CAMILLE FLAMMARION
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Les Forces Naturelles

Inconnues



1907


Avant-propos

le 19 juillet 2008,

Ce livre traite d’un sujet controversé : le spiritisme, en majorité sous l’angle des effets physiques produits lors des séances. Son auteur, Camille Flammarion, est un astronome et grand vulgarisateur de l’astronomie de son époque. Son intérêt pour le sujet du spiritisme ne l’a pas empêché de garder un esprit lucide et rationnel pour juger ses expériences. Il en résulte que ce livre est un document scientifique. Vous pourrez y lire :

— des descriptions de séances de spiritisme faites dans des conditions excluant fraude ou hallucination (quelques photos de lévitation de table) ;

— des témoignages de scientifiques sceptiques reconnaissant la réalité des phénomènes après les avoir vu de leurs yeux.

Il est surprenant que 100 ans plus tard ce sujet en soit toujours au même point : moquer par le gratin de la science. Soit tout ce qui est dans ce livre est un mensonge, soit les scientifiques passent à côté d’un sujet qui pourrait créer une nouvelle branche de la science.


J’ai d’abord lu ce livre après l’avoir téléchargé sur Gallica (le site de la Bibliothèque Nationale de France). Pour en rendre la lecture plus agréable, sur écran ou après impression, j’ai entrepris de l’adapter en fichier texte. J’ai utilisé une reconnaissance optique de caractère pour obtenir le texte puis je l’ai mis en page avec LATEX. Le fichier final est un PDF avec des pages au format A5. Les personnes ayant accès à un service de reproduction peuvent l’imprimer et le relier.

Des versions pour livre électronique sont aussi disponibles aux formats PDF, HTML, EPUB et MOBI.

L’édition originale du livre est parue en 1907. Elle est maintenant libre de droit mais comme je me base sur un fichier provenant de Gallica, l’usage de ce fichier doit rester strictement privé.

Vous pouvez réagir sur mon site :


http://www.ouzlou.fr/blog


Bonne lecture !

OUZLOU



(nouvelle version le 23 décembre 2012)


CAMILLE FLAMMARION
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Les Forces Naturelles

Inconnues



1907

Avertissement

Celui qui, en dehors des mathématiques pures, prononce le mot impossible, manque de prudence.

FRANÇOIS ARAGO.

Un savant qui rit du possible est bien près d’être un idiot. Éluder un phénomène, lui tourner le dos en riant, c’est faire banqueroute à la Vérité.

VICTOR HUGO.

La Science est tenue, par les éternels principes de l’honneur, à regarder en face et sans crainte tout problème se présentant à elle.

Sir WILLIAM THOMSON.


Un certain nombre de mes lecteurs ont bien voulu réclamer de moi, depuis longtemps déjà, une nouvelle édition d’un petit livre que j’ai publié il y a plus de quarante ans, en 1865, à propos des phénomènes physiques produits par une certaine classe d’êtres humains doués de facultés spéciales et auxquels on a donné le nom de médiums1. Je ne pouvais le faire qu’en développant considérablement le cadre primitif et en rédigeant un ouvrage entièrement nouveau. Mes travaux astronomiques habituels m’avaient constamment empêché de m’y consacrer jusqu’à présent. Le ciel est vaste et absorbant, et il est difficile de se soustraire, même comme distraction d’ordre scientifique, aux exigences d’une science qui va sans cesse en se développant prodigieusement.

Le sujet traité dans ces pages a fait lui-même de grands progrès depuis quarante ans. Mais il s’agit toujours de FORCES INCONNUES à étudier, et ces forces ne peuvent être que d’ordre NATUREL, car la nature embrasse l’univers entier, et il n’y a rien en dehors d’elle.

Je ne me dissimule pas, toutefois, que ce livre-ci soulèvera des discussions et des objections légitimes, et ne pourra satisfaire que les chercheurs indépendants. Mais rien n’est plus rare, sur notre planète, que l’indépendance et la liberté absolue d’esprit ; rien n’est plus rare, non plus, que la véritable curiosité scientifique, dégagée de tout intérêt personnel. La généralité des lecteurs diront : Qu’y a-t-il là d’important ? Des tables qui se lèvent, des meubles qui remuent, des fauteuils qui se déplacent, des pianos qui sautent, des rideaux qui s’agitent, des coups frappés sans cause connue, des réponses à des questions mentales, des phrases dictées à l’envers, des apparitions de mains, de têtes ou de fantômes, ce sont là des banalités ou des fumisteries indignes d’occuper l’attention d’un savant. Et qu’est-ce que cela prouverait, si même c’était vrai ? Ça ne nous intéresse pas.

Il y a des gens sur la tête desquels le ciel pourrait tomber sans les émouvoir.

Je répondrai : Quoi, n’est-ce rien de savoir, de constater, de reconnaître qu’il y a autour de nous des forces inconnues ? N’est-ce rien d’étudier notre propre nature et nos propres facultés ? De tels problèmes ne méritent-ils pas qu’on les inscrive au programme des recherches et qu’on y consacre des heures attentives ? Sans doute, personne ne sait gré de leurs efforts aux chercheurs indépendants. Mais qu’est-ce que cela fait ! On travaille pour le plaisir de travailler, de scruter les secrets de la nature, de s’instruire. Lorsqu’en observant les étoiles doubles à l’Observatoire de Paris et en cataloguant ces couples célestes, j’ai établi, pour la première fois, une classification naturelle de ces astres lointains ; lorsque j’ai découvert les systèmes stellaires composés de plusieurs étoiles emportées dans l’immensité par un mouvement propre commun ; lorsque j’ai étudié la planète Mars, et comparé toutes les observations faites depuis deux cents ans, pour obtenir à la fois une analyse et une synthèse de ce monde voisin ; lorsqu’en examinant l’effet des radiations solaires, j’ai créé la nouvelle branche de physique à laquelle on a donné le nom de radioculture, et fait varier du tout au tout les dimensions, les formes et les couleurs des plantes ; lorsque j’ai découvert qu’une sauterelle vidée et empaillée n’est pas morte, et que ces orthoptères peuvent vivre quinze jours après avoir eu la tête coupée ; lorsque j’ai planté dans une serre du Muséum d’histoire naturelle de Paris un chêne ordinaire de nos bois (quercus robur) en pensant que, soustrait aux saisons, il aurait constamment des feuilles vertes (ce que tout le monde peut constater), etc., etc., j’ai travaillé pour mon propre plaisir ; ce qui n’empêche pas ces études d’avoir été utiles à l’avancement des sciences et d’être entrées dans le domaine pratique des spécialistes.

Il en est de même ici. Mais il s’y mêle un peu plus de passion. D’autre part, les sceptiques ne démordent pas de leurs négations, convaincus qu’ils connaissent toutes les forces de la nature, que tous les médiums sont des farceurs, et que les expérimentateurs ne savent pas observer. D’autre part, les spirites crédules qui s’imaginent avoir constamment des esprits à leur disposition dans un guéridon et évoquent, sans sourciller, Platon, Zoroastre, Jésus-Christ, saint Augustin, Charlemagne, Shakespeare, Newton ou Napoléon, vont me lapider une dixième fois en déclarant que je suis vendu à l’Institut par une ambition invétérée, et que je n’ose pas conclure en faveur de l’identité des esprits, pour ne pas contrarier des amis illustres. Ils ne seront pas plus satisfaits que les premiers.

Tant pis ! Je m’obstine à ne dire que ce que je sais ; mais je le dis.

Et si ce que je sais déplaît, tant pis pour les préjugés, l’ignorance générale et le bon ton des gens distingués, pour lesquels le maximum du bonheur consiste dans l’accroissement de la fortune, la chasse aux places lucratives, les plaisirs matériels, les courses en automobile, la loge à l’Opéra ou le five o’clock du restaurant à la mode, et dont la vie se dissipe à côté des satisfactions idéales de l’esprit et du cœur, à côté des voluptés de l’intelligence et du sentiment.

Pour moi, humble étudiant du prodigieux problème de l’univers, je cherche, j’interroge le sphinx. Que sommes-nous ? Nous n’en savons guère plus sur ce point qu’au temps ou Socrate posait en principe la maxime Connais-toi toi-même, quoique nous ayons mesuré les distances des étoiles, analysé le Soleil et pesé les mondes. La connaissance de nous-mêmes nous intéresserait-elle moins que celle du monde extérieur ? Ce n’est pas probable. Étudions donc, avec la conviction que toute recherche sincère est utile au progrès de l’humanité.


Observatoire de Juvisy, décembre 1906.


Des forces naturelles inconnues


COUP DŒIL PRÉLIMINAIRE


Il y a longtemps déjà, dans le cours de l’année 1865, j’ai publié, sous ce titre, un opuscule de cent cinquante pages, que l’on retrouve encore quelquefois chez les libraires, mais qui n’a pas été réimprimé. Voici ce que j’écrivais dans cette Étude critique, faite à propos des phénomènes produits à Paris par les frères Davenport et par les médiums en général, et publiée à la Librairie Académique Didier et Cie, qui avait déjà édité mes deux premiers ouvrages, La Pluralité des Mondes habités, ainsi que Les Mondes Imaginaires et les Mondes réels.


*
*  *

La France vient d’assister à un débat tumultueux, qu’un grand vacarme a su couvrir, et d’où nulle conclusion n’est sortie.

Une discussion plus bruyante qu’intelligente enveloppa toute une série de faits inexpliqués, et les enveloppa d’une manière si complète, qu’au lieu d’éclaircir le problème, elle n’a servi qu’à l’ensevelir sous d’épaisses ténèbres.

Remarque singulière, mais fréquente : ceux qui ont crié le plus fort dans cette cour d’assises sont précisément ceux qui étaient le moins au courant de l’affaire. Aussi fut-ce un spectacle fort amusant de les voir se débattre en s’attaquant à des fantômes. Maître Panurge a dû bien rire.

De sorte qu’on en sait un peu moins aujourd’hui sur le sujet en litige qu’à l’ouverture des débats.

Mais, pendant la mêlée, il y avait de bons vieux spectateurs, assis sur les hauteurs voisines, qui contemplaient les petites prises de corps, qui restaient graves et silencieux, souriant parfois et n’en pensant pas moins.

Je vais dire sur quelle valeur s’appuie le jugement de ceux qui ne prononcent pas si imprudemment l’impossibilité des faits condamnés, et qui n’unissent pas leurs voix au chœur de la négation dominante.

Je ne me dissimule pas les conséquences d’une telle franchise. C’est être bien hardi que de prétendre, au nom même de la science positive, affirmer la POSSIBILITÉ des faits nommés (à tort) surnaturels, et de se faire le champion d’une cause en apparence absurde, ridicule et dangereuse, lorsque les partisans avoués de cette cause ont peu d’autorité dans la science, et lorsque ses partisans illustres n’osent pas se déclarer trop hautement. Cependant, puisque cette cause vient d’être traitée momentanément par une multitude de journalistes, dont les préoccupations habituelles sont tout autres que l’étude des forces de la nature ; comme, dans toute cette foule d’écrivains, la plupart n’ont fait qu’accumuler erreurs sur erreurs, puérilités sur extravagances, et comme il appert à chacune de leurs pages (qu’ils me pardonnent cet aveu !) que non seulement ils ne connaissent pas le premier mot du sujet qu’ils ont cru pouvoir traiter à leur fantaisie, mais encore que leur jugement sur cet ordre de faits ne repose sur aucune base, je pense qu’il est utile de laisser de cette longue discussion un document mieux fondé, et j’affronte volontairement mille reproches, par amour pour la vérité. Ce n’est pas (qu’on le sache bien), ce n’est pas que j’estime mon jugement supérieur à celui de mes confrères, dont quelques-uns ont, à d’autres égards, une haute valeur ; c’est simplement parce qu’ils ne sont pas au courant de la question, qu’ils s’y égarent à tort et à travers, errant en pays inconnu, qu’ils confondent jusqu’aux termes eux-mêmes, et qu’ils considèrent comme impossibles des faits constatés depuis longtemps ; tandis que celui qui écrit ces pages expérimente et discute le sujet depuis plusieurs années déjà. Et je ne parle pas des études historiques.

Aussi bien, quoique un vieux proverbe prétende que la vérité n’est pas toujours bonne à dire, je suis, à parler franchement, tellement indigné de l’outrecuidance de certains discuteurs et du fiel qu’ils ont versé dans le débat, que je n’hésite pas à me lever, pour montrer, clair comme le jour, au public abusé, que toutes les raisons, sans en excepter une seule, invoquées par ces écrivains, et sur lesquelles ils ont emphatiquement planté l’oriflamme de leur victoire, ne prouvent absolument rien, RIEN, contre la possibilité des faits dénaturés dans l’acharnement de leurs négations. Il est nécessaire de débrouiller un pareil chaos, et de distinguer, en somme, le faux du vrai. Veritas ! Veritas !

Je me hâte de prévenir mes lecteurs, au préambule de ce plaidoyer, que les frères Davenport n’en sont pas le sujet, mais seulement le prétexte — comme ils l’ont été, au surplus, de la majorité des discussions. Il s’agira ici des faits renouvelés par ces deux Américains, des faits inexplicables qu’ils sont venus mettre en scène à la salle Herz, mais qui n’en existaient pas moins avant cette mise en scène, et n’en existeraient pas moins lors même que ceux-ci seraient controuvés, — que d’autres hommes avaient déjà produits et produisent encore, avec autant de facilité et dans des conditions bien meilleures, — des faits, enfin, qui constituent le domaine des forces inconnues auxquelles on a donné tour à tour cinq ou six noms qui n’expliquent rien, — forces réelles comme l’attraction planétaire et invisibles comme elle. C’est de ces faits que je m’occupe ici. Qu’ils soient produits par Pierre ou par Paul : peu nous importe ; qu’ils soient imités par Sosie ou parodiés par Arlequin : peu nous importe encore. La question est de savoir si ces faits existent, et s’ils rentrent dans la catégorie des actions explicables par les forces physiques connues.

Toutes les fois que j’y songe, je m’étonne que l’immense majorité des hommes soit encore dans une ignorance si absolue à leur égard, lorsqu’ils sont connus, étudiés, appréciés, enregistrés depuis pas mal de temps par tous ceux qui ont impartialement suivi le mouvement des choses en ces derniers lustres.

Et, non seulement je ne prends pas fait et cause pour les frères Davenport, mais je dois encore ajouter que je les considère comme se trouvant dans une très fausse position. Aux yeux de la curiosité publique, en mettant sur le compte du surnaturel ces faits de physique occulte qui ressemblent passablement à des tours de prestidigitation, ils paraissent joindre la fourberie à l’insolence. Aux yeux du moraliste qui étudie les actes inexpliqués, en réduisant leur faculté en valeur financière, ils se mettent au niveau des saltimbanques. D’un côté comme de l’autre, ils ont tort. Aussi, je condamne à la fois, et leur grave erreur de paraître au-dessus de forces dont ils ne sont au contraire que les instruments, et le parti vénal qu’ils tirent d’une faculté dont ils ne sont pas maîtres et qu’ils n’ont aucun mérite de posséder. Selon moi, c’est tomber dans l’exagération que d’en conclure par ces apparences malheureuses, et c’est faire abdication de son jugement personnel, que d’être l’écho des voix vulgaires qui s’égosillent et qui sifflent avant que le rideau ne soit levé. Non, je ne suis pas l’avocat des deux frères, ni celui de leur cause individuelle. Les hommes s’effacent devant mes yeux. Ce que je défends, c’est la supériorité de la nature sur nous : ce que je combats, c’est l’orgueilleuse ineptie de certains hommes.

Messieurs les railleurs, vous aurez la franchise, j’espère, de reconnaître avec moi que les diverses raisons alléguées par vous pour les explications de ces problèmes ne sont pas aussi solides qu’elles en ont l’air. Puisque vous n’avez rien découvert, ce sont, avouez-le entre nous, des explications qui n’expliquent rien.

Je ne doute pas qu’arrivés au point de la discussion où nous sommes actuellement, vous ne changiez nos rôles réciproques, et que m’arrêtant ici, vous ne vous fassiez, à votre tour, mes interrogateurs.

Mais, je me hâte de vous prévenir. Moi, messieurs, je ne suis pas assez instruit pour expliquer ces mystères. Je passe ma vie dans un jardin retiré, propriété de l’une des neuf muses, et dans mon attachement pour cette belle enfant, je n’ai guère quitté les abords de son temple. Ce n’est que par intervalles, par délassement ou par curiosité, que j’ai laissé mes regards explorer, de temps à autre, les paysages qui l’entourent. Ainsi, ne me demandez rien. J’en fais l’aveu sincère. Je ne connais pas la cause de ces phénomènes.

Vous voyez combien j’ai peu de prétention. Tout ce que je désirais en entreprenant cet interrogatoire, c’était d’arriver à dire :

Vous n’en savez rien.

Ni moi non plus.

Si vous en convenez, nous pouvons nous tendre la main. Et si vous êtes dociles, je vous ferai une petite confidence.

Au mois de juin 1776 (peu d’entre nous s’en souviennent), un jeune homme de vingt-cinq ans, nommé Jouffroy, essayait sur le Doubs un bateau à vapeur de quarante pieds de long sur six de large. Depuis deux ans déjà, il sollicitait l’attention des savants sur son invention ; depuis deux ans, il soutenait que la vapeur d’eau tient en réserve une force puissante, inappréciée jusqu’alors. Les oreilles restèrent sourdes à sa voix ; un isolement complet fut sa seule récompense, et lorsqu’il passait dans les rues de Baume-les-Dames, mille plaisanteries saluaient son apparition. On l’appelait Jouffroy-la-Pompe. Dix ans plus tard, ayant construit un pyroscaphe qui remontait la Saône de Lyon à l’île Barbe, il présenta une requête au ministre de Galonne et à l’Académie des sciences. On refusa même de voir son invention !

Le 9 août 1803, Fulton remontait la Seine dans un nouveau bateau à vapeur, avec une vitesse de six kilomètres à l’heure. L’Académie des sciences et le gouvernement assistaient à l’expérience. Le 10, ils l’avaient oublié, et Fulton allait faire la fortune des Américains.

En 1791, un Italien ayant suspendu à la balustrade de sa fenêtre, à Bologne, des grenouilles dépouillées dont on avait fait un bouillon pour sa jeune femme malade, les vit remuer automatiquement, quoiqu’elles eussent été tuées depuis la veille. Le fait était incroyable, aussi trouva-t-il une opposition unanime de la part de ceux à qui Galvani le racontait. Les hommes sensés auraient cru déroger en se donnant la peine de le vérifier, tant ils étaient assurés de son impossibilité. Galvani, pourtant, était arrivé à remarquer que le maximum des effets se produisait lorsqu’on mettait un arc métallique d’étain et de cuivre en communication avec les nerfs lombaires d’une grenouille et l’extrémité de ses pattes. Alors elle entrait en des convulsions violentes. Il crut que c’était là du fluide nerveux et perdit le fruit de ses découvertes. Il était réservé à Volta de trouver l’électricité.

Et maintenant, le globe est sillonné de convois emportés par des dragons aux gueules enflammées ; les distances ont disparu, supprimées par les perfectionnements de la locomotive ; le monde s’est fait petit devant le génie de l’homme ; les plus longs voyages ne sont que des promenades frayées ; les plus gigantesques travaux s’accomplissent sous la main, puissante et infatigable, de cette force inconnue. Une dépêche télégraphique vole en un clin d’œil d’un continent à l’autre ; nous conversons avec l’habitant de Londres et de Saint-Pétersbourg sans nous déranger de notre fauteuil. Et ces merveilles passent inaperçues ! et l’on ne songe pas à quels efforts, à quels déboires, à quelles persécutions elles sont dues ! et l’on ne réfléchit pas que l’impossible d’hier est le fait d’aujourd’hui ! Et nous avons encore des hommes qui viennent nous dire : « Halte là ! petits, nous ne vous comprenons pas. Donc, vous ne savez pas ce que vous dîtes. »

Eh bien ! messieurs, quelle que soit votre étroitesse de jugement, votre myopie ne doit pas s’étendre sur le monde. On vous déclare, que malgré vous et malgré tous vos enrayements, le char des connaissances humaines avancera plus loin qu’il n’est encore et continuera sa marche triomphale à la conquête de puissances nouvelles. Comme la grenouille de Galvani, les faits burlesques dont vous êtes les négateurs révèlent l’existence de forces nouvelles inconnues. Il n’y a pas d’effet sans cause. L’être humain est le moins connu de tous les êtres. Nous avons appris à mesurer le Soleil, à traverser les distances célestes, à analyser la lumière des étoiles, et nous ignorons ce que nous sommes nous-mêmes. L’homme est un être double : homo duplex, et cette double nature est restée mystérieuse pour lui. Nous pensons ; qu’est-ce que la pensée ? Nul ne peut le dire. Nous marchons, qu’est-ce que l’acte organique ? Nul ne le sait. Ma volonté est une puissance immatérielle, toutes les facultés de mon âme sont immatérielles ; pourtant si je veux lever mon bras, ma volonté meut la matière. Comment agit-elle ? Quel est le médiateur qui sert d’entremise à l’ordre mental pour produire un effet physique ? Nul encore ne peut me répondre. Dites-moi comment le nerf optique transmet à la pensée la vision des objets extérieurs ! Dites-moi comment cette pensée conçoit, où elle réside, et de quelle nature est l’action cérébrale ! Dites-moi... Mais non, messieurs, je pourrais vous questionner pendant dix ans sans que le plus grand d’entre vous pût résoudre la moindre de mes questions.

Il y a ici, comme dans les cas précédents, l’inconnue d’un problème. Je suis loin de prétendre que la force mise en jeu dans ces phénomènes puisse être un jour exploitée financièrement, comme celles de l’électricité et de la vapeur ; une telle idée ne m’intéresse pas le moins du monde. Mais quoique différant essentiellement de celles-là, elle n’en existe pas moins.

Dans ces études longues et laborieuses auxquelles j’ai consacré bien des soirées, comme intermède à des travaux plus importants, j’ai toujours observé dans ces phénomènes l’action d’une force dont les propriétés nous sont inconnues. Quelquefois elle m’a paru analogue à celle qui endort le sujet magnétisé sous la volonté du magnétiseur (réalité méconnue aussi, celle-là, par les hommes de science eux-mêmes) ; en d’autres circonstances, il m’a semblé qu’elle avait de l’analogie avec les actions bizarres produites par la foudre. Toutefois, je crois pouvoir affirmer que c’est une force distincte de toutes celles que nous connaissons, et qui, plus que nulle autre, se rapproche de l’intelligence.

Un savant avec lequel je suis en relation, M. Frémy, de l’Institut, a récemment présenté à l’Académie des sciences, à propos des générations spontanées, des substances qu’il a appelées semi-organiques. Je ne crois pas faire un néologisme de pensée plus hardi que le précédent, en disant que la force dont je parle m’a paru élevée au degré semi-intellectuel.

Il y a quelques années, j’ai qualifié ces FORCES du nom de PSYCHIQUES. Cette expression peut être maintenue.

Mais les mots ne sont rien, et souvent ils ressemblent à des cuirasses cachant l’impression réelle que les idées devraient produire en nous. C’est pourquoi il vaut peut-être mieux ne pas nommer une chose que nous ne sommes pas encore capables de définir. Ce serait s’exposer à être entravé plus tard dans la liberté des conclusions. On a vu souvent, dans l’histoire des sciences, une théorie prématurée arrêter les progrès de sa cause. « Lorsque des phénomènes naturels sont observés pour la première fois, dit Grove, on voit naître immédiatement une tendance à les rapporter à quelque chose déjà connu. Le nouveau phénomène peut être fort éloigné des idées dont on prétend le rapprocher ; il peut appartenir à un ordre d’analogies différent ; mais cette distinction ne peut être perçue, parce qu’on manque des données ou coordonnées nécessaires. » Or, la théorie primitivement énoncée est bientôt admise du public, et lorsqu’il arrive que des faits postérieurs, différents des précédents, ne peuvent rentrer dans le cadre formé, il est difficile d’élargir ce cadre sans le briser, et souvent alors, on préfère abandonner la théorie dès lors erronée, et passer sous silence les faits indociles. Quant aux phénomènes particuliers dont il est question dans cet opuscule, je les trouve implicitement renfermés dans trois paroles prononcées il y a près de vingt siècles :


MENS AGITAT MOLEM


et je les laisse dans ces paroles, comme le feu dans le caillou, sans vouloir le frapper du briquet, — car l’étincelle est encore dangereuse.

Periculosum est credere et non credere, disait Phèdre. Il est dangereux de croire et de ne pas croire. Nier les faits a priori, c’est orgueil et sottise ; les accepter sans inventaire, c’est faiblesse et folie.

Pourquoi vouloir aller si vite, là où notre pauvre vue n’atteint pas encore ? C’est s’exposer à tomber dans des abîmes. Les phénomènes dont il s’agit ici n’apportent peut-être aucune clarté nouvelle pour la solution du grand problème de l’immortalité ; mais ils nous invitent à penser qu’il y a dans l’être humain des éléments à étudier, à déterminer, à analyser, éléments d’ordre psychique encore inconnus.

On a beaucoup parlé de spiritisme à leur propos ; quelques-uns de ses défenseurs ont cru le consolider en l’appuyant sur une base aussi fragile ; les négateurs ont cru le perdre définitivement et l’enterrer sous l’éboulement d’une armoire. Or, les premiers l’ont plutôt compromis que servi ; les seconds ne l’ont pas renversé pour cela. Lors même qu’il serait démontré qu’il n’y a là que des tours d’escamotage, la croyance à l’existence des âmes séparées du corps n’en serait pas atteinte en quoi que ce soit. D’ailleurs, les tricheries des médiums ne prouvent pas qu’ils trichent toujours. Elles nous mettent seulement en garde, et nous invitent à être très sévères dans nos observations.

Quant à la question psychologique de l’âme et à l’analyse des forces spirituelles, nous en sommes encore aujourd’hui au point où la chimie en était au temps d’Albert le Grand. Nous ignorons.

Ne pouvons-nous donc nous tenir en un juste milieu, entre la négation qui refuse tout et la crédulité qui accepte tout ?

Est-il raisonnable de nier tout ce que nous ne comprenons pas, ou de croire à toutes les folies que des imaginations malades enfantent à tour de rôle ? Ne pouvons-nous posséder à la fois l’humilité qui sied aux faibles et la dignité qui sied aux forts ?

Je termine ce plaidoyer comme je l’ai commencé : en déclarant que ce n’est point en faveur des frères Davenport, ni d’aucune secte, ni d’aucun groupe, ni de personne enfin, que j’ai pris la parole ; mais seulement en faveur des faits dont j’ai constaté la réalité depuis plusieurs années, sans en avoir trouvé la cause. Du reste, je n’ai aucune raison de craindre que ceux qui ne me connaissent pas prennent fantaisie à dénaturer ma pensée ; et je pense que ceux qui me connaissent savent que ma main n’est pas accoutumée à porter l’encensoir. Je le répète une dernière fois : les hommes m’importent peu ; mon esprit cherche le vrai, et le reconnaît partout où il le trouve :


Gallus escam quærens,
Margaritam reperit.


*
*  *

Cette première citation d’un petit livre écrit dans le but de prouver l’existence de forces naturelles inconnues était nécessaire ici, car cette nouvelle édition développée a le même but et, après plus de quarante ans d’études, le titre n’en doit pas être modifié.

Il s’agit de savoir ce qu’il y a de vrai dans les phénomènes des tables tournantes, mouvantes et parlantes, dans les communications qu’on en reçoit, dans les soulèvements en opposition avec les lois de la pesanteur, dans les déplacements d’objets sans contact, dans les bruits inexpliqués, dans ce que l’on raconte des maisons hantées, le tout considéré au point de vue mécanique et physique. Il y a là des faits matériels produits par des causes encore inconnues à la science, et c’est de ces phénomènes physiques que nous nous occuperons spécialement ici, car le premier point est de constater définitivement, d’après des observations suffisantes, leur existence réelle.

Les hypothèses, les théories, les doctrines, viendront après.

Dans le pays de Rabelais, de Montaigne, de Voltaire, nous sommes portés à rire de tout ce qui touche aux légendes du merveilleux, aux contes de sorcellerie, aux bizarreries de l’occultisme, aux mystères de la magie. C’est d’une raisonnable prudence. Mais ce n’est pas suffisant. Nier de parti pris un phénomène n’a jamais rien prouvé. On a à peu près tout nié de ce qui constitue aujourd’hui les sciences les plus positives. Ce que nous devons faire, c’est de ne rien admettre sans vérification suffisante : c’est d’appliquer à tous les sujets d’étude, quels qu’ils soient, la méthode expérimentale, sans aucune sorte d’idée préconçue, pour ou contre.

Il s’agit ici d’un grand problème, qui touche à celui de la survivance. Nous pouvons l’étudier, malgré les sourires.

Lorsque nous nous consacrons à une idée utile, noble, élevée, n’hésitons jamais à lui sacrifier les questions de personnes, surtout la nôtre, notre intérêt, notre amour-propre, notre vanité humaine. Ce sacrifice est un critérium auquel j’ai jugé bien des caractères. Que d’hommes, que de femmes mettent leur pauvre petite personnalité au-dessus de tout !

Si les forces dont il s’agit sont réelles, elles ne peuvent être que des forces naturelles. Nous devons admettre, en principe absolu, que tout est dans la nature, Dieu lui-même, comme je l’ai exposé dans un autre ouvrage. Le premier point, avant tout essai de théorie, est d’établir d’abord scientifiquement l’existence réelle de ces forces.

Les expériences faites avec les médiums pourraient former — et formeront sans doute bientôt — un chapitre de la physique. Seulement, c’est une sorte de physique transcendante, qui touche à la vie et à la pensée, et les forces en action sont surtout des forces animées, des forces psychiques.

Je rapporterai au chapitre suivant les expériences que j’ai faites de 1861 à 1865, antérieurement à la protestation qui précède. Mais comme elles se résument à certains égards dans celles que je viens de faire en 1906, je signalerai d’abord celles-ci dans cette première lettre.

Je viens de les renouveler, en effet, ces expériences, avec un célèbre médium, Mme Eusapia Paladino, de Naples, qui est venue plusieurs fois à Paris, en 1898, en 1905, et, tout récemment, en 1906. Les faits dont je vais parler se sont passés dans le salon de mon appartement de Paris, les derniers en pleine lumière, et sans aucun préparatif, tout simplement, en causant, pour ainsi dire, après dîner.

Ajoutons que ce médium est venu à Paris, dans les premiers mois de cette année 1906, appelée par l’Institut psychologique, où plusieurs savants ont continué des recherches commencées déjà depuis longtemps. Parmi ces savants, je citerai le regretté Pierre Curie, l’éminent chimiste, avec lequel j’avais eu une conversation quelques jours avant sa mort si malheureuse et si horrible. Ces expériences étaient pour lui un nouveau chapitre du grand livre de la nature, et il était convaincu, lui aussi, qu’il y a là des forces cachées à l’investigation desquelles il n’est pas anti-scientifique de se consacrer. Son génie subtil et pénétrant aurait peut-être rapidement déterminé le caractère de ces forces.

Les personnes qui se sont quelque peu occupées de ces études connaissent les facultés de Mme Paladino. Les ouvrages du comte de Rochas, du professeur Richet, du docteur Dariex, de M. G. de Fontenay, et notamment les Annales des sciences psychiques, les ont signalées et décrites avec tant de détails qu’il serait superflu d’y revenir en ce moment. Nous aurons lieu de les discuter plus loin.

Dans toutes ces observations, une idée dominante court sous les textes : c’est l’obligation impérieuse dans laquelle les expérimentateurs sont constamment tenus de se méfier des tricheries de ce médium. Il en est de même, d’ailleurs, avec tous les médiums, hommes ou femmes. Je crois les avoir reçus à peu près tous chez moi, depuis plus de quarante ans, issus des divers points du monde. On peut poser en principe que les médiums de profession trichent tous. Mais ils ne trichent pas toujours et possèdent des facultés réelles, absolument certaines.

