve indiscutable de sa réalité. Sans recherches techniques, sans essais fréquents ni expériences réitérées, on ne peut que s’égarer dans une science dont les meilleurs traités cachent avec soin les principes physiques, leur application, les matériaux et le temps. Celui donc qui ose se prétendre philosophe et ne veut labourer par crainte du charbon, de la fatigue ou de la dépense, celui-là doit être regardé comme le plus vaniteux des ignorants ou le plus effronté des imposteurs. « Je puis rendre ce témoignage, a dit Augustin Thierry, qui de ma part ne sera pas suspect : il y a au monde quelque chose qui vaut mieux que les jouissances matérielles, mieux que la fortune, mieux que la santé elle-même, c’est le dévouement à la science. » L’activité du sage ne se mesure pas aux résultats de propagande spéculative ; elle se contrôle auprès du fourneau, dans la solitude et le silence du laboratoire, non ailleurs ; elle se manifeste sans réclame ni verbiage, par l’étude attentive, l’observation précise, persévérante, des réactions et des phénomènes. Qui agit autrement vérifiera, tôt ou tard, la maxime de Salomon (Prov., XXI, 25), disant que « le désir du paresseux le fera périr, parce que ses mains refusent de travailler ». Le véritable savant ne recule devant aucun effort ; il ne craint pas la souffrance, parce qu’il sait quelle est la rançon de la science, et qu’elle seule lui fournit le moyen « d’entendre les sentences et leur interprétation, les paroles des sages et leurs discours profonds » (Prov., I, 6).
En ce qui concerne la valeur pratique des attributs affectés à la Justice, lesquels regardent le travail hermétique, l’étudiant trouvera par expérience que l’énergie de l’esprit universel a sa signature dans le glaive, et que le glaive a sa correspondance dans le soleil, comme étant l’animateur et le modificateur perpétuel de toutes les substances corporelles. C’est lui l’unique agent des métamorphoses successives de la matière originelle, sujet et fondement du Magistère. C’est par lui que le mercure se change en soufre, le soufre en Élixir et l’Élixir en Médecine, recevant alors le nom de Couronne du sage, parce que cette triple 304 mutation confirme la vérité de l’enseignement secret et consacre la gloire de son heureux artisan. La possession du soufre ardent et multiplié, masqué sous le terme de pierre philosophale, est pour l’Adepte ce qu’est la trirègne pour le pape et la couronne pour le monarque : l’emblème majeur de la souveraineté et de la sagesse.
Nous avons eu, maintes fois déjà, l’occasion d’expliquer le sens du livre ouvert, caractérisé par la solution radicale du corps métallique, lequel, ayant abandonné ses impuretés et cédé son soufre, est alors dit ouvert. Mais ici une remarque s’impose. Sous le nom de liber et sous l’image du livre, adoptés pour qualifier la matière détentrice du dissolvant, les sages ont entendu désigner le livre fermé, symbole général de tous les corps bruts, minéraux ou métaux, tels que la nature nous les fournit ou que l’industrie humaine les livre au commerce. Ainsi, les minerais extraits du gîte, les métaux sortis de la fonte, sont exprimés hermétiquement par un livre fermé ou scellé. De même, ces corps, soumis au travail alchimique, modifiés par application de procédés occultes, se traduisent en iconographie à l’aide du livre ouvert. Il est donc nécessaire, dans la pratique, d’extraire le mercure du livre fermé qu’est notre primitif sujet, afin de l’obtenir vivant et ouvert, si nous voulons qu’il puisse à son tour ouvrir le métal et rendre vif le soufre inerte qu’il renferme. L’ouverture du premier livre prépare celle du second. Car il y a, cachés sous le même emblème, deux livres fermés (le sujet brut et le métal) et deux livres ouverts (le mercure et le soufre), bien que ces livres hiéroglyphiques n’en fassent réellement qu’un seul, puisque le métal provient de la matière initiale et que le soufre prend son origine du mercure.
Quant à la balance, appliquée contre le livre, il suffirait de noter qu’elle traduit la nécessité des poids et des proportions pour se croire dispensé d’en parler davantage. Or, cette image fidèle de l’ustensile servant aux pesées, et auquel les chimistes assignent une place honorable dans leurs laboratoires, recèle cependant un arcane de haute importance. C’est la raison qui nous oblige d’en rendre compte et d’indiquer brièvement ce que la balance dissimule sous l’aspect anguleux et symétrique de sa forme.
Lorsque les philosophes envisagent les rapports pondéraux des matières entre elles, ils entendent parler de l’une ou de l’autre partie d’une double connaissance ésotérique : celle du poids de nature et celle des poids de l’art. [Jusqu’au moment où l’amant, pour la troisième fois ayant renouvelé les poids, Atalante accorda la récompense à son vainqueur. (Michaelis Maieri Atalante Fugiens. Oppenheimii, 1618. Epigramma authoris.)] Malheureusement, les sages, dit Salomon, cachent la science ; tenus de rester dans les limites étroites de leur vœu, et respectueux de la discipline acceptée, ils se gardent bien de jamais établir nettement en quoi diffèrent ces deux secrets. Nous ferons en sorte d’aller plus loin qu’eux et dirons, en toute sincérité, que les poids de l’art 305 son applicables exclusivement aux corps distincts, susceptibles d’être pesés, tandis que le poids de nature se réfère aux proportions relatives des composants d’un corps donné. De sorte que, décrivant les quantités réciproques de matières diverses, en vue de leur mélange régulier et convenable, les auteurs parlent véritablement des poids de l’art ; au contraire, s’il est question de valeurs quantitatives au sein d’une combinaison synthétique et radicale, — comme celle du soufre et du mercure principes unis dans le mercure philosophique, — c’est le poids de nature qui est alors considéré. Et nous ajouterons, afin d’ôter toute confusion dans l’esprit du lecteur, que si les poids de l’art sont connus de l’artiste et rigoureusement déterminés par lui, en revanche le poids de nature est toujours ignoré, même des plus grands maîtres. C’est là un mystère qui relève de Dieu seul et dont l’intelligence demeure inaccessible à l’homme.
L’Œuvre débute et s’achève par les poids de l’art ; ainsi l’alchimiste, préparant la voie, incite la nature à commencer et à parfaire ce grand labeur. Mais, entre ces extrémités, l’artiste n’a point à se servir de la balance, le poids de nature intervenant seul. À telle enseigne que la fabrication du mercure commun, celle du mercure philosophique, les opérations connues sous le terme d’imbibitions, etc., se font sans qu’il soit possible de savoir, — même approximativement, — quelles sont les quantités retenues ou décomposées, quel est le coefficient d’assimilation de la base, de même que la proportion des esprits. C’est ce que le Cosmopolite laisse entendre lorsqu’il dit que le mercure ne prend pas plus de soufre qu’il n’en peut absorber et retenir. En d’autres termes, la proportion de matière assimilable, dépendant directement de l’énergie métallique propre, reste toujours variable et ne saurait s’évaluer. Tout l’ouvrage est donc soumis aux qualités, naturelles ou acquises, tant de l’agent que du sujet initial. Or, en supposant même l’agent obtenu avec un maximum de vertu, — ce qui est rarement atteint, — la matière basique, telle que nous l’offre la nature, est fort éloignée d’être constamment égale et semblable à elle-même. Nous dirons à ce propos, pour en avoir souvent contrôlé l’effet, que l’assertion des auteurs fondée sur certaines particularités externes, — taches jaunes, efflorescences, plaques ou points rouges, — ne mérite guère d’être prise en considération. La région minière pourrait plutôt fournir quelques indications sur la qualité recherchée, quoique plusieurs échantillons, prélevés dans la masse du même gîte, révèlent parfois entre eux de notables différences.
Ainsi s’expliquera-t-on, sans recourir aux influences abstraites ni aux interventions mystiques, que la pierre philosophale, en dépit d’un travail régulier, conforme aux nécessités naturelles, ne laisse jamais 306 entre les mains de l’ouvrier un corps de puissance égale, d’énergie transmutatoire en rapport direct et constant avec la quantité des matières mises en œuvre.