Il en est à peu près comme chez les hystériques en observation à la Salpêtrière ou ailleurs. J’ai vu celles-ci attraper consciencieusement le docteur Charcot, le docteur Luys surtout, et tous les médecins qui les étudiaient. Mais de ce que les hystériques mentent et simulent, ce serait une erreur grossière de conclure que l’hystérie n’existe pas. De ce que les médiums jouent souvent de la plus effrontée supercherie, il serait non moins absurde de conclure que la médiumnité n’existe pas. Les somnambules forains n’empêchent pas le magnétisme, l’hypnotisme et le somnambulisme d’exister.

Cette obligation de nous tenir constamment sur nos gardes a découragé plus d’un expérimentateur, comme me l’écrivait notamment l’illustre astronome Schiaparelli, Directeur de l’Observatoire de Milan, dans une lettre qu’on lira plus loin.

Cependant il faut nous y soumettre.

Les mots supercherie ou tricherie ont même ici un sens un peu différent de leur sens habituel. Quelquefois, les médiums trichent consciemment, le sachant fort bien, et s’en amusent. Mais, le plus souvent, ils trichent inconsciemment, poussés par le désir de voir se produire les phénomènes que l’on attend.

Ils aident au succès quand il se fait attendre. Les « médiums à effets physiques » sont doués de la faculté de faire mouvoir des objets à distance, de soulever des tables, etc. ; mais cette faculté paraît, en général, s’exercer au bout de leurs doigts, et les objets à mouvoir doivent être à portée de leurs mains ou de leurs pieds, ce qui est assurément regrettable, et ce qui fournit beau jeu aux incrédules de parti pris. Souvent, ils agissent à la façon du joueur de billard, qui continue le geste de la main tenant la queue dirigée vers la bille qui roule, et se penche en avant comme s’il voulait pousser la bille au carambolage : le joueur sait très bien qu’il ne continue pas d’agir sur la boule d’ivoire, lancée par son coup exclusif ; mais il la conduit par la pensée et du geste.

Il n’est pas sans utilité de prévenir le lecteur que le mot médium est employé ici sans aucune idée préconçue, et non dans le sens étymologique qui l’a créé lors des premières théories spirites, dans lesquelles on affirmait que l’homme ou la femme doué de ces facultés est un intermédiaire entre les esprits et les expérimentateurs. L’être qui a la faculté de faire remuer des objets contrairement aux lois de la pesanteur, ou même sans les toucher, de faire entendre des bruits produits à distance et sans intervention musculaire, de faire voir des apparitions diverses, n’est pas nécessairement en relation pour cela avec des esprits ou des âmes désincarnées. Nous lui conservons toutefois le nom de médium, depuis longtemps adopté. Nous ne nous occupons ici que des faits ; j’espère convaincre le lecteur que ces faits existent réellement et ne sont ni des illusions, ni des farces, ni des exercices de prestidigitation. Mon but est de prouver leur réalité avec une certitude absolue, comme je l’ai fait pour la télépathie, les manifestations de mourants, les rêves prémonitoires et la vue à distance, dans mon ouvrage l’Inconnu et les Problèmes psychiques.

Je commencerai, dis-je, par les expériences que je viens de renouveler récemment, en 1906 (quatre séances, les 29 mars, 5 avril, 30 mai et 7 juin).


I. — Voici un guéridon. J’avais vu si souvent une table assez lourde soulevée entièrement des quatre pieds, à vingt, trente, quarante centimètres de hauteur, et j’en avais pris des photographies si incontestables ; j’avais si souvent éprouvé que la suspension de ce meuble avec les mains de quatre ou cinq personnes posées au-dessus, produisait l’effet d’une suspension au-dessus d’un baquet plein d’eau ou d’un fluide élastique, que pour moi la lévitation des objets n’est pas plus douteuse que celle d’une paire de ciseaux soulevée à l’aide d’un aimant. Mais, désireux d’examiner à loisir comment la chose s’opérait, un soir que je me trouvais à peu près seul avec Eusapia (29 mars 1906, nous étions quatre personnes en tout), je la priai de poser ses mains avec moi sur le guéridon, les deux autres personnes se tenant à distance. Le meuble fut, assez vite, soulevé, à trente ou quarante centimètres, tandis que nous étions debout tous les deux. Au moment de la production du phénomène, le médium posa l’une de ses mains sur l’une des miennes qu’elle serra avec énergie, nos deux autres restant voisines, et il y avait de sa part, comme de la mienne, un acte de volonté exprimé, d’ailleurs, par des paroles, des commandements à « l’esprit »... Allons ! Levez la table ! Du courage ! Voyons ! Un effort ! Etc...

Nous constatons tout de suite qu’il y a deux éléments en présence. D’une part, les expérimentateurs s’adressent à une entité invisible. D’autre part, il y a de la part du médium, une fatigue nerveuse et musculaire, et son poids augmente en proportion de celui de l’objet soulevé (mais non en proportion exacte).

Nous devons agir comme s’il y avait vraiment là un être qui entende. Cet être paraît prendre naissance, puis s’anéantir aussitôt l’expérience faite. Il semble créé par le médium. Est-ce une auto-suggestion de lui-même ou de l’ensemble dynamique des expérimentateurs qui crée une force spéciale ? Est-ce un dédoublement de sa personnalité ? Est-ce une condensation d’un milieu psychique au sein duquel nous vivrions ? Si nous cherchons à obtenir des preuves d’individualité réelle et durable, et surtout d’identité d’une âme évoquée par notre souvenir, nous n’obtenons jamais rien de satisfaisant. Là gît le mystère.

Force inconnue d’ordre psychique et où l’on sent la vie. Vie d’un instant.

Ne serait-il pas possible qu’en s’excitant on donne naissance à un dégagement de forces qui agiraient extérieurement à nos corps ? Mais ce n’est pas, en ces premières pages, le lieu de commencer à imaginer des hypothèses.

L’expérience dont je viens de parler a été répétée ce jour-là trois fois de suite, en pleine lumière d’un lustre au gaz, et dans les mêmes conditions d’évidence absolue. Un guéridon pesant environ six kilogrammes est soulevé par cette force inconnue. Pour une table de dix, vingt kilogrammes, ou davantage, un grand nombre de personnes est nécessaire. Mais ces personnes n’obtiendront rien, si l’une au moins d’entre elles n’est douée de la faculté médiumnique.

Et il y a, disons-nous, d’autre part, une si grande dépense de force nerveuse et musculaire, qu’un médium extraordinaire tel Eusapia ne peut presque rien obtenir, six heures, douze heures, vingt-quatre heures même, après une séance dans laquelle elle s’est fortement dépensée.

J’ajouterai que, bien souvent, la lévitation du meuble se continue si les expérimentateurs cessent de toucher la table. Il y a là mouvement sans contact.


          Pl. I. — Soulèvement complet d’une table          

Photographie prise dans le salon de M. FLAMMARION, le 12 Novembre 1898. Le premier pied, à gauche, est à 18 centimètres au-dessus du parquet, le second à 13, celui de droite, au fond, 8, et celui de droite en avant, 11. Un assistant cache, à l’aide d’un coussin, les yeux du médium contre la lumière subite du magnésium. Ce médium (EUSAPIA) est mis dans l’impossibilité absolue de faire aucun mouvement suspect.

Ce phénomène de lévitation est, pour moi, absolument prouvé, quoiqu’il nous soit impossible de l’expliquer. Il ressemble à ce qui se produirait si l’on avait des mains gantées d’aimant posées sur une table de fer et la soulevant. Mais ce n’est pas une action aussi simple ; il y a une activité psychique extérieure à nous, momentanément formée2.

Comment ces lévitations et ces mouvements sont-ils produits ?

Comment un bâton de cire à cacheter ou un verre de lampe frotté attirent-ils des parcelles de papier ou de sureau ?

Comment un morceau de fer adhère-t-il si violemment à l’aimant dont on l’approche ?

Comment l’électricité s’accumule-t-elle dans de la vapeur d’eau, dans les molécules d’un nuage, jusqu’à donner naissance à la foudre, à l’éclair, au tonnerre et à leurs formidables effets ?

Comment la foudre déshabille-t-elle un homme et une femme avec la désinvolture qu’on lui connaît ?

Et même, tout simplement, sans sortir de l’état normal et vulgaire, comment levons-nous le bras ?


II. — Voici, maintenant, un second genre de faits observés :

Le médium pose sa main sur celle d’une personne, et, de l’autre main, frappe, dans l’air, un, deux, trois ou quatre coups. Ces coups sont entendus dans la table, et on en sent les vibrations en même temps qu’on les entend, coups secs qui font penser à des chocs électriques. Il va sans dire que les pieds du médium ne touchent pas ceux de la table, et en sont maintenus éloignés.

Le médium pose, en même temps que nous, ses mains sur la table. Des coups se font entendre dans le meuble, plus fortement que dans le cas précédent.

Ces coups frappés dans la table, cette « typtologie » bien connue des spirites, a été souvent attribuée à des trucs quelconques, muscles craqueurs, agissements divers du médium. Après les études comparées que j’en ai faites, je me crois en droit d’affirmer que ce second fait n’est pas moins certain que le premier. On obtient ainsi, comme on le sait, des percussions frappées sur tous les rythmes, et des réponses à toutes les questions par des conventions simples, décidant, par exemple, que trois coups signifieront oui, que deux coups signifieront non, et qu’en lisant les lettres d’un alphabet, des mots pourront être dictés par des coups au moment où l’on nomme la lettre.


III. — Pendant nos expériences, tandis que nous sommes assis quatre autour d’une table, demandant une communication qui n’aboutit pas, un fauteuil, situé à environ soixante centimètres du pied du médium (sur lequel j’ai posé mon pied pour être sûr qu’il ne peut s’en servir), un fauteuil, dis-je, se déplace et arrive en glissant jusqu’à nous. Je le repousse, il revient. Ce fauteuil est un pouf très lourd mais pouvant facilement glisser sur le parquet. Ce fait s’est produit le 29 mars dernier, et de nouveau, le 5 avril. On l’obtiendrait en tirant avec une ficelle ou en allongeant suffisamment le pied. Mais il s’est produit et reproduit, cinq ou six fois, de lui-même, à un degré d’agitation assez intense pour faire sauter le fauteuil, qui finit par bousculer et se renverser, sans que personne l’eût touché.


IV. — Voici un quatrième fait, réobservé cette année, après les nombreuses constatations que j’en avais déjà faites, notamment en 1898. Des rideaux, dont le médium est voisin, mais avec lesquels il ne peut être en contact, ni avec la main ni avec le pied, se gonflent dans toute leur longueur, comme soufflés par un vent de tempête. Je les ai vus, plusieurs fois, lancés sur la tête des spectateurs, et encapuchonner ces têtes.


V. — Voici un cinquième fait, constaté par moi plusieurs fois également.

Tandis que je tiens une main d’Eusapia dans la mienne, et qu’un astronome de mes amis, répétiteur à l’École Polytechnique, tient son autre main, nous sommes touchés l’un et l’autre, sur le côté et sur les épaules, comme par une main invisible.

Le médium cherche généralement à rapprocher l’une de l’autre ses deux mains tenues séparément par chacun de nous, et par une substitution habile, à nous faire croire que nous tenons les deux quand elle est parvenue à en dégager une. Cette fraude étant bien connue, nous agissons en témoins avertis, et sommes certains d’avoir continué à tenir chacun l’une de ses mains séparée de l’autre. Ces attouchements paraissent provenir d’une entité invisible, et sont plutôt désagréables. Ceux qui ont lieu dans le voisinage immédiat du médium pourraient être dus à la fraude ; mais il en est auxquels cette explication est inapplicable.

C’est ici le lieu de remarquer que, malheureusement, les phénomènes sont d’autant plus extraordinaires qu’il y a moins de lumière, et nous sommes constamment invités par le médium à baisser le gaz, presque jusqu’à extinction. « Meno luce ! meno luce ! » Ce qui est encore assurément un avantage pour toutes les tentatives de fraude. Mais cette condition n’est pas non plus comminatoire.

On peut obtenir un grand nombre de faits médiumniques par un éclairage assez intense pour distinguer avec certitude. Toutefois, il est certain que la lumière nuit à la production des phénomènes.

C’est fâcheux. Cependant, nous n’avons pas le droit d’imposer le contraire, nous n’avons pas le droit d’exiger de la nature les conditions qui nous conviennent. Essayez donc d’obtenir une image photographique sans chambre noire ou de tirer de l’électricité d’une machine rotative au sein d’une atmosphère saturée d’humidité. La lumière est un agent naturel qui peut produire certains effets, et s’opposer à la production de certains autres.

Cet aphorisme me rappelle une anecdote de la vie de Daguerre, rapportée dans la première édition de ce livre.

Un soir, cet illustre physicien rencontre une élégante femme du monde aux environs de l’Opéra, dont il était décorateur. Enthousiasmé de ses progrès en physique, il arrive à l’entretenir de ses études photogéniques. Il lui parle d’une merveilleuse découverte qui fixe les traits du visage sur une plaque d’argent. La dame, qui était une femme de bon sens, lui rit gracieusement au nez. Le savant continue sans se déconcerter ; il ajoute même que le phénomène pourra se produire instantanément lorsque les procédés seront perfectionnés. Mais il perd son latin. Sa charmante compagne n’est pas assez crédule pour accepter une pareille extravagance. Peindre sans couleurs et sans pinceau ! dessiner sans plume et sans crayon ! comme si un portrait pouvait se fabriquer tout seul ! .....

L’inventeur ne se décourage pas, et pour la convaincre, il lui offre de faire son portrait par ce procédé. La dame ne veut pas être prise pour dupe et refuse. Mais l’habile artiste plaide si bien sa cause qu’il obtient son triomphe. La blonde fille d’Eve cousent à poser devant l’objectif. Mais elle y met une condition, une seule :

Elle est en pleine beauté le soir, mais se sent parfois un peu fanée dans la lumière crue du grand jour.

— Si vous voulez me faire le soir .....

— Mais, madame, c’est impossible !...

— Et pourquoi ? Vous affirmez que votre invention reproduit trait pour trait : je préfère mes traits du soir à ceux du matin.

— Madame, c’est la lumière elle-même qui dessine, et sans elle je ne puis rien.

— Nous allumerons un lustre, des lampes, tout ce qu’il vous plaira.

— Non, madame : c’est la lumière du jour qu’il me faut.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— Parce que la lumière du soleil est douée d’une intensité active qui décompose l’iodure d’argent. Jusqu’à présent, je n’ai pu faire de photographie qu’en plein jour.

L’un et l’autre s’obstinèrent ! la dame prétendant que ce qui pouvait se faire à dix heures du matin pouvait aussi bien se faire à dix heures du soir ; l’inventeur affirmant le contraire.

Défendez donc à la lumière de noircir l’iode, ou ordonnez-lui de noircir la chaux, et condamnez le photographe à développer son cliché en plein jour. Demandez à l’électricité pourquoi elle passe, instantanément, d’une extrémité à l’autre d’un fil de fer de mille kilomètres, et pourquoi elle refuse de traverser un fil de verre d’un centimètre ! Priez les fleurs de nuit de s’épanouir le jour, ou celles qui ne s’ouvrent qu’à la lumière de ne point se fermer à l’obscurité. Donnez-moi la raison de la respiration diurne et nocturne des végétaux, et de la production de la chlorophylle et de la coloration verte à la lumière ; pourquoi les plantes respirent de l’oxygène et exhalent de l’acide carbonique pendant la nuit, tandis qu’elles font l’opposé sous le soleil. Changez les équivalents des corps simples en chimie, et ordonnez que les combinaisons se produisent. Défendez à l’acide azoteux de bouillir à la température de la glace, et commandez à l’eau de bouillir à zéro : la nature vous obéira, messieurs, comptez-y.

Un grand nombre de faits naturels ne s’accomplissent que dans l’obscurité. Les germes végétaux, animaux, humains, ne forment un nouvel être que dans l’obscurité.

Voici, dans un flacon, un mélange, à volume égal, d’hydrogène et de chlore. Si vous voulez que le mélange se conserve, il vous faut (que cela vous plaise ou non) il vous faut laisser le flacon dans l’obscurité. Telle est la loi. Tant qu’il restera dans l’ombre, il se conservera. Mais si, inspiré par une fantaisie d’écolier, vous exposez ce mélange à l’action de la lumière, soudain, une violente explosion se fait entendre, l’hydrogène et le chlore disparaissent, et vous retrouvez dans le flacon une nouvelle substance : de l’acide chlorhydrique.

Vous aurez beau épiloguer, l’obscurité respecte les deux corps, tandis que la lumière les brise.

Si nous entendions dire par un malin sceptique d’un club quelconque : « Je ne croirai aux feux follets que quand je les aurai vus pendant le jour », que penserions-nous de sa mentalité ? À peu près ce que nous en penserions s’il ajoutait que les étoiles ne sont pas bien sûres, parce qu’elles ne se montrent que la nuit.

Il y a dans toutes les observations et expériences de physique des conditions à accepter. Dans celles dont nous parlons ici, une trop vive lumière paraît généralement nuire à la production intense des phénomènes. Mais il va sans dire que les précautions de garantie contre la supercherie doivent s’accroître en raison directe de la diminution de la visibilité et des autres moyens de contrôle.

Revenons à nos expériences.


VI. — Des coups se font entendre dans la table, ou bien elle se meut, se soulève, retombe, frappe du pied. Il se produit dans le bois une espèce de travail intérieur parfois assez violent pour la briser. Le guéridon dont je me suis servi ici, entre autres, a été disloqué et réparé plus d’une fois, et ce n’est nullement la pression des mains posées dessus qui aurait pu amener ces dislocations. Mais il y a quelque chose de plus que cette force physique, il y a, dans les agissements du meuble, l’intervention mentale dont nous avons déjà parlé.

On interroge la table, par les signes de convention résumés tout-à-l’heure, et elle répond. Des phrases sont frappées, généralement banales et sans aucune valeur littéraire, scientifique ou philosophique. Mais enfin, des mots sont frappés, des phrases sont dictées. Ces phrases ne se font pas toutes seules, et ce n’est pas non plus le médium qui les frappe... consciemment, soit avec son pied, soit avec sa main, soit à l’aide d’un muscle craqueur, car nous les obtenons dans les séances faites sans médiums professionnels et en des réunions scientifiques où toute tricherie serait de la dernière absurdité. L’esprit du médium et celui des expérimentateurs n’y sont sûrement pas étrangers : les réponses obtenues correspondent généralement avec cet état intellectuel, comme si les facultés mentales des personnes présentes s’extériorisaient de leurs cerveaux et agissaient dans la table, en une complète inconscience des expérimentateurs. Comment ce fait peut-il se produire ? Comment pouvons-nous construire et dicter des phrases sans le savoir ? Parfois les idées émises semblent venir d’une personnalité étrangère, et l’hypothèse des esprits se présente tout naturellement. Un mot est commencé. On croît en deviner la fin. On l’écrit pour perdre moins de temps ; la table riposte, s’agite, s’impatiente : ce n’est pas cela. C’est un autre mot qui est dicté. Il y a donc là un élément psychique que nous sommes obligés de reconnaître, quelle que soit, d’ailleurs, sa nature.

La réussite des expériences ne dépend pas toujours de la volonté du médium. Assurément, il y a la plus grand part ; mais certaines conditions indépendantes de lui sont nécessaires. Le milieu ambiant créé par les personnes présentes a une action non négligeable. L’état de santé du médium n’est pas non plus sans influence. Avec la meilleure volonté du monde, s’il est fatigué, la valeur des résultats s’en ressentira. J’ai eu une nouvelle preuve de ce fait, tant de fois observé, le 30 mai 1906, chez moi, avec Eusapia Paladino. Elle souffrait depuis plus d’un mois d’une maladie d’yeux assez douloureuse, et de plus avait les jambes enflées. Nous étions sept, dont deux observateurs assez incrédules. Les résultats ont été à peu près nuls : un soulèvement, de deux secondes à peine, d’un guéridon pesant environ six kilogrammes ; celui d’un seul côté d’une table de quatre pieds, et quelques coups frappés. Cependant le médium paraissait animé d’un réel désir d’obtenir quelque chose. Il m’a avoué, toutefois, que ce qui avait le plus paralysé ses facultés, c’était l’esprit sceptique et narquois de l’un des deux incrédules, dont je connaissais le scepticisme absolu, qui ne s’était manifesté pourtant d’aucune façon, mais qu’Eusapia avait deviné immédiatement.

L’état d’esprit des assistants, sympathique ou antipathique, agit sur la production des phénomènes. C’est là un fait d’observation incontestable. Et il ne s’agit pas seulement ici d’un médium truqueur mis dans l’impossibilité d’agir par suite d’une inspection critique attentive, mais encore d’une force contraire qui peut neutraliser plus ou moins les facultés les plus sincères. N’en est-il pas de même, d’ailleurs, dans les assemblées, nombreuses ou restreintes, dans les conférences, dans les salons, etc. ? Ne voyons-nous pas des êtres à funeste influence arrêter net dans leur essor les meilleures intentions ?


Voici une autre soirée du même médium, quelques jours après.

Le 7 juin 1906, j’avais été averti par mon ami le docteur Ostwalt, l’habile oculiste, qui donnait alors ses soins à Eusapia, qu’elle devait venir ce soir-là chez lui, et que peut-être je pourrais faire une nouvelle expérience. J’acceptai avec d’autant plus d’empressement que la belle-mère du docteur, Mme Werner, à laquelle une amitié de plus de trente ans m’avait attaché, était morte depuis un an et m’avait maintes fois promis, avec l’intention la plus formelle, de venir, après sa mort, compléter mes recherches psychiques par une manifestation, si la chose était possible. Nous avions si souvent traité ces questions ensemble, et elle s’y était si fortement intéressée, que sa promesse avait été renouvelée avec insistance peu de jours avant son décès. Et en même temps, elle avait fait la même promesse à sa fille et à son gendre.

D’autre part, reconnaissante des soins quelle avait reçus du docteur, et de la guérison de son œil, Eusapia désirait en tout lui être agréable.

Les conditions étaient donc de tous points excellentes.

Dès lors, je convins avec le docteur que nous étions en face de quatre hypothèses possibles, et que nous devions chercher à déterminer la plus probable.


1° Ce qui se produirait pouvait être dû à la fraude, consciente ou inconsciente.

2° Les phénomènes pouvaient être produits par une force physique émanant du médium ;

3° ou par une ou plusieurs entités invisibles se servant de cette force ;

4° ou par Mme Werner elle-même.


Nous eûmes, ce soir-là, des mouvements de la table, et un soulèvement complet des quatre pieds, à environ vingt centimètres. Nous étions six à la table : Eusapia, M. et Mme Ostwalt, leur fils Pierre âgé de quatorze ans, ma femme et moi. Nos mains, posées sur la table, la touchaient à peine, et en étaient presque toutes détachées au moment du soulèvement. Aucune fraude possible. Pleine lumière.

La séance se continue ensuite dans l’obscurité.

Deux portières garnissant une grande porte à deux battants, contre lesquelles le médium était assis en leur tournant le dos, se sont, pendant près d’une heure, gonflées, quelquefois assez violemment pour aller encapuchonner la tête du docteur et celle de sa femme.

Cette grande porte a été, à plusieurs reprises, secouée très violemment, et d’énormes coups ont été frappés sur elle.

Nous avons essayé d’obtenir des mots par l’alphabet, sans réussir. Remarquons, à ce sujet, qu’Eusapia ne sait ni lire ni écrire.

Pierre Ostwalt put écrire un mot au crayon, comme si une force invisible conduisait sa main. Ce mot était le prénom de Mme Werner, bien connu de lui.

Malgré tous nos efforts, nous n’avons pu obtenir une seule preuve d’identité. Il eût été cependant très facile à Mme Werner d’en trouver une, comme elle nous l’avait si formellement promis.

Malgré l’annonce, par les coups, d’une apparition nous permettant de la reconnaître, nous n’avons pu apercevoir qu’une forme blanchâtre, sans contours précis, même en faisant l’obscurité presque complète.

De cette soirée nouvelle résultent les conclusions suivantes :


1° La fraude ne peut pas les expliquer, notamment en ce qui concerne la lévitation de la table, les coups violents frappés dans la porte secouée, et la projection du rideau au loin.

2° Ces phénomènes sont certainement produits par une force émanant du médium, car ils se passent tous dans son voisinage immédiat.

3° Cette force est intelligente. Mais il est possible que cette intelligence, qui obéit à nos demandes, ne soit pas autre que celle du médium.

4° Rien ne prouve que l’esprit évoqué ait eu là aucune action.


Toutes ces propositions seront, du reste, examinées et développées dans les pages qui vont suivre.

L’ensemble des expériences rapportées dans ce premier chapitre nous montre en jeu des forces inconnues. Il en sera de même dans les chapitres suivants.

Ces phénomènes sont si inexpliqués, si inexplicables, si fantastiques, si peu croyables, que le plus simple est de les nier, de les attribuer tous à la fraude ou à l’hallucination, et de penser que tous les expérimentateurs ont la berlue.

Malheureusement pour les négateurs, cette hypothèse est inadmissible.

Remarquons ici qu’il y a très peu d’hommes, — et surtout de femmes, — dont l’esprit soit complètement libre, en état d’accepter, sans aucune idée préconçue, des faits nouveaux ou inexpliqués. En général, on est disposé à n’admettre que les faits ou les choses auxquels on est préparé par les idées qu’on a reçues, cultivées et entretenues. Il n’y a peut-être pas un être humain sur cent qui soit capable d’enregistrer simplement, librement, exactement, comme un appareil de photographie, une impression nouvelle. L’indépendance absolue est très rare dans l’espèce humaine.

Un seul fait bien observé, lors même qu’il contredirait toute la science, a plus de valeur que toutes les hypothèses.

Mais n’osent étudier les faits extra-scientifiques, les considérer comme possibles, que les esprits indépendants, dégagés des lisières classiques qui attachent les dogmatisants à leurs chaires.

Je connais des hommes de valeur, fort instruits, membres de l’Académie des sciences, professeurs de l’Université, maîtres en nos grandes écoles, qui raisonnent de la manière suivante : « Tels phénomènes sont impossibles, parce qu’ils sont en contradiction avec l’état actuel de la science ; nous ne devons admettre que ce que nous pouvons expliquer. » Ils appellent cela un raisonnement scientifique !

Exemples. Fraunhofer découvre que le spectre solaire est traversé de lignes noires. Ces lignes noires sont inexplicables de son temps. Donc on n’aurait pas dû les admettre.

Newton découvre que les astres se meuvent comme si une force attractive les régissait. Cette attraction n’est pas expliquée de son temps. Elle ne l’est, d’ailleurs, pas davantage aujourd’hui. Newton a soin lui-même de déclarer qu’il ne veut pas faire d’hypothèse : « Hypotheses non fingo ». Donc, dans le raisonnement précédent, nous ne devrions pas admettre la gravitation universelle.

De l’oxygène combiné avec de l’hydrogène fabriquent de l’eau. Comment ? Nous l’ignorons. Donc, nous ne devrions pas admettre le fait.

Des pierres tombent quelquefois du ciel. L’Académie des sciences, au dix-huitième siècle, ne pouvant deviner d’où elles venaient, niait ce fait observé depuis des milliers d’années. Elle niait également que des poissons et des crapauds puissent tomber des nuages, parce qu’on n’avait pas observé alors que des trombes peuvent les aspirer et les transporter. Un médium pose sa main sur une table et l’anime. C’est inexplicable. Donc c’est faux.

Voilà pourtant le raisonnement dominant d’un grand nombre de « savants ». Ils ne veulent admettre que ce qui est connu et expliqué. Ils ont déclaré que les locomotives ne pourraient pas marcher, ou que si elles marchaient, cela ne changerait rien aux relations sociales ; que le télégraphe transatlantique ne pourrait jamais transmettre une dépêche ; que la vaccine n’avait aucune influence, et, autrefois — il y a longtemps — que la Terre ne tourne pas. Il paraît même qu’on a condamné Galilée. Tout a été nié.

À propos de faits inexpliqués assez voisins de ceux que nous étudions ici, à propos des stigmates de Louise Lateau, un savant allemand très célèbre, le professeur Virchow, a conclu son Rapport à l’Académie de Berlin par ce dilemme : Supercherie ou miracle. Ce jugement est devenu classique. Or, c’était là une erreur, car on sait maintenant que, dans ces stigmates, il n’y a ni supercherie ni miracle.

Une autre objection, assez fréquente, est présentée par certains esprits d’apparence scientifique. Confondant l’expérience avec l’observation, ils s’imaginent que pour être réel, un phénomène physique doit pouvoir être reproduit à volonté, comme dans un laboratoire. D’après cette manière de voir, une éclipse de soleil ne serait pas réelle, ni un coup de tonnerre qui incendie une maison, ni un aérolithe qui tombe du ciel. Un tremblement de terre, une éruption volcanique sont des phénomènes d’observation et non d’expérience. Ils n’en existent pas moins, souvent au grand dommage de l’espèce humaine. Or, dans l’ordre des faits que nous étudions ici, nous ne pouvons presque jamais expérimenter, mais seulement observer, ce qui réduit considérablement le champ d’études. Et quand nous faisons des expériences, les phénomènes ne se produisent pas à volonté ; des éléments divers, dont plusieurs restent encore insaisissables, viennent les traverser, les modifier, les contrarier, et, la plupart du temps, nous devons nous borner au rôle d’observateurs. C’est une différence analogue à celle qui distingue la chimie de l’astronomie. En chimie, on expérimente ; en astronomie, on observe ; ce qui n’empêche pas l’astronomie d’être la plus exacte des sciences.

Les faits d’observation produits par les médiums, notamment ceux qui sont rapportés plus haut, sont pour moi absolument certains et incontestables, et suffisent amplement pour prouver que des forces naturelles inconnues existent en dehors du cadre de la physique classique. En principe, d’ailleurs, c’est irrécusable3.

Je pourrais leur en ajouter d’autres, par exemple les suivants :


VII. — Pendant les expériences, on voit parfois des fantômes apparaître, des mains, des bras, une tête, un buste, un être humain entier. J’ai été témoin de ce fait, notamment le 27 juillet 1897, à Montfort-l’Amaury (v. lettre III). M. de Fontenay ayant déclaré qu’il apercevait une ombre au-dessus de la table, entre lui et moi (nous nous faisions face, contrôlant Eusapia, et lui tenant chacun une main), et moi ne voyant rien du tout, je lui demandai de changer de place avec lui. Et alors j’aperçus aussi cette ombre, une tête d’homme barbu assez vaguement esquissée, qui passait comme une silhouette avançant et reculant devant une lanterne rouge posée sur un meuble. Je n’avais pas pu la voir de ma première place, parce que la lanterne était alors derrière moi, et que ce fantôme était formé entre M. de Fontenay et moi. Comme cette silhouette noire restait assez vague, je demandai si je ne pourrais pas toucher cette barbe. Le médium répondit : Étendez la main. Alors je sentis sur le dos de la main le frôlement d’une barbe fort douce.

Cette observation n’a pas, pour moi, la même certitude absolue que les précédentes. Il y a des degrés dans la sécurité des observations. En astronomie même, il y a des étoiles à la limite de la visibilité. Et pourtant, un truc n’est pas probable, de l’avis de tous les expérimentateurs. De plus, une autre fois, chez moi, j’ai aperçu une autre figure, celle d’une jeune fille, comme on le verra au chapitre III.


VIII. — Le même jour, à Montfort, on avait rappelé, dans la conversation, que les « esprits » ont parfois imprimé dans de la paraffine, du mastic ou de l’argile l’empreinte de leur tête ou de leurs mains — ce qui semble, d’ailleurs, de la dernière absurdité — et nous avions acheté du mastic chez un vitrier et formé dans une caisse de bois un gâteau parfaitement lisse. À la fin de la séance, il y eut l’empreinte d’une tête, d’une figure, dans ce mastic. Je ne suis pas, non plus, absolument certain qu’il n’y ait eu là aucune supercherie possible. Nous en reparlerons plus loin.

On trouvera d’autres manifestations dans le cours de cet ouvrage. Pour le moment, au point de vue spécial de l’existence démontrée de forces inconnues, je m’arrêterai aux six précédentes, comme incontestables pour tout homme de bonne foi et pour tout observateur. Si j’ai commencé par là, c’est pour répondre aux lecteurs de mes ouvrages qui me réclament depuis longtemps mes observations personnelles.

La plus simple de ces manifestations, celle des coups frappés, par exemple, n’est pas une valeur négligeable. Il est certain que c’est l’un ou l’autre des expérimentateurs, ou leur résultante dynamique, qui frappe, sans savoir comment, des coups dans la table. Lors même que ce serait une entité psychique étrangère aux médiums, elle se sert d’eux, de leurs propriétés physiologiques. Un tel fait n’est pas sans intérêt scientifique. Les négations du scepticisme ne prouvent rien, sinon que les négateurs n’ont pas observé eux-mêmes les phénomènes.


Cette première lettre n’a pas d’autre but que d’exposer une première présentation sommaire des faits observés.

Je ne veux émettre, dans ces premières pages, aucune hypothèse explicative. Les lecteurs de ce livre apprécieront eux-mêmes par les relations qui vont suivre, et le dernier chapitre de cet ouvrage sera consacré aux théories. Je crois toutefois utile de faire remarquer tout de suite que la « matière » n’est pas, en réalité, ce qu’elle paraît être à nos sens vulgaires, à notre toucher, à nos yeux, mais qu’elle ne fait qu’un avec l’énergie, et n’est qu’une manifestation du mouvement d’éléments invisibles et impondérables. L’univers est un dynamisme. La matière n’est qu’une apparence.

Il est utile d’avoir cette vérité présente à l’esprit pour comprendre les études dont nous allons nous occuper.

Les forces mystérieuses que nous étudions ici sont elles-mêmes des manifestations du dynamisme universel, avec lequel nos cinq sens ne nous mettent en relation que très imparfaitement.

Ces faits sont d’ordre psychique autant que physique. Ils prouvent que nous vivons au sein d’un monde inexploré, dans lequel les forces psychiques jouent un rôle encore très incomplètement observé.

Nous sommes ici dans une position analogue à celle dans laquelle se trouvait Christophe Colomb la veille du jour où il aperçut les premières terres du nouveau monde : nous voguons en plein inconnu.


Mes premières expériences au groupe d’Allan Kardec et avec les médiums de cette époque

Un jour du mois de novembre 1861, passant sous les galeries de l’Odéon, je remarquai un ouvrage dont le titre me frappa : Le Livre des Esprits, par ALLAN KARDEC. Je l’achetai et le lus avec avidité, plusieurs chapitres me paraissant s’accorder avec les bases scientifiques du livre que j’écrivais alors, La Pluralité des Mondes habités. J’allai trouver l’auteur, qui me proposa d’entrer comme « membre associé libre » à la Société Parisienne des Études spirites, qu’il avait fondée, et dont il était président. J’acceptai, et je viens de retrouver, par hasard, la carte verte signée de lui à la date du 15 novembre 1861. Telle est la date de mes débuts dans les études psychiques. J’avais alors dix-neuf ans, et j’étais depuis trois ans élève-astronome à l’Observatoire de Paris. Je mettais la dernière main à l’ouvrage dont je viens de parler, dont la première édition fut publiée, quelques mois après, par l’imprimeur-libraire de l’Observatoire.

On se réunissait tous les vendredis soirs au salon de la Société, passage Sainte-Anne, lequel était placé sous la protection de saint Louis. Le président ouvrait la séance par une « invocation aux bons Esprits ». Il était admis, en principe, que des Esprits invisibles étaient là et se communiquaient. Après cette invocation, un certain nombre de personnes assises à la grande table étaient priées de s’abandonner à l’inspiration et d’écrire. On les qualifiait de « Médiums écrivains ». Ces dissertations étaient lues ensuite devant l’auditoire attentif. On ne faisait aucune expérience physique de table tournante, mouvante ou parlante. Le président, Allan Kardec, déclarait n’y attacher aucune valeur. Les « enseignements des Esprits » lui paraissaient devoir former la base d’une nouvelle doctrine, d’une sorte de religion.

À la même époque, et depuis plusieurs années déjà, mon illustre ami Victorien Sardou, qui avait quelque peu fréquenté l’Observatoire, avait écrit, comme médium, des pages curieuses sur les habitants de la planète Jupiter, et produit des dessins pittoresques et surprenants ayant pour but de représenter des choses et des êtres de ce monde géant. Il avait dessiné les habitations de Jupiter. L’une de ces demeures met sous nos yeux la maison de Mozart, d’autres, les maisons de Zoroastre, de Bernard Palissy, qui seraient voisins de campagne sur cette immense planète. Ces habitations sont aériennes et d’une exquise légèreté. On en jugera par les deux figures reproduites ici (Pl. II et III). La première représente une maison de Zoroastre, la seconde « le quartier des animaux » chez ce même philosophe. On y voit des fleurs, des hamacs, des escarpolettes, des êtres volants, et, en bas, des animaux intelligents jouant à un jeu spécial de quilles, lequel consiste non à renverser les quilles, mais à les coiffer, comme au bilboquet, etc., etc.

Ces curieux dessins prouvent, à n’en pouvoir douter, que la signature « BERNARD PALISSY, sur Jupiter », est apocryphe, et que ce n’est pas un Esprit habitant cette planète qui a dirigé la main de Victorien Sardou. Ce n’est pas, non plus, le spirituel auteur qui a conçu d’avance ces croquis et les a exécutés d’après un plan déterminé. Il se trouvait alors dans l’état spécial de « médiumnité ». On n’est ni magnétise, ni hypnotisé, ni endormi d’aucune façon ; mais notre cerveau ne reste pas étranger à ce que nous produisons, ses cellules fonctionnent et agissent, sans doute par un mouvement réflexe sur les nerfs moteurs. Nous croyions tous alors Jupiter habité par une race supérieure : ces communications étaient le reflet des idées générales. Aujourd’hui, on n’imaginerait rien de pareil sur ce globe, et jamais d’ailleurs les séances spirites ne nous ont appris quoi que ce soit en Astronomie. De tels résultats ne prouvent en aucune façon l’intervention des Esprits. Les médiums écrivains en ont-ils donné de plus probants ? c’est ce que nous aurons à examiner, sans aucun parti pris.

J’essayai, moi aussi, de voir si en me recueillant, ma main abandonnée passivement et docile, écrirait, et je ne tardai pas à constater qu’après avoir tracé des barres, des o, des lignes sinueuses plus ou moins entrelacées, comme pourrait le faire celle d’un enfant de quatre ans commençant à écrire, elle finit par donner naissance à des mots et à des phrases.

En ces réunions de la « Société Parisienne des études spirites », j’écrivis, de mon côté, des pages sur l’Astronomie, signées GALILÉE. Ces communications restaient sur le bureau des séances, et Allan Kardec les a publiées, en 1867, sous le titre d’Uranographie générale, dans son livre intitulé La Genèse (dont j’ai conservé un des premiers exemplaires, avec sa dédicace). Ces pages astronomiques ne m’ont rien appris. Je ne tardai pas à en conclure qu’elles n’étaient que l’écho de ce que je savais, et que Galilée n’y était pour rien. C’était là comme une sorte de rêve éveillé. D’ailleurs, ma main s’arrêtait lorsque je pensais à d’autres sujets.

Voici ce que je disais, à ce propos, dans mon ouvrage Les Terres du Ciel (édition de 1884, p. 181) :

Le médium écrivain se trouve en un état dans lequel il n’est ni endormi, ni magnétisé, ni hypnotisé d’aucune façon. On est tout simplement recueilli dans un cercle d’idées déterminé. Le cerveau agit alors, par l’intermédiaire du système nerveux, un peu autrement que dans l’état normal. La différence n’est pas aussi grande qu’on l’a supposé. Voici principalement en quoi elle consiste. Dans l’état normal, nous pensons à ce que nous allons écrire, avant de commencer l’acte d’écrire : nous agissons directement pour faire marcher notre plume, notre main, notre avant-bras. Dans cette autre condition, au contraire, nous ne pensons pas avant d’écrire, nous ne faisons pas marcher notre main, nous la laissons inerte, passive, libre, nous la posons sur le papier, en ayant soin qu’elle éprouve la moindre résistance possible, nous pensons à un mot, à un chiffre, à un trait de plume, et notre main écrit d’elle-même toute seule. Mais il faut penser à ce que l’on fait, non pas d’avance, mais sans discontinuité, autrement la main s’arrête. Essayez, par exemple, d’écrire le mot OCÉAN, non pas comme d’habitude, en l’écrivant volontairement, mais en prenant un crayon, en laissant simplement votre main librement posée sur un cahier, en pensant à ce mot, et en observant attentivement si votre main l’écrira. Eh bien ! votre main ne tardera pas à écrire un o, puis un c, et ainsi de suite. Du moins, c’est l’expérience que j’ai faite sur moi-même, lorsque j’étudiais les nouveaux problèmes du spiritisme et du magnétisme.

J’ai toujours pensé que le cercle de la science n’est pas fermé, et qu’il nous reste bien des choses à apprendre. Dans ces exercices, il est très facile de s’abuser soi-même et de croire que notre main est sous l’influence d’un esprit différent du notre. La conclusion la plus probable de ces expériences a été que l’action de ces esprits étrangers n’est pas nécessaire pour expliquer les phénomènes. Mais ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans plus de détails à l’égard d’un sujet qui a été jusqu’à présent insuffisamment examiné par la critique scientifique, et souvent plus exploité par des spéculateurs qu’étudié par des savants.

Ce que j’écrivais là, en 1884, je puis le répéter aujourd’hui, exactement dans les mêmes termes. Dans les débuts dont je viens de parler, je me trouvai rapidement en relation avec les principaux cercles de Paris où l’on se livrait à ces expériences, et j’acceptai même, pendant deux ans, de me faire le secrétaire obligeant de l’un d’entre eux, ce qui eut pour résultat de ne me laisser manquer aucune des séances.

Trois méthodes différentes étaient employées pour recevoir les communications : l’écriture par la main ; la planchette munie d’un crayon, sur laquelle on pose les mains ; et les coups frappés dans une table — ou les mouvements de celle-ci — marquant certaines lettres d’un alphabet lu à haute voix par l’un des assistants.

La première méthode était la seule employée à la Société des Études spirites présidée par Allan Kardec. C’est celle qui laisse la marge au plus grand doute. Et, en fait, au bout de deux années d’exercices de ce genre, que j’avais aussi variés que possible, sans aucune idée préconçue pour ou contre, et avec le plus vif désir d’arriver à démêler les causes, — le résultat a été de conclure définitivement que non seulement les signatures de ces pages ne sont pas authentiques, mais encore que l’action d’une cause étrangère n’est pas démontrée, et que par suite d’un procédé cérébral à étudier, nous en sommes nous-mêmes les auteurs plus ou moins conscients. Mais l’explication n’est pas aussi simple, qu’elle peut le paraître, et il y a certaines réserves à faire sur cette impression générale.

En écrivant dans ces conditions, — je le disais tout-à-l’heure — nous ne créons pas nos phrases comme dans l’état normal ; nous attendons plutôt qu’elles se produisent. Mais notre esprit y est tout de même associé. Le sujet qui est traité est en rapport avec nos idées habituelles ; la langue écrite est la nôtre, et si nous n’avons pas présente l’orthographe de certains mots, il y aura des fautes. De plus, notre esprit est si intimement associé à ce que nous écrivons, que si nous pensons à autre chose, si nous nous séparons par la pensée du sujet traité, notre main s’arrête ou trace des incohérences. Voilà l’état du médium écrivain, du moins celui que j’ai observé sur moi-même. C’est une sorte d’auto-suggestion. Je me hâte d’ajouter, toutefois, que cette opinion n’engage ici que mon expérience personnelle. Il y a, assure-t-on, des médiums absolument mécaniques, qui ne savent pas ce qu’ils écrivent (v. plus loin, p. ***), qui traitent de sujets ignorés d’eux, et même qui écriraient en langues étrangères. Ce serait une condition différente de celle dont je viens de parler et qui indiquerait soit un état cérébral spécial, soit une grande habileté, soit une cause extérieure, s’il était démontré que notre esprit ne peut pas deviner ce qu’il ignore. Mais la communication d’un cerveau à l’autre, d’un esprit à l’autre, est un fait prouvé par la télépathie. Nous pouvons donc concevoir qu’un médium écrive sous l’influence d’une personne voisine — ou même éloignée. — Plusieurs médiums ont aussi composé, par séances successives, de véritables romans, tels que l’Histoire de Jeanne d’Arc écrite par elle-même, ou tels que certains voyages dans les planètes, semblant indiquer une sorte de dédoublement du sujet, une seconde personnalité, mais sans aucune preuve d’authenticité. Il y a aussi un milieu psychique dont nous aurons à parler plus loin. Pour le moment, je ne m’occupe que du titre de ce chapitre et je dis avec Newton : Hypotheses non fingo.

Lorsqu’à la mort d’Allan Kardec, le 31 mars 1869, la Société spirite vint me prier de prononcer un discours sur sa tombe, je pris soin, dans ce discours, de diriger l’attention des spirites sur le caractère scientifique des études à faire et sur le danger de se laisser entraîner dans le mysticisme. Je reproduirai ici quelques extraits de ce discours.

Je voudrais pouvoir représenter à la pensée de ceux qui m’entendent et à celle des millions d’hommes qui, dans l’Europe entière et dans le Nouveau-Monde, se sont occupés du problème encore mystérieux des phénomènes surnommés spirites ; — je voudrais, dis-je, pouvoir leur représenter l’intérêt scientifique et l’avenir philosophique de l’étude de ces phénomènes (à laquelle se sont livrés, comme nul ne l’ignore, des hommes éminents parmi nos contemporains) ; j’aimerais leur faire entrevoir quels horizons inconnus la pensée humaine verra s’ouvrir devant elle, à mesure qu’elle étendra sa connaissance positive des forces naturelles en action autour de nous ; leur montrer que de telles constatations sont l’antidote le plus efficace de la lèpre de l’athéisme qui semble s’attaquer particulièrement à notre époque de transition.

Ce serait un acte utile d’établir ici, devant cette tombe éloquente, que l’examen méthodique des phénomènes appelés à tort surnaturels, loin de renouveler l’esprit superstitieux et d’affaiblir l’énergie de la raison, éloigne, au contraire, les erreurs et les illusions de l’ignorance, et sert mieux le progrès que la négation illégitime de ceux qui ne veulent point se donner la peine d’observer.

Cette complexe étude doit entrer maintenant dans sa période scientifique. Les phénomènes physiques, sur lesquels on n’a pas assez insisté, doivent devenir l’objet de la critique expérimentale, sans laquelle nulle constatation valable n’est possible. Cette méthode expérimentale, à laquelle nous devons la gloire du progrès moderne et les merveilles de l’électricité et de la vapeur, cette méthode doit saisir les phénomènes de l’ordre encore mystérieux auquel nous assistons, les disséquer, les mesurer et les définir.

Car, messieurs, le spiritisme n’est pas une religion, mais une science, science dont nous connaissons à peine l’A B C. Le temps des dogmes est fini. La Nature embrasse l’Univers, et Dieu lui-même, qu’on a fait jadis à l’image de l’homme, ne peut être considéré par la métaphysique moderne que comme un Esprit dans la Nature. Le surnaturel n’existe pas. Les manifestations obtenues par l’intermédiaire des médiums, comme celles du magnétisme et du somnambulisme, sont de l’ordre naturel, et doivent être sévèrement soumises au contrôle de l’expérience. Il n’y a plus de miracles. Nous assistons à l’aurore d’une science inconnue. Qui pourrait prévoir à quelles conséquences conduira dans le monde de la pensée l’étude positive de cette psychologie nouvelle !

Notre œil ne voit les choses qu’entre deux limites, en deçà et au delà desquelles il ne voit plus. Notre organisme terrestre peut être comparé à une harpe à deux cordes, qui sont le nerf optique et le nerf auditif. Une certaine espèce de mouvements met en vibration la première, et une autre espèce de mouvements met en vibration la seconde : c’est là toute la sensation humaine, plus restreinte que celle de certains êtres vivants, de certains insectes, par exemple, chez lesquels ces mêmes cordes de la vue et de l’ouïe sont plus délicates. Or, il existe, en réalité, dans la Nature, non pas deux, mais dix, cent, mille espèces de mouvements. La science physique nous enseigne donc que nous vivons ainsi au milieu d’un monde invisible pour nous, et qu’il n’est pas impossible que des êtres (invisibles également pour nous) vivent également sur la Terre, dans un ordre de sensations absolument différent du notre, et sans que nous puissions apprécier leur présence, à moins qu’ils ne se manifestent à nous par des faits rentrant dans notre ordre de sensations.

Devant de telles vérités, qui ne font encore que s’annoncer, combien la négation aveugle ne paraît-elle pas absurde et sans valeur ! Quand on compare le peu que nous savons et l’exiguïté de notre sphère de perception à la quantité de ce qui existe, on ne peut s’empêcher de conclure que nous ne savons rien, et que tout nous reste à savoir. De quel droit prononcerions-nous donc le mot « impossible » devant les faits que nous constatons sans pouvoir en découvrir les causes ?

C’est par l’étude positive des effets que l’on remonte à l’appréciation des causes. Dans l’ordre des études réunies sous la dénomination générique de « spiritisme », LES FAITS EXISTENT. Mais nul ne connaît leur mode de production. Ils existent tout aussi bien que les phénomènes électriques ; mais, messieurs, nous ne connaissons ni la biologie, ni la physiologie, ni la psychologie. Qu’est-ce que le corps humain, qu’est-ce que le cerveau ? Quelle est l’action absolue de l’âme ? Nous l’ignorons. Nous ignorons également l’essence de l’électricité, l’essence de la lumière. Il est donc sage d’observer sans parti pris tous ces faits, et d’essayer d’en déterminer les causes, qui sont peut-être d’espèces diverses et plus nombreuses qu’on ne l’a supposé jusqu’ici4.

On voit que ce que je proclamais publiquement, en 1869, du haut du tertre qui dominait la fosse où l’on venait de descendre le cercueil d’Allan Kardec, ne diffère pas du programme purement scientifique de cet ouvrage-ci.

J’ai dit tout-à-l’heure que trois méthodes étaient en usage dans ces expériences. On connaît ce que je pense de la première (quant à mon observation personnelle, et sans vouloir infirmer d’autres preuves, s’il y en a). Sur la seconde, la planchette, je la connais surtout par les séances de madame de Girardin, dans la maison de Victor Hugo, à Jersey : elle est plus indépendante que la première ; mais c’est encore le prolongement de notre main et de notre cerveau. La troisième, celle des coups frappés dans le meuble, ou « typtologie » , me le parait encore davantage, et je l’ai employée de préférence, en maintes circonstances, depuis quarante-cinq ans. (Celle des coups frappés par le soulèvement d’un pied de la table qui retombe pour marquer les lettres épelées n’a pas grande valeur. La moindre pression peut opérer ces mouvements de bascule. L’expérimentateur principal fait lui-même les réponses, parfois sans s’en douter.)

Plusieurs personnes se placent autour d’une table, les mains posées sur elle, et attendent ce qui se produira. Au bout de cinq, dix, quinze, vingt minutes, selon le milieu ambiant et les facultés des expérimentateurs, on entend des coups frappés dans la table, ou l’on assiste à des mouvements du meuble, qui semble s’animer. Pourquoi choisit-on une table ? Parce que c’est à peu près le seul meuble autour duquel on ait l’habitude de s’asseoir. Parfois, la table se lève sur un ou plusieurs pieds et subit de lentes oscillations ; parfois elle se soulève comme adhérente aux mains posées sur elle, et cela pendant deux, trois, cinq, dix, vingt secondes ; parfois elle se scelle au parquet avec tant de puissance qu’elle semble avoir doublé, triplé de poids. D’autres fois, et presque toujours sur la demande des assistants, on entend des bruits de scie, de cognée, de crayon écrivant, etc., etc. Ce sont là des effets physiques observés, qui prouvent sans réplique l’existence d’une force inconnue.

Cette force est une force physique d’ordre psychique. Si l’on n’observait que des mouvements dépourvus de sens, quelconques, aveugles, en rapport seulement avec les volontés des assistants et non explicables par le seul contact des mains des expérimentateurs, on pourrait s’arrêter à cette conclusion d’une force nouvelle inconnue, qui pourrait être une transformation de notre force nerveuse, de l’électricité organique, et ce serait déjà là un fait considérable. Mais les coups frappés dans la table, ou par ses pieds, sont exécutés en réponse à des questions à la table. Comme chacun sait que la table est un morceau de bois, en s’adressant à elle, on s’adresse à quelque agent mental, qui entend, et qui répond. C’est ainsi que les phénomènes ont commencé, lorsqu’en 1848, aux États-Unis, les demoiselles Fox entendirent dans leur chambre des bruits, des coups frappés dans les murailles et dans les meubles, et que leur père, après plusieurs mois de recherches vexatoires, finit par songer à la vieille histoire des revenants, et par demander à la cause invisible une explication quelconque. Cette cause répondit par des coups conventionnels aux questions posées, et déclara qu’elle était l’âme de l’ancien propriétaire, assassiné autrefois dans sa demeure même. Cette âme demandait des prières et la sépulture du corps.

(Dès cette époque, les réponses furent telles qu’un coup frappé en réponse sur une question signifia oui, que deux coups signifièrent non, et que trois coups représentèrent une affirmation encore plus grande que le oui simple.)

Hâtons-nous de remarquer tout de suite que cette réponse ne prouve rien, et peut avoir été donnée, d’une manière inconsciente, par les demoiselles Fox elles-mêmes, qui, ici, ne peuvent être considérées comme ayant joué une comédie. Les coups produits par elles dans les murs les ont surprises, étonnées, bouleversées, les premières. L’hypothèse de la jonglerie et de la mystification, chère à certains critiques, n’a pas la moindre application ici — quoique, bien souvent, ces coups et ces mouvements soient produits par des farceurs.

Il y a une cause invisible, productrice de ces coups. Cette cause est-elle en nous ou hors de nous ? Serions-nous susceptibles de nous dédoubler, en quelque sorte, sans le savoir, d’agir par suggestion mentale, de nous répondre à nous-mêmes sans nous en douter, de produire des effets physiques sans en avoir conscience ? Ou bien, existe-t-il autour de nous un milieu intelligent, une sorte de cosmos spirituel, ou encore, serions-nous entourés d’êtres invisibles qui ne seraient pas humains : des gnomes, des lutins, des farfadets (il peut exister autour de nous un monde inconnu), ou enfin, seraient-ce vraiment les âmes des morts qui survivraient, erreraient, et pourraient se communiquer à nous ? Toutes les hypothèses se présentent, et nous n’avons le droit scientifique absolu d’en récuser aucune.

Le soulèvement d’une table, le déplacement d’un objet, pourraient être attribués à une force inconnue développée par notre système nerveux ou autrement ; du moins ces mouvements ne prouvent pas l’existence d’un esprit étranger. Mais, lorsqu’en nommant les lettres de l’alphabet, ou les pointant sur un carton, la table, soit par des coups frappés dans le bois, soit par des soulèvements, compose une phrase intelligible, nous sommes forcés d’attribuer cet effet intelligent à une cause intelligente. Cette cause peut être le médium lui-même, et le plus simple, évidemment, est de supposer qu’il frappe lui-même les lettres. Mais on peut organiser les expériences de telle sorte qu’il ne puisse agir de la sorte, même inconsciemment. Notre premier devoir est, en effet, de rendre la supercherie impossible.

Tous ceux qui ont suffisamment étudié le sujet savent que la fraude n’explique pas ce qu’ils ont observé. Assurément, dans les soirées spirites mondaines, on s’amuse quelquefois. Lorsque les séances ont lieu dans l’obscurité surtout, et que l’alternance des sexes est ordonnée pour « renforcer les fluides », il n’est pas très rare que les messieurs profitent de la tentation pour oublier momentanément le but de la réunion et rompre la chaîne des mains pour en commencer une autre. Les dames et les jeunes filles s’y prêtent avec plaisir, et presque personne ne s’en plaint. D’autre part, en dehors des soirées mondaines, où l’on est invité surtout pour se distraire, les réunions plus sérieuses ne sont souvent pas plus sûres, car le médium, intéressé d’une manière ou d’une autre, tient à donner le plus possible... même le coup de pouce.

Sur un feuillet de carnet que je viens de retrouver, j’avais classé les soirées spirites dans l’ordre que voici, un peu original sans doute :


1° Caresses amoureuses. (On a fait un reproche analogue aux agapes chrétiennes.)

2° Charlatanisme des médiums abusant de la crédulité des assistants.

Quelques chercheurs sérieux.


À l’époque dont je parlais tout-à-l’heure (1861-1863), j’ai pris part, comme secrétaire, à des expériences faites régulièrement une fois par semaine dans le salon d’un médium réputé, mademoiselle Huet, rue du Mont-Thabor, dont c’était en quelque sorte le métier, et qui a été surprise, plus d’une fois, trichant admirablement. On peut supposer qu’elle frappait assez souvent elle-même les coups en heurtant la table de ses pieds. Mais nous obtenions assez souvent aussi des bruits de scie, de rabot, de roulements de tambour, de torrents, qu’il eût été impossible d’imiter. Le scellement de la table au parquet ne peut être, lui non plus, produit par la fraude... Quant aux soulèvements de la table, la main qui veut y résister éprouvant la même impression que si le meuble flottait au-dessus d’un fluide, on ne voit pas comment le médium pourrait produire cet effet. Tout se passait là en pleine lumière.

Les communications reçues dans les réunions innombrables (plusieurs centaines) auxquelles j’ai assisté, alors et depuis, m’ont constamment montré des résultats en rapport avec l’état d’instruction des assistants. J’ai, naturellement, posé un grand nombre de questions sur l’Astronomie. Les réponses ne nous ont jamais rien appris, et je dois à la vérité de déclarer que, s’il y a des esprits, des entités psychiques indépendantes de nous en action dans ces expériences, ces êtres n’en savent pas plus que nous sur les autres mondes.

Un poète distingué, M. P.-F. Mathieu, assistait ordinairement aux réunions du salon Mont-Thabor, où nous obtînmes quelquefois des pièces de vers fort jolies, qu’il ne frappait certainement pas consciemment lui-même, car il était là comme nous tous, pour étudier. M. Joubert, vice-président du Tribunal civil de Carcassonne, a publié des « Fables et Poésies diverses par un Esprit frappeur » qui montrent avec évidence un reflet de ses pensées coutumières. Il y avait des philosophes chrétiens : la table nous dictait de belles pensées signées « Pascal », « Fénelon », « Vincent de Paul », « sainte Thérèse ». Un esprit qui signait « Balthasar Grimod de la Reynière » dictait de désopilantes dissertations sur la cuisine et avait la spécialité de faire danser la lourde table avec mille contorsions. Rabelais se donnait parfois comme un gai compagnon, aimant encore les parfums des mets succulents. Certains esprits se plaisaient à faire des tours de force en cryptologie. Voici quelques spécimens de ces communications par coups frappés.

Spiritus ubi vult spirat ; et vocem ejus audis, sed nescis unde veniat aut quo vadat. Sic est omnis qui natus est ex spiritu (Joan., III, 8).

Dear little sister, I am here, and see that you are as good as ever. You are a medium. I will go to you with great happiness. Tell my mother her dear daughter loves her from this world.

LOUISA.

Une personne demanda à l’esprit s’il pourrait frapper les mots gravés dans l’intérieur de sa bague.

J’aime qu’on m’aime comme j’aime quand j’aime.

Un assistant ayant soupçonné que la table autour de laquelle nous étions assis pouvait cacher un mécanisme frappant les coups — l’une des phrases dictées fut donnée par coups frappés dans l’air.

Autre série :

Je suis ung ioyeux compaignon qui vous esmarveilleray avecques mes discours, je ne suis pas ung Esperict matéologien, je vestiray non liripipion et je diray : Beuvez l’eaue de la cave, poy plus, poy moins, serez content.

ALCOFRIBAZ NAZIER.

Une discussion assez vive s’étant engagée au sujet de cette visite inattendue et de ce langage que certains érudits ne trouvaient pas purement rabelaisien, la table frappa :

Bons enfants estes de vous esgousiller à ceste besterie. Mieux vault que beuviez froid que parliez chaud.

RABELAIS.

Liesse et Noël ! Monsieur Satan est défun, et de mâle mort. Bien marrys sont les moynes, moynillons, bigotz et cagotz, carmes chaulx et déchaulx, papelards et frocards, mitrez et encapuchonnez : les vécy sans couraige, les Esperictz les ont destrosnez. Plus ne serez roustiz et eschaubouillez ez marmites monachales et roustissoires diaboliques ; foin de ces billevesées papales et cléricquales. Dieu est bon, iuste et plein de misérichorde ; il dict à ses petits enfancts : aimez-vous les ungs les autres et il pardoint à la repentance. Le grand dyable d’enfer est mort ; vive Dieu !

Autres séries encore :

Suov ruop erètsym nu sruojuot tnores emêm srueisulp ; erdnerpmoc ed simrep erocne sap tse suov en li’uq snoitseuq sed ridnoforppa ruop tirpse’l sap retnemruot suov en. Liesnoc nob nu zevius.

Suov imrap engèr en edrocsid ed tirpse’l siamaj euq.

Arevèlé suov ueid te serèrf sov imrap sreinred sel zeyos ; évelé ares essiaba’s iuq iulec, éssiaba ares evèlé’s iuq iulec.

Il faut lire ces phrases au rebours, en commençant par la fin. On demande :

— Pourquoi avez-vous dicté ainsi ?

Il fut répondu :


— Pour vous donner des preuves nouvelles et inattendues.

En voici une autre d’un autre genre :


Acmairsvnoouussevtoeussbaoinmsoentsfbiideenleosus.
Sloeysepzrmntissaeinndtieetuesnudrrvaosuessmaairlises.

Je demande :

— Que signifie cet assemblage bizarre ?


— Lis de deux en deux lettres, pour vaincre tes doutes.

Cet arrangement donne les quatre vers suivants :

Amis, nous vous aimons bien tous,
Car vous êtes bons et fidèles.
Soyez unis en Dieu : sur vous 5
L’Esprit-Saint étendra ses ailes.

C’est assez innocent, assurément, et sans prétention poétique. Mais on conviendra que ce mode de dictée est d’une difficulté assez serrée6.

— On parle des projets humains. La table dicte :

Quand le soleil brillant dissipe les étoiles,
Savez-vous, ô mortels ! si vous verrez le soir ?
Et quand le ciel se fond en de funèbres voiles,
Il est un lendemain : pourrez-vous le revoir ?

On demande :

— Qu’est-ce que la Foi ?

La Foi ? c’est comme un champ béni
Qui couve une moisson superbe,
Et chaque travailleur y peut à l’infini
Faucher et récolter, puis emporter sa gerbe.

La Science est une forêt, où quelques-uns tracent des routes, où beaucoup s’égarent, et où tous voient les limites de la forêt reculer à mesure qu’ils avancent.

Dieu n’éclaire pas le monde avec la foudre et les météores. Il dirige paisiblement les astres qui l’illuminent. Ainsi les révélations divines se succéderont avec ordre, raison et harmonie.

La Religion et l’Amitié sont deux compagnes qui aident à parcourir le sentier pénible de la vie.

Je ne résiste pas au plaisir d’insérer, en terminant, une fable également dictée par coups frappés, qui m’a été adressée par M. Joubert, vice-président du Tribunal civil de Carcassonne. On peut en discuter l’opinion ; mais le principe n’en est-il pas applicable à toutes les époques et à tous les gouvernements ? Les « arrivistes » ne sont-ils pas de tous les temps.