Voici, à notre avis, le chef-d’œuvre de Michel Colombe et la pièce capitale du tombeau des Carmes. « À elle seule, écrit Léon Palustre, cette statue de la Force suffirait à la gloire d’un homme, et l’on ne peut se défendre, en la contemplant, d’une vive et profonde émotion. » [Léon Palustre. Les Sculpteurs français de la Renaissance : Michel Colombe. Gazette des Beaux-Arts, 2e période, t. XXIX, mai-juin 1884.] La majesté de l’attitude, la noblesse de l’expression, la grâce du geste, — que l’on souhaiterait plus vigoureux, — sont autant de caractères révélateurs d’une maîtrise consommée, d’une incomparable habileté de facture.
Le chef couvert d’un morion plat, au mufle de lion en tête, le buste revêtu du halecret finement ciselé, la Force soutient une tour de la main gauche et, de la droite, en arrache, — non un serpent comme le portent la plupart des descriptions, — mais un dragon ailé, qu’elle étrangle en lui serrant le col. Une ample draperie aux longues franges, dont les replis portent sur les avant-bras, forme une boucle dans laquelle passe l’une de ses extrémités. Cette draperie, qui, dans l’esprit du statuaire, devait recouvrir l’emblématique Vertu, vient confirmer ce que nous avons dit précédemment. De même que la Justice, la Force apparaît dévoilée (pl. XXXVI).
Fille de Jupiter et de Thémis, sœur de la Justice et de la Tempérance, les anciens l’honoraient comme une divinité, sans toutefois agrémenter ses images des attributs singuliers que nous lui voyons présenter aujourd’hui. Dans l’antiquité grecque, les statues d’Hercule, avec la massue du héros et la peau de lion de Némée, personnifiaient à la fois la force physique et la force morale. Les Égyptiens, eux, la représentaient par une femme de complexion puissante, ayant deux cornes de taureau sur la tête et un éléphant à son côté. Les modernes l’expriment de façons très diverses. Botticelli la voit comme une femme robuste, simplement assise sur un trône ; Rubens lui adjoint un écu à figure de lion, ou la fait suivre d’un lion. Gravelot la montre écrasant des vipères, une peau de lion jetée sur les épaules, le front ceint d’une branche de laurier et tenant un faisceau de flèches, tandis qu’à ses pieds sont des couronnes et des sceptres. Anguier, dans un bas-relief du tombeau de Henri de Longueville (Louvre), se sert, pour définir la 307 Force, d’un lion dévorant un sanglier. Coysevox (balustrade de la cour de marbre, à Versailles) la revêt d’une peau de lion et lui fait porter un rameau de chêne d’une main, et la base d’une colonne de l’autre. Enfin, parmi les bas-reliefs qui décorent le péristyle de l’église Saint-Sulpice, la Force est figurée armée de l’épée flamboyante et du bouclier de la Foi.
En toutes ces figures et en quantité d’autres dont l’énumération serait fastidieuse, on ne trouve point d’analogie, sous le rapport des attributs, avec celles de Michel Colombe et des sculpteurs de son temps. La belle statue du tombeau des Carmes prend, de ce fait, une valeur spéciale et devient pour nous la meilleure traduction du symbolisme ésotérique.
On ne peut raisonnablement nier que la tour, si importante dans la fortification médiévale, renferme un sens nettement défini, quoique nous n’ayons pu en découvrir nulle part d’interprétation. Quant au dragon, on connaît mieux sa double expression ; au point de vue moral et religieux, c’est la traduction de l’esprit du mal, démon, diable ou Satan ; pour le philosophe et l’alchimiste, il a toujours servi à représenter la matière première, volatile et dissolvante, autrement appelée mercure commun. Hermétiquement, on peut donc considérer la tour comme l’enveloppe, le refuge, l’asile protecteur, — les minéralogistes diraient la gangue ou la minière, — du dragon mercuriel. C’est d’ailleurs la signification du mot grec πύργος, tour, asile, refuge. L’interprétation serait encore plus complète si l’on assimilait à l’artiste la femme qui extirpe le monstre de son repaire, et son geste mortel au but qu’il doit se proposer dans cette pénible et dangereuse opération. Ainsi, du moins, pourrions-nous trouver une explication satisfaisante et pratiquement vraie, du sujet allégorique servant à révéler le côté ésotérique de la Force. Mais il nous faudrait supposer connue la science secrète à laquelle se réfèrent ces attributs. Or, notre statue se charge elle-même de nous renseigner à la fois sur sa portée symbolique et sur les branches connexes de ce tout qu’est la sagesse, figurée par l’ensemble des Vertus cardinales. Si l’on avait demandé au grand initié que fut François Rabelais quelle était son opinion, celui-ci eût certainement répondu, par la voix d’Epistémon [Le mot grec Ἐπιστήμων signifie savant, qui est instruit de, habile à ; racine ἐπίσταμαι, savoir, connaître, examiner, penser.], que tour de fortification ou de chasteau fort c’est autant dire que tour de force ; et tour de force réclame « couraige, sapience et puissance : couraige, pource que dangier y a ; sapience, car deuë connoissance y est nécessairement requise ; puissance, car cil qui oncques ne peult, rien entreprendre ne doibt. » 308 D’autre part, la cabale phonétique, qui fait du mot français tour l’équivalent de l’attique τοὐρος, vient compléter la signification pantagruélique du tour de force. [L’ouvrage capital de Rabelais, intitulé Pantagruel, est entièrement consacré à l’exposition burlesque et cabalistique des secrets alchimiques, dont le pantagruélisme embrasse l’ensemble et constitue la doctrine scientifique. Pantagruel est formé d’un assemblage de trois mots grecs : παντᾷ, mis pour πάντῃ, complètement, de manière absolue ; γύη, chemin ; ἕλη, la lumière solaire. Le héros gigantesque de Rabelais exprime donc la connaissance parfaite du chemin solaire, c’est-à-dire de la voie universelle.] En effet, τοὐρος est mis et employé pour τὀ ὄρος ; τὀ (lequel, ce qui), ὄρος (but, terme, objet que l’on se propose) marquant ainsi la chose qu’il faut atteindre, ce qui est le but proposé. Rien, on le voit, ne saurait mieux convenir à l’expression figurée de la pierre des philosophes, dragon enclos en sa forteresse, dont l’extraction fut toujours tenue pour un véritable tour de force. L’image, d’ailleurs, est parlante ; car si l’on éprouve quelque peine à comprendre comment le dragon, robuste et volumineux, ait pu résister à la compression exercée entre les parois de son étroite prison, on ne saisit pas davantage par quel miracle il passe tout entier à travers une simple lézarde de la maçonnerie. Là encore se reconnaît la version du prodige, du surnaturel et du merveilleux.
Signalons enfin que la Force porte encore d’autres empreintes de l’ésotérisme qu’elle reflète. Les tresses de sa chevelure, hiéroglyphes du rayonnement solaire, indiquent que l’Œuvre, soumis à l’influence de l’astre, ne peut s’exécuter sans la collaboration dynamique du Soleil. La tresse, nommée en grec σειρά, est adoptée pour figurer l’énergie vibratoire, parce que, chez les anciens peuples helléniques, le soleil s’appelait σείρ. Les écailles imbriquées sur la gorgerette du halecret sont celles du serpent, autre emblème du sujet mercuriel et réplique du dragon, écailleux lui aussi. Des écailles de poisson, disposées en demi-cercle, décorent l’abdomen et évoquent la soudure, au corps humain, d’une queue de sirène. Or, la sirène, monstre fabuleux et symbole hermétique, sert à caractériser l’union du soufre naissant, qui est notre poisson, et du mercure commun, appelé vierge, dans le mercure philosophique ou sel de sagesse. Le même sens nous est fourni par la galette des rois, à laquelle les Grecs donnaient le même nom qu’à la lune : σελήνη ; ce mot, formé des racines σέλας, éclat, et ἕλη, lumière solaire, avait été choisi par les initiés pour montrer que le mercure philosophique tire son éclat du soufre, comme la lune reçoit sa lumière du soleil. Une raison analogue fit attribuer le nom de σειρήν, sirène, au monstre mythique résultant de l’assemblage d’une femme et d’un poisson ; σειρήν, terme contracté de σείρ, soleil, et de μήνη, lune, indique également 309 la matière mercurielle lunaire combinée à la substance sulfureuse solaire. C’est donc une traduction identique à celle du gâteau des rois, revêtu du signe de la lumière et de la spiritualité, — la croix, — témoignage de l’incarnation réelle du rayon solaire, émané du père universel, dans la matière grave, matrice de toutes choses, et terra inanis et vacua de l’Écriture.