LE ROI ET LE MANANT

Un roi qui pollua les libertés publiques,
Qui vingt ans s’abreuva du sang des hérétiques,
Attendant du bourreau la paix de ses vieux jours,
Décrépit, saturé d’adultères amours,
Ce roi, cet orgueilleux dont on fit un grand homme,
Louis quatorze, enfin, s’il faut que je le nomme,
Jadis sous les berceaux de ses vastes jardins
Promenait sa Scarron, sa honte et ses chagrins.
Survint des courtisans la noble valetaille :
Chacun perdait au moins dix pouces de sa taille ;
Pages, comtes, marquis, ducs, princes, maréchaux,
Ministres, s’inclinaient sous d’outrageants rivaux.
Plus humbles qu’un plaideur demandant audience,
De graves magistrats faisaient la révérence.
C’était plaisant de voir, rubans, croix et cordons,
Sur leurs habits brodés aller à reculons.
Ainsi toujours, toujours, cette ignoble courbette.
Je voudrais un matin m’éveiller Empereur
Exprès pour fustiger l’échine d’un flatteur.
Seul, marchant devant lui, mais sans baisser la tête,
Poursuivant sa route à pas lents,
Modeste, recouvert d’une étoffe grossière,
Un manant, si l’on veut, peut-être un philosophe,
Traversa de la cour les groupes insolents.
« Oh ! s’écria le roi, dévoilant sa surprise,
Pourquoi seul m’affronter sans plier le genou ?
— Sire, dit l’inconnu, faut-il de la franchise ?
C’est que seul en ces lieux, je n’attends rien de vous.

Si l’on réfléchit à la manière dont ces sentences, ces phrases, ces pièces diverses ont été dictées, lettre par lettre, eu suivant l’alphabet, coup par coup, on en appréciera la difficulté. Les coups sont frappés dans l’intérieur du bois de la table, dont on sent les vibrations, ou dans un autre meuble, ou même dans l’air. La table, comme nous l’avons remarqué, est animée, imprégnée d’une sorte de vitalité momentanée. Des rythmes d’airs connus, des bruits de scie, de travaux d’atelier, de fusillades, y sont obtenus. Elle devient parfois si légère, qu’elle plane un instant dans l’air, et parfois si lourde que deux hommes ne peuvent la détacher du parquet ni la faire remuer. Il importe d’avoir présentes à l’esprit toutes ces manifestations, souvent puériles, sans contredit, parfois vulgaires et grotesques, mais cependant frappées par le procédé en question, pour se rendre exactement compte des phénomènes et sentir que l’on est ici en présence d’un élément inconnu que la jonglerie, la prestidigitation ne peut expliquer.

Quelques personnes ont la faculté de remuer séparément les doigts du pied, et de produire certains coups par ce procédé. Si l’on supposait que les dictées par combinaisons citées tout-à-l’heure ont été arrangées d’avance, apprises par cœur, et ainsi frappées, ce serait assez simple. Mais cette faculté est très rare, et elle n’explique pas les bruits dans la table, sentis par les mains. On peut supposer aussi que le médium frappe la table du pied et construit les phrases qui lui plaisent. Mais, d’autre part, il faudrait une fameuse mémoire pour obtenir exactement cet arrangement de lettres (car le médium n’a rien sous les yeux), et, d’autre part, ces dictées baroques ont été également frappées en des réunions intimes où personne ne trichait.

Quant à ce que ce soient là des esprits supérieurs en communication avec les expérimentateurs ; quant à s’imaginer évoquer saint Paul ou saint Augustin, Archimède ou Newton, Pythagore ou Copernic, Léonard de Vinci ou William Herschel, et en recevoir des dictées dans une table, c’est une hypothèse qui s’élimine par elle-même.

Il a été question, un peu plus haut, des dessins et des descriptions jupitériennes de M. Victorien Sardou. Une lettre écrite par lui à M. Jules Claretie, qui l’a publiée dans Le Temps, à l’époque où l’érudit académicien fit jouer sa pièce Spiritisme, sera tout à fait à sa place ici. La voici :

... Quant au spiritisme, je vous dirais mieux en trois mots ce que j’en pense, que je ne le ferais ici en trois pages. Vous avez raison à moitié et à moitié tort. Pardonnez-moi cette franchise de jugement. Il y a deux choses dans le spiritisme : des faits curieux, inexplicables dans l’état actuel de nos connaissances, et constatés, et puis ceux qui s’expliquent.

Les faits sont réels. Ceux qui les expliquent appartiennent à trois catégories : il y a d’abord les spirites imbéciles, ou ignorants, ou fous, ceux qui évoquent Epaminondas et dont vous vous moquez justement, ou qui croient à l’intervention du diable, bref, qui finissent par Charenton.

Il y a, secundo, les charlatans, à commencer par D..., les imposteurs de toutes sortes, les prophètes, les donneurs de consultations, les A. K... et tutti quanti.

Il y a, enfin, les savants, qui croient expliquer tout par les jongleries, l’hallucination et les mouvements inconscients, comme Chevreul et Faraday, et qui, ayant raison sur quelques-uns des phénomènes qu’on leur signale et qui sont, en effet, hallucination ou jonglerie, ont tort néanmoins sur toute la série des faits primitifs, qu’ils ne se donnent pas la peine de voir, et qui sont pourtant les plus sérieux : ceux-là sont très coupables, car, par leur fin de non-recevoir opposée à des expérimentateurs sérieux (tels que Gasparin par exemple) et par leurs explications insuffisantes, ils ont abandonné le spiritisme à l’exploitation des charlatans de toute sorte, et autorisé en même temps les amateurs sérieux à ne plus s’en occuper.

Il y a, en dernier lieu, l’observateur (mais il est rare) tel que moi qui, incrédule par nature, a bien dû reconnaître, à la longue, qu’il y a là des faits rebelles à toute explication scientifique actuelle, sans renoncer pour cela à les voir expliqués un jour, et qui dès lors s’est appliqué à discerner les faits, à les soumettre à quelque classification, qui plus tard se convertira en loi. Ceux-là se tiennent à l’écart, comme je le fais, de toute coterie, de tout cénacle, de tous prophètes, et, satisfaits de la conviction acquise, se bornent à voir dans le spiritisme l’aurore d’une vérité, fort obscure encore, qui trouvera quelque jour son Ampère, comme les courants magnétiques, en déplorant que cette vérité périsse étouffée entre ces deux excès de la crédulité ignorante qui croit tout et de l’incrédulité savante qui ne croit rien.

Ils trouvent dans leur conviction et leur conscience la force de braver le petit martyre du ridicule qui s’attache à la croyance qu’ils affichent, doublée de toutes les sottises qu’on ne manque pas de leur attribuer, et ne jugent pas que la légende dont on les affuble mérite même l’honneur d’une réfutation.

C’est ainsi que je n’ai jamais eu l’envie de démontrer à qui que ce soit que Molière ni Beaumarchais ne sont pour rien dans mes pièces. Il me semble que cela se voit de reste.

Quant aux maisons de Jupiter, il faut demander aux bonnes gens qui me supposent convaincu de leur réalité, s’ils sont bien persuadés que Gulliver croyait à Lilliput, Campanella à la Cité du soleil, et Thomas Morus à l’Utopie.

Ce qui est pourtant vrai, c’est que le dessin dont vous parlez (Pl. III) a été fait en moins de dix heures. De l’origine, je ne donne pas quatre sous ; mais le fait, c’est une autre affaire.

V. SARDOU.

Il ne se passe peut-être pas une seule année sans que des médiums ne m’apportent des dessins de plantes et d’animaux de la Lune, de Mars, de Vénus, de Jupiter... ou de certaines étoiles. Ces dessins sont plus ou moins jolis, plus ou moins curieux. Mais non seulement rien ne nous conduit à admettre qu’ils représentent vraiment des choses réelles existant sur les autres mondes, tout prouve, au contraire, que ce sont là des produits de l’imagination, essentiellement terrestres d’aspects et de formes, ne correspondant même pas à ce que nous connaissons des possibilités vitales de ces mondes. Les dessinateurs sont dupes d’illusions. Ces plantes, ces êtres, sont des métamorphoses, parfois élégantes, des organismes terrestres. Le plus curieux peut-être encore, c’est que tous ces dessins se ressemblent par la manière dont ils sont tracés et portent en quelque sorte la marque médiumnique.

Pour en revenir à mes expériences, lorsque j’écrivais comme médium, c’étaient généralement des dissertations astronomiques ou philosophiques, signées GALILÉE. Je n’en citerai qu’une comme exemple, extraite de mes cahiers de 1862.



La Science.


L’intelligence humaine a élevé ses puissantes conceptions jusqu’aux limites de l’espace et du temps ; elle a pénétré dans le domaine inaccessible des anciens âges, sondé le mystère des cieux insondables, et cru expliquer l’énigme de la création. Le monde extérieur a déroulé sous les regards de la science son panorama splendide et sa magnifique opulence, et les études de l’homme l’ont conduit à la connaissance du vrai ; il a exploré l’Univers, trouvé l’expression des lois qui le régissent et l’application des forces qui le soutiennent, et s’il ne lui a pas été donné de regarder face à face la Cause première, du moins est-il parvenu à la notion mathématique de la série des causes secondes.

En ce dernier siècle surtout, la méthode expérimentale, la seule qui soit véritablement scientifique, a été mise en pratique dans les sciences naturelles, et par son aide l’homme s’est successivement dépouillé des préjugés de l’ancienne École et des théories spéculatives, pour se renfermer dans le champ de l’observation et le cultiver avec soin et intelligence.

Oui, la science de l’homme est solide et féconde, digne de nos hommages pour son passé difficile et longuement éprouvé, digne de nos sympathies pour son avenir gros de découvertes utiles et profitables. Car la nature est désormais un livre accessible aux recherches bibliographiques de l’homme studieux, un monde ouvert aux investigations du penseur, une région fertile que l’esprit humain a déjà visitée, et dans laquelle il faut hardiment s’avancer, tenant en main l’expérience pour boussole...

Un ancien ami de ma vie terrestre me parlait ainsi naguère. Une pérégrination nous avait ramenés sur la Terre, et nous étudiions de nouveau moralement ce monde ; mon compagnon ajoutait que l’homme est aujourd’hui familiarisé avec les lois les plus abstraites de la mécanique, de la physique, de la chimie... que les applications à l’industrie ne sont pas moins remarquables que les déductions de la science pure, et que la création tout entière, savamment étudiée par lui, paraît être désormais son royal apanage. Et comme nous poursuivions notre voyage hors de ce monde, je lui répondis en ces termes :

— Faible atome perdu en un point insensible de l’infini, l’homme a cru embrasser de ses regards l’étendue universelle, quand il sortait à peine de la région qu’il habite ; il a cru étudier les lois de la nature entière, quand ses appréciations avaient à peine porté sur les forces en action autour de lui ; il a cru déterminer la grandeur du ciel, quand il se consumait dans la détermination d’un grain de poussière. Le champ de ses observations est si exigu qu’une fois perdu de vue, l’esprit le cherche sans le retrouver ; le ciel et la terre humains sont si petits que l’âme en son essor n’a pas le temps de déployer ses ailes avant d’être parvenue aux derniers parages accessibles à l’observation de l’homme, car l’Univers incommensurable nous entoure de toutes parts, déployant par delà nos cieux des richesses inconnues, mettant en jeu des forces inconcevables, et propageant à l’infini la splendeur et la vie.

Et le ciron, misérable acarus privé d’ailes et de lumière, dont la triste existence se consume sur la feuille qui lui donna le jour, prétendrait, parce qu’il fait quelques pas sur cette feuille agitée par le vent, avoir le droit de parler sur l’arbre immense auquel elle appartient, sur la forêt dont cet arbre fait partie, et discuter sagement sur la nature des végétaux qui s’y développent, des êtres qui l’habitent, du soleil lointain dont les rayons y apportent le mouvement et la vie ? — En vérité, l’homme est étrangement présomptueux de vouloir mesurer la grandeur infinie au pied de sa petitesse infinie.

Aussi doit-il être bien pénétré de cette vérité : que si les labeurs arides des siècles passés lui ont acquis la première connaissance des choses, si la progression de l’esprit l’a placé au vestibule du savoir, il n’a fait encore qu’épeler la première page du Livre, et comme l’enfant exposé à se tromper à chaque mot, loin de prétendre interpréter doctoralement l’ouvrage, il doit se contenter de l’étudier humblement, page par page, ligne par ligne. Heureux encore ceux qui le peuvent faire.

GALILÉE.

Ces pensées m’étaient coutumières : ce sont celles de l’étudiant de dix-neuf et vingt ans qui a pris l’habitude de penser. Il n’est pas douteux qu’elles émanaient entièrement de mon intellect, et que l’illustre astronome florentin y était complètement étranger.

C’eût été, d’ailleurs, une collaboration de la dernière invraisemblance.

Il en a été de même dans toutes les communications d’ordre astronomique. Elles n’ont pas fait avancer la science d’un seul pas.

Aucun point de l’histoire, obscur, mystérieux ou mensonger, n’a été non plus éclairci par les esprits.

Nous n’écrivons jamais que ce que nous savons, et le hasard même n’a rien donné. Toutefois, certaines transmissions inexpliquées seront à discuter. Mais elles restent dans la sphère humaine.

Pour répondre tout de suite aux objections que certains spirites m’ont adressées contre cette conclusion de mes observations, je citerai comme exemple le cas des satellites d’Uranus, parce qu’il est le principal présenté perpétuellement comme preuve d’une intervention scientifique des esprits.

Depuis plusieurs années, d’ailleurs, j’ai reçu de divers points l’invitation pressante d’examiner un article du général Drayson, publié dans le journal Light de 1884, sous le titre de The Solution of scientific problems by Spirits, dans lequel il est proclamé que les esprits ont fait connaître la véritable marche des satellites d’Uranus. Des obligations urgentes m’avaient toujours empêché de faire cet examen, mais ce cas ayant été présenté récemment comme décisif par plusieurs ouvrages spirites, on insiste avec tant de persistance, que je crois utile de le faire ici.

À mon grand regret, il y a là une erreur, et les esprits ne nous ont rien appris. Voici cet exemple, présenté à tort comme démonstratif. L’écrivain russe Aksakof l’expose dans les termes suivants (Animisme et Spiritisme, p. 341) :

Le fait que nous allons rapporter paraît avoir raison de toutes les objections : il a été communiqué par le major-général A. W. Drayson, et publié sous ce titre : The Solution of scientific problems by Spirits. En voici la traduction :


Ayant reçu de M. Georges Stock une lettre me demandant si je pouvais citer, ne fût-ce qu’un exemple, qu’un esprit aurait résolu, séance tenante, un de ces problèmes scientifiques qui ont embarrassé les savants, j’ai l’honneur de vous communiquer le fait suivant, dont j’ai été témoin oculaire.

En 1781, William Herschel découvrit la planète Uranus et ses satellites. Il observa que ces satellites, contrairement à tous les autres satellites du système solaire, parcourent leurs orbites d’orient en occident. Sir John Herschel dit dans ses Outlines of Astronomy :

Les orbites de ces satellites présentent des particularités tout à fait inattendues et exceptionnelles, contraires aux lois générales qui régissent les corps du système solaire. Les plans de leurs orbites sont presque perpendiculaires à l’écliptique, faisant un angle de 70° 58’ 7, et ils les parcourent d’un mouvement rétrograde, c’est-à-dire que leur révolution autour du centre de leur planète s’effectue de l’est à l’ouest au lieu de suivre le sens inverse.

Lorsque Laplace émit cette théorie, que le Soleil et toutes les planètes se sont formés aux dépens d’une matière nébuleuse, ces satellites étaient une énigme pour lui.

L’amiral Smyth mentionne dans son Celestial Cycle que le mouvement de ces satellites, à la stupéfaction de tous les astronomes, est rétrograde, contrairement à celui de tous les autres corps observés jusqu’alors.

Tous les ouvrages sur l’astronomie, publiés, avant 1860, contiennent le même raisonnement au sujet des satellites d’Uranus.

De mon côté, je ne trouvai aucune explication à cette particularité ; pour moi, c’était un mystère, aussi bien que pour les écrivains que j’ai cités.

En 1858, j’avais comme hôte, dans ma maison, une dame qui était médium, et nous organisâmes des séances quotidiennes. Un soir, elle me dit qu’elle voyait à côté de moi un esprit qui prétendait avoir été astronome pendant sa vie terrestre.

Je demandai à ce personnage s’il était plus savant à présent que lors de son existence terrestre. — Beaucoup plus, répondit-il.

J’eus l’idée de poser à ce soi-disant esprit une question ayant pour but d’éprouver ses connaissances : « Pouvez-vous me dire, lui demandai-je, pourquoi les satellites d’Uranus font leur révolution de l’est à l’ouest et non de l’ouest à l’est ? »

Je reçus immédiatement la réponse suivante :

Les satellites d’Uranus ne parcourent pas leur orbite de l’orient à l’occident ; ils tournent autour de leur planète de l’occident à l’orient, dans le même sens que la Lune autour de la Terre. L’erreur provient de ce que le pôle sud d’Uranus était tourné vers la Terre au moment de la découverte de cette planète ; de même que le Soleil, vu de l’hémisphère austral, semble faire son parcours quotidien de droite à gauche et non de gauche à droite, les satellites d’Uranus se mouvaient de gauche à droite, ce qui ne veut pas dire qu’ils parcouraient leur orbite de l’orient à l’occident.

En réponse à une autre question que je posai, mon interlocuteur ajouta :

Tant que le pôle sud d’Uranus est resté tourné vers la Terre, pour un observateur terrestre, les satellites semblaient se déplacer de gauche à droite, et l’on en conclut, par erreur, qu’ils allaient de l’orient à l’occident ; cet état de choses a duré environ quarante-deux ans. Quand le pôle nord d’Uranus est tourné vers la Terre, ses satellites parcourent leur trajet de droite à gauche, et toujours de l’occident à l’orient.

Je demandai là-dessus comment il a pu se faire que l’erreur n’ait pas été reconnue quarante-deux ans après la découverte d’Uranus par William Herschel ?

Il me fut répondu : « C’est parce que les hommes ne font que répéter ce qu’ont dit les autorités qui les ont précédés ; éblouis par les résultats obtenus par leurs prédécesseurs, ils ne se donnent pas la peine de réfléchir. »

Telle est la « révélation » d’un esprit sur le système d’Uranus, publiée par Drayson et présentée par Aksakof et d’autres auteurs comme une preuve irréfragable de l’intervention d’un esprit dans la solution de ce problème.

Voici le résultat de la discussion impartiale de ce sujet, d’ailleurs fort intéressant.

Le raisonnement de « l’esprit » est faux. Le système d’Uranus est presque perpendiculaire au plan de l’orbite. C’est l’opposé de celui des satellites de Jupiter, qui tournent presque dans le plan de l’orbite. L’inclinaison du plan des satellites sur l’écliptique est de 98°, et la planète gravite à peu près dans le plan de l’écliptique. C’est là une considération fondamentale dans l’image que nous devons nous faire de l’aspect de ce système vu de la Terre.

Adoptons, néanmoins, pour le sens du mouvement de révolution de ces satellites autour de leur planète, la projection sur le plan de l’écliptique, comme on a d’ailleurs coutume de le faire. L’auteur prétend que « quand le pôle nord d’Uranus est tourné vers la Terre, ses satellites parcourent leur trajet de droite à gauche, c’est-à-dire de l’occident à l’orient » ; l’esprit déclare que les astronomes sont dans l’erreur et que les satellites d’Uranus tournent autour de leur planète de l’ouest à l’est, dans le même sens que la Lune autour de la Terre.

Pour nous rendre exactement compte de la position et du sens des mouvements de ce système, construisons une figure géométrique spéciale, claire et précise.

Représentons sur un plan l’aspect de l’orbite d’Uranus et de ses satellites vus de l’hémisphère nord de la sphère céleste (fig. A). La partie de l’orbite des satellites au-dessus du plan de l’orbite d’Uranus a été dessinée en trait fort et hachures, la partie en-dessous par un trait ponctué seulement.

On voit, par la direction des flèches, que le mouvement de révolution des satellites, projeté sur le plan de l’orbite, est bien rétrograde. Toute affirmation dogmatique contraire est absolument erronée. Ces satellites tournent dans le sens du mouvement des aiguilles d’une montre, de gauche à droite en considérant la partie supérieure des cercles.

L’erreur du médium provient de ce qu’il a prétendu que le pôle sud d’Uranus aurait été tourné vers nous à l’époque de la découverte. Or, en 1781, le système d’Uranus occupait relativement à nous à peu près la même situation qu’en 1862, puisque sa révolution est de 84 ans. On voit sur la figure que la planète nous présentait en ce moment-là son pôle le plus élevé au-dessus de l’écliptique, c’est-à-dire son pôle nord.

Le général Drayson s’est laissé induire en erreur en adoptant, sans les contrôler, ces prémisses paradoxales. En effet, si Uranus nous avait présenté son pôle sud en 1781, la marche des satellites serait directe. Mais les observations de l’angle de position des orbites lors des passages aux nœuds nous montrent, avec évidence, que c’était bien le pôle nord qui était en ce moment tourné vers le Soleil et la Terre, ce qui rend le mouvement direct impossible, le mouvement rétrograde certain.

Pour plus de clarté, j’ai ajouté extérieurement à l’orbite, sur la figure A, l’aspect du système d’Uranus vu de la Terre aux quatre époques principales de la révolution de cette lointaine planète. On voit que le sens apparent de la marche était analogue à celui des aiguilles d’une montre en 1781 et 1862, contraire en 1818 et 1902. En ces époques, les orbites apparentes des satellites sont presque des cercles, tandis qu’elles se réduisent à des droites lors des passages aux nœuds, en 1798, 1840 et 1882.

La figure B complète ces données en présentant l’aspect des orbites et le sens de la marche pour toutes les positions de la planète et jusqu’à notre époque.

J’ai tenu à élucider complètement cette question un peu technique. À mon grand regret, les esprits ne nous ont rien appris, et cet exemple, auquel on attache tant d’importance, se réduit à une erreur8.

Aksakof cite, en ce même chapitre (p. 343), l’annonce de deux satellites de Mars faite à Drayson également, par un médium, en 1859, c’est-à-dire dix-huit ans avant leur découverte, en 1877. Cette annonce, n’ayant pas été publiée à l’époque, reste douteuse. De plus, il a été plusieurs fois question, depuis Kepler qui en avait signalé la probabilité, des deux satellites de Mars, notamment par Swift et par Voltaire (v. mon Astronomie populaire, p. 501). Ce n’est donc pas là un fait péremptoire à citer comme une découverte due aux esprits.

Voilà les faits d’observation des expériences médiumniques. Je ne leur donne pas une généralisation étrangère à leur cadre. Ils ne prouvent pas qu’en certaines circonstances des penseurs, des poètes, des rêveurs, des chercheurs ne puissent être inspirés par des influences extérieures à leurs cerveaux, par des êtres aimés, par des amis disparus. C’est là une autre question, sujet différent des expériences dont nous nous occupons dans ce livre.

Le même auteur, d’ailleurs généralement très judicieux, cite plusieurs exemples de langues étrangères parlées par des médiums. Je n’ai pu les vérifier — et l’on me demande de ne dire ici que ce que je sais sûrement.

D’après mes observations personnelles, ces expériences nous mettent constamment en présence de nous-mêmes, de nos propres esprits.

Je pourrais en citer mille exemples.

Un jour, je reçois un « aérolithe » découvert dans un bois aux environs d’Etrepagny (Eure). Madame J. L., qui a la gracieuseté de me l’envoyer, y ajoute qu’elle a consulté un esprit sur sa provenance et qu’il lui a été répondu qu’il provient d’une étoile nommée Golda. Or, 1° il n’y a pas d’étoile de ce nom, et 2° ce n’est pas un aérolithe, mais un morceau de scorie provenant d’une ancienne forge. (Lettre 662 de mon enquête de 1899, dont les premières, relatives à la télépathie, ont été publiées dans l’Inconnu).

De Montpellier une lectrice m’écrit :

Vos conclusions diminueront peut-être à certains yeux le prestige du spiritisme. Mais comme le prestige peut amener la superstition, il est bon de s’éclairer.

Pour ma part, ce que vous avez observé concorde avec ce que j’ai pu observer moi-même.

Voici le procédé que j’ai employé, aidée par une amie.

Je prenais un livre et, l’ouvrant, je retenais le chiffre de la page de droite. Supposons 132. Je disais à la table mise en mouvement par la petite manœuvre ordinaire : « Un esprit veut-il se communiquer ? »

Réponse : — Oui.

Demande : — Pouvez-vous voir le livre que je viens de regarder ?

Réponse : — Oui.

Combien y a-t-il de chiffres à la page que j’ai regardée ?

— Trois.

Indiquez le nombre des centaines.

— Un.

Indiquez la valeur des dizaines.

— Trois.

Indiquez la valeur des unités.

— Deux.

Ces indications donnaient bien 132.

C’était ravissant.

Mais, prenant le livre fermé et sans l’ouvrir, glissant dans l’épaisseur des pages un couteau à papier, je reprenais la conversation... et le résultat avec ce dernier procédé fut toujours inexact.

J’ai répété fréquemment cette petite expérience (curieuse quand même) et chaque fois, j’ai eu des réponses exactes quand je les savais, inexactes quand je les ignorais. (Lettre 657 de mon enquête.)

Ces exemples pourraient être multipliés à l’infini.

Tout nous conduit à penser que c’est nous qui agissons. Mais ce n’est pas aussi simple qu’on pourrait le croire, et, en même temps que nous, il y a autre chose. Certaines transmissions inexpliquées se produisent.

Dans son ouvrage remarquable, De l’Intelligence, Taine explique les communications médiumniques par une sorte de dédoublement inconscient de notre esprit, comme je le disais plus haut. « Plus un fait est bizarre, écrit-il9, plus il est instructif. À cet égard, les manifestations spirites mêmes nous mettent sur la voie de découvertes, en nous montrant la coexistence au même instant, dans le même individu, de deux pensées, de deux volontés, de deux actions distinctes, l’une dont il a conscience, l’autre dont il n’a pas conscience et qu’il attribue à des êtres invisibles. Le cerveau humain est alors un théâtre où se jouent à la fois plusieurs pièces différentes, sur plusieurs plans dont un seul est en lumière. Rien de plus digne d’étude que cette pluralité foncière du moi. J’ai vu une personne qui, en causant, en chantant, écrit, sans regarder son papier, des phrases suivies, et même des pages entières, sans avoir conscience de ce qu’elle écrit. À mes yeux, sa sincérité est parfaite : or elle déclare qu’au bout de sa page elle n’a aucune idée de ce qu’elle a tracé sur le papier ; quand elle le lit, elle en est étonnée, parfois alarmée. L’écriture est autre que son écriture ordinaire. Le mouvement des doigts et du crayon est raide et semble automatique. L’écrit finit toujours par une signature, celle d’une personne morte, et porte l’empreinte de pensées intimes, d’un arrière-fond mental que l’auteur ne voudrait pas divulguer. — Certainement, on constate ici un dédoublement du moi, la présence simultanée de deux séries d’idées parallèles et indépendantes, de deux centres d’action, ou, si l’on veut, de deux personnes morales juxtaposées dans le même cerveau, chacune à son œuvre, et chacune à une œuvre différente, l’une sur la scène et l’autre dans la coulisse, la seconde aussi complète que la première, puisque seule et hors des regards de l’autre, elle construit des idées suivies et aligne les phrases liées auxquelles l’autre n’a point part. »

Cette hypothèse est admissible, étant données les observations nombreuses de double conscience10. Elle est applicable dans un grand nombre de cas, mais elle ne l’est pas pour tous. Elle explique l’écriture automatique. Mais déjà, il faut la tirer assez loin pour l’amener à expliquer les coups frappés (car qui les frappe ?) et elle n’explique pas du tout les soulèvements de la table, ni les déplacements d’objets dont nous avons parlé dans la première lettre, et même je ne vois pas trop comment elle pourrait expliquer les phrases frappées à rebours ou par combinaisons bizarres citées plus haut.

Elle est admise et développée, d’une manière beaucoup trop absolue, cette hypothèse, par le docteur Pierre Janet dans son ouvrage L’Automatisme psychologique. Cet auteur est de ceux qui se sont créé un cercle étroit d’observations et d’études, et qui non seulement n’en sortent pas, mais s’imaginent y faire entrer l’Univers tout entier. En lisant ce genre de raisonnement, on pense involontairement à cette ancienne querelle des yeux ronds qui voyaient tout rond et des yeux carrés qui voyaient tout carré, et à l’histoire des Gros-Boutiens et des Petits-Boutiens, des voyages de Gulliver. Une hypothèse est digne d’attention quand elle explique quelque chose. Sa valeur n’augmente pas si l’on veut la généraliser et lui faire tout expliquer ; c’est outrepasser la mesure.

Que les actes subconscients d’une personnalité anormale se greffant momentanément sur notre personnalité normale expliquent la plupart des communications médiumnimiques par l’écriture, nous pouvons l’admettre. Nous pouvons y voir aussi des effets évidents d’auto-suggestion. Mais ces hypothèses psycho-physiologiques ne satisfont pas à toutes les observations. Il y a autre chose.

Nous avons tous une tendance à vouloir tout expliquer par l’état actuel de nos connaissances. Devant certains faits, nous disons aujourd’hui : c’est de la suggestion, c’est de l’hypnotisme, c’est ceci, c’est cela. Nous n’aurions pas parlé ainsi il y a un demi-siècle, n’ayant pas inventé ces théories. On ne parlera plus de même dans un demi-siècle, dans un siècle, car on aura inventé d’autres mots. Mais ne nous payons pas de mots ; ne soyons pas si pressés.

Il faudrait savoir expliquer de quelle façon nos pensées, conscientes, inconscientes, subconscientes, peuvent frapper des coups dans une table, la remuer, la soulever. Comme cette question est assez embarrassante, M. Pierre Janet la traite de « secondaire », et en est réduit à invoquer le remuement des orteils, le muscle craqueur du tendon péronier, la ventriloquie et la tricherie de compères inconscients11. Ce n’est pas sérieux.

Assurément, nous ne comprenons pas comment notre pensée, ou une autre, peut former des phrases en frappant des coups. Mais nous sommes obligés de l’admettre. Appelons cela, si nous voulons, de la télékinésie : en sommes-nous plus avancés ?

On parle beaucoup, depuis quelques années, des faits inconscients, de la subconscience, de la conscience subliminale, etc., etc. Je crains que, là aussi, on se paie de mots qui n’expliquent pas grand chose.

J’ai l’intention de consacrer, quelque jour, si le temps m’en est donné, un livre spécial au Spiritisme, étudié au point de vue théorique et doctrinaire, qui formerait le second volume de mon ouvrage L’Inconnu et les problèmes psychiques, et qui est en préparation depuis la rédaction de ce livre (1899). Les communications médiumniques, les dictées reçues notamment par Victor Hugo, madame de Girardin, Eugène Nus, les Phalanstériens, y sont le sujet de chapitres spéciaux, ainsi que le problème, autrement grave, de la pluralité des existences.

Je n’ai pas à m’étendre ici sur ces aspects de la question générale ; ce que je tiens à établir dans ce livre-ci, c’est qu’il y a en nous, autour de nous, des forces inconnues capables de mettre la matière en mouvement, comme le fait notre volonté. Je dois donc me borner aux phénomènes physiques. Le cadre est déjà immense, et les « communications » dont nous venons de parler sont en dehors de ce cadre.

Mais comme ce sujet est en contact perpétuel avec les expérimentations psychiques, il était nécessaire de le résumer ici.

Revenons maintenant aux phénomènes produits par les médiums à effets physiques, et à ce que j’ai constaté moi-même avec Eusapia Paladino, qui les réunit à peu près tous.


Mes expériences avec Eusapia Paladino

On a vu, aux premières pages de ce livre, quelques-unes de mes dernières expériences avec le médium napolitain Eusapia Paladino. Nous allons remonter aux premières.