« Coiffée en matrone avec le gorgial », — ainsi s’exprime Dubuisson-Aubenay dans son Itinéraire en Bretagne, en 1636, — la Tempérance de Michel Colombe est pourvue d’attributs semblables à ceux qui lui sont assignés par Cochin. Suivant ce dernier, elle est « habillée de vêtements simples, un mors avec sa bride dans une main, et, dans l’autre, le pendule d’une horloge ou le balancier d’une montre ». D’autres figures la présentent tenant un frein ou une coupe. « Assez souvent, dit Noël, elle paraît appuyée sur un vase renversé, avec un mors dans sa main, ou mélangeant du vin avec de l’eau. L’éléphant, qui passe pour l’animal le plus sobre, est son symbole. Ripa en donne deux emblèmes : l’un, d’une femme avec une tortue sur la tête, qui tient un frein et de l’argent ; l’autre, d’une femme dans l’action de tremper, avec des tenailles, un fer rouge dans un vase plein d’eau. »
De la main gauche, notre statue supporte la boîte ouvragée d’une petite horloge à poids, du modèle usité au XVIe siècle. On sait que les cadrans de ces appareils ne possédaient qu’une seule aiguille, ainsi qu’en témoigne cette belle figure de l’époque. L’horloge, qui sert à mesurer le temps, est prise pour l’hiéroglyphe du temps lui-même et regardée, ainsi que le sablier, comme l’emblème principal du vieux Saturne (pl. XXXVII).
Certains observateurs un peu superficiels ont cru reconnaître une lanterne dans l’horloge, aisément identifiable pourtant, de la Tempérance. L’erreur ne modifierait guère la signification profonde du symbole, car le sens de la lanterne complète celui de l’horloge. En effet, si la lanterne éclaire parce qu’elle porte la lumière, l’horloge apparaît comme la dispensatrice de cette lumière, laquelle n’est point reçue d’un jet, mais peu à peu, progressivement, au cours des ans et avec l’aide du temps. Expérience, lumière, vérité sont des synonymes philosophiques ; or, rien, sinon l’âge, ne peut permettre d’acquérir l’expérience, la lumière et la vérité. Aussi, figure-t-on le Temps, seul maître de la sagesse, sous l’aspect d’un vieillard, et les philosophes dans l’attitude sénile et lasse d’hommes ayant longtemps travaillé à l’obtenir. C’est cette nécessité du temps ou de l’expérience que souligne François 310 Rabelais, dans son Addition au dernier chapitre du cinquième livre de Pantagruel, lorsqu’il écrit : « Quand donc vos philosophes, Dieu guidant, accompagnant à quelque claire lanterne, se adonneront à soigneusement rechercher et investiguer, comme est le naturel des humains (et de ceste qualité sont Herodote et Homere appelés Alphestes, c’est-à-dire rechercheurs et inventeurs) [En grec, ἀλφηστήρ ou ἀλφηστής, signifie inventeur, industrieux, de ἀλφή découverte, qui a donné le verbe ἀλφάνω imaginer, trouver en cherchant.], trouveront vraye estre la response faicte par le sage Thales à Amasis, roy des Ægyptiens, quand, par luy interrogé en quelle chose plus estoit de prudence, respondit : On temps ; car par temps ont esté et par temps seront toutes choses latentes inventées ; et c’est la cause pourquoy les anciens ont appelé Saturne le Temps, pere de Verité, et Verité fille du Temps. Infailliblement aussi trouveront tout le sçavoir, et d’eux et de leurs prédécesseurs, à peine estre la minime partie de ce qui est et ne le sçavent. »
Mais la portée ésotérique de la Tempérance gît tout entière dans la bride qu’elle tient de la main droite. C’est avec la bride que l’on dirige le cheval ; par le moyen de cette pièce, le cavalier impose à sa monture l’orientation qui lui plaît. On peut aussi considérer la bride comme l’instrument indispensable, le médiateur placé entre la volonté du cavalier et la marche du cheval vers l’objectif proposé. Ce moyen, dont on a choisi l’image parmi les parties constituantes du harnais, est désigné en hermétisme par le nom de cabale. De sorte que les expressions spéciales de la bride, celle de frein et celle de direction, permettent d’identifier et de reconnaître, sous une seule forme symbolique, la Tempérance et la Science cabalistique.
À propos de cette science, une remarque s’impose, et nous la croyons d’autant plus fondée que l’étudiant non prévenu assimile volontiers la cabale hermétique au système d’interprétation allégorique que les Juifs prétendent avoir reçu par tradition, et qu’ils dénomment Kabbale. En fait, il n’y a rien de commun entre les deux termes, sinon leur prononciation. La kabbale hébraïque ne s’occupe que de la Bible ; elle est donc strictement limitée à l’exégèse et à l’herméneutique sacrées. La cabale hermétique s’applique aux livres, textes et documents des sciences ésotériques de l’antiquité, du moyen âge et des temps modernes. Tandis que la kabbale hébraïque n’est qu’un procédé basé sur la décomposition et l’explication de chaque mot ou de chaque lettre, la cabale hermétique, au contraire, est une véritable langue. Et, comme la grande majorité des traités didactiques de sciences anciennes sont rédigés en cabale, ou qu’ils utilisent cette langue dans leurs passages 311 essentiels ; que le grand Art lui-même, selon le propre aveu d’Artephius, est entièrement cabalistique, le lecteur n’en peut rien saisir s’il ne possède au moins les premiers éléments de l’idiome secret. Dans la kabbale hébraïque, trois sens peuvent être découverts en chaque mot sacré ; d’où trois interprétations ou kabbales différentes. La première, dite Gématria, comporte l’analyse de la valeur numérale ou arithmétique des lettres composant le mot ; la seconde, nommée Notarikon, établit la signification de chaque lettre considérée séparément ; la troisième, ou Thémurah (c’est-à-dire changement, permutation), emploie certaines transpositions de lettres. Ce dernier système, qui paraît avoir été le plus ancien, date de l’époque où florissait l’école d’Alexandrie, et fut créé par quelques philosophes juifs soucieux d’accommoder les spéculations des philosophies grecque et orientale avec le texte des livres saints. Nous ne serions pas autrement surpris que la paternité de cette méthode pût revenir au juif Philon, dont la réputation fut grande au commencement de notre ère, parce que c’est lui le premier philosophe cité comme ayant tenté d’identifier une religion véritable avec la philosophie. On sait qu’il essaya de concilier les écrits de Platon et les textes hébreux, en interprétant ceux-ci allégoriquement, ce qui concorde parfaitement avec le but poursuivi par la kabbale hébraïque. Quoi qu’il en soit, d’après les travaux d’auteurs fort sérieux, on ne saurait assigner au système juif une date très antérieure à l’ère chrétienne, en reculant même le point de départ de cette interprétation jusqu’à la version grecque des Septante (238 av. J.C.). Or, la cabale hermétique était employée, longtemps avant cette époque, par les pythagoriciens et les disciples de Thalès de Milet (640-560), fondateur de l’école ionienne : Anaximandre, Phérécyde de Syros, Anaximène de Milet, Héraclite d’Éphèse, Anaxagore de Clazomène, etc., en un mot, par tous les philosophes et les savants grecs, ainsi qu’en témoigne le papyrus de Leyde.