Ma première séance d’études avec ce médium remarquable a eu lieu le 27 juillet 1897. Sur l’invitation d’une excellente et honorable famille, la famille Blech, dont le nom est, depuis longtemps, très heureusement associé aux recherches modernes de théosophie, d’occultisme et de psychisme expérimental, je m’étais rendu à Montfort-l’Amaury, faire la connaissance personnelle de ce médium, déjà étudié en plusieurs circonstances par MM. Lombroso, Charles Richet, Ochorowicz, Aksakof, Schiaparelli, Myers, Lodge, A. de Rochas, Dariex, J. Maxwell, Sabatier, de Watteville et un grand nombre d’autres savants de haute valeur, et dont les facultés avaient même fait l’objet d’un ouvrage du comte de Rochas, sur l’Extériorisation de la Motricité, ainsi que d’innombrables articles dans les revues spéciales.

L’impression résultant de la lecture de l’ensemble des procès-verbaux n’est pas absolument satisfaisante et laisse, d’ailleurs, place entière à la curiosité. D’autre part, je puis dire, comme déjà je l’ai fait remarquer, que, depuis quarante ans, presque tous les médiums célèbres sont passés par mon salon de l’avenue de l’Observatoire à Paris, et que je les ai à peu près tous surpris trichant. Ce n’est pas qu’ils trichent toujours, et ceux qui l’affirment sont dans l’erreur. Mais, sciemment ou inconsciemment, ils portent avec eux un élément de trouble dont il faut constamment se défier, et qui place l’expérimentateur en des conditions diamétralement contraires à celles de l’observation scientifique.

À propos d’Eusapia, j’avais reçu de mon illustre collègue, M. Schiaparelli, Directeur de l’Observatoire de Milan, auquel la science est redevable de tant de découvertes importantes, une longue lettre dont je détacherai quelques passages :

Pendant l’automne de 1892, j’ai été invité par M. Aksakof à assister à un certain nombre de séances spirites tenues sous sa direction et par ses soins avec le médium Eusapia Paladino, de Naples. J’y ai vu des choses très surprenantes, dont une partie pourrait, à la vérité, être expliquée par des moyens fort ordinaires. Mais il y en a d’autres, dont je ne saurais expliquer la production avec les principes connus de notre physique. J’ajoute, sans aucune hésitation, que, s’il avait été possible d’exclure entièrement tout soupçon de tricherie, on devrait reconnaître dans ces faits le commencement d’une science nouvelle très féconde en conséquences de la plus haute importance. Mais il faut bien avouer que ces expériences ont été faites d’une manière peu propre à convaincre de leur sincérité les hommes impartiaux. Toujours on nous imposait des circonstances empêchant de bien comprendre ce qui se passait réellement. Lorsque nous proposions des modifications propres à donner aux expériences le caractère de clarté et d’évidence qui faisait défaut, le médium déclarait invariablement que la réussite devenait, par là, impossible. En somme, nous n’avons pas expérimenté dans le vrai sens du mot : nous avons dû nous contenter d’observer ce qui se passait dans des circonstances défavorables imposées par le médium. Même lorsqu’on poussait cette observation un peu loin, les phénomènes cessaient de se produire ou perdaient de leur intensité et de leur caractère merveilleux. Rien n’est plus choquant que ces jeux de cache-cache auxquels il faut s’assujettir.

Tout cela excite la défiance. Ayant passé toute ma vie dans l’étude de la nature, qui est toujours sincère dans ses manifestations et logique dans ses procédés, il me répugne de tourner mon esprit vers la recherche d’une classe de vérités, qu’une puissance malicieuse et déloyale nous semble cacher avec une obstination dont on ne comprend pas le motif. Pour de telles recherches, il ne suffit plus d’employer les méthodes ordinaires de la philosophie naturelle, qui sont infaillibles mais très bornées dans leur action. Il faut avoir recours à cette autre critique, plus sujette à erreur, mais plus audacieuse et plus puissante, dont font usage les officiers de police et les juges d’instruction, lorsqu’il s’agit de démêler une vérité, au milieu de témoignages discordants, dont une partie au moins a un intérêt à cacher cette vérité même.

D’après ces réflexions, je ne puis me déclarer convaincu de la réalité des faits qu’on comprend sous le nom très mal choisi de spiritisme.

Mais je ne me crois pas, non plus, en droit de tout nier, car, pour nier avec fondement, il ne suffit pas de soupçonner la fraude, il faut la prouver. Ces expériences, que j’ai trouvées peu satisfaisantes, d’autres expérimentateurs de grande habileté et de grande renommée ont pu les faire dans des circonstances meilleures. Je n’ai pas assez de présomption pour opposer une dénégation dogmatique et dépourvue de preuves là où des savants de grand esprit critique, tels que MM. Crookes, Wallace, Richet, Oliver Lodge, ont trouvé un fond sérieux et digne de leur examen, au point d’y consacrer de longues études. Et on se tromperait en croyant que les hommes convaincus de la vérité du spiritisme soient tous des fanatiques. Pendant les expériences de 1892, j’ai eu le plaisir de connaître quelques-uns de ces hommes, j’ai dû admirer leur désir sincère de connaître la vérité, et j’ai rencontré, chez plusieurs, des idées philosophiques très sensées et très profondes, associées à un caractère tout à fait digne d’estime.

Voilà pourquoi il m’est impossible de déclarer que le spiritisme soit une absurdité ridicule. Je dois donc m’abstenir de prononcer une opinion quelconque : mon état mental, à ce sujet, peut être défini par le mot d’agnosticisme.

J’ai lu avec beaucoup d’attention tout ce que feu le professeur Zöllner a écrit sur ce sujet. Son explication a une base purement physique, c’est-à-dire l’hypothèse de l’existence objective d’une quatrième dimension de l’espace, existence qui ne pourrait être comprise dans le cadre de notre intuition, mais dont la possibilité ne peut pas être niée sur ce seul fondement. Étant admise la réalité des expériences qu’il raconte, il est évident que la théorie de ces faits est tout ce qu’on peut imaginer de plus ingénieux et de plus probable. Par là, les phénomènes médiumniques perdraient leur caractère mystique ou mystificateur et passeraient dans le domaine de la physique et de la physiologie ordinaires. Ils conduiraient à une extension très considérable de ces sciences, extension telle que son auteur devrait être placé à côté de Galilée et de Newton. Malheureusement, ces expériences de Zöllner ont été faites avec un médium de mauvaise réputation. Ce ne sont pas seulement les sceptiques qui doutent de la bonne foi de M. Slade ; ce sont les spirites eux-mêmes. M. Aksakof, dont l’autorité est très grande en pareilles matières, m’a déclaré lui-même l’avoir surpris à tricher. Vous voyez par là que ces théories de Zöllner perdent leur appui expérimental, tout en restant très belles, très ingénieuses et très possibles.

Oui, très possibles, malgré tout : malgré l’insuccès que j’ai eu lorsque j’ai essayé de reproduire ces expériences avec Eusapia. Le jour où l’on pourra exécuter, d’une manière sincère, une seule de ces expériences, la question aura fait un grand progrès : des mains des charlatans elle passera dans celles des physiciens et des physiologistes.

Voilà ce que M. Schiaparelli m’avait écrit. Je trouvais ce raisonnement sans défaut, et c’est dans un état d’esprit tout à fait analogue à celui-là que j’arrivai à Monfort-l’Amaury (d’autant plus que Slade est l’un des médiums dont je parlais tout à l’heure).

Eusapia Paladino m’est présentée. C’est une femme d’aspect fort ordinaire, brune, de taille un peu au-dessous de la moyenne, âgée d’une quarantaine d’années, pas névrosée du tout, plutôt un peu lourde de chair. Elle est née le 21 janvier 1854, dans un village de la Pouille ; sa mère est morte en lui donnant naissance ; son père a été assassiné huit ans après, en 1862, par des brigands de l’Italie méridionale. Eusapia Paladino est son nom de fille. Elle est mariée à Naples avec un modeste commerçant du nom de Raphael Delgaiz, habite Naples, tient son petit négoce, est illettrée, ne sait ni lire ni écrire, comprend à peine le français. Je cause avec elle et ne tarde pas à m’apercevoir qu’elle n’a pas d’opinion et ne se charge pas d’expliquer les phénomènes produits sous son influence.

Le salon dans lequel nous allons expérimenter est une pièce au rez-de-chaussée ; rectangulaire, mesurant 6 m. 85 de long sur 6 mètres de large ; quatre fenêtres, une porte d’entrée sur le dehors et une autre sur le vestibule.

Avant la séance, je m’assure que la grande porte et les fenêtres sont hermétiquement fermées par des persiennes à crochet et par des volets en bois plein à l’intérieur. La porte du vestibule est simplement fermée à clé.

À un angle du salon, à gauche de la grande porte d’entrée, on a tendu par une tringle deux rideaux de couleur claire, se rejoignant au milieu et formant ainsi un petit cabinet. Dans ce cabinet, un canapé, contre lequel on a posé une guitare ; à côté, une chaise, sur laquelle on a placé une boîte à musique et une sonnette... Dans l’embrasure de la fenêtre, comprise dans le cabinet, il y a un casier à musique, sur lequel on a placé une assiette contenant un gâteau bien lisse de mastic de vitrier, et sous lequel on a posé, à terre, un grand plateau contenant un large gâteau lisse du même mastic. Nous avons préparé ces plaques de mastic, parce que les annales du spiritisme ont souvent signalé des empreintes de mains et de têtes produites par les entités inconnues qu’il s’agit d’étudier. Le grand plateau pèse 4 kgr. 500.

Pourquoi ce cabinet sombre ? Le médium le déclare nécessaire à la production des phénomènes « pour la condensation des fluides. »

J’aimerais mieux rien. Mais il faut accepter les conditions, sauf à s’en rendre exactement compte. Derrière ce rideau, la tranquillité des ondes aériennes est à son maximum, la lumière à son minimum. Il est bizarre, étrange et infiniment regrettable que la lumière interdise certains effets. Sans doute, il ne serait ni philosophique ni scientifique de nous opposer à cette condition. Il est possible que les radiations, les forces qui agissent, soient des rayons invisibles. Nous avons déjà fait remarquer, au premier chapitre, que celui qui prétendrait faire de la photographie sans chambre noire voilerait sa plaque et n’obtiendrait rien. Celui qui nierait l’électricité parce qu’il n’aurait pu obtenir une étincelle dans une atmosphère humide serait dans l’erreur. Celui qui ne croirait pas aux étoiles parce qu’on ne les voit que la nuit ne serait pas très sage. Les progrès modernes de la physique nous ont appris que les radiations qui frappent notre rétine, ne représentent qu’une fraction minime de l’universalité. Nous pouvons donc admettre l’existence de forces n’agissant pas en pleine lumière. Mais, en acceptant ces conditions, le point essentiel est de n’en être pas dupe.

J’ai donc examiné avec soin, avant la séance, le petit angle du salon devant lequel le rideau était tendu, et n’y ai rien trouvé que les objets cités plus haut. Nulle part, dans le salon, aucune trace d’arrangements quelconques, fils électriques, piles, quoi que ce soit, ni au plancher ni aux murs. Du reste, la parfaite sincérité de M. et Mme Blech est hors de toute suspicion.

Avant la séance, Eusapia s’était dévêtue et revêtue devant Mme Zelma Blech. Rien de caché. La séance a été commencée en pleine lumière, et j’ai constamment insisté pour obtenir le plus de phénomènes possibles en clarté suffisante. Ce n’est que graduellement, à mesure que « l’esprit » le réclama, que l’on atténua la lumière. Mais j’ai obtenu que l’obscurité ne fut jamais complète. À la dernière limite, lorsque la lampe a du être entièrement éteinte, elle a été remplacée par une lanterne rouge de photographie.

Le médium s’assied devant le rideau, lui tournant le dos. Une table est placée devant lui, table de cuisine, en sapin, pesant 7 kgr. 300, que j’ai examinée et qui n’a rien de suspect. On peut déplacer cette table dans tous les sens.

Je me suis assis, d’abord, au côté gauche d’Eusapia, puis à son côté droit. Je m’assure, du mieux possible, par un contrôle personnel, de ses mains, de ses jambes et de ses pieds. Ainsi, par exemple, pour commencer, afin d’être sûr qu’elle ne lèvera la table ni par les mains, ni par les jambes, ni par les pieds, je lui prends sa main gauche de ma main gauche, je pose ma main droite étendue sur ses deux genoux, et je pose mon pied droit sur son pied gauche. En face de moi, M. Guillaume de Fontenay, pas plus disposé que moi à être dupe, se charge de la main droite et du pied droit.

Pleine lumière, grande lampe à pétrole à gros bec, abat-jour jaune clair, plus deux bougies allumées.

Au bout de trois minutes, la table se meut, en se balançant et se soulevant tantôt à droite, tantôt à gauche. Une minute après, elle est enlevée entièrement du sol, à la hauteur de quinze centimètres environ, et y reste deux secondes.

Dans une deuxième expérience, je prends les deux mains d’Eusapia dans les miennes. Un grand soulèvement se produit, à peu près dans les mêmes conditions.

La même expérience est encore répétée trois fois, de sorte qu’il y a eu, en un quart d’heure, cinq lévitations de la table, dont les quatre pieds ont été complètement détachés du sol, à la hauteur de quinze centimètres environ, et durant plusieurs secondes. Pendant une lévitation, les assistants ont cessé de toucher la table, formant la chaîne en l’air et au-dessus, et Eusapia a agi de même.

Donc, un objet peut être élevé, contrairement à la pesanteur, sans contact des mains qui viennent de l’influencer. (Constatation déjà exposée plus haut, pp. *** et ***.)

Toujours en pleine lumière, un guéridon placé à ma droite, s’avance, sans contact, vers la table, comme s’il voulait grimper sur elle, et tombe. Personne ne s’étant dérangé ni approché du rideau, aucune explication ne peut être donnée de ce mouvement.

Le médium n’est pas encore entré en transe et continue à prendre part à la conversation.

Cinq coups frappés dans la table indiquent, selon une convention signalée par le médium, que la cause inconnue demande moins de lumière. C’est toujours fâcheux ; nous avons dit ce que nous en pensons. Les bougies sont éteintes, la lampe baissée, mais la clarté reste suffisante et l’on peut voir très distinctement tout ce qui se passe dans le salon. Le guéridon, que j’avais relevé et écarté, se rapproche de la table et cherche, à plusieurs reprises, à monter sur celle-ci. Je pèse sur lui pour l’abaisser, mais j’éprouve une résistance élastique telle que je n’y parviens pas. Le bord libre du guéridon se superpose au bord de la table, mais, retenu par son pied triangulaire, il n’arrive pas à s’en écarter assez pour passer par-dessus.

Comme je tiens le médium, je constate qu’il ne fait aucun des efforts qui seraient nécessaires pour ce genre d’exercice.

Le rideau se gonfle et s’approche de ma figure. C’est vers ce moment que le médium tombe en transe. Elle pousse des soupirs, se lamente et ne parle plus qu’à la troisième personne, se disant être John King, personnalité psychique qui aurait été son père dans une autre existence et qui l’appelle mia figlia ; (auto-suggestion ne prouvant rien quant à l’identité de la Force.)

Cinq nouveaux coups demandant encore moins de lumière, la lampe est baissée presque complètement, mais non éteinte. Les yeux s’accoutumant au clair obscur distinguent encore assez bien ce qui se passe. Le rideau se gonfle de nouveau, et je me sens touché à l’épaule, à travers cette étoffe, comme par un poing fermé. La chaise, dans le cabinet, sur laquelle se trouvent placées la boîte à musique et la sonnette, s’agite violemment, et ces objets tombent à terre.

Le médium demandant encore moins de lumière, on place, sur le piano, une lanterne rouge photographique et on éteint la lampe.

Le contrôle est rigoureusement fait. D’ailleurs, le médium s’y prête avec la plus grande docilité.

La boîte à musique joue quelques airs derrière le rideau, comme si elle était tournée par une main, par intermittences, pendant environ une minute.

Le rideau s’avance de nouveau vers moi, et une main assez forte me prend le bras. J’avance immédiatement le bras pour saisir la main, mais ne trouve que le vide. Je prends alors les deux jambes du médium entre les miennes et je serre sa main gauche dans ma main droite. Il a, d’autre part, sa main droite fortement tenue dans la main gauche de M. de Fontenay. Alors, Eusapia amène la main de celui-ci vers ma joue et simule sur cette joue, avec le doigt de M. de Fontenay, le jeu d’une petite manivelle que l’on tourne. La boîte à musique, qui est à manivelle, joue en même temps, derrière le rideau, et avec un synchronisme parfait. Quand la main d’Eusapia s’arrête, la musique s’arrête ; tous les mouvements correspondent, ainsi que dans le télégraphe Morse. Nous nous en amusions tous. Ce fait a été expérimenté plusieurs fois de suite, et chaque fois, le mouvement du doigt correspondait au jeu de la musique.

Je sens plusieurs attouchements dans le dos et sur le côté. M. de Fontenay reçoit, dans le dos, une forte tape que tout le monde entend. Une main passe dans mes cheveux. La chaise de M. de Fontenay est violemment tirée et, quelques instants après, il s’écrie :

— Je vois une silhouette d’homme passer entre M. Flammarion et moi, au-dessus de la table, en éclipsant la lumière rouge.

Ce fait se répète plusieurs fois. Pour moi, je ne parviens pas à voir cette silhouette. Je propose alors à M. de Fontenay de prendre sa place, car, dans ce cas, je devrai la voir aussi. Alors, j’aperçois distinctement moi-même une silhouette vague passant devant la lanterne rouge, mais je ne parviens à distinguer aucune forme précise. Ce n’est qu’une ombre opaque (profil d’homme) qui avance jusqu’à la lumière et recule.

Au bout d’un moment, Eusapia dit qu’il y a une personne derrière le rideau. Un moment après, elle ajoute : « Il y a un homme à côté de moi, à droite ; il a une grande barbe lisse et séparée en deux. »

Je demande à toucher cette barbe.

En effet, en élevant la main, je sens une barbe assez douce qui la frôle.

On met un cahier de papier sur la table avec un crayon, dans l’espoir d’avoir de l’écriture. Ce crayon est lancé à une grande distance dans le salon. Je prends alors le cahier et le tiens en l’air : il m’est arraché violemment, malgré mes efforts pour le retenir. À ce moment, M. de Fontenay, orienté le dos à la lumière, voit une main (blanche et non une ombre) avec le bras jusqu’au coude, tenant le cahier, mais tous les autres déclarent qu’ils ne voient que le papier secoué en l’air.

Je n’ai pas vu de main m’arracher la ramette de papier ; mais seule une main a pu la saisir avec cette violence, et ce ne paraissait pas être la main du médium, car je tenais sa main droite de ma main gauche, et le papier à bras tendu, de ma main droite, et M. de Fontenay a déclaré ne pas avoir lâché sa main gauche.

Je subis plusieurs attouchements au côté, sur la tête, et j’ai l’oreille fortement pincée ; je déclare, à plusieurs reprises, cette expérience suffisante, mais, pendant toute la séance, je n’ai cessé d’être touché, en dépit de mes protestations.

Le guéridon, placé en dehors du cabinet, à la gauche du médium, s’approche de la table, l’escalade entièrement et s’y couche transversalement. On entend la guitare, qui est dans le cabinet, remuer et donner quelques sons. Le rideau se gonfle, et la guitare est apportée sur la table, appuyée sur l’épaule de M. de Fontenay ; elle est ensuite couchée sur la table, le gros bout vers le médium, puis elle s’élève et se promène au-dessus de la tête des assistants, sans les toucher ; elle donne plusieurs sons. Le phénomène dure une quinzaine de secondes. On voit fort bien la guitare flotter et le reflet de la lampe rouge glisser sur son bois luisant.

On voit une lueur assez vive, piriforme, au plafond, à l’autre coin du salon.

Le médium, fatigué, demande du repos. On allume les bougies. Mme Blech remet les objets en place, constate que les gâteaux de mastic sont intacts, pose le plus petit sur le guéridon, et le grand sur une chaise, dans le cabinet, en arrière du médium. On reprend la séance, à la faible lueur de la lanterne rouge.

Le médium, dont les mains et les pieds sont contrôlés avec soin par M. de Fontenay et moi, souffle fortement. On entend, au-dessus de sa tête, des claquements de doigts. Il souffle encore, gémit, et enfonce ses doigts dans ma main. Trois coups sont frappés. Il s’écrie : « E fatto. » M. de Fontenay apporte le petit plat sous la lumière de la lanterne rouge et constate l’empreinte de quatre doigts dans le mastic, dans la position qu’ils avaient pris en s’enfonçant dans ma main.

On se rassied, le médium demande du repos, et on fait un peu de lumière.

La séance est reprise, ainsi que précédemment, avec la clarté excessivement faible de la lanterne rouge.

On parle de John comme s’il existait, comme si c’était lui dont nous avons aperçu la tête en silhouette ; on le prie de continuer ses manifestations. On réclame (comme à plusieurs reprises déjà) l’empreinte de sa tête dans le mastic. Eusapia répond que c’est difficile et demande de n’y pas penser un moment et de parler. Ces recommandations sont toujours inquiétantes, et nous redoublons d’attention, sans beaucoup parler, néanmoins. Le médium souffle, gémit, se tord. On entend remuer, dans le cabinet, la chaise sur laquelle se trouve le mastic ; cette chaise vient se placer à côté du médium, puis elle est soulevée et placée sur la tête de Mme Z. Blech, tandis que le plat est posé légèrement sur les mains de M. Blech, à l’autre bout de la table. Eusapia s’écrie qu’elle voit, devant elle, une tête et un buste, et dit : « E fatto » (c’est fait). On n’y croit pas, parce que M. Blech n’a senti aucune pression sur le plat. Trois coups de maillet violents sont appliqués sur la table. On fait de la lumière, et on trouve un profil humain imprimé sur le mastic.

Mme Z. Blech embrasse Eusapia sur les deux joues, dans le but de s’assurer si son visage n’aurait pas quelque odeur (le mastic de vitrier ayant une forte odeur d’huile de lin qui reste assez longtemps aux doigts). Elle ne constate rien d’anormal.

Cette empreinte d’une « tête d’esprit » dans du mastic est si étonnante, si impossible à admettre sans contrôle suffisant, qu’elle est vraiment plus incroyable encore que tout le reste. Ce n’est pas une tête d’homme, celle dont j’ai aperçu le profil, et il n’y a point là la barbe que j’ai sentie sur la main. Elle ressemble à la figure d’Eusapia. Si nous supposions qu’elle l’a produite elle-même, qu’elle a pu enfoncer son nez jusqu’aux joues et jusqu’aux yeux dans cet épais mastic, il resterait encore à expliquer comment cette grande et lourde botte a été transportée à l’autre bout de la table et posée légèrement sur les mains de M. Blech.

La ressemblance de cette empreinte avec Eusapia est indéniable. Je reproduis ici et l’empreinte et le portrait du médium12. Chacun peut s’en assurer. Le plus simple, évidemment, est de supposer que l’Italienne a enfoncé sa figure dans le mastic.


Pl. IV. — Moulage en Plâtre dans une empreinte de Mastic faite à distance par Eusapia. Juillet 1897.


Pl. V. — Photographie d’Eusapia indiquant une ressemblance avec l’Empreinte. Juillet 1897.

Mais comment ?

Nous sommes dans l’obscurité, ou à peu près. Je suis au côté droit d’Eusapia., qui a sa tête appuyée sur mon épaule gauche, et dont je tiens la main droite. M. de Fontenay est à sa gauche, et a grand soin de ne pas abandonner l’autre main. Le plateau de mastic, pesant 4 kgr. 500, a été posé sur une chaise, à 50 centimètres derrière le rideau, par conséquent derrière Eusapia. Elle n’y pourrait toucher sans se retourner, et nous la tenons entièrement, nos pieds étant sur les siens. Or, la chaise sur laquelle était le plateau de mastic a été transportée, écartant les tentures, par-dessus la tête du médium resté assis et tenu ; par-dessus nos têtes également, pour aller, la première coiffer ma voisine madame Blech, le second pour être déposé moelleusement sur les mains de M. Blech, placé au bout de la table. À ce moment, Eusapia s’est levée, déclarant voir sur la table une table et un buste, et s’écriant : « E fatto ! » C’est fait ! Ce n’est pas à ce moment qu’elle aurait pu poser sa figure sur le gâteau, car il était à l’autre bout de la table. Ce n’est pas auparavant, non plus, car il eût fallu prendre la chaise d’une main et le gâteau de l’autre, et elle ne bougea pas. L’explication, comme on le voit, est des plus difficiles.

Avouons, cependant, que le fait est tellement extraordinaire qu’un doute nous reste, parce que le médium s’est levé à peu près au moment critique.

Et pourtant, sa figure, aussitôt embrassée par madame Blech, ne sentait pas le mastic.

Voici ce qu’écrit le Dr Ochorowicz à propos de ces empreintes et de l’observation qu’il en a faite à Rome13.

L’empreinte de cette figure a été obtenue dans l’obscurité, mais au moment où je tenais les deux mains d’Eusapia, en l’embrassant tout entière. Ou plutôt, c’est elle qui se cramponnait à moi de telle façon que je me rendais parfaitement compte de la position de tous ses membres. Sa tête s’appuyait contre la mienne, et même avec violence, au moment de la production du phénomène ; un tremblement convulsif agitait tout son corps, et la pression de son crâne sur ma tempe était tellement intense qu’elle me faisait mal.

Au moment où eut lieu la plus forte convulsion, elle s’écria : Ah che dura ! Nous allumâmes aussitôt une bougie et nous trouvâmes une empreinte, assez médiocre en comparaison de celles que d’autres expérimentateurs ont obtenues, ce qui tient peut-être à la mauvaise qualité de l’argile dont je me suis servi. Cette argile se trouvait à environ 50 centimètres à la droite du médium, tandis que sa tête était penchée à gauche ; sa figure n’a été nullement souillée par l’argile, qui laissait cependant des traces sur les doigts quand on la touchait ; du reste, le contact de sa tête me faisait trop souffrir pour ne pas être absolument sûr qu’il n’a pas cessé un seul instant. Eusapia était toute joyeuse de voir une épreuve dans des conditions où il n’était pas possible de douter de sa bonne foi.

Je pris alors le plat d’argile, et nous passâmes dans la salle à manger pour mieux examiner l’empreinte que je plaçai sur une grande table, près d’une grosse lampe à pétrole. Eusapia, retombée en transe, resta quelques instants debout, les deux mains appuyées sur la table, immobile et comme inconsciente. Je ne la perdais pas de vue. Elle se dirigea à reculons vers la porte et passa lentement dans la chambre que nous venions de quitter. Nous la suivîmes tous, en l’observant. Nous étions arrivés en cette chambre lorsque, s’appuyant contre le battant de la porte, elle fixa les yeux sur le plat de terre glaise resté sur la table. Le médium était bien éclairé ; on était à 2 ou 3 mètres, et nous apercevions nettement tous les détails. Tout à coup, elle tendit brusquement la main vers l’argile, puis s’affaissa en poussant un gémissement. Nous nous précipitâmes vers la table et nous vîmes, à côté de l’empreinte de la tête, une nouvelle empreinte, très forte, d’une main qui s’était produite ainsi sous la lumière même de la lampe, et qui ressemblait à la main d’Eusapia.

Le chevalier Chiaïa, de Naples, qui, le premier, a obtenu ces empreintes fantastiques, avec Eusapia, écrivait ce qui suit, à ce propos, au comte de Rochas :

J’ai des empreintes sur des caisses d’argile pesant de 25 à 30 kilogr. Je signale le poids pour vous faire comprendre l’impossibilité de soulever et de transporter avec une seule main (en admettant qu’Eusapia puisse, à notre insu, libérer une de ses mains), un plateau aussi lourd. Presque dans tous les cas, en effet, ce plateau, placé sur une chaise à un mètre derrière le médium, a été transporté et posé tout doucement sur la table autour de laquelle nous étions assis. Le transport s’opérait avec une telle délicatesse que les personnes qui faisaient la chaîne et tenaient fortement les mains d’Eusapia n’entendaient pas le moindre bruit, ne percevaient pas le moindre frôlement. Nous étions prévenus de l’arrivée du plateau sur la table par sept coups que, suivant notre convention, John frappait dans le mur pour nous dire que nous pouvions donner de la lumière. Je le faisais immédiatement, en tournant le robinet de la lampe à gaz, placée au-dessus de la table, que nous n’éteignions jamais complètement. Nous trouvions alors le plateau sur la table et, sur l’argile, l’empreinte que nous supposons devoir être faite avant transport, derrière Eusapia, dans le cabinet où John se matérialise et se manifeste ordinairement.

L’ensemble des observations (qui sont nombreuses) conduit à penser que, malgré l’invraisemblance, ces empreintes sont produites à distance par le médium.

Voici, cependant, ce que j’écrivais quelques jours après la séance de Montfort-l’Amaury.

Ces diverses manifestations n’ont pas, à mes yeux, une égale valeur d’authenticité. Je ne suis pas sûr de tout, car les phénomènes n’ont pas tous été produits dans les mêmes conditions de certitude. Je classerais volontiers les faits dans l’ordre décroissant suivant :

  1. Soulèvements de la table.
  2. Mouvements du guéridon sans contact.
  3. Coups de maillet.
  4. Mouvements du rideau.
  5. Silhouette opaque passant devant la lampe rouge.
  6. Sensation d’une barbe sur le dos de la main.
  7. Attouchements.
  8. Arrachement du cahier.
  9. Lancement du crayon.
  10. Transport du guéridon sur la table.
  11. Musique de la petite boite.
  12. Transport de la guitare au-dessus de la tête.
  13. Empreintes d’une main et d’un visage.

Les quatre premiers faits ayant eu lieu en pleine lumière sont incontestables. Je mettrais presque au même rang 5 et 6. Le 7e peut être dû assez souvent à la fraude. Le dernier s’étant produit vers la fin de la séance, alors que l’attention était nécessairement relâchée, et étant plus extraordinaire encore que tous les autres, j’avoue ne pas oser l’admettre avec certitude, quoique je ne puisse pas du tout deviner comment il aurait pu être dû à la fraude. Les quatre autres me paraissent sûrs ; mais j’aimerais les observer de nouveau ; il y a 99 pour 100 à parier qu’ils sont vrais. J’en étais absolument sûr pendant la séance. Mais la vivacité des impressions s’atténue, et nous avons une tendance à ne plus écouter que la voix du simple bon sens... la plus raisonnable... et la plus trompeuse...

Les constatations que j’ai faites depuis me rendent maintenant entièrement sûr de la réalité de tous ces faits14.

La première impression qui se dégage de la lecture de ces comptes rendus est que ces diverses manifestations sont assez vulgaires, tout à fait banales, et ne nous apprennent rien sur l’autre monde — ou sur les autres mondes. Il ne semble vraiment pas qu’il y ait là aucun esprit. Ces phénomènes sont d’un ordre absolument matériel.

D’autre part, cependant, il est impossible de ne pas reconnaître l’existence de forces inconnues. Le seul fait, par exemple, du soulèvement d’une table à quinze, vingt, quarante centimètres de hauteur, n’est pas banal du tout. Il me paraît même, quant à moi, si extraordinaire, que je m’explique fort bien qu’on n’ose pas l’admettre sans l’avoir vu soi-même, de ses yeux vu, ce qui s’appelle vu, en pleine lumière, et dans des conditions telles, qu’il soit impossible de douter. Lorsqu’on est bien sûr de l’avoir constaté, on est sûr en même temps qu’il se dégage de l’organisme humain une force comparable au magnétisme de l’aimant, pouvant agir sur le bois, sur la matière, un peu comme l’aimant agit sur le fer, et contrebalançant pendant quelques instants l’action de la pesanteur. Au point de vue scientifique, c’est là un fait considérable. J’ai la certitude absolue que le médium n’a soulevé ce poids de 7.300 grammes ni par ses mains, ni par ses jambes, ni par ses pieds, et qu’aucun des assistants non plus n’a pu le faire : c’est par sa face supérieure que le meuble a été enlevé. Nous sommes donc certainement là en présence d’une force inconnue qui provient des personnes présentes, et surtout du médium.