Ce que l’on ignore généralement aussi, c’est que la cabale contient et conserve l’essentiel de la langue maternelle des Pélasges, langue déformée, mais non détruite, dans le grec primitif ; langue mère des idiomes occidentaux, et particulièrement du français, dont l’origine pélasgique s’avère de manière incontestable ; langue admirable, qu’il suffit de connaître quelque peu pour aisément retrouver, dans les divers dialectes européens, le sens réel dévié, par le temps et les migrations des peuples, du langage originel.
À l’inverse de la kabbale juive, créée de toute pièce afin de voiler, sans aucun doute, ce que le texte sacré avait de trop clair, la cabale hermétique est une précieuse clef, permettant à qui la possède d’ouvrir les portes des sanctuaires, de ces livres fermés que sont les ouvrages 312 de science traditionnelle, d’en extraire l’esprit, d’en saisir la signification secrète. Connue de Jésus et de ses Apôtres (elle devait malencontreusement provoquer le premier reniement de saint Pierre), la cabale était employée au moyen âge par les philosophes, les savants, les littérateurs, les diplomates. Chevaliers d’ordre et chevaliers errants, troubadours, trouvères et ménestrels, étudiants-touristes de la fameuse école de magie de Salamanque, que nous appelons Vénusbergs parce qu’ils disaient venir de la montagne de Vénus, discutaient entre eux dans la langue des dieux, dite encore gaye-science ou gay-scavoir, notre cabale hermétique. [Ces étudiants voyageurs portaient autour du cou, en signe de reconnaissance et d’affiliation, un filet jaune, de laine ou de soie tricotée, ainsi qu’en font foi le Liber Vagaborum, paru vers 1510, attribué à Thomas Murner ou à Sébastien Brant, et le Schimpf und Ernst, daté de 1519.] Elle porte, d’ailleurs, le nom et l’esprit de la Chevalerie, dont les ouvrages mystiques de Dante nous ont révélé le véritable caractère. Le latin caballus et le grec καβάλλης signifient tous deux cheval de somme ; or, notre cabale soutient réellement le poids considérable, la somme des connaissances antiques et de la chevalerie ou cabalerie médiévale, lourd bagage de vérités ésotériques transmis par elle à travers les âges. C’était la langue secrète des cabaliers, cavaliers ou chevaliers. Initiés et intellectuels de l’antiquité en avaient tous la connaissance. Les uns et les autres, afin d’accéder à la plénitude du savoir, enfourchaient métaphoriquement la cavale, véhicule spirituel dont l’image type est le Pégase ailé des poètes helléniques. Lui seul facilitait aux élus l’accès des régions inconnues ; il leur offrait la possibilité de tout voir et de tout comprendre, à travers l’espace et le temps, l’éther et la lumière… Pégase, en grec Πήγασος, tire son nom du mot πηγή, source, parce qu’il fit, dit-on, jaillir d’un coup de pied la fontaine Hippocrène ; mais la vérité est d’un autre ordre. C’est parce que la cabale fournit la cause, donne le principe, révèle la source des sciences, que son hiéroglyphe animal a reçu le nom spécial et caractéristique qu’il porte. Connaître la cabale, c’est parler la langue de Pégase, la langue du cheval, dont Swift indique expressément, dans l’un de ses Voyages allégoriques, la valeur effective et la puissance ésotérique.
Langue mystérieuse des philosophes et disciples d’Hermès, la cabale domine toute la didactique de l’Ars magna, comme le symbolisme en embrasse toute l’iconographie. Art et littérature offrent ainsi à la science cachée l’appoint de leurs propres ressources et de leurs facultés d’expression. En fait, et malgré leur caractère particulier, leur technique distincte, la cabale et le symbolisme empruntent des voies différentes pour arriver au même but et pour se confondre dans le même 313 enseignement. Ce sont les deux colonnes maîtresses, dressées sur les pierres d’angle des fondations philosophiques, qui supportent le fronton alchimique du temple de la sagesse.
Tous les idiomes peuvent donner asile au sens traditionnel des mots cabalistiques, parce que la cabale, dépourvue de texture et de syntaxe, s’adapte facilement à n’importe quel langage, sans en altérer le génie spécial. Elle apporte aux dialectes constitués la substance de sa pensée, avec la signification originelle des noms et des qualités. De sorte qu’une langue quelconque reste toujours susceptible de la véhiculer, de l’incorporer et, conséquemment, de devenir cabalistique par la double acceptation qu’elle prend de ce chef.
En dehors de son rôle alchimique pur, la cabale a servi de truchement dans l’élaboration de plusieurs chefs-d’œuvre littéraires, que beaucoup de dilettantes savent apprécier, sans toutefois soupçonner quels trésors ils dissimulent sous l’agrément, le charme ou la noblesse du style. C’est que les auteurs, — qu’ils aient nom Homère, Virgile, Ovide, Platon, Dante ou Gœthe, — furent tous de grands initiés. Ils écrivirent leurs immortels ouvrages non pas tant pour laisser à la postérité d’impérissables monuments du génie humain, que pour l’instruire des sublimes connaissances dont ils étaient les dépositaires et qu’ils se devaient de transmettre dans leur intégrité. C’est ainsi que nous devons juger, en dehors des maîtres déjà cités, les artisans merveilleux des poèmes de chevalerie, chansons de geste, etc., appartenant au cycle de la Table ronde et du Graal ; les œuvres de François Rabelais et celles de Cyrano Bergerac ; le Don Quichotte de Michel Cervantès ; les Voyages de Gulliver, de Swift ; le Songe de Poliphile, de Francisco Colonna ; les Contes de ma mère l’Oie, de Perrault ; les Chansons du Roy de Navarre, de Thibault de Champagne ; le Diable prédicateur, curieux ouvrage espagnol dont nous ne connaissons point l’auteur, et quantité d’autres œuvres qui, pour être moins célèbres, ne leur sont inférieures ni en intérêt ni en science.
Nous bornerons là cet exposé de la cabale solaire, n’ayant pas reçu licence d’en faire un traité complet ni d’enseigner quelles en sont les règles. Il nous suffit d’avoir signalé la place importante occupée par elle dans l’étude des « secrets de nature » et la nécessité pour le débutant d’en retrouver la clef. Mais, afin de lui être utile dans la mesure du possible, nous donnerons, à titre d’exemple, la version en langage clair d’un texte cabalistique original de Naxagoras. Souhaitons que le fils 314 de science y découvre la manière d’interpréter les livres scellés, et sache tirer parti d’un enseignement aussi peu voilé. Dans son allégorie, l’Adepte s’est efforcé de décrire la voie ancienne et simple, la seule que suivaient, autrefois, les vieux maîtres alchimistes.
Cet opuscule se trouve inséré à la fin du traité de Naxagoras, intitulé Alchymia denudata. Nous en avons fait la version d’après une traduction française manuscrite exécutée sur l’ouvrage original écrit en langue allemande.
Traduction francaise du
XVIIIe siècle,
du texte original
allemand
de Naxagoras.
Version francaise,
en langage clair,
du texte cabalistique
de Naxagoras.
Description
Description
bien détaillée du Sable d’Or qu’on trouve auprès de Zwickau, en Misnie aux environs de Niederhohendorff, et d’autres lieux voisins,
bien détaillée de la manière d’extraire, de libérer l’Esprit de l’Or, enclos dans la matière minérale vile, à dessein d’en édifier le Temple sacré de la Lumière [C’est ainsi que l’on nomme la pierre philosophale, notre microcosme, par rapport au temple de Jérusalem, figure de l’univers ou macrocosme.] et de découvrir d’autres secrets analogues,
par
J. N. V. E. J. E.
ac. 5 Pct. ALC.
1715.
par
J. N. V. E. J. E.
comprenant cinq points
d’Alchimie.
1715.
Il y aura bientôt deux ans qu’un homme de ces mines eut, d’une tierce personne, un petit extrait d’un manuscrit in-quarto, épais d’un pouce, et qui venoit d’ailleurs de deux autres voyageurs italiens qui s’y nommoient ainsy.
Il y aura bientôt deux ans qu’un ouvrier, habile dans l’art métallique, obtint, par un troisième agent [Le feu secret.], un extrait des quatre éléments, manuellement obtenu en assemblant deux mercures de même origine, que leur excellence a fait qualifier de romains, et qui se sont toujours nommés ainsi.
Il y avoit déja longtemps que cet extrait avoit été bien examiné par M. N. N., parce que le dernier comptoit faire beaucoup par la baguette divinatoire. Enfin, il parvint à toucher des mains ce qu’il cherchoit. Voicy l’extrait de ce manuscrit.
Par cet extrait, connu de l’antiquité et bien étudié des Modernes, on peut réaliser de grandes choses, pourvu que l’on ait reçu l’illumination de l’Esprit-Saint. C’est alors qu’on parvient à toucher des mains ce que l’on cherche. Voici la technique manuelle de cet extrait.
I. Un bourg, nommé Harts-manngrün, près de Zwickau. Sous le bourg, il y a beaucoup de bons grains. La mine y est en veines.
I. Une scorie surnage l’assemblage formé par le feu, des parties pures de la Matière minérale vile. Sous la scorie, on trouve une eau friable granuleuse. C’est la veine ou la matrice métallique.
II. Kohl-Stein, proche de Zwickau. Il y a une bonne veine de graviers et de marcassites de plomb. Derrière, à Gabel, il y a un forgeron appelé Morgen-Stern, qui sçait où il y a une bonne mine, et un conduit souterrain, où il y a des crevasses que l’on y a faites. Il y a dedans des congellations jaunes et le métal est malléable.
II. Telle est la Pierre Kohl [Dite encore Alcohol, Eau de vie des sages : c’est la pierre de feu de Basile Valentin.], concrétion des parties pures du fumier ou 315 Matière minérale vile. Veine friable et granuleuse, elle naît du fer, de l’étain et du plomb. Elle seule porte l’empreinte du Rayon solaire. C’est elle l’artisan expert dans l’art de travailler l’acier. Les sages l’appellent Étoile du Matin. Elle sait ce que cherche l’artiste. C’est le chemin souterrain qui mène à l’or jaune, malléable et pur. Chemin rude et coupé de crevasses, d’obstacles.
III. En allant de Schneeberg au château nommé Wissembourg, il y a un peu d’eau qui en coule, vers la montagne ; elle tombe dans le Mulde. En avançant dans le Mulde, vis-à-vis de cette eau, on trouve un vivier près de la rivière, et au delà de ce vivier, il y a un peu d’eau où l’on trouve une marcassite qui peut bien dédommager de la peine qu’on aura prise d’y aller.
III. Ayant cette pierre, dite Montagne de la Tenaille [À cause de sa signature. Tenaille, en grec, se dit λαβίς, de λαμβάνω, prendre, obtenir, recueillir, et aussi concevoir, devenir grosse.], montez vers la Forteresse blanche. C’est l’eau vive, qui tombe du corps désagrégé, en poudre impalpable, sous l’effet d’une trituration naturelle comparable à celle de la Meule. Cette eau vive et blanche s’agglomère au centre, en une pierre cristalline, de couleur semblable au fer étamé, et qui peut grandement dédommager de la peine qu’exige l’opération.
IV. A Kauner-Zehl, sur la montagne de Gott, à deux lieues de Schoneck, il y a un excellent sable de cuivre.
IV. Ce sel lumineux et cristallin, premier être du Corps divin, se formera, dans un second lieu, en verre cuivré. C’est notre cuivre ou laiton, et le lion vert.
V. A Grals, dans Voigtland, au-dessous de
Schloss-berg, il y a un jardin où se trouve une
riche mine d’or, ainsy que j’en ay averti depuis
peu.
Remarqués bien.
V. Ce sable, calciné, donnera sa teinture au rameau d’or. La jeune pousse du soleil naîtra dans la Terre de feu. C’est la substance brûlée de la pierre, roche fermée du jardin où mûrissent nos fruits d’or [Le Jardin des Hespérides.], ainsi que je m’en suis assuré depuis peu. Remarquez bien ceci.
VI. Entre Werda et Laugenberndorff, il y a un vivier que l’on appelle Mansteich. Au-dessous de ce vivier se voit une ancienne fontaine, au bas de la prairie. Dans cette fontaine, l’on trouve des grains d’or qui sont très bons.
VI. Entre ce produit et le second, plus fort et meilleur, il est utile de retourner à l’Étang de la Lumière morte, par l’extrait remis dans sa matière originelle. [Seconde putréfaction, caractérisée par la coloration violette, indigo ou noire.] Vous retrouverez l’eau vive, dilatée, sans consistance. Ce qui en proviendra est l’antique Fontaine, génératrice de vigueur, capable 316 de changer en grains d’or les métaux vils. [La Fontaine de Jouvence, d’abord Médecine universelle puis Poudre de projection.]
VII. Dans le bois de Werda, il y a un fossé, qu’on appelle le Lang-grab. En allant au haut de ce fossé, l’on trouve, dans le fossé même, une fosse. Avancés dans cette fosse la longueur d’une aulne vers la montagne, vous trouverés une veine d’or de la longueur d’un empan.
VII. Dans la Forêt verte se cache le fort, le robuste et le meilleur de tous. [Cf. Cosmopolite. Le roi de l’art se trouve caché « dans la forêt verte de la nymphe Vénus ».] Là aussi se trouve l’Étang de l’Écrevisse. [Constellation du Zodiaque des philosophes, signe de l’augmentation du feu.] Poursuivez : la substance se séparera d’elle-même. Laissez le fossé : sa source est au fond d’une grotte où se développe la pierre incluse dans sa minière.
VIII. A Hundes-Hubel se trouve une fosse où il y a des grains d’or en masse. Cette fosse est dans le bourg, près d’une fontaine où le peuple va chercher de l’eau pour boire.
VIII. Dans l’augmentation, en réitérant, vous verrez la source remplie de granulations brillantes et d’or pur. Elle est en scorie ou gangue enfermant la Fontaine d’eau sèche, génératrice d’or, que le peuple métallique boit avidement.
IX. Après avoir fait différents voyages à Zwickau, à la petite ville de Schlott, à Saume, à Crouzoll, nous nous arrêtâmes à Brethmullen, où ce lieu étoit autrefois situé. Au chemin qui conduisoit autrefois à Weinburg, qu’on appelle Barenstein, vis-à-vis ou vers la montagne, en allant à Barenstein, par derrière, vis-à-vis le couchant, à la fibula,... [Symbole graphique du Vitriol philosophique. Les points de suspension figurent dans l’original.] qui y étoit autrefois, il y a un vieux puits dans lequel il y a une veine qui le traverse. Elle est forte et bien riche en bon or de Hongrie et quelquefois même en or d’Arabie. La marque de la veine est sur quatre de sépareurs de métaux Auff-seigers vier, et il est écrit auprès Auff-seigers eins. C’est une vraye teste de veine.
IX. Après différents essais sur la Matière minérale vile, jusqu’à la couleur jaune, ou fixation du corps, puis de là au Soleil couronné, il nous fallut attendre que la matière se fût entièrement cuite dans l’eau, selon la méthode de jadis. Cette longue coction, suivie autrefois, conduisait au Château lumineux ou Forteresse brillante, qui est cette pierre lourde, occident qu’atteint, sans le dépasser, notre manière propre,... [Symbole graphique du Vitriol philosophique. Les points de suspension figurent dans l’original.] car la vérité sort du puits antique de cette teinture puissante, riche en semence d’or, aussi pur que l’or de Hongrie et quelquefois même que l’or d’Arabie. Le signe, formé de quatre rayons, désigne et scelle le réducteur minéral. C’est la plus grande de toutes les teintures.