Une observation assez curieuse doit être faite ici. À plusieurs reprises, dans le cours de cette séance, et dès le soulèvement de la table, j’ai dit : « Il n’y a pas d’esprit » ; chaque fois, deux coups de protestation très violents ont été frappés dans la table. Nous avons déjà remarqué aussi que la plupart du temps, on est censé admettre l’hypothèse spirite et prier un esprit d’agir pour obtenir des phénomènes. Il y a là une circonstance psychologique qui a son importance. Toutefois, elle ne me paraît pas prouver pour cela l’existence réelle des esprits, car il pourrait se faire que cette idée fût nécessaire à l’unification des forces et eût une valeur purement subjective. Les dévots qui croient à l’influence de la prière, sont dupes de leur propre imagination, et nul ne peut douter pourtant que certaines de ces prières ne paraissent avoir été exaucées par un dieu bienfaisant. L’amante Italienne ou Espagnole, qui va prier la Vierge Marie de punir son amant d’une infidélité, peut être convaincue, et ne se doute pas de la bizarrerie de sa requête. Dans le rêve, nous nous entretenons nous-mêmes, toutes les nuits, avec des êtres imaginaires. Mais il y a quelque chose de plus ici : le médium se dédouble réellement.

Je me place uniquement au point de vue du physicien qui observe, et je dis : quelle que soit l’hypothèse explicative que vous adoptiez, il existe une force invisible puisée dans l’organisme du médium, qui peut en sortir et agir en dehors de lui.

Voilà le fait. Quelle est la meilleure hypothèse pour l’expliquer ? 1° Est-ce le médium qui agit lui-même, d’une manière inconsciente, par une force invisible émanant de lui ? 2° Est-ce une cause intelligente différente de lui, une âme qui ait déjà vécu sur cette terre, qui puise dans le médium une force dont elle aurait besoin pour agir ? 3° Est-ce un autre genre d’êtres invisibles ? Car rien ne nous autorise à nier qu’il puisse exister à côté de nous des forces vivantes invisibles. Voilà trois hypothèses bien différentes, dont aucune ne me parait encore, quant à mon expérience personnelle, exclusivement démontrée.

Il se dégage du médium une force invisible.

Les assistants, en formant la chaîne, et en unissant leurs volontés sympathiques, accroissent cette force. Cette force n’est pas immatérielle. Elle pourrait être une substance, un agent émettant des radiations de longueurs d’ondes inaccessibles à notre rétine, et néanmoins très puissantes.

En l’absence des rayons lumineux, elle peut se condenser, prendre corps, affecter même une certaine ressemblance avec un corps humain, agir comme nos organes, frapper violemment une table, nous toucher.

Elle agit comme si elle était un être indépendant. Mais cette indépendance n’existe pas en réalité, car cet être transitoire est intimement lié à l’organisme du médium, et son existence apparente cesse quand les conditions de sa production cessent elles-mêmes.

En écrivant ces énormités scientifiques, je sens très bien qu’il est difficile de les accepter. Cependant, après tout, qui peut tracer les limites de la science ? Nous avons tous appris, depuis un quart de siècle surtout, que nous ne savons pas grand chose, et qu’en dehors de l’astronomie, il n’y a encore aucune science exacte fondée sur des principes absolus. Et puis, en fin de compte, voilà des faits à expliquer. Sans doute, il est plus simple de les nier. Mais ce n’est pas honnête : celui qui n’a rien vu de satisfaisant n’a pas le droit de nier. Ce qu’il peut faire de mieux, c’est de dire tout simplement : « Je n’en sais rien. »

Sans contredit, nous n’avons pas encore les éléments suffisants pour qualifier ces forces ; mais on ne doit pas jeter le blâme sur ceux qui les étudient.

En résumé, je crois pouvoir aller un peu plus loin que M. Schiaparelli, et affirmer l’existence certaine de forces inconnues capables de mouvoir la matière et de contrebalancer l’action de la pesanteur. C’est un ensemble, encore difficile à démêler, de forces physiques et psychiques. Mais de tels faits, quelque extravagants qu’ils puissent paraître, méritent d’entrer dans le cadre des observations scientifiques. Il est même probable qu’ils concourront puissamment à élucider le problème, capital pour nous, de la nature de l’âme humaine.

Après la fin de cette séance du 27 juillet 1897, comme je désirais revoir encore une lévitation de table en pleine lumière, on a fait la chaîne debout, les mains légèrement posées sur la table. Celle-ci se mit à osciller, puis elle s’éleva à cinquante centimètres du sol, y resta quelques secondes, tous les assistants étant debout, et retomba lourdement15.

M. G. de Fontenay a pu réussir plusieurs photographies au magnésium. J’en reproduis deux ici (Pl. VI). Cinq expérimentateurs, qui sont, de gauche à droite : M. Blech, Mme Z. Blech, Eusapia, moi, Mlle Blech. Dans la première, la table pose sur le parquet. Dans la seconde, elle flotte en l’air, à la hauteur des bras, à 25 centimètres environ à gauche, à 20 centimètres à droite. J’ai mon pied droit appuyé sur ceux d’Eusapia et la main droite sur ses genoux. De la main gauche, je tiens sa main gauche. Toutes les autres mains sont au-dessus de la table. Il est donc de toute impossibilité qu’elle agisse musculairement. Ce document photographique confirme celui de la planche I, et il semble difficile de n’en pas reconnaître l’irrécusable valeur documentaire16.


Pl. VI. — Photographie de la Table reposant sur le sol


Pl. VI. — Photographie de la même Table pendant le soulèvement à 25 c. de hauteur.


Depuis cette séance, mon plus vif désir était de voir les mêmes expériences reproduites chez moi. Malgré tous les soins apportés dans mes observations, plusieurs objections pouvaient être émises contre la certitude absolue des phénomènes. La plus importante provenait de l’existence du petit cabinet noir. Personnellement, j’étais sûr de la parfaite honnêteté de l’honorable famille Blech, et je ne pouvais accepter l’idée d’un compérage quelconque de l’un de ses membres. Mais l’opinion des lecteurs du procès-verbal pouvait ne pas être aussi fermement assurée. Il n’était pas impossible qu’à l’insu même de cette famille quelqu’un, de connivence avec le médium, se fût glissé dans la pièce à la faveur de l’obscurité et n’eût produit les phénomènes. Un complice entièrement vêtu de noir et marchant nu-pieds aurait pu tenir les instruments en l’air, les mettre en mouvement, produire les attouchements, faire mouvoir le masque noir au bout d’une tringle, etc.

Cette objection pouvait être vérifiée et annihilée en renouvelant les expériences chez moi, dans une pièce m’appartenant et où je serais absolument certain que nul compère ne pourrait entrer. Je disposerais moi-même le rideau, je placerais les meubles, je serais certain qu’Eusapia est arrivée seule chez moi, on la prierait de se dévêtir et de se revêtir en présence de deux examinatrices et toute supposition de fraude étrangère à sa propre personne serait ainsi anéantie.

À cette époque (1898), je préparais pour les Annales politiques et littéraires les articles sur les Phénomènes psychiques dont la révision, revue et complétée, a formé ensuite mon ouvrage L’Inconnu. L’éminent et sympathique Directeur de cette revue, Adolphe Brisson, s’empressa d’examiner avec moi les meilleurs moyens de réaliser ce projet d’expériences personnelles. Sur notre invitation, Eusapia est venue passer à Paris le mois de novembre 1898, et nous consacrer spécialement huit soirées : les 10, 12, 14, 16, 19, 21, 25 et 28 novembre. Nous y avons invité quelques amis. Chacune de ces séances a été l’objet de procès-verbaux par plusieurs des assistants, notamment par MM. Charles Richet, A. de Rochas, Victorien Sardou, Jules Claretie, Adolphe Brisson, René Baschet, Arthur Lévy, Gustave Le Bon, Gaston Méry, G. Delaune, G. de Fontenay, G. Armelin, André Bloch, etc.

Nous nous sommes installés dans mon salon de l’avenue de l’Observatoire, à Paris, et il n’y a eu d’autre arrangement que de tendre deux rideaux dans un coin, devant l’angle de deux murs, formant une sorte de cabinet triangulaire, dont les murs sont pleins, sans porte ni fenêtre, et dont la face est fermée par ces deux rideaux allant du plafond au plancher et se joignant au centre.

C’est devant cette sorte de cabinet que le médium s’assied, avec une table de bois blanc, de cuisine, devant lui.

Derrière le rideau, sur la plinthe de l’avant-corps d’une bibliothèque et sur une table, nous avons placé une guitare, un violon, un tambour de basque, un accordéon, une boîte à musique, des coussins et quelques menus objets, qui doivent être agités, saisis, lancés par la force inconnue.

Le premier résultat de ces séances de Paris, chez moi, a été d’établir d’une façon absolue, que l’hypothèse d’un compère est inadmissible et doit être absolument éliminée. Eusapia agit seule.

La cinquième séance m’a, de plus, conduit à penser que les phénomènes ont lieu (tout au moins un certain nombre) lorsque les mains d’Eusapia sont rigoureusement tenues par deux contrôleurs, que ce n’est pas avec ses mains qu’elle agit, en général, malgré certaines tricheries possibles. Il faudrait admettre (ô hérésie abominable !) qu’il se forme une troisième main... en rapport organique avec elle !...

Avant chaque séance, Eusapia s’est dévêtue et rhabillée devant deux dames chargées de constater qu’elle ne cache aucun truc sous ses vêtements.

Il serait un peu long d’entrer dans tous les détails de ces huit séances, et ce serait recommencer en partie ce qui a déjà été exposé au premier chapitre ainsi que dans les pages que l’on vient de lire. Mais il n’est pas sans intérêt de donner ici l’appréciation de plusieurs des expérimentateurs, en reproduisant quelques-uns des procès-verbaux.

Je commencerai par celui de M. Arthur Lévy, parce qu’il décrit complètement l’installation, l’impression produite par le médium, et la plupart des faits observés.



Rapport de M. Arthur Lévy


(Séance du 16 novembre.)

Ce que je vais raconter, je l’ai vu hier chez vous. Je l’ai vu avec méfiance, observant tout ce qui aurait pu ressembler à une tromperie, et après l’avoir vu, c’est tellement en dehors des faits que nous sommes habitués à concevoir, que je me demande encore si je l’ai vu.

Cependant il me faut bien convenir, avec moi-même, que je n’ai pas rêvé.

Arrivé chez vous, dans votre salon, j’ai retrouvé les meubles, l’arrangement d’habitude. Un seul changement se remarquait à gauche, en entrant, où deux rideaux de reps épais, gris et vert, cachaient une encoignure. Devant cette sorte d’alcôve devait opérer Eusapia. C’était le coin mystérieux ; je l’ai visité minutieusement. Il y avait là un petit guéridon découvert, un tambour de basque, un violon, un accordéon, des castagnettes et un ou deux coussins. Après cette visite de sûreté, il était certain qu’en cet endroit, du moins, il n’y avait aucune préparation, et qu’aucune communication n’était possible avec le dehors. Je me hâte de dire qu’à partir de ce moment jusqu’à la fin des expériences, nous n’avons pas quitté d’une minute la pièce et que nous avons eu pour ainsi dire les yeux constamment fixés sur cette encoignure, dont les rideaux, du reste, étaient toujours entr’ouverts.

Quelques instants après, arrive Eusapia, la fameuse Eusapia. Comme presque toujours, aspect tout différent de l’idée que je m’étais faite de sa personne sans la connaître. Où je m’attendais à voir, — je ne sais trop pourquoi, par exemple, — une femme grande, maigre, au regard fixe, perçant, aux mains osseuses, aux gestes saccadés, mus par des nerfs sans cesse tressautant sous une tension perpétuelle, je trouvais une femme dans la quarantaine, plutôt grassouillette, tranquille, à la main moelleuse, aux gestes simples, un peu raccourcis, en tout, l’air d’une bonne bourgeoise. Deux choses cependant retiennent l’attention. D’abord, des yeux chargés de feux bizarres, crépitant dans le fond de l’orbite. On dirait un foyer de phosphorescences brèves, tantôt bleuâtres, tantôt dorées. Si je ne craignais la métaphore trop facile quand il s’agit d’une Napolitaine, je dirais que son regard apparaît comme les laves lointaines du Vésuve, en une nuit obscure. L’autre particularité est une bouche aux étranges contours. On ne sait si elle sourit, souffre ou dédaigne. Ces impressions frappent presque en même temps, sans qu’on sache à laquelle s’arrêter ; peut-être trouverait-on là l’indication des forces qui s’agitent en elle, et dont elle n’est pas maîtresse.

Elle s’assied, parle de toutes les banalités de la conversation, avec une voix douce, chantante, comme beaucoup de femmes de son pays. Elle se compose une langue difficile pour elle, non moins difficile pour les autres, car ce n’est ni du français, ni de l’italien. Elle fait des efforts pénibles pour se faire comprendre, et elle y parvient par la mimique, par la volonté d’obtenir ce qu’elle veut. Cependant, une irritation persistante de la gorge, comme une poussée de sang revenant à courts intervalles, la force à tousser, à demander à boire. J’avoue que ces accès, où elle devenait toute rouge, me causèrent une grande perplexité. Allions-nous avoir l’inévitable indisposition du ténor rare, le jour où il doit se faire entendre ? Il n’en était rien, heureusement. C’était plutôt un signe contraire, comme un avant-coureur de l’excitation extrême qui allait l’envahir ce soir-là. En effet, il est très remarquable que, des l’instant où elle se mit... comment dirai-je ?... en état de travail, la toux, l’irritation de la gorge avaient complètement disparu.

Sur de la laine noire, disons-le, sur le pantalon d’un des assistants, Eusapia nous fait remarquer sur ses doigts des espèces de diaphanéités, formant un second contour déformé, allongé. C’est, nous dit-elle, le signe qu’elle va jouir de grands moyens.

Tout en causant, on apporte un pèse-lettres sur la table. Abaissant ses mains de chaque côté du pèse-lettres, et à une distance de dix centimètres, elle lui impose une charge qui pousse l’aiguille au nombre 35 gravé sur le cadran indicateur de la pesée. Eusapia, elle-même, invitait à constater qu’elle n’avait nullement, comme on pourrait le croire, un cheveu allant d’une main à l’autre, et avec lequel elle pourrait frauduleusement appuyer sur le plateau du pèse-lettres. Ceci se passait à la clarté de toutes les lumières du salon. — Ensuite commença la série des expériences.

On se mit autour d’une table rectangulaire en bois blanc, table vulgaire de cuisine. Nous étions six en tout. Contre les rideaux, à l’un des bouts étroits de la table, Eusapia ; à sa gauche, contre les rideaux également, M. Georges Mathieu, ingénieur agronome à l’Observatoire de Juvisy ; ma femme ; M. Flammarion à l’autre extrémité, face à Eusapia ; Mme Flammarion ; enfin moi, qui me trouve ainsi à la droite d’Eusapia, et aussi contre le rideau. M. Mathieu et moi, nous tenons chacun une main du médium appuyée sur un genou, et de plus Eusapia met un pied sur le notre. Aucun de ses mouvements, ni des jambes, ni des bras, ne peut, par conséquent, nous échapper. Donc, à cette femme, il faut bien l’observer, il ne reste l’usage que de sa tête, puis de son buste, privé de bras, et pressé absolument contre nos épaules.

On appuie les mains sur la table. En peu d’instants, celle-ci oscille, se tient sur un pied, frappe à terre, se cabre, se soulève entièrement, tantôt à vingt, tantôt à trente centimètres du sol. — Eusapia pousse un cri aigu, semblable à un cri de joie, de délivrance ; le rideau, derrière elle, se gonfle, et, tout boursouflé, s’avance jusque sur la table. — D’autres coups sont frappés, dans la table, et simultanément dans le plancher à une distance de trois mètres de nous environ. Tout ceci en pleine lumière.

Excitée déjà, d’une voix suppliante, à mots entre-coupés, Eusapia demande qu’on atténue la lumière : elle ne peut en supporter l’éclat dans les yeux, elle affirme qu’elle est gênée, elle veut qu’on se dépêche, car, ajoute-t-elle, on va voir de belles choses. Après que l’un de nous a placé la lampe par terre, derrière le piano, dans l’angle opposé de la place où nous sommes (à 7 mètres 50 de distance environ) Eusapia ne voit plus la lumière, elle est satisfaite ; mais nous distinguons nos visages, le sien et nos mains. Qu’on n’oublie pas que M. Mathieu et moi, nous avons chacun un pied du médium sur le nôtre, que nous tenons ses mains et ses genoux, que nous serrons ses épaules.

La table vacille toujours, fait des soubresauts. Eusapia nous appelle : au-dessus de sa tête, apparaît une main, petite, comme d’une fillette de quinze ans, la paume en avant, les doigts joints, le pouce écarté. La couleur de cette main est livide ; la forme n’en est pas rigide, fluide non plus ; on dirait plutôt une main de grande poupée, en peau bourrée de son.

Lorsque, pour disparaître, la main se retire de l’éclairement, — est-ce un effet d’optique ? — elle semble se déformer, comme si les doigts se cassaient, en commençant par le pouce. M. M... est poussé violemment par une force agissant derrière le rideau. Il est pressé par une main vigoureuse, dit-il. Sa chaise aussi est poussée. On lui tire les cheveux.

Pendant qu’il se plaint des violences qu’on exerce sur lui, nous entendons le son du tambour de basque qui est ensuite projeté vivement sur la table. Puis arrive de la même manière le violon dont on entend pincer les cordes. Je prends le tambour et demande à l’invisible s’il veut le prendre. Je sens qu’une main saisit l’instrument. Je ne veux pas le lâcher. Une lutte s’engage entre moi et une force que je juge considérable. Dans le tiraillement, un effort violent me pousse le tambour dans la main, jusqu’à faire pénétrer dans les chairs les petites cymbales. Je sens une vive douleur, et le sang qui s’échappe abondamment. Je lâche prise. À la lumière, tout à l’heure, je pourrai constater qu’en dessous du pouce droit j’ai une entaille profonde, sur une largeur de deux centimètres. — La table continue à vaciller, à frapper le parquet à coups redoublés, l’accordéon est jeté sur la table. Je le prends par sa partie inférieure, et demande à l’invisible s’il peut le tirer par l’autre bout, de façon à en jouer ; le rideau s’avance, le soufflet de l’accordéon est tiré et refoulé méthodiquement, les touches sont soulevées, et l’on entend plusieurs notes différentes.

Eusapia pousse des cris répétés, des sortes de râlements ; elle est en proie à des contorsions nerveuses et comme si elle appelait du secours s’écrie : « La catena ! la catena ! » Nous faisons donc la chaîne en nous tenant les mains. Puis, de même qu’elle défierait un monstre, elle se tourne, le regard enflammé, vers un énorme divan, et celui-ci s’avance vers nous. Elle le regarde, avec un rire satanique. Enfin elle souffle sur le divan qui rétrograde docilement.

Eusapia, abattue, demeure relativement calme. Elle est oppressée ; son sein se soulève violemment ; elle couche sa tête sur mon épaule.

M. M..., excédé des coups dont il est constamment l’objet, demande à changer de place ; je la prends. Il permute avec Mme F... qui occupe donc la droite d’Eusapia tandis que je suis à sa gauche. Et toujours Mme F... et moi, nous tenons pieds, mains et genoux du médium.

M. F... apporte une carafe et un verre au milieu de la table. Par les brusques mouvements de celle-ci, l’eau se répand de la carafe renversée. Le médium demande impérativement qu’on essuie le liquide, l’eau sur la table l’offusque, la gêne, la paralyse, dit-elle. M. F... demande à l’invisible s’il peut verser de l’eau dans le verre. Après quelques instants, le rideau s’avance, la carafe est saisie, et le verre se trouve à moitié rempli. Cela à deux reprises différentes.

Mme F... ne pouvant supporter plus longtemps les attouchements continuels qui lui viennent à travers le rideau, change de place avec son mari.

Je place sur la table ma montre qui est à répétition. Je prie l’invisible de la faire sonner. Le système de sonnerie est très difficile à connaître, délicat à faire fonctionner, même pour moi qui en ai l’usage journalier. Il consiste en un petit tube coupé en deux et dont une moitié glisse à plat sur l’autre. Il n’y a, en réalité, qu’une saillie d’un demi-millimètre d’épaisseur de tube, sur laquelle il faut nécessairement presser avec l’ongle et pousser très loin pour provoquer la sonnerie. — La montre est bientôt prise. On entend tourner le remontoir. La montre revient sur la table sans avoir sonné.

Nouvelle prière de faire sonner. — La montre est reprise ; on entend que le boîtier s’ouvre et se referme. J’affirme que je ne peux ouvrir ce boîtier avec mes mains, il me faut le secours d’un outil en fer comme levier. La montre revient encore sans avoir sonné.

J’avoue que j’éprouvais un désenchantement. Je sentais que j’allais avoir un doute sur l’étendue du pouvoir occulte qui s’était cependant manifesté si évidemment. Pourquoi ne pouvait-il faire sonner cette montre ? Avais-je dépassé, avec ma demande, les limites de ses capacités ? Allais-je être la cause que tous les phénomènes certains dont nous avions été témoins perdraient la moitié de leur valeur ? À haute voix, je dis : « Dois-je indiquer de quelle façon s’opère la sonnerie ? — Non, non, répond vivement Eusapia, il le fera ! » Je consigne ici qu’au moment où je proposais d’indiquer le système, passa à travers mon esprit la manière dont on poussait le petit tube. Aussitôt la montre est reprise sur la table, et très distinctement, à trois reprises, on entendit sonner dix heures trois quarts.

Eusapia donnait des signes visibles de grande fatigue, ses mains brûlantes se crispaient, elle soupirait bruyamment, cherchant la respiration au fond de sa poitrine, son pied quittait momentanément le mien, grattait le parquet, le frottait par des allées et venues dans le sens de la longueur. C’étaient des cris haletants, rauques, des renversements d’épaules, des ricanements, le canapé s’avançait à son regard, reculait à son souffle, tous les instruments sont jetés pèle-mêle sur la table, le tambour de basque s’élève presque à hauteur du plafond, les coussins nous arrivent, bousculant tout ce qui est sur la table, M. M... est renversé de sa chaise ; celle-ci, lourde chaise de salle à manger, en noyer, avec siège rembourré, se lève en l’air, arrive sur la table avec fracas, puis est poussée hors de la table.

Eusapia est crispée, est émue. Nous avons pitié d’elle. Nous la prions de s’arrêter. « Non ! non ! » s’écrie-t-elle. Elle se lève, nous avec elle, la table quitte terre, atteint la hauteur de soixante centimètres puis retombe bruyamment.

Eusapia anéantie s’affaisse sur sa chaise.

Nous demeurons ahuris, consternés, troublés, la tête serrée comme dans une atmosphère chargée d’électricité.

M. F... calme, avec beaucoup de précautions, l’agitation d’Eusapia. Après un quart d’heure environ, elle revient enfin à elle. Sous les lumières ranimées, on la voit indiciblement transfigurée. L’œil morne, le visage diminué de la moitié de son volume, les doigts tremblants, dans lesquels elle sent des aiguilles qu’elle voudrait qu’on lui arrache. Petit à petit, elle reprend complètement ses sens. Elle parait ne se souvenir de rien, ne rien comprendre à nos étonnements. Cela lui est aussi étranger que si elle n’avait pas assisté à la séance. Elle ne s’y intéresse point. Pour elle, il semblerait qu’on parle de choses dont elle n’a pas la première notion.

Qu’est-ce que nous avons vu ? Mystère des mystères !

De complicité, de fraudes, nous avions pris toutes les précautions pour n’en être pas dupes. Des forces surhumaines agissant près de nous, si près qu’on eût senti même le souffle d’un être vivant, s’il y en avait eu, voilà ce qui s’est passé sous nos yeux, durant deux grandes heures.

Et quand le doute se présente, il faut conclure, vu les conditions où nous étions, que la machination nécessaire à produire de tels effets, serait au moins aussi phénoménale que ces effets eux-mêmes.

Qu’était-ce ?

Je n’ai à donner, quant à présent, aucun commentaire à ces rapports des assistants. L’essentiel, me semble-t-il, est de laisser à chacun son exposition et son appréciation personnelles. Il en sera de même pour les procès-verbaux qui vont suivre. Je reproduirai les principaux. Malgré quelques répétitions inévitables, on les lira certainement avec un vif intérêt, étant donnée la haute valeur intellectuelle des observateurs.



Rapport de M. Adolphe Brisson


(Séance du 10 novembre.)

(Assistaient à cette séance, outre les maîtres de la maison : M. le prof. Richet, M. et Mme Ad. Brisson, madame Fourton, M. André Bloch, M. Georges Mathieu.)

Voici les faits que j’ai observés personnellement, avec les plus grands soins.

Je n’ai pas cessé de tenir dans ma main droite la main gauche d’Eusapia ou de sentir son contact. Le contact ne s’est interrompu que deux fois, au moment où le Dr Richet a senti une piqûre au bras. La main d’Eusapia, décrivant des mouvements violents, m’a échappé, mais je l’ai ressaisie, après deux ou trois secondes.

1° La séance commencée, au bout de dix minutes environ, la table s’est soulevée du côté d’Eusapia, deux de ses pieds quittant le sol en même temps.

2° Cinq minutes plus tard, le rideau s’est gonflé, comme s’il eût été poussé par une forte brise. Ma main, tenant toujours celle d’Eusapia, a pressé doucement le rideau, et j’ai éprouvé une résistance, absolument comme si j’eusse pressé une voile de bateau tendue par le vent.

3° Non seulement le rideau s’est gonflé, formant poche, mais le bord du rideau touchant la fenêtre s’est écarté et retiré, comme s’il eût été relevé par une embrasse invisible, dessinant à peu près ce mouvement.

4° Le rideau, se gonflant de nouveau, prit la forme d’un nez ou d’un bec d’aigle, saillant au-dessus de la table d’environ 20 ou 25 centimètres. Cette figure a été visible pendant quelques secondes.

5° Nous avons entendu, derrière le rideau, le bruit d’un meuble roulant sur le parquet ; d’une première poussée il est arrivé près de moi ; une seconde poussée l’a renversé les pieds en l’air, dans cette position. C’était une lourde chaise rembourrée. D’autres poussées l’ont remuée, soulevée, et lui ont imprimé des sursauts ; finalement elle est restée à peu près à l’endroit où elle était tombée.

6° Nous avons entendu le bruit de deux ou trois objets tombant à terre (il s’agit des objets placés derrière le rideau, sur le guéridon). Le rideau s’est écarté par le milieu, et le petit violon est apparu dans la pénombre. Soutenu dans l’espace comme par une main invisible, il s’est avancé doucement au-dessus de notre table, où il s’est abattu sur ma main et sur celle de ma voisine de gauche17. À deux reprises, le violon s’est soulevé de la table et y est retombé aussitôt, effectuant un saut violent, à la façon d’un poisson qui se remue sur le sable. Puis il a glissé à terre, où il est demeuré sans mouvement jusqu’à la fin de la séance.

8° Un nouveau roulement a été entendu derrière le rideau. Cette fois, c’était le guéridon. Un premier effort, très énergique, l’a fait monter à demi sur notre table ; un second effort l’y a poussé tout à fait et il s’est porté sur mes avant-bras.

9° À plusieurs reprises, j’ai senti distinctement des coups légers qui m’étaient portés dans le flanc droit comme avec la pointe d’un instrument aigu. Mais la vérité m’oblige à déclarer que ces coups ne se sont plus produits après que les pieds d’Eusapia ont été tenus sous la table par M. Bloch. Je signale cette corrélation sans en tirer aucune présomption contre la loyauté d’Eusapia : j’ai d’autant moins de raisons de la suspecter que son pied gauche n’a pas quitté mon pied droit pendant toute la séance.



Rapport de M. Victorien Sardou


(Séance du 19 novembre.)

(Assistaient à cette séance, outre les maîtres de la maison : M. V. Sardou, M. et Mme Brisson, M. A. de Rochas, M. le prof. Richet, M. G. de Fontenay, M. Gaston Méry, Mme Fourton, M. et Mlle des Varennes).

Je ne relaterai ici que les phénomènes contrôlés par moi personnellement dans la séance de samedi dernier. Je ne dis rien, par conséquent, de la disposition du local, des expérimentateurs, ni des faits qui se sont produits d’abord dans l’obscurité et qui ont pu être constatés par tous les assistants : tels que craquements dans la table, soulèvements, déplacements de cette table, coups frappés ; etc. ; — projection du rideau sur la table, apport du violon, du tambourin, etc., etc.

Eusapia m’ayant invité à prendre à côté d’elle la place de M. Brisson, je me suis assis à sa gauche, tandis que vous conserviez votre place à sa droite. J’ai pris sa main gauche dans ma main droite, tandis que ma main gauche posée sur la table était en contact avec celle de ma voisine, le médium insistant à diverses reprises pour que la chaîne ne fût pas rompue. Son pied gauche reposait sur mon pied droit ; toute la durée de l’expérience, je n’ai pas cessé, une seconde, de tenir toujours sa main dans la mienne, qu’elle serrait fortement, et qui l’a accompagnée dans tous ses mouvements, de même que son pied n’a jamais cessé d’être en contact avec le mien. Je n’ai cessé de m’associer à tous ses frottements sur le parquet, déplacements, contractions, crispations, etc., qui n’ont jamais eu rien de suspect et de nature à expliquer les faits qui se sont produits, à côté de moi, derrière moi, autour de moi, et sur moi !

Tout d’abord, et moins d’une minute après mon installation à la gauche du médium, celui des deux rideaux qui était le plus rapproché de moi s’est gonflé et m’a frôlé, comme il l’eût fait sous une bouffée de vent ; — puis à trois reprises j’ai senti, sur le flanc droit, une pression de courte durée, mais très sensible. — À ce moment-là, nous n’étions pas dans l’obscurité, et il y avait assez de lumière pour que les deux rideaux, la table, les visages et les mains de tous les assistants fussent parfaitement visibles. — Après de vives contractions nerveuses, et des efforts, des poussées énergiques d’Eusapia, absolument conformes à tout ce que j’ai vu en pareil cas, et qui n’étonnent que ceux qui n’ont guère étudié ces phénomènes, le rideau le plus rapproché de moi fut subitement et avec une force d’impulsion surprenante, projeté entre Eusapia et moi, dans la direction de la table, assez loin pour me cacher entièrement le visage du médium ; et le violon, qui avant mon installation avait été replacé, avec le tambourin, dans la chambre obscure, fut lancé au milieu de la table, comme par un bras invisible qui, à cet effet, aurait soulevé et entraîné avec lui le rideau.

Après quoi, le rideau revint de lui-même à sa position première, mais non pas complètement ; car il demeura un peu gonflé entre Eusapia et moi, un de ses plis reposant sur le bord de la table, de mon côté.

Alors, vous avez pris le violon et l’avez présenté à une distance telle de l’écartement des deux rideaux, qu’il fut entièrement visible pour les assistants ; et vous avez invité l’agent occulte à le reprendre.

Ce qui a eu lieu, — cet agent mystérieux le ramenant à lui dans la chambre obscure, avec autant de volonté qu’il en avait mis à l’apporter.

Le violon alors est tombé sur le parquet derrière les rideaux. Le plus rapproché de moi a repris sa position verticale, et j’ai entendu pendant un certain temps, à ma droite, sur le parquet, derrière les rideaux, un remue-ménage du violon, du tambourin, déplacés, tirés, soulevés, froissés, et résonnant... sans qu’il fût possible d’attribuer aucune de ces manifestations à Eusapia, dont le pied était alors immobile et fortement serré contre le mien.

Peu après, j’ai senti contre ma jambe droite, derrière le rideau, le frôlement d’un corps dur qui s’efforçait de grimper sur moi, et j’ai pensé que c’était le violon. — C’était lui, en effet, qui, après un effort infructueux pour monter plus haut que mon genou, est retombé avec bruit sur le parquet.

J’ai presque immédiatement senti à la hanche droite une nouvelle pression que j’ai signalée. — De votre main gauche dégagée de la chaîne, vous avez fait trois fois, dans ma direction, le geste d’un chef d’orchestre agitant son bâton. — Et chaque fois, avec une précision parfaite, j’ai senti, sur le flanc, la répercussion du coup exactement rythmé sur votre geste, et après un retard d’une seconde tout au plus, qui m’a paru correspondre exactement au temps qu’il eût fallu pour que la transmission d’une bille de billard ou d’une paume se fit de vous à moi.

Quelqu’un, le docteur Richet, je crois, — ayant alors parlé de coups frappés sur l’épaule d’expérimentateurs où se fait bien sentir l’action et la configuration d’une main invisible, comme preuve à l’appui de son dire, j’ai reçu successivement trois coups sur l’épaule gauche, (c’est-à-dire la plus éloignée du rideau et du médium,) plus violents que les précédents et, cette fois, l’empreinte des cinq doigts fortement appuyés était très sensible. — Puis un dernier coup à plat, appliqué sur le milieu du dos, sans me faire aucun mal, fut néanmoins assez fort pour m’incliner, malgré moi, vers la table !

Quelques instants après, ma chaise, remuée sous moi, glissa sur le parquet, et fut déplacée de façon à me faire tourner un peu le dos à la chambre obscure.

Je laisse aux autres témoins le soin de dire le résultat de leurs observations personnelles : — Comment, par exemple, le violon ayant été ramassé par vous sur le parquet et replacé sur la table, fut présenté par Mme Brisson, comme vous l’aviez fait précédemment, et enlevé de la même manière à la vue de tous, tandis que je tenais la main gauche d’Eusapia, vous sa main droite, et que de la main qui vous restait libre vous serriez le poignet de la main gauche !

Je ne dis rien, non plus, d’un serrement de main dans la fente du rideau, n’en ayant rien vu. Mais ce que j’ai bien vu par exemple, c’est l’apparition subite de trois petites lumières très vives, très promptement éteintes entre ma voisine et moi, sortes de feux follets, pareils à des étincelles électriques et se déplaçant avec une grande rapidité.

Bref, je ne puis que répéter ici ce que j’ai dit au cours de ces expériences : « Si je n’étais pas convaincu depuis quarante ans, — je le serais ce soir. »



Rapport de M. Jules Claretie


(Séance du 25 Novembre.)

(Assistaient à cette séance, outre les maîtres de la maison : M. Jules Claretie et son fils, M. Brisson, M. Louis Vignon, Mme Fourton, Mme Gagneur, M. G. Delanne, M. René Baschet, M. et Mme Basilewski, M. Mairet, photographe).

... Je ne note mes impressions qu’à partir du moment où Eusapia, qui m’avait pris la main alors que M. Brisson était encore assis auprès d’elle, m’a demandé de le remplacer. Je suis certain de n’avoir pas quitté la main d’Eusapia durant toutes les expériences. J’ai constamment eu la sensation de sentir son pied appuyé sur le mien, le talon étant perceptible. — Je ne crois pas avoir à aucun moment desserré les doigts, et pu laisser libre la main que je tenais.

Ce qui m’a frappé, c’est le battement des artères du bout des doigts d’Eusapia ; le sang battait la fièvre, précipitamment.

J’étais placé à côté du rideau. Qu’il fût tiré de droite à gauche ou de gauche à droite, c’est tout simple. Ce que je ne m’explique pas, c’est qu’il pût se gonfler jusqu’à déborder sur la table comme une voile enflée par le vent.

J’ai d’abord senti dans le côté droit un petit coup léger. Puis, à travers le rideau, deux doigts m’ont saisi et pincé la joue. La pression des deux doigts était évidente. Un coup plus violent que le premier, m’a atteint à l’épaule droite, comme venu d’un corps dur, carré. Ma chaise a par deux fois bougé, tourné, en arrière d’abord, puis en avant.

Ces deux doigts qui m’ont pincé la joue, je les avais sentis — avant de prendre place à côté d’Eusapia — lorsque je tendais, à travers le rideau, le petit livre blanc que m’avait donné M. Flammarion. Ce livre a été pris par deux doigts nus (je dis nus, parce que les plis du rideau ne les couvraient pas) et a disparu. Je n’ai pas vu ces doigts, je les ai touchés, ou ils m’ont touché, comme on voudra. Mon fils a tendu et donné de même un porte-cigares, en cuir, saisi de la même manière.

Une personne de l’assistance a vu une petite boîte à musique carrée, et assez lourde, disparaître de façon identique.

Presque immédiatement, la boîte a été rejetée de notre côté avec une certaine violence, et je puis d’autant plus parler de la force de la projection et du poids de l’objet, qu’il vint me frapper au-dessous de l’œil et que ce matin encore j’en porte la trace trop visible et j’en ressens la douleur. — Je ne comprendrais pas qu’une femme assise à mon côté pût avoir la force de lancer avec une telle vigueur une boîte qui, pour ainsi frapper, devait venir d’assez loin.

Je fais remarquer pourtant que tous les phénomènes se produisent du même côté et dernière le rideau, par le rideau, si l’on veut. J’ai vu tomber des branchettes de feuillage sur la table, mais elles venaient du côté dudit rideau. Quelques personnes assurent avoir vu une brindille verte venir par la fenêtre ouverte sur la rue Cassini. Cela, non, je ne l’ai pas vu.

Il y avait, derrière le rideau, un petit guéridon, très rapproché de moi. Eusapia me prend la main et appuie ma main, tenue par la sienne, sur le guéridon. Je sens le guéridon vaciller, bouger. À un moment donné, je crois sentir deux mains près et sur la mienne. Je ne me trompe pas ; mais cette seconde main est celle de M. Flammarion qui tient, de son côté, la main du médium. Le guéridon s’anime. Il quitte le plancher, il s’élève. J’en ai la sensation d’abord ; puis, le rideau s’étant soulevé et comme étalé sur la table, je vois distinctement ce qui se passe derrière lui : le guéridon se meut ; il monte, il descend.

Tout à coup il s’élève en se penchant et revient vers moi, sur moi, non plus vertical, mais pris entre la table et moi dans une position horizontale, assez puissamment pour me forcer à reculer, à m’effacer, à essayer de repousser ma chaise pour laisser passer ce meuble mouvant qui semble se débattre entre la table et moi. On dirait un être animé luttant contre un obstacle, voulant passer ou voulant marcher et ne le pouvant pas, arrêté par la table ou par moi. À un moment donné, le guéridon est sur mes genoux et il bouge, il se débat, je répète le mot, sans que je puisse m’expliquer quelle force le fait mouvoir.

Et cette force est grande. Littéralement, le petit meuble me repousse et je me rejette vainement en arrière pour le laisser passer.

Des assistants, M. Baschet entre autres, m’ont dit qu’à ce moment il est sur deux doigts. Deux doigts d’Eusapia pousser le guéridon ! 18 Mais moi qui n’ai pas quitté sa main gauche, ni son pied, moi qui avais le guéridon, très visible dans la demi-obscurité à laquelle nous nous étions habitués, je n’ai rien vu ni senti aucun effort d’Eusapia.

J’aurais voulu que des phénomènes lumineux se produisissent, des apparitions de clartés, de feux soudains. M. Flammarion espérait que nous allions en voir. Il les demandait. Mais Eusapia était visiblement fatiguée par cette longue et très intéressante séance. Elle demandait un poco di luce. La lumière fut rallumée. Tout était fini.

Ce matin, je me rappelle avec une sorte de curiosité toujours anxieuse les moindres détails de cette si captivante soirée. Quand nous nous sommes retrouvés devant l’Observatoire, en quittant nos aimables hôtes, je me demandais si j’avais rêvé. Mais je me disais : « Il y a là des habiletés de prestidigitatrice, des trucs de théâtre. » Mon fils me rappelait les prodiges d’adresse des frères Isola. Ce matin, — chose singulière, — la réflexion me rend plus perplexe à la fois et moins incrédule. Il y a peut-être, il y a sans doute là une force inconnue qu’on étudiera, utilisera peut-être un jour. Je n’oserais plus nier. Il ne s’agit pas de magnétisme animal, c’est autre chose, je ne sais quoi ! un quid divinum, bien que la science doive l’analyser, le cataloguer un jour. Ce qui m’a encore le plus étonné peut-être, c’est ce rideau gonflé comme une voile ! D’où venait le souffle ? Il eût fallu une véritable brise pour animer cela. Du reste, je ne discute pas, je dépose. J’ai vu cela, je l’ai bien vu. J’y penserai longtemps. Je ne conclus pas. Je chercherai une explication. Il est possible que je la trouve. Mais ce qui est certain, c’est que nous devons être modestes devant tout ce qui nous paraît immédiatement inexplicable, et qu’avant d’affirmer ou de nier, il faut attendre.

En attendant, je pense, en tâtant mon maxillaire droit un peu endolori, au vers de Regnard, et je le défigure en songeant à la petite boîte un peu dure :

Je vois que c’est un corps et non pas un esprit.



Rapport de M. le Dr Gustave Le Bon


(Séance du 28 novembre.)

(Assistaient à cette séance, outre les maîtres de la maison : M. et Mme Brisson, MM. Gustave Le Bon, Baschet, de Sergines, Louis Vignon, Laurent, Ed. de Rothschild, Delanne, Bloch, Mathieu, Ephrussi, Mme la Ctesse de Chevigné, MMmes Gagneur, Syamour, Fourton, Basilewska, Bisschofsheim).

Eusapia est, sans contredit, un merveilleux sujet. J’ai été très frappé de voir que, pendant que je lui tenais la main, elle jouait sur un tambourin imaginaire auquel répondaient les sons du tambourin placé derrière le rideau. Ici je ne vois pas de truc possible, pas plus que pour la table.

Mon porte-cigarettes a été saisi par une main très vigoureuse, qui m’a tordu très énergiquement l’objet dans la main. Je fais mes réserves et demande à revoir. Le phénomène serait si singulier et tellement en dehors de ce que nous pouvons comprendre, qu’il faut d’abord tenter les explications naturelles. Or :

Impossible que ce soit Eusapia. Je tenais une main et voyais l’autre bras, et j’ai placé le porte-cigarettes dans une telle position que même avec les deux bras libres elle n’eût pu produire le phénomène.

2° Il n’est pas probable que ce soit un compère ; mais n’est-il pas possible que l’inconscient d’Eusapia ait suggéré à l’inconscient d’une personne près du rideau de passer la main derrière et d’opérer ? Tout le monde serait de bonne foi, mais trompé par l’inconscient. Il faudrait vérifier ce point capital, car aucune expérience ne vaudrait celle-ci démontrée.

Ne pourrait-on retarder le départ d’Eusapia ? Nous ne retrouverons pas une occasion pareille, et il faudrait bien éclaircir le phénomène de la main.

La table, évidemment, s’est soulevée ; mais c’est un phénomène physique facile à admettre. La main qui vient prendre mon porte-cigarettes fait un acte de volonté impliquant une intelligence, et c’est tout autre chose. Eusapia pourrait élever une table à un mètre, sans que ma conception scientifique du monde en fût changée ; mais faire intervenir un esprit, ce serait prouver qu’il y a des esprits, et vous voyez les conséquences.

Pour la main qui a pris le porte-cigarettes, ce n’est sûrement pas celle d’Eusapia (vous savez que je suis assez méfiant et que je regardais) ; mais du côté du rideau, dans le salon, il y avait bien du monde, et plusieurs fois vous m’avez entendu demander qu’on s’éloignât du rideau. Si nous pouvions étudier Eusapia à nous deux absolument seuls, dans une chambre où nous nous enfermerions à clef, le problème serait vite élucidé.

Je n’ai pu faire cette vérification, la séance à laquelle assistait le Dr Le Bon ayant été la dernière de celles qu’Eusapia avait consenti à faire chez moi. Mais l’objection n’a aucune valeur. Je suis absolument certain que personne ne s’est glissé derrière le rideau, ni dans ce cas particulier, ni dans aucun autre. Ma femme, aussi, s’est particulièrement occupée d’observer ce qui se passait là, et n’a jamais rien pu découvrir de suspect. Il n’y a qu’une seule hypothèse, c’est qu’Eusapia ait elle-même pris les objets. Dès lors que le Dr Le Bon déclare le fait impossible, d’après son propre contrôle, nous sommes forcés d’admettre l’existence d’une force psychique inconnue19.



Rapport de M. Armelin


(Séance du 21 novembre.)

(Pour cette séance, j’avais prié trois membres de la Société Astronomique de France d’exercer le contrôle le plus sévère possible : M. Antoniadi, mon astronome adjoint à l’Observatoire de Juvisy, M. Mathieu, ingénieur-agronome au même Observatoire, M. Armelin, secrétaire de la Société Astronomique. Ce dernier m’a adressé le rapport suivant. Assistaient en outre : M. et Mme Brisson, MM. Baschet, M. Jules Bois, Mme Fourton, Mme la comtesse de Labadye).

À 9 h. 3/4, Eusapia s’assied, adossée à la fente du rideau, les mains sur la table. Sur l’invitation de M. Flammarion, M. Mathieu s’assied à sa droite, avec mission de s’assurer constamment de la main droite, et M. Antoniadi, à sa gauche, avec la même mission pour l’autre main. Ils s’assurent aussi des pieds. À la droite de M. Mathieu, Mme la comtesse de Labadye ; à la gauche de M. Antoniadi, Mme Fourton. En face d’Eusapia, entre Mmes de Labadye et Fourton, MM. Flammarion, Brisson, Baschet et Jules Bois.

On laisse allumés un bec de gaz du lustre, donnant toute sa lumière, à peu près au-dessus de la table, et une petite lampe à abat-jour posée à terre, derrière un fauteuil, près de la partie opposée du salon, dans le sens de la plus grande longueur, à gauche de la cheminée.

À 10 heures moins 5 minutes, la table se soulève du côté opposé au médium et retombe avec bruit.

À 10h 0m, elle se lève du côté du médium, qui retire les mains, les autres personnes tenant les leurs levées ; l’effet se renouvelle trois fois. La seconde fois, pendant que la table est en l’air, M. Antoniadi déclare appuyer de toute sa force et ne pouvoir la baisser. La troisième fois, M. Mathieu appuie de même et éprouve la même résistance. Pendant ce temps, Eusapia tient son poing droit fermé à dix centimètres au-dessus de la table, ayant l’air de serrer fortement. L’effet dure plusieurs secondes. Le moindre doute n’est pas possible sur ce soulèvement. Quand la table retombe, Eusapia éprouve comme une détente après un grand effort.

À 10h 3m, la table se soulève des quatre pieds à la fois, davantage du côté opposé au médium, où elle monte d’environ 20 centimètres ; puis elle retombe brusquement. Pendant qu’elle est en l’air, Eusapia fait constater à ses deux voisins qu’ils lui tiennent bien les mains et les pieds, et qu’elle n’a aucun contact avec la table.

On entend ensuite des coups légers frappés dans la table. Eusapia fait soulever la main de M. Antoniadi à environ 20 centimètres au-dessus de la table et frappe trois fois sur cette main avec son doigt. Les trois coups sont simultanément entendus dans la table.

Pour prouver qu’elle n’agit ni avec ses mains, ni avec ses pieds, elle se met de biais à gauche sur sa chaise, allonge les jambes, et pose ses pieds sur le bord de la chaise de M. Antoniadi, bien en vue, ses mains tenues. Aussitôt le rideau s’agite du côté de M. A...

De 10h 10m à 10h 15m, plusieurs fois de suite, la table frappe cinq coups. Chaque fois on baisse un peu plus le gaz, et chaque fois la table remue sans contact.

À 10h 20m, elle se balance, suspendue, tenant sur deux pieds du grand côté. Puis elle se lève des quatre pieds, à une hauteur de vingt centimètres.

10h 25m. À un mouvement du rideau, M. Flammarion dit que s’il y a quelqu’un derrière, on lui serre la main ; et il tend sa main vers le rideau, à une distance de dix centimètres environ. Le rideau est poussé ; on voit comme le gonflement d’une main qui approche. Le médium a un rire nerveux, répétant : « Prends ! Prends ! » M. A. sent à travers le rideau le choc d’un corps mou, comme un coussin. Mais la main de M. F. n’est pas prise. On entend des objets remués, les sonnettes d’un tambourin.

Tout à coup, le médium, lâchant M. Mathieu, tend sa main par-dessus la table vers M. Jules Bois qui la lui prend. À ce moment, derrière le rideau, un objet tombe avec un grand bruit.

10h 35m. Eusapia, rendant de nouveau libre sa main droite, la soutient au-dessus de son épaule gauche, les doigts en avant, à plusieurs centimètres du rideau, et bat dans l’air quatre ou cinq coups que l’on entend sonner dans le tambour de basque. Plusieurs personnes croient voir par l’entre-bâillement des rideaux un feu follet.

Jusque-là, on a baissé graduellement le gaz. Depuis un bon moment, je ne puis plus me lire, mais je distingue encore nettement mes lignes bien horizontales. Je vois parfaitement l’heure à ma montre, ainsi que les figures, celle d’Eusapia surtout, tournée vers la lumière. On éteint maintenant complètement le gaz.

À 10h 40m, le gaz éteint, je lis encore à ma montre, mais difficilement, je vois toujours mes lignes sans pouvoir me lire.

Eusapia veut qu’on lui tienne la tête, ce qui est fait. Puis elle demande qu’on lui tienne les pieds. M. Baschet se glisse à genoux sous la table et les lui prend.

M. Antoniadi s’écrie : « Je suis touché ! » et dit avoir senti une main. J’ai très bien vu le rideau se gonfler. Mme Flammarion, que je vois silhouettée sur la fenêtre claire, la tête penchée, s’est avancée derrière le rideau pour observer attentivement si le médium fait quelques gestes suspects.

Une personne ayant changé de place, Eusapia pousse des plaintes : « La catena ! La catena ! » La chaîne est rétablie.

À 10h 45m, le rideau se gonfle encore. On entend un choc. Le guéridon touche le coude de M. Antoniadi. Mme Flammarion, qui n’a cessé de regarder derrière le rideau, dit qu’elle voit le guéridon renversé les pieds en l’air et s’agitant. Elle croît voir des lueurs vers le sol.

M. Mathieu sent une main et un bras pousser le rideau contre lui. M. Antoniadi se dit touché par un coussin, sa chaise est tirée et pivote sous lui. Il est touché une nouvelle fois par un objet au coude.

On constate que M. Jules Bois tient la main droite d’Eusapia par dessus la table ; M. Antoniadi assure tenir la main gauche, et M. Mathieu les pieds.

Le rideau s’agite encore deux fois : M. Antoniadi est touché dans le dos, très fort, dit-il, et une main lui tire les cheveux.

Il ne reste plus d’allumé que la petite lampe à abat-jour, derrière un fauteuil au fond du salon. Je continue à écrire, mais mes lignes prennent toutes les formes.

Subitement, M. Antoniadi crie qu’il est entouré par le rideau, qui reste sur ses épaules.

Eusapia s’écrie : « Qu’est-ce qui passe sur moi ? » Le guéridon s’avance par-dessous le rideau.

Mme Flammarion qui, debout contre la fenêtre, n’a cessé de regarder derrière le rideau, dit qu’elle voit quelque chose de très blanc.

Simultanément, M. Flammarion, Mme Fourton et M. Jules Bois, s’écrient qu’ils viennent de voir une main blanche entre les rideaux, au-dessus de la tête d’Eusapia, et, au même instant, M. Mathieu dit qu’il a les cheveux tirés. La main vue a paru petite, comme celle d’une femme ou d’un enfant.

« S’il y a là une main, dit M. Flammarion, elle pourrait prendre un objet ? »

Et M. Jules Bois tend un livre vers le milieu du rideau de droite. Le livre est pris, tenu deux secondes. Mme Flammarion, que je vois toujours silhouettée sur la vitre claire et qui regarde derrière le rideau, s’écrie avoir vu le livre passer au travers !

M. F. propose d’allumer et de vérifier. Mais on est d’accord à penser que le rideau a déjà pu changer de position.

Un moment après, le rideau se gonfle encore, et M. Antoniadi dit qu’il est touché quatre ou cinq fois à l’épaule. Plus de dix fois, Eusapia lui a demandé s’il est bien « seguro » de lui tenir la main et le pied.

— Oui, oui, répond-il, seguro, segurissimo.

Mme Fourton dit avoir vu pour la seconde fois une main tendue et touchant cette fois l’épaule de M. Antoniadi.

M. Jules Bois dit avoir vu une seconde fois une main tendue au bout d’un petit bras, les doigts remuant, la paume présentée.

(Il n’est pas possible d’établir si ces deux visions ont été simultanées.)

On s’habitue à la presque complète obscurité ; je lis 11h 15m à ma montre.

M. Antoniadi se dit pincé très fort à l’oreille. M. Mathieu se dit touché.

M. Antoniadi sent sa chaise tirée : elle tombe à terre. Il la relève et se rassied et est encore touché très fort à l’épaule.

Vers 11h 20m, à la demande d’Eusapia, M. Flammarion remplace M. Mathieu. Il lui tient les deux pieds et une main, M. Antoniadi tient l’autre. On baisse encore la lampe. Il fait une nuit à peu près complète.

M. Flammarion ayant fait remarquer qu’il y a là manifestement une force physique inconnue, mais peut-être pas une individualité, sent sa main prise tout à coup par une autre, et s’interrompt. Puis, peu après, il se plaint qu’on lui tire la barbe (du côté opposé au médium, celui où je suis, et je n’ai rien pu apercevoir).

À 11 h. 1/2, on relève la lampe. Il fait relativement clair. Le rideau, après tous ces mouvements, se trouve de plus en plus écarté, encadrant la tête d’Eusapia, et tout à coup, au-dessus de sa tête, nous voyons tous le tambour de basque apparaître lentement et tomber avec un bruit de sonnailles sur la table. Il me paraît plus éclairé que ne le justifierait la faible lueur de la lampe dissimulée, et comme accompagné de lueurs phosphorescentes blanches, mais ce sont peut-être les éclats de ses ornements dorés qui, cependant, devraient paraître plus jaunes.

La lampe rabaissée, on entend un bruit de meuble traîné, le guéridon est apporté jusque sur la table. On le retire, le tambour de basque danse tout seul avec une sonnerie particulière. Mme Fourton dit avoir la main serrée et l’avant-bras pincé.

À 11h 45m, le rideau de la fenêtre est fermé à son tour, et au bout d’un moment, tous ensemble nous voyons, dans la direction où doit être la fente du rideau d’angle, au-dessus de la tête d’Eusapia, une grosse étoile blanche de la couleur de Véga, plus grosse et plus floue, et qui reste immobile pendant quelques secondes, puis s’éteint.

Peu après, une lueur zigzaguante, de même couleur blanche, court sur le rideau de droite, dessinant deux ou trois jambages de quelques centimètres, comme un N très allongé.

Malgré la nuit faite, il arrive encore assez de clarté par les deux fenêtres non tendues et par la vague lueur de la lampe derrière le fauteuil, pour qu’on distingue ses voisins. Dans la large glace que nous avons auprès de nous au-dessus du divan, nos silhouettes se dessinent. Les cols blancs des hommes apparaissent nettement, les figures un peu moins. Je vois cependant très bien à ma gauche M. Baschet, à ma droite, Mme Brisson debout, tenant sa face à main sur les yeux, et Mme Flammarion qui est venue s’asseoir auprès d’elle.

M. Flammarion reçoit sur la tête un objet qui glisse le long de ses cheveux. Il prie Mme de Labadye de le prendre ; et il lui tombe sur les mains une boîte à musique, qui se trouvait avant la séance sur la cymaise, dans l’angle coupé par le rideau.

M. Brisson a pris à la table la place précédemment occupée par M. Flammarion en face d’Eusapia. Il reçoit en pleine figure un coussin. M’étant approché de la glace, j’ai vu par réflexion ce coussin passer sur la clarté relative du fond de la pièce.

M. Baschet prend l’objet, s’accoude dessus. Il lui est violemment arraché, saute par dessus les têtes, projeté sur la glace, tombe sur le divan et me roule sur le pied.

Tout cela sans que j’aie pu apercevoir aucun mouvement du médium.

Minuit approche. — La séance est levée.

Après la séance, MM. Antoniadi et Mathieu déclarent que le contrôle dont ils s’étaient chargés n’a pu être réalisé, et qu’ils ne sont pas sûrs d’avoir toujours tenu les mains du médium.



Rapport de M. Antoniadi


(Même séance.)

Je vous rendrai exactement compte de mon rôle, pour répondre à votre désir de connaître la vérité.

J’ai tenu à m’assurer s’il y avait un seul phénomène que l’on ne saurait expliquer de la manière la plus simple, et je suis arrivé à la conclusion qu’il n’y en a pas. Je vous assure, sur ma parole d’honneur, que mon attitude silencieuse, observatrice, m’a convaincu, au delà de toute espèce de doute, que tout est fraude, du commencement jusqu’à la fin ; qu’il n’est pas douteux qu’Eusapia substitue invariablement ses mains ou ses pieds, et que jamais la main ou le pied que l’on est censé contrôler ne serre ou ne presse fort au moment de la production des phénomènes. Ma conclusion certaine est que rien ne se produit sans substitution. Je dois ajouter ici que, pendant un certain temps, j’ai été très étonné d’être touché très fort sur le dos, derrière le rideau, tandis que je tenais très distinctement deux mains avec ma main droite. Heureusement cependant, en ce moment, Mme Flammarion ayant fait un peu de lumière, j’ai vu que je tenais la main droite d’Eusapia, et... la vôtre !

La substitution se fait par Eusapia avec une dextérité extraordinaire, et, pour la constater, j’ai dû concentrer mon attention sur ses moindres mouvements, avec l’attention la plus sévère. Mais c’est le premier pas qui coûte, et une fois familiarisé avec ses trucs, je prédisais en moi, à coup sûr, tous les phénomènes, rien que par la sensation du toucher.

Étant très observateur, je suis absolument certain de ne pas m’être trompé. Je n’étais ni hypnotisé, ni le moins du monde effrayé pendant la production des « apports ». Et comme je ne suis pas fou, je crois que mes affirmations méritent un certain poids.

Il est vrai que, pendant la séance, je n’étais pas sincère, déguisant la vérité sur l’efficacité de mon contrôle. J’ai fait cela dans le but unique de faire croire à Eusapia que j’étais converti au spiritisme, partant éviter le scandale. Mais une fois la séance passée, la Vérité m’étouffait, et je n’eus rien de plus empressé que de la communiquer à mon grand bienfaiteur et Maître.

Il n’est pas prudent d’être trop affirmatif ; et c’est dans ce but que je suis toujours réservé dans l’interprétation des phénomènes naturels. Par conséquent, je ne saurais être si terriblement affirmatif dans la question de l’absolu charlatanisme des manifestations d’Eusapia, avant d’avoir « rendu l’assurance », ainsi que le dit Shakespeare, « doublement sûre ».

Je n’ai aucune ambition personnelle dans la voie spirite, et toutes les observations attentives que j’ai faites à la séance du 21 novembre ne sont qu’une pierre de plus apportée à l’édifice de la Vérité.

Ce n’est pas par parti pris que je ne crois pas à la réalité des manifestations, et je puis vous assurer que si je pouvais voir le moindre phénomène vraiment extraordinaire ou inexplicable, je serais le premier à avouer mon erreur. La lecture de plusieurs livres m’avait fait admettre la réalité possible de ces manifestations ; mais l’expérience directe m’a convaincu du contraire.

Ma franchise dans cet exposé confine malheureusement à l’indiscrétion. Mais franchise est ici synonyme de dévouement, car ce serait vous trahir que de déguiser pour un instant la cause sacrée de la Vérité.



Rapport de M. Mathieu


(Séance du 25 novembre.)

La séance commence à 9h 30m. M. Brisson, contrôleur de gauche, met ses deux pieds sur les deux pieds d’Eusapia ; M. Flammarion, contrôleur de droite, tient ses genoux. Bientôt la table s’incline à droite, les deux pieds de gauche soulevés, puis retombe ; ensuite soulèvement des deux pieds de droite et enfin soulèvement total des quatre pieds à environ 15 centimètres au-dessus du sol (contact des pieds certain et genoux immobiles). J’en prends la photographie.

9h 37m, soulèvement léger à gauche ; puis soulèvement à droite et soulèvement total (photographie).

Pendant les soulèvements de la table, le salon est éclairé par un fort bec Auer. On l’éteint et on le remplace par une petite lampe qui est placée derrière un écran au fond de la pièce.

Contrôle certain des mains et des pieds fait par MM. Brisson et Flammarion.

M. Brisson est touché légèrement à la hanche droite et à ce moment on voit bien les deux mains d’Eusapia.

À 9h 48m, le rideau s’agite puis se gonfle à trois reprises différentes. M. Brisson est touché de nouveau à la hanche droite ; le rideau est soulevé comme par une embrasse.

M. Flammarion, qui tient la main d’Eusapia, fait trois gestes, et à chacun de ces gestes correspond un écartement du rideau.

Eusapia recommande de « faire attention à la température du médium : on la trouvera changée après chaque phénomène ».

À 9h 57m, on diminue la lumière, qui dès lors est très faible. Le rideau se gonfle, et au même moment M. Brisson est touché, puis le rideau est violemment jeté sur la table.

Sur la demande d’Eusapia, M. Delaune touche légèrement sa tête, en arrière, et l’on voit le rideau s’agiter légèrement.

Eusapia demande que l’on entr’ouvre une fenêtre, celle du milieu du salon, et que l’on verra quelque chose de nouveau.

M. Flammarion tient de la main gauche les genoux du médium et, de la main droite, le poignet, le pouce et la paume de la main droite, devant lui, à la hauteur des yeux ; M. Brisson tient la main gauche. Eusapia semble appeler quelque chose du côté de la fenêtre en faisant des gestes et en disant : « je le prendrai ». Alors une petite branche de troène vient toucher la main de M. Flammarion, paraissant arriver de la direction de la fenêtre. M. F. prend cette branche.

Un instant après, deux branches de fusain viennent de derrière le rideau à la hauteur de la tête de M. Brisson, par le bord du rideau tiré fortement en haut, et tombent sur la table.

M. Brisson, toujours à gauche d’Eusapia, est ensuite touché à la hanche, alors que la main gauche du médium est à la hauteur de la barbe de M. Flammarion ; puis la chaise de M. Brisson est tirée et repoussée.

On entend distinctement, derrière le rideau, le guéridon, qui est secoué, et sur lequel se trouve le tambourin ; il se produit quelques vibrations du tambourin correspondant aux mouvements du guéridon. À ce moment, M. Brisson signale qu’il a perdu le contact du pied pendant une demi-seconde environ, mais il tient alors les deux pouces à 25 centimètres d’écartement, et M. Flammarion la main gauche, près de sa poitrine.

La main droite de M. Brisson, tenant la main proche d’Eusapia, passe derrière le rideau, et M. Brisson dit qu’il a l’impression d’une jupe se gonflant sur sa cheville.

Aussitôt, nouvelles secousses du guéridon et tambourin, avec déplacement du guéridon. (Contrôle certain de MM. Flammarion et Brisson.)

10h 30m. On entend des secousses du guéridon dans le cabinet. M. Flammarion fait des gestes avec la main et il se produit des mouvements synchroniques de la table et du tambourin dans le cabinet noir.

10h 35m. Repos demandé pour quelques instants par Eusapia. La séance reprend à 10h 43m.

Le violon et la sonnette sont projetés violemment par la fente du rideau (M. Brisson assure tenir la main gauche par le pouce, sur les genoux d’Eusapia, et M. Flammarion la main droite tout entière.)

À ce moment, photographie au magnésium ; cris et gémissements d’Eusapia aveuglée par la lumière.

La séance reprend quelques minutes après, et M. Jules Claretie, placé à la gauche de M. Brisson, a à deux reprises les doigts touchés par une main.