Mais afin de clore, sur une note moins austère, cette étude du langage secret désigné sous le nom de cabale hermétique ou solaire, nous montrerons jusqu’où peut aller la crédulité historique, lorsqu’une ignorance aveugle permet d’attribuer à certains personnages ce qui n’a jamais appartenu qu’à l’allégorie et à la légende. Les faits historiques que nous offrons à la méditation du lecteur sont ceux d’un monarque 317 de l’antiquité romaine. Nous n’aurons guère besoin d’en relever les particularités saugrenues, ni d’en souligner toutes les relations cabalistiques, tant celles-ci s’avèrent évidentes et expressives.
Le fameux empereur romain Varius Avitus Bassianus, salué par les soldats, — on ne sait trop pourquoi, — sous les noms de Marcus Aurelius Antoninus [Cabalistiquement, l’assemblage de la matière première, de l’or olympique ou divin, et du mercure. Ce dernier, dans les récits allégoriques, porte toujours le nom d’Antoine, Antonin, Antolin, etc., avec l’épithète de pèlerin, messager ou voyageur.], fut surnommé, — on ne le sait pas davantage, — Élagable ou Héliogabale [Le Cheval du Soleil, celui qui porte la science, la Cabale solaire.]. « Né en 204, nous dit l’Encyclopédie, mort à Rome en 222, il descendait d’une famille syrienne [Συρία ou σισύρα, peau grossière revêtue de son poil : la future toison d’or.], vouée au culte du Soleil, à Émèse [Ἔμεσις, vomissement : c’est la scorie du texte précédent.]. Lui-même fut, tout jeune, grand-prêtre de ce dieu, qui était adoré sous la forme d’une pierre noire [La pierre des philosophes, matière première, sujet de l’art tiré du chaos originel, de couleur noire, mais primum ens, formé par la nature, de la pierre philosophale.] et sous le nom d’Élagabale. On le prétendait fils de Caracalla. Sa mère, Sæmias [Quelques historiens la nomment Semiamira, — à demi merveilleuse. À la fois vile et précieuse, abjecte et recherchée, c’est la prostituée de l’Œuvre. La sagesse lui fait dire d’elle-même Nigra sum sed formosa, je suis noire, mais je suis belle.] fréquentait la cour et était au-dessous de la calomnie. Quoiqu’il en soit, la beauté du jeune grand-prêtre séduisit la légion d’Émèse, qui le proclama Auguste à l’âge de quatorze ans. L’empereur Macrin marcha contre lui, mais fut battu et tué.
« Le règne d’Héliogabale ne fut que le triomphe des superstitions et des débauches orientales. Il n’est infamie ou cruauté que n’ait inventées ce singulier empereur aux joues fardées, à la robe traînante. Il avait amené à Rome sa pierre noire, et forçait le Sénat et tout le peuple à lui rendre un culte public. Ayant enlevé à Carthage la statue de Cælestis, qui représentait la Lune, il en célébra en grande pompe les noces avec sa pierre noire, qui figurait le Soleil. Il créa un sénat de femmes, épousa successivement quatre femmes, dont une vestale, et rassembla un jour dans son palais toutes les prostituées de Rome, auxquelles il adressa un discours sur les devoirs de leur état. Les prétoriens massacrèrent Héliogabale et jetèrent son corps au Tibre. Il avait dix-huit ans et en avait régné quatre. »
Si ce n’est là de l’Histoire, c’est du moins une belle histoire, toute pleine de « pantagruélisme ». Sans faillir à sa mission ésotérique, elle eût certainement, sous la plume alerte, le style chaud et coloré de Rabelais, 318 énormément gagné en saveur, en pittoresque et en truculence.
Avant d’être élevée à la dignité de Vertu cardinale, la Prudence fut longtemps une divinité allégorique à laquelle les anciens donnaient une tête à deux visages, — formule que notre statue reproduit exactement et de la façon la plus heureuse. Sa face antérieure offre la physionomie d’une jeune femme au galbe très pur, et sa face postérieure celle d’un vieillard dont le facies, plein de noblesse et de gravité, se prolonge dans les ondes soyeuses d’une barbe de fleuve. Réplique de Janus, fils d’Apollon et de la nymphe Créuse, cette admirable figure ne le cède aux trois autres ni en majesté, ni en intérêt.
Debout, elle est représentée les épaules couvertes de l’ample manteau du philosophe, qui s’ouvre largement sur le corsage au chevron gaufré. Un simple fichu lui protège la nuque ; formé en coiffe autour du visage sénile, il vient se nouer sur le devant, dégageant ainsi le cou agrémenté d’un collier de perles. La jupe, aux plis larges, est maintenue par une cordelière à gland, d’aspect lourd, mais de caractère monacal. Sa main gauche embrasse le pied d’un miroir convexe, dans lequel elle semble éprouver quelque plaisir à voir son image, tandis que la main droite tient écartées les branches d’un compas à pointes sèches. Un serpent, dont le corps apparaît ramassé sur lui-même, expire à ses pieds (pl. XXXVIII).
Cette noble figure est pour nous une émouvante et suggestive personnification de la Nature, simple, féconde, multiple et variée sous les dehors harmonieux, l’élégance et la perfection des formes dont elle pare jusqu’à ses plus humbles productions. Son miroir, qui est celui de la Vérité, fut toujours considéré par les auteurs classiques comme l’hiéroglyphe de la matière universelle, et particulièrement reconnu entre eux pour le signe de la substance propre du Grand-Œuvre. Sujet des sages, Miroir de l’Art sont des synonymes hermétiques qui dérobent au vulgaire le nom véritable du minéral secret. C’est dans ce miroir, disent les maîtres, que l’homme voit la nature à découvert. C’est grâce à lui qu’il peut connaître l’antique vérité en son réalisme traditionnel. Car la nature ne se montre jamais d’elle-même au chercheur, mais seulement par l’intermédiaire de ce miroir qui en garde l’image réfléchie. Et pour montrer expressément que c’est bien là notre microcosme et le petit monde de sapience, le sculpteur a façonné le miroir en lentille plan convexe, laquelle possède la propriété de réduire les formes en conservant leurs proportions respectives. L’indication du 319 sujet hermétique, contenant en son minuscule volume tout ce que renferme l’immense univers, apparaît donc voulue, préméditée, imposée par une nécessité ésotérique impérieuse, et dont l’interprétation n’est pas douteuse. De sorte qu’en étudiant avec patience cette unique et primitive substance, parcelle chaotique et reflet du grand monde, l’artiste peut acquérir les notions élémentaires d’une science inconnue, pénétrer dans un domaine inexploré, fertile en découvertes, abondant en révélations, prodigue de merveilles, et recevoir enfin l’inestimable don que Dieu réserve aux âmes d’élite : la lumière de sagesse.
Ainsi apparaît, sous le voile extérieur de la Prudence, l’image mystérieuse de la vieille alchimie, et sommes-nous, par les attributs de la première, initiés aux secrets de la seconde. D’ailleurs, le symbolisme pratique de notre science tient dans l’exposé d’une formule comportant deux termes, deux vertus essentiellement philosophiques : la prudence et la simplicité. Prudentia et Simplicitas, telle est la devise favorite des maîtres Basile Valentin et Senior Zadith. L’un des bois du traité de l’Azoth représente, en effet, aux pieds d’Atlas, supportant la sphère cosmique, un buste de Janus, — Prudentia, — et un jeune enfant épelant l’alphabet, — Simplicitas. Mais, tandis que la simplicité appartient surtout à la nature, comme le premier et le plus important de ses apanages, l’homme, au contraire, semble doué des qualités groupées sous la dénomination globale de prudence : prévoyance, circonspection, intelligence, sagacité, expérience, etc. Et quoique toutes réclament, pour atteindre leur perfection, le secours et l’appui du temps, les unes étant innées, les autres acquises, il serait possible de fournir dans ce sens une raison vraisemblable du double masque de la Prudence.
La vérité, moins abstraite, semble liée davantage au positivisme alchimique des attributs de notre Vertu cardinale. Il est généralement recommandé d’unir « un vieillard sain et vigoureux avec une jeune et belle vierge ». Dans ces noces chimiques, un enfant métallique doit naître et recevoir l’épithète d’androgyne, parce qu’il tient à la fois de la nature du soufre, son père, et de celle du mercure, sa mère. Mais en ce lieu gît un secret que nous n’avons point découvert chez les meilleurs et les plus sincères auteurs. L’opération, ainsi présentée, paraît simple et fort naturelle. Nous nous sommes pourtant trouvé arrêté pendant plusieurs années par l’impossibilité d’en rien obtenir. C’est que les philosophes ont habilement soudé deux ouvrages successifs en un seul, avec d’autant plus d’aisance qu’il s’agit d’opérations semblables, conduisant à des résultats parallèles. Quand les sages parlent de leur androgyne, ils entendent désigner sous ce vocable le composé artificiellement 320 formé de soufre et de mercure, mis en étroit contact, ou, suivant l’expression chimique consacrée, simplement combinés. Cela indique donc la possession préalable d’un soufre et d’un mercure précédemment isolés ou extraits, et non d’un corps généré directement par la nature, à l’issue de la conjonction du vieillard et de la jeune vierge. En alchimie pratique, ce que l’on sait le moins c’est le commencement. Aussi, est-ce la raison pour laquelle nous saisissons toutes les occasions qui nous sont offertes de parler du début, préférablement à la fin de l’Œuvre. Nous suivons en cela le conseil autorisé de Basile Valentin, lorsqu’il dit que « celui qui a la matière trouvera toujours un pot pour la cuire, et qui a de la farine ne doit guère se soucier de pouvoir faire du pain ». Or, la logique élémentaire nous conduit à rechercher des géniteurs du soufre et du mercure, si nous désirons obtenir, par leur union, l’androgyne philosophique, autrement appelé Rebis, Compositum de compositis, Mercure animé, etc., propre matière de l’Élixir. De ces parents chimiques du soufre et du mercure principes, l’un reste toujours le même, et c’est la vierge mère ; quant au vieillard, il doit, son rôle achevé, céder la place à plus jeune que lui. Ainsi, ces deux conjonctions engendreront chacune un rejeton de sexe différent : le soufre, de complexion sèche et ignée, et le mercure, de tempérament « lymphatique et mélancolique ». C’est ce que veulent enseigner Philalèthe et d’Espagnet en disant que « notre vierge peut être mariée deux fois sans rien perdre de sa virginité ». D’autres s’expriment de manière plus obscure, et se contentent d’assurer que « le soleil et la lune du ciel ne sont pas les astres des philosophes ». On doit comprendre par là que l’artiste ne trouvera jamais les parents de la pierre, directement préparés dans la nature, et qu’il devra former d’abord le soleil et la lune hermétiques, s’il ne veut être frustré du fruit précieux de leur alliance. Nous croyons en avoir assez dit sur ce sujet. Peu de paroles suffisent au sage, et ceux qui ont longtemps travaillé sauront profiter de nos avis. Nous écrivons pour tous, mais tous peuvent ne pas être appelés à nous entendre, parce qu’il nous est refusé de parler plus ouvertement.
Replié sur lui-même, la tête renversée dans les spasmes de l’agonie, le serpent, que nous voyons figurer au pied de notre statue, passe pour être l’un des attributs de la Prudence ; il est, dit-on, de naturel fort circonspect. Nous ne le contestons pas ; mais on conviendra que ce reptile, représenté mourant, doit l’être pour la nécessité du symbolisme, car son inertie ne lui permet point d’exercer une telle faculté. Il est donc raisonnable de penser que l’emblème comporte un autre sens, très distinct de celui qu’on lui affecte. En hermétisme, sa signification est analogue à celle du dragon, que les sages ont adopté comme l’un des 321 représentants du mercure. Rappelons le serpent crucifié de Flamel, celui de Notre-Dame de Paris, ceux du caducée, des crucifix de méditation (qui sortent d’un crâne humain servant de base à la croix divine), le serpent d’Esculape, l’Ouroboros grec, — serpens qui caudam devoravit, — chargé de traduire le circuit fermé du petit univers qu’est l’Œuvre, etc. Or, tous ces reptiles sont morts ou moribonds, depuis l’Ouroboros qui se dévore lui-même, jusqu’à ceux du caducée, tués d’un coup de baguette, en passant par le tentateur d’Ève, auquel la postérité de la femme écrasera la tête (Genèse, III, 15). Tous expriment la même idée, renferment la même doctrine, obéissent à la même tradition. Et le serpent, hiéroglyphe du principe alchimique primordial, peut justifier l’assertion des sages, lesquels assurent que tout ce qu’ils cherchent se trouve contenu dans le mercure. C’est lui, véritablement, le moteur, l’animateur du grand ouvrage, car il le commence, l’entretient, le perfectionne et l’achève. C’est lui le cercle mystique dont le soufre, embryon du mercure, marque le point central autour duquel il accomplit sa rotation, traçant ainsi le signe graphique du soleil, père de la lumière, de l’esprit et de l’or, dispensateur de tous les biens terrestres.
Mais, tandis que le dragon figure le mercure écailleux et volatil, produit de la purification superficielle du sujet, le serpent, dépourvu d’ailes, demeure l’hiéroglyphe du mercure commun, pur et mondé, extrait du corps de la Magnésie ou matière première. C’est la raison pour laquelle certaines statues allégoriques de la Prudence ont pour attribut le serpent fixé sur un miroir. Et ce miroir, signature du minéral brut fourni par la nature, devient lumineux en réfléchissant la lumière, c’est-à-dire en manifestant sa vitalité dans le serpent, ou mercure, qu’il tenait caché sous son enveloppe grossière. Ainsi, grâce à ce primitif agent vivant et vivifiant, il devient possible de rendre la vie au soufre des métaux morts. En exécutant l’opération, le mercure, dissolvant le métal, s’empare du soufre, l’anime et meurt en lui cédant sa vitalité propre. C’est ce que les maîtres veulent enseigner lorsqu’ils ordonnent de tuer le vif pour ressusciter le mort, de corporifier les esprits et de réanimer les corporifications. Possédant ce soufre vivant et actif, qualifié de philosophique, afin de marquer sa régénération, il suffira de l’unir, en proportion convenable, au même mercure vivant, pour obtenir, par l’interpénétration de ces principes vivants, le mercure philosophique ou animé, matière de la pierre philosophale. Si l’on a bien compris ce que nous nous sommes efforcés de traduire plus haut, et que l’on en rapproche ce qui est dit ici, les deux premières portes de l’Œuvre seront facilement ouvertes.
En résumé, celui qui possède une connaissance assez étendue de la pratique 322 remarquera que le secret principal de l’ouvrage réside dans l’artifice de la dissolution. Et comme il est nécessaire d’exécuter plusieurs de ces opérations, — différentes quant à leur but, semblables quant à leur technique, — il existe autant de secrets secondaires, lesquels, à proprement parler, n’en forment réellement qu’un seul. Tout l’art se réduit donc à la dissolution, tout dépend d’elle et de la manière de l’effectuer. C’est là le secretum secretorum, la clef du Magistère cachée sous l’axiome énigmatique solve et coagula : dissous (le corps) et coagule (l’esprit). Et cela se fait en une seule opération comprenant deux dissolutions, l’une violente, dangereuse, inconnue, l’autre aisée, commode, d’un usage courant au laboratoire.
Ayant décrit ailleurs la première de ces dissolutions et donné, en style allégorique peu voilé, les détails indispensables, nous n’y reviendrons pas. [Afin d’illustrer ces indications précieuses du Maître, nous ajoutons, au second tome des Demeures philosophales, la belle et si parlante composition du Tres Precieux Don de Dieu, « escript par Georges Aurach et peinct de sa propre main, l’an du Salut de l’Humanité rachetée, 1415 » (pl. XL).] Mais afin d’en préciser le caractère, nous attirerons l’attention du laborieux sur ce qui la distingue des opérations chimiques comprises sous le même vocable. Cette indication pourra ne pas être inutile.
Nous avons dit, et le répétons, que l’objet de la dissolution philosophique est l’obtention du soufre qui, dans le Magistère, joue le rôle de formateur en coagulant le mercure qui lui est adjoint, propriété qu’il tient de sa nature ardente, ignée et desséchante. « Toute chose sèche boit avidement son humide », dit un vieil axiome alchimique. Mais ce soufre, lors de sa première extraction, n’est jamais dépouillé du mercure métallique avec lequel il constitue le noyau central du métal, appelé essence ou semence. D’où il résulte que le soufre, conservant les qualités spécifiques du corps dissous, n’est en réalité que la portion la plus pure et la plus subtile de ce corps même. En conséquence, nous sommes en droit de considérer, avec la pluralité des maîtres, que la dissolution philosophique réalise la purification absolue des métaux imparfaits. Or, il n’est pas d’exemple, spagyrique ou chimique, d’une opération susceptible de donner un tel résultat. Toutes les purifications de métaux traités par les méthodes modernes ne servent qu’à les débarrasser des impuretés superficielles les moins tenaces. Et celles-ci, apportées de la mine ou entraînées à la réduction du minerai, sont généralement peu importantes. Au contraire, le procédé alchimique, dissociant et détruisant la masse de matières hétérogènes fixées sur le noyau, constitué de soufre et de mercure très purs, ruine la majeure partie du corps et la rend réfractaire à toute réduction ultérieure. C’est ainsi, par exemple, qu’un kilogramme d’excellent fer de Suède, ou de fer électrolytique, fournit une proportion de métal radical, d’homogénéité et de pureté parfaites, variant entre 7 grammes 24 et 7 grammes 32. Ce corps, très brillant, est doué d’une magnifique coloration 323 violette, — qui est la couleur du fer pur, — analogue, pour l’éclat et l’intensité, à celle des vapeurs d’iode. On remarquera que le soufre du fer, isolé, étant rouge incarnat, et son mercure coloré en bleu clair, le violet provenant de leur combinaison révèle le métal dans son intégralité. Soumis à la dissolution philosophique, l’argent abandonne peu d’impuretés, par rapport à son volume, et donne un corps de couleur jaune presque aussi belle que celle de l’or, dont il n’a pas la forte densité. Déjà, et nous l’avons enseigné au début de ce livre, la simple dissolution chimique de l’argent dans l’acide azotique détache du métal une minime fraction d’argent pur, de couleur d’or, laquelle suffit à prouver la possibilité d’une action plus énergique et la certitude du résultat qu’on en peut attendre.
Nul ne saurait contester l’importance et la prépondérance de la dissolution, tant en chimie qu’en alchimie. Elle se place au premier rang des opérations de laboratoire, et l’on peut dire que la plupart des travaux chimiques sont sous sa dépendance. En alchimie, l’Œuvre entier ne comporte qu’une suite de diverses solutions. On ne peut donc s’étonner de la réponse que fait « l’Esprit de Mercure » à « Frère Albert » dans le dialogue que Basile Valentin nous donne au livre des Douze Clefs. « Comment pourrai-je avoir ce corps ? demande Albert ; et l’Esprit de répliquer : Par la dissolution. » Quelle que soit la voie employée, humide ou sèche, elle est absolument indispensable. Qu’est-ce que la fusion, sinon une solution du métal dans son eau propre ? De même, l’inquartation, ainsi que l’obtention des alliages métalliques, sont de véritables solutions chimiques de métaux les uns par les autres. Le mercure, liquide à la température ordinaire, n’est autre chose qu’un métal fondu ou dissous. Toutes les distillations, extractions, purifications réclament une solution préalable et ne s’effectuent qu’après achèvement de celle-ci. Et la réduction ? N’est-elle point aussi le résultat de deux solutions successives, celle du corps et celle du réducteur ? Si, dans une solution première de trichlorure d’or, on plonge une lame de zinc, une seconde solution, celle du zinc, s’engage aussitôt, et l’or, réduit, se précipite à l’état de poudre amorphe. La coupellation démontre également la nécessité d’une solution première, — celle du métal précieux allié ou impur, par le plomb, tandis qu’une seconde, la fusion des oxydes superficiels formés, élimine ceux-ci et parfait l’opération. Quant aux manipulations spéciales, nettement alchimiques, — imbibitions, digestions, maturations, circulations, putréfactions, etc., — elles dépendent d’une solution antérieure et représentent autant d’effets différents d’une seule et même cause.
Mais ce qui distingue la solution philosophique de toutes les autres, et lui assure pour le moins une réelle originalité, c’est que le dissolvant ne 324 s’assimile pas au métal basique qui lui est offert ; il en écarte seulement les molécules, par rupture de cohésion, s’empare des parcelles de soufre pur qu’elles peuvent retenir et laissent le résidu, formé de la majeure partie du corps, inerte, désagrégé, stérile et complètement irréductible. On ne saurait donc obtenir avec lui un sel métallique, ainsi qu’on le fait à l’aide des acides chimiques. Au reste, connu depuis l’antiquité, le dissolvant philosophique n’a jamais été utilisé qu’en alchimie, par des manipulateurs experts dans la pratique du tour de main spécial qu’exige son emploi. C’est lui que les sages envisagent lorsqu’ils disent que l’Œuvre se fait d’une chose unique. Contrairement aux chimistes et spagyristes, lesquels disposent d’une collection d’acides variés, les alchimistes ne possèdent qu’un seul agent, qui a reçu quantité de noms divers, dont le dernier en date est celui d’Alkaest. Relever la composition des liqueurs, simples ou complexes, qualifiées alkaests, nous entraînerait trop loin, car les chimistes des XVIIe et XVIIIe siècles ont eu chacun leur formule particulière. Parmi les meilleurs artistes qui ont longuement étudié le mystérieux dissolvant de Jean-Baptiste Van Helmont et de Paracelse, nous nous bornerons à signaler : Thomson (Epilogismi chimici, Leyde, 1673) ; Welling (Opera cabalistica, Hambourg, 1735) ; Tackenius (Hippocrates chimicus, Venise, 1666) ; Digby (Secreta medica, Francfort, 1676) ; Starckey (Pyrotechnia, Rouen 1706) ; Vigani (Medulla chemiæ, Dantzig, 1682) ; Christian Langius (Opera omnia, Francfort, 1688) ; Langelot (Salamander, vid. Tillemann, Hambourg, 1673) ; Helbigius (Introïtus ad Physican inauditam, Hambourg, 1680) ; Frédéric Hoffmann (De acido et viscido, Francfort, 1689) ; baron Schrœder (Pharmacopæa, Lyon, 1649) ; Blanckard (Theatrum chimicum, Leipzig, 1700) ; Quercetanus (Hermes medicinalis, Paris, 1604) ; Beguin (Elemens de Chymie, Paris, 1615) ; J.-F. Henckel (Flora Saturnisans, Paris, 1760).
Pott, élève de Stahl, signale aussi un dissolvant qui, à en juger par ses propriétés, laisserait croire à sa réalité alchimique, si nous n’étions mieux informé de sa nature véritable. La manière dont notre chimiste le décrit ; le soin qu’il apporte à tenir secrète sa composition ; la généralisation voulue de qualités qu’il s’attache d’ordinaire à préciser davantage, tendraient à le prouver. « Il nous reste à parler, dit-il, d’un dissolvant huileux et anonyme dont aucun chymiste que je sache n’a fait clairement mention. C’est une liqueur limpide, volatile, pure, huileuse, inflammable comme l’esprit de vin, acide comme du bon vinaigre, et qui passe dans la distillation en forme de flocons 325 nébuleux. Cette liqueur, digérée et cohobée sur les métaux, surtout après qu’ils ont été calcinés, les dissout presque tous ; elle retire de l’or une teinture très rouge, et lorsqu’on l’enlève de dessus l’or, il reste une matière résineuse, entièrement soluble dans l’esprit de vin, qui acq