M. Baschet, debout, et en dehors de la table, tend un violon au rideau : ce violon est pris et jeté à l’intérieur du cabinet ; il tend un livre au rideau : ce livre est pris, mais tombe à terre, devant le rideau.

M. Claretie présente un porte-cigarettes et sent une main qui veut le saisir, mais il résiste et ne lâche pas le porte-cigarettes. M. Flammarion demande qu’il abandonne l’objet, la main le garde. Un instant après, cet objet est lancé, de l’intervalle entre les deux rideaux, sur Mme de Basilewska à l’autre extrémité de la table. Il avait été présenté et enlevé au milieu du rideau.

11 heures. Eusapia réclame un peu plus de lumière. M. Claretie est devenu contrôleur de gauche à la place de M. Brisson. Il est touché au côté gauche, puis le guéridon est traîné à terre en s’avançant vers la table. M. Claretie sent sa chaise remuer d’avant en arrière, comme tirée, puis il est touché à l’épaule et éprouve une pression violente sous l’aisselle.

Le rideau s’approche brusquement de M. Claretie, le touche et recouvre à la fois M. Claretie et le médium. M. Claretie est alors pincé à la joue.

M. Flammarion présente au rideau la main de Mme Fourton, et les deux mains sont pincées à travers le rideau.

La boîte à musique, qui est dans le cabinet noir, tombe sur la table ; Mmes Gagneur et Flammarion signalent une main au même moment.

M. Baschet présente la boîte à musique au rideau, une main la saisit au travers ; il résiste, la main le repousse ; il la présente de nouveau, la main la prend et la rejette, et la boite ainsi lancée heurte M. Claretie, qui est atteint au-dessous de l’œil droit.

Le tambourin est projeté sur la table, après être reste suspendu un moment au-dessus de la tête du médium.

À 11h 15m, soulèvement complet de table, pendant de 7 à 8 secondes (contrôle absolu de MM. Flammarion et Claretie).

M. Flammarion a le genou pincé par une main ; ensuite, le guéridon s’est transporté sur les genoux de M. Claretie et s’est imposé à lui malgré toutes les résistances.

Soulèvements de table, avec vérification des pieds, en pleine lumière ; les pieds d’un des contrôleurs sont au-dessous, ceux de l’autre contrôleur au-dessus, et ceux du médium entre les deux.



Rapport de M. Pallotti


(Séance du 14 novembre.)

(Assistaient à cette séance, outre les maîtres de la maison : M. et Mme Brisson, M. et Mme Pallotti, M. le Bocain, M. Boutigny, Mme Fourton).

Au commencement de la séance il s’est produit plusieurs lévitations de la table, et, comme je demandais à l’esprit présent s’il pouvait me faire voir ma fille Rosalie, j’obtins une réponse affirmative. Je convins alors avec ledit esprit qu’une série de huit coups réguliers m’indiquerait le moment où ma chère fille serait là. Après quelques minutes d’attente, le nombre indiqué de coups s’est fait entendre dans la table. Ces coups étaient énergiques et régulièrement espacés.

Je me trouvais, en ce moment, placé du côté opposé au médium, c’est-à-dire en face de lui, à l’autre bout de la table. Ayant demandé à l’esprit de m’embrasser, de me caresser, je sentis aussitôt un souffle très froid devant ma figure ; mais sans toutefois éprouver la moindre sensation d’attouchement.

À un certain moment, le médium ayant annoncé la matérialisation de l’esprit par ces mots : «  É venuta ! é venuta ! » j’ai distingué au milieu de la table une ombre noire et confuse d’abord, mais, qui, petit à petit, s’éclaircit et prit la forme d’une tête de jeune fille de la même taille que Rosalie.

Lorsque des objets tels que boîte à musique, violon ou autres, étaient inopinément apportés devant nous, je distinguais très nettement la forme d’une petite main qui sortait du rideau, placé presque devant moi, et qui déposait ces divers objets sur la table.

Je dois déclarer que, durant ces phénomènes inexplicables, la chaîne n’a pas, un seul instant, été interrompue : il aurait été, par conséquent, matériellement impossible à l’un d’entre nous de se servir de ses mains.

Voici maintenant les derniers phénomènes dont j’ai été quelque peu l’acteur et le spectateur, qui ont clôturé la séance.

L’un des assistants, M. Boutigny, qui avait été fiancé avec ma fille, s’étant éloigné de la table, pour céder sa place à l’un des spectateurs, je le vis s’approcher du rideau dont j’ai parlé plus haut, lequel s’est entr’ouvert aussitôt de son côté.

J’ai constaté ce fait très exactement.

M. Boutigny annonça alors à haute voix qu’il se sentait caresser très affectueusement. Le médium, qui, à ce moment-là, était dans un état d’agitation extraordinaire, répétait : « Amore mio ! amore mio ! » et, s’adressant ensuite à moi, il m’interpella par ces mots répétés plusieurs fois : « Adesso vieni tu ! vieni tu ! »

Je m’empressai de prendre la place qu’occupait M. Boutigny auprès du rideau et, à peine y étais-je, que me suis senti embrasser à plusieurs reprises. Je pus, pendant un instant, toucher la tête qui m’embrassait, laquelle s’est d’ailleurs retirée au contact de mes mains.

Je dois dire que, pendant que ces faits se produisaient, mes yeux surveillaient attentivement le médium ainsi que les personnes qui se trouvaient à côté de moi. Je puis donc certifier hautement que je n’ai été victime d’aucune illusion ni subterfuge, et que la tête que j’ai touchée était une tête réelle et étrange.

Je me suis senti ensuite caressé à plusieurs reprises sur la figure, la tête, le cou et la poitrine, par une main qui s’avançait derrière le rideau. Enfin, j’ai vu le rideau s’écarter et une petite main, très tiède, très douce, s’avancer et se poser sur ma main droite. J’ai porté vivement ma main gauche à cet endroit pour la saisir, mais, après l’avoir tenue serrée pendant quelques secondes je l’ai sentie comme se fondre entre mes doigts.

Avant de terminer, une autre constatation :

M. Flammarion avait eu l’extrême obligeance de donner cette séance pour ma famille et moi ; c’est assez dire qu’elle revêtait un caractère privé bien accentué.

La séance ayant duré de 9h 20m à 11h 45m, nous avons demandé à plusieurs reprises au médium s’il se sentait fatigué. Eusapia répondait que non. Ce ne fut que lorsque le dernier phénomène eut lieu, lorsque nous fûmes, moi et les miens, caressés, embrassés, que le médium, se sentant fatigué, décida de terminer la séance.

Ma femme est convaincue, comme moi, d’avoir embrassé sa fille, d’avoir reconnu sa chevelure, et l’ensemble général de sa personne.



Rapport de M. Le Bocain


(Même séance.)

Voici les quelques phénomènes extraordinaires que j’ai remarqués au cours de cette séance, et desquels je crois pouvoir rendre un compte rendu aussi exact qu’impartial, ayant personnellement pris les précautions les plus minutieuses, pour m’assurer de la parfaite loyauté des conditions dans lesquelles ces divers faits se sont produits.

Je ne parle, bien entendu, que des faits ou actes dont j’ai été moi-même et l’intéressé et le spectateur.

1° Au début de la séance et pendant que la table se livrait à toutes sortes de manifestations bruyantes, j’ai nettement senti la pression d’une main me frappant amicalement sur l’épaule droite. Je dois déclarer, pour l’intelligence des faits, que :

A) J’étais placé à gauche du médium et que je tenais sa main ; que, de plus, son pied se trouva, pendant toute la durée de la séance, placé sur le mien.

B) Que, la main d’Eusapia toujours serrée dans la mienne, j’ai constaté, en la portant sur ses genoux, et cela brusquement, au moment même et pendant que la table se soulevait de notre côté, que ses membres inférieurs se trouvaient être dans une position normale et absolument immobiles.

C) Par ces diverses raisons, il m’a paru matériellement impossible qu’Eusapia ait pu faire un usage quelconque de ses deux membres qui se trouvaient de mon côté pour exécuter un mouvement, même inconscient, capable de donner lieu au moindre soupçon.

2° J’ai, à un moment donné, éprouvé, sur ma joue droite, la sensation d’une caresse. Je sentais bien distinctement que c’était une main réelle qui touchait mon épiderme, et non pas autre chose. La main en question m’a semblé de petite dimension, et la peau en était douce et tiède.

3° Vers la fin de la séance, je sentis sur le dos une bouffée d’air froid, en même temps que j’entendis s’ouvrir lentement le rideau qui se trouvait derrière moi.

Alors, m’étant retourné, intrigué, j’aperçus, debout au fond de cette espèce d’alcôve, une forme confuse mais pas assez cependant, pour ne pas reconnaître la silhouette d’une jeune fille de taille au-dessous de la moyenne. Je dois dire ici que ma sœur Rosalie était également d’une taille plutôt courte. La tête de cette apparition n’était pas très distincte ; elle paraissait entourée d’une sorte d’auréole estompée, la forme tout entière de cette statue, si je puis m’exprimer ainsi, se détachait très peu de l’obscurité d’où elle avait surgi, c’est-à-dire qu’elle était très peu lumineuse.

4° Je me suis adressé à l’esprit en arabe, et à peu près en ces termes :

— « Si c’est réellement toi, Rosalie, qui es au milieu de nous, tire-moi les cheveux derrière ma tête trois fois de suite. »

Environ dix minutes plus tard, et alors que j’avais presque complètement oublié ma demande, je me sentis, par trois reprises différentes, tirer les cheveux, comme je l’avais désiré. Je certifie ce fait, lequel d’ailleurs a été pour moi la preuve la plus probante de la présence d’un esprit familier dans notre voisinage immédiat.

LE BOCAIN, Dessinateur,
Rire, Pèle-Mêle, Chronique amusante, etc.

J’ai tenu à présenter ici ces divers rapports20, malgré certaines contradictions, et même à cause d’elles. Ces procès-verbaux se complètent les uns par les autres, dans l’indépendance absolue de chaque observateur.

On voit combien le sujet est complexe, et combien il est difficile de se former une conviction radicale, une véritable certitude scientifique.

Il y a des phénomènes incontestablement vrais ; il en est d’autres qui restent douteux, et que nous pouvons attribuer à la supercherie, consciente ou inconsciente, et quelquefois aussi à certaines illusions des observateurs.

La lévitation de la table, par exemple, son détachement complet du sol, sous l’action d’une force inconnue contraire à la pesanteur, est un fait qui ne peut, raisonnablement, plus être contesté.

On peut remarquer, à ce propos, que la table se soulève presque toujours par hésitation et à la suite de balancements, d’oscillations, tandis qu’elle retombe, au contraire, franchement, verticalement et d’un seul coup, sur ses quatre pieds21.

À l’opposé, le médium cherche constamment à dégager une main, généralement sa main gauche, du contrôle destiné à l’en empêcher, un certain nombre des attouchements ressentis et des déplacements d’objets peuvent être dus à une substitution. Ce procédé sera l’objet d’un examen spécial à la Lettre cinquième.

Mais il serait impossible à toute main de produire le mouvement violent du rideau, qui semble gonflé par un vent de tempête, et projeté jusqu’au milieu de la table, en encapuchonnant les têtes des expérimentateurs. Pour lancer le rideau avec cette violence, il faudrait que le médium se levât, passât derrière le rideau et le poussât fortement avec ses bras tendus. Et encore ! Or, il reste tranquillement assis sur sa chaise.

Ces expériences nous placent dans un milieu spécial dont il est difficile d’apprécier les divers caractères physiques et psychiques.

Lors de la dernière séance, pendant laquelle M. et Mme Pallotti sont sûrs d’avoir vu, touché et embrassé leur fille, je n’ai rien vu en ce moment même, de cette ombre, pourtant à quelques mètres de moi, et quoique ayant aperçu, quelques instants auparavant une tête de jeune fille. Il est vrai que, respectant leur émotion, je ne me suis pas approché de leur groupe. Mais je regardais avec soin, et je n’ai pu distinguer que les vivants.

À la séance du 10 novembre, un bruit d’objet sonore remué annonce un déplacement, un mouvement. On entend des cordes de violon frôlées. C’est, en effet, le petit violon placé sur le guéridon qui s’est élevé à une hauteur un peu supérieure à celle de la tête du médium, passe dans l’ouverture qui sépare les deux rideaux, et apparaît le manche en avant. L’idée me vient de saisir cet instrument pendant son lent trajet dans l’air, mais j’hésite, en désirant d’autre part observer ce qu’il deviendra. Il arrive jusque vers le milieu de la table, descend, puis tombe, partie sur la table, partie sur la main gauche de M. Brisson et la main droite de Mme Fourton.

C’est là l’une des observations que j’ai pu faire le plus sûrement à cette séance. Je n’ai pas abandonné un seul instant la main droite d’Eusapia et M. Brisson n’a pas abandonné un seul instant sa main gauche.

Mais devant des phénomènes aussi incompréhensibles, on revient toujours au scepticisme. À la séance du 19 novembre, nous avions bien résolu, cette fois-ci, de ne plus pouvoir garder aucun doute sur les mains, d’empêcher toute tentative de substitution, de contrôler chaque main avec certitude, sans laisser un seul instant notre attention détournée de ce but. Eusapia n’a que deux mains. Elle appartient à la même espèce zoologique que nous, et n’est ni trimane ni quadrumane. Il suffisait donc d’être deux, de prendre chacun une main, de la garder entre le pouce et le premier doigt pour qu’aucun doute possible ne puisse exister, de rentrer les coudes et de tenir ladite main le plus écartée possible de l’axe du corps du médium, contre notre propre corps, de façon à anéantir l’objection de la substitution des mains.

C’était là le but essentiel de cette séance, pour M. Brisson et pour moi. Il se chargea de la main gauche. Je me chargeai de la main droite. Je n’ai pas besoin d’ajouter que je suis aussi sûr de la loyauté de M. Brisson qu’il est sûr de la mienne, et que, prévenus comme nous l’étions, et faisant cette séance tout exprès pour ce contrôle, nous ne pouvions ni l’un ni l’autre être dupes d’aucune tentative de fraude, en ce qui concerne ce procédé, du moins.

Le fameux médium Home m’avait plusieurs fois parlé d’une expérience curieuse qu’il avait faite avec Crookes, d’un accordéon tenu par l’une de ses mains et jouant seul, sans que l’autre bout fût tenu par une autre main. Crookes a représenté cette expérience par un dessin dans son Mémoire sur ce sujet. On voit le médium tenant d’une main l’accordéon dans une cage, et cet accordéon joue seul. (Nous exposerons ce fait plus loin.)

J’ai essayé l’expérience d’une autre façon, en tenant l’accordéon moi-même et sans qu’il fût touché par le médium. Les faits dont nous venions d’être témoins, obtenus tandis qu’Eusapia avait les mains sûrement tenues, me donnaient l’espérance de réussir, d’autant plus que nous avions cru voir des mains fluidiques en œuvre.

Je prends donc un petit accordéon, tout neuf, acheté la veille dans un bazar, et m’approchant de la table et restant debout, je tiens l’accordéon par une extrémité, appuyant deux doigts sur deux touches, de façon à laisser passer l’air dans le cas où l’instrument serait mis en marche.

Celui-ci se trouve, de la sorte, verticalement suspendu par ma main droite allongée à la hauteur de ma tête, jusqu’au dessus de la tête du médium. On s’assure que les mains de celui-ci sont toujours parfaitement tenues, et que la chaîne est bien conservée. Après une courte attente, de cinq à six secondes, je sens l’accordéon tiré par son extrémité libre et ensuite repoussé, plusieurs fois consécutivement, et en même temps on entend sa musique. Il n’y a pas le moindre doute qu’une main une pince, que sais-je, tient le bout inférieur de l’instrument. Je sens, du reste, fort bien la résistance de cet organe préhensif. Toute possibilité de fraude est éliminée, car l’instrument est fort au-dessus de la tête d’Eusapia, dont les mains sont bien tenues, et je vois assez distinctement le gonflement du rideau jusqu’à l’instrument. L’accordéon continue de se faire entendre, et, pour moi, est si fortement tenu, que je dis à la force invisible : « Eh bien ! puisque vous le tenez si bien, gardez-le ! » Je retire ma main et l’instrument reste collé au rideau. On ne l’entend plus. Que devient-il ? Je propose d’allumer une bougie pour chercher ce qu’il est devenu. On est d’avis que puisque les choses marchent si bien, il est préférable de ne rien changer au milieu ambiant. Tandis que nous discutons, l’accordéon se met à jouer, un petit air assez insignifiant d’ailleurs. Il faut pour cela qu’il soit tenu par deux mains. Au bout de quinze ou vingt secondes, il est apporté toujours jouant, vers le milieu de la table. La certitude de l’existence des mains est si complète, que je dis à l’inconnu : « Puisque vous teniez si bien l’accordéon, vous pouvez sans doute prendre ma main elle-même. » J’étends le bras à la hauteur de ma tête, plutôt un peu plus, le rideau se gonfle, et à travers le rideau, je sens une main, une main gauche assez forte, trois doigts et le pouce, qui me saisissent l’extrémité de la main droite.

Supposons, un instant, que l’accordéon ait pu être tiré par une main d’Eusapia, dégagée, élevée et abritée derrière le rideau. C’est une hypothèse assez naturelle. Les deux contrôleurs de droite et de gauche ont été floués par l’habileté du médium. Ce n’est pas impossible. Mais ensuite, pour que l’instrument ait joué, il faudrait que notre héroïne eût dégagé ses deux mains et laissé les deux contrôleurs aux prises avec leurs propres mains. C’est tout à fait invraisemblable.

À propos de l’existence d’une troisième main, d’une main fluidique créée momentanément, avec des muscles et des os, hypothèse tellement hardie que l’on ose à peine l’exprimer, voici ce que nous avons observé à la séance du 19 novembre.

M. Guillaume de Fontenay, avec lequel ont été faîtes en 1897 les expériences de Montfort-l’Amaury, dans la famille Blech, était venu tout exprès du centre de la France, avec un grand luxe d’appareils et de procédés nouveaux, pour essayer d’obtenir des photographies. Le médium en paraissait d’ailleurs enchanté, et vers le milieu de la soirée, nous dit : « Vous aurez ce soir quelque chose auquel vous ne vous attendez pas, qui n’a jamais été fait par aucun médium, et qui pourra être photographié comme un document inattaquable. » Il nous explique alors que je devrai élever ma main en l’air, en tenant solidement la sienne par le poignet, que M. Sardou, tenant sa main gauche, la gardera au-dessus de la table, telle qu’elle est, et qu’alors sur la photographie on verra sa troisième main, sa main fluidique, tenant le violon près de sa tête, à quelque distance de sa main droite et en arrière, contre le rideau.

On attend assez longtemps sans que rien se produise. Enfin, le médium s’agite, soupire, nous recommande de respirer fortement et de l’aider, et nous sentons, plus que nous ne le voyons, le déplacement du violon dans l’air, avec un léger bruit de cordes. Eusapia s’écrie : « Il est temps, faites la photographie, vite, n’attendez pas, feu ! » Mais l’appareil ne marche pas, le magnésium ne s’allume pas. Le médium s’impatiente, tient bon, crie qu’il ne peut pas tenir plus longtemps, nous réclamons tous la photographie à cor et à cri. Rien n’est fait. Dans l’obscurité, nécessaire pour que la plaque de l’appareil ouvert ne soit pas voilée, M. de Fontenay n’est pas parvenu à allumer le magnésium, et l’on entend le violon tomber à terre.

Le médium paraît épuisé, gémit, se lamente, et nous regrettons tous cet échec. Mais Eusapia déclare qu’elle peut recommencer et qu’on s’y prépare. En effet, au bout de cinq ou six minutes, le même phénomène se reproduit. M. de Fontenay fait éclater un pistolet au chlorate de potasse. La lumière est instantanée, mais faible. Elle permet de voir la main gauche d’Eusapia tenue sur la table par la main droite de M. Sardou, sa main droite tenue en l’air par ma main gauche, et, à trente centimètres environ en arrière, à la hauteur de la tête, le violon verticalement posé contre le rideau. Mais la photographie n’a rien donné.

Eusapia réclame un peu de lumière, « poco di luce ». On rallume la petite lampe, et la clarté est assez grande pour que l’on se voie distinctement les uns les autres, y compris les bras, la tête du médium, le rideau, etc. On fait la chaîne. Le rideau se gonfle fortement et M. Sardou est touché plusieurs fois par une main qui, à un certain moment, le pousse violemment par l’épaule, lui courbant la tête vers la table. Devant cette manifestation et ces sensations, nous avons de nouveau l’impression qu’il y a là une main, une main étrangère à celles du médium que nous tenons toujours soigneusement, et aux nôtres puisque nous faisons la chaîne. Il n’y a, du reste, personne près du rideau, qui se voit parfaitement. Je dis alors : Puisqu’il y a une main là, qu’elle me prenne ce violon comme avant-hier. Je prends le violon par le manche et le tends au rideau. Aussitôt, il est saisi et soulevé, puis tombe à terre. Je ne lâche pas un instant la main du médium. Je saisis cependant cette main de ma main droite, un instant, afin de ramasser, de ma main gauche, le violon tombé auprès de moi. Je sens alors, en approchant du plancher, un souffle très froid, sur ma main, mais rien autre chose. Je prends le violon et le pose sur la table, puis je reprends de ma main gauche la main du médium, et saisissant le violon de ma main droite, je le tends de nouveau au rideau. Mais Mme Brisson, particulièrement incrédule, me demande de le prendre elle-même. Elle le fait, le tend au rideau, et l’instrument lui est enlevé avec violence, malgré l’effort qu’elle fit pour le retenir. Tout le monde déclare avoir bien vu, cette fois.

Les mains du médium n’ont pas été lâchées un seul instant.

Cette expérience, faite dans ces conditions, en lumière suffisante, parait ne devoir laisser aucun doute sur l’existence d’une troisième main du médium, laquelle agit suivant la volonté de celui-ci. Et pourtant !...

En cette même soirée du 19 novembre, je demande que le violon, qui est tombé à terre, soit rapporté sur la table. Nous tenons toujours soigneusement les mains, M. Sardou la main gauche et moi la droite. Eusapia voulant me donner encore plus de sécurité, plus de certitude, me propose de lui prendre les deux mains, la droite telle que je la tiens, et son poignet gauche de ma main droite, sa main gauche étant toujours tenue par M. Sardou, le tout sur la table. On entend du bruit. Le violon est apporté passe au-dessus de nos mains ainsi entre-croisées, et est déposé au-delà, sur le milieu de la table. On allume une bougie et l’on constate la position de nos mains, qui n’ont pas bougé.

Quelque temps après ce phénomène, on a fait l’obscurité, et nous avons tous vu des feux follets briller dans le cabinet, visible par la séparation alors assez grande des deux rideaux. Pour ma part, j’en ai vu trois, le premier très brillant, les deux autres moins intenses. Ils ne vacillaient pas, ne bougeaient pas, et n’ont guère duré chacun qu’une seconde.

M. Antoniadi ayant fait la remarque qu’il n’était pas toujours sûr de tenir la main gauche, Eusapia me dit avec animosité : Puisqu’il n’est pas sûr, prenez-moi encore les deux mains vous-même. Je tenais déjà la droite, avec une certitude absolue. Je prends alors le poignet gauche de ma main droite, M. A... déclarant qu’il conservera les doigts. Dans cette position, les deux mains d’Eusapia étant ainsi tenues au-dessus de la table, un coussin, qui était à ma droite, sur la table, et y avait été jeté violemment quelques instants auparavant, est également saisi et jeté avec violence jusqu’au-dessus du canapé, frôlant mon front à gauche, et lancé en l’air. Les personnes qui sont à la table et font la chaîne, affirment qu’aucune des mains n’a quitté la chaîne.


Voici un autre fait relevé sur les notes de Mme Flammarion.

Nous nous trouvions dans une obscurité presque complète, la lampe, très éloignée d’Eusapia, n’étant allumée qu’en veilleuse. Eusapia était assise à la table d’expériences, entre MM. Brisson et Pallotti, qui lui tenaient les deux mains, et à peu près en face de cette lampe.

Assises, à quelques mètres de distance, l’une à côté de l’autre au milieu du salon, nous observions attentivement, Mme Brisson et moi, Eusapia qui nous faisait face, pendant que nous tournions le dos à la lumière, ce qui nous permettait, en somme, de distinguer suffisamment tout ce qui se passait devant nous.

Jusqu’au moment où le fait que je vais raconter s’est produit, Mme Brisson était restée à peu près aussi incrédule que moi à propos des phénomènes, et justement elle venait tout bas de m’exprimer ses regrets de n’avoir encore rien vu elle-même, lorsque tout à coup le rideau situé derrière Eusapia commence à s’agiter, et soudain se retire gracieusement en arrière, comme soulevé par une embrasse invisible, et qu’est-ce que je vois ? le petit guéridon à trois pieds, sautant avec entrain au-dessus du parquet, à la hauteur de trente centimètres environ, pendant que le tambour de basque tout doré sautillait à son tour et GAIEMENT à la même hauteur au-dessus de la table, en faisant bruyamment retentir ses grelots.

Stupéfaite, j’attire vivement à moi Mme Brisson, et lui montrant du doigt ce qui se passait : « Regardez », lui dis-je.

Et alors, guéridon et tambour de basque recommencent à l’unisson leur sauterie, l’un retombant avec force sur le plancher et l’autre sur la table. Mme Brisson et moi, nous ne pûmes nous empêcher d’éclater de rire, car, en vérité, c’était par trop drôle ! Un sylphe n’eût pas été plus amusant.

Or, Eusapia ne s’était pas retournée : on la voyait assise, avec ses mains devant elle, tenues par les deux contrôleurs. Lors même qu’elle les aurait libérées toutes les deux, elle n’aurait pu prendre le guéridon et le tambour de basque qu’en se retournant, et ces dames les voyaient sauter tout seuls.

Je fais remarquer à Eusapia qu’elle doit être extrêmement fatiguée, que la séance dure depuis plus de deux heures et a donné des résultats extraordinaires, et qu’il serait temps de la terminer. Elle répond qu’elle désire la continuer encore un peu et qu’on aura de nouveaux phénomènes. Nous acceptons avec plaisir, et nous attendons.

Alors, elle couche sa tête sur mon épaule, me prend le bras droit tout entier y compris la main, et mettant ma jambe entre ses jambes, et mes pieds entre ses pieds, elle me serre très fortement. Elle se met alors à frotter le tapis en entraînant mes pieds avec les siens et en me serrant plus violemment encore ; puis elle s’écrie : « Spetta ! spetta ! » (regardez ! Regardez !) ; ensuite : « Vieni ! vieni ! » Elle a invité M. Pallotti à se placer derrière sa femme, et à attendre ce qui se produirait.

Il faut ajouter que tous les deux demandaient, instamment, depuis quelques minutes, de voir et d’embrasser leur fille, comme ils l’avaient fait à Rome.

Après un nouvel effort nerveux d’Eusapia et une sorte de convulsion accompagnée de gémissements, de plaintes et de cris, un grand mouvement se manifeste dans le rideau ; je vois s’abaisser plusieurs fois devant moi une petite tête de jeune fille, au front bombé, avec de longs cheveux, qui s’abaisse trois fois et dessine son profil en noir devant la fenêtre. Un instant après, nous entendons M. et Mme Pallotti, qui couvrent de baisers un être alors invisible pour nous en lui disant avec amour : « Rosa, Rosa, ma chérie, ma Rosalie », etc., etc. Ils affirment avoir senti entre leurs mains, le visage et la chevelure de leur fille.

Mon impression a été qu’il y avait vraiment là un être fluidique. Je ne l’ai pas touché. La douleur, à la fois ravivée et consolée, des parents, m’a paru si respectable que je ne me suis pas approché d’eux. Mais, j’ai cru, néanmoins, à une illusion de leur sentiment, quant à l’identité du fantôme.

J’arrive maintenant au fait le plus étrange encore, le plus incompréhensible, le plus incroyable de toutes nos séances.

Le 21 novembre, M. Jules Bois présente un livre devant le rideau, et à la hauteur de la tête d’un homme debout. Le salon est vaguement éclairé par une petite lampe, avec abat-jour, assez éloignée. On voit distinctement les objets.

Une main invisible située derrière le rideau saisit ce livre.

Puis tous les observateurs le voient disparaître, comme s’il était passé à travers le rideau. On ne le voit pas tomber devant.

C’était un in-octavo, assez mince, relié en rouge que je venais de prendre dans ma bibliothèque.

Or, Mme Flammarion, à peu près aussi sceptique que M. Baschet sur ces phénomènes, s’était glissée contre la fenêtre derrière le rideau, pour observer attentivement ce qui se passait : elle espérait surprendre un mouvement du bras du médium et le démasquer, malgré ses devoirs de maîtresse de maison.

Elle voyait très bien la tête d’Eusapia, immobile devant la glace réfléchissant la lumière.

Tout à coup, le livre lui est apparu ayant traversé le rideau, tenu en l’air, sans mains, ni bras, pendant une ou deux secondes ; puis elle le vit tomber. Elle s’écrie : « Oh ! le livre, qui vient de traverser le rideau ! » Et, brusquement, toute pâle et stupéfaite, elle se rejette en arrière, au milieu des observateurs.

Tout ce côté du rideau était bien visible, parce que le rideau de gauche avait été détaché de sa baguette dans sa partie gauche, par le poids d’une personne qui s’était assise sur le canapé où posait par hasard le bas du rideau, et qu’une grande ouverture se trouvait devant la glace occupant tout le mur de fond du salon, glace qui réfléchissait la lumière de la petite lampe.

Si un pareil fait était réel, nous serions forcés d’admettre que le livre a traversé le rideau, sans aucune ouverture, car le tissu est parfaitement intact, et l’on ne peut supposer, un seul instant, qu’il ait passé à côté, le livre ayant été présenté vers le milieu, c’est-à-dire à soixante centimètres environ de chaque extrémité du rideau, lequel mesure 1m25 de largeur.

Cependant ce livre a été vu par Mme Flammarion, qui regardait derrière le rideau, et a disparu pour les personnes qui étaient devant, notamment M. Baschet, M. Brisson, M. J. Bois, Mme Fourton et moi. On ne s’y attendait en aucune façon, on en a été stupéfait, on s’est demandé ce qu’était devenu le livre, et il a paru tomber derrière l’étoffe.

Hallucination collective ?... Nous étions tous de sang-froid.

Et si Eusapia avait su glisser adroitement sa main et saisir le livre à travers le rideau, on n’aurait pas vu la forme nette du livre, mais un gonflement du rideau.

Quelle valeur n’aurait pas l’observation de cet objet traversant un rideau, si l’on était sûr de l’absolue honnêteté du médium, si, par exemple, ce médium était un homme de science, un physicien, un chimiste, un astronome, dont l’intégrité scientifique soit au-dessus de tout soupçon ? Le seul fait de la possibilité d’une fraude diminue des quatre-vingt dix-neuf centièmes la valeur de l’observation et oblige à la voir cent fois avant d’en être sûr. Les conditions de la certitude devraient être comprises de tous les chercheurs, et il est surprenant d’entendre des personnes intelligentes s’étonner de nos doutes et de la stricte obligation scientifique de ces conditions. Pour être sûr de pareilles énormités, il faut en être cent fois sûr, ne pas les avoir vues une fois, mais cent fois, comme, par exemple, les lévitations.

Il nous paraît impossible que la matière puisse traverser de la matière. Vous placez, par exemple, une pierre sur une serviette. Si l’on vous dit qu’on l’a retrouvée au-dessous, sans aucune solution de continuité du tissu, vous n’y croirez pas.

Cependant, je prends un morceau de glace d’un kilogramme ; je le pose sur la serviette ; je place le tout sur un châssis, dans un four ; le morceau de glace fond, traverse la serviette et tombe goutte à goutte sur un plateau ; je rapporte le tout dans une glacière, l’eau fondue se congèle de nouveau : le morceau de glace d’un kilogramme a traversé la serviette.

C’est bien simple, pense-t-on. Oui, c’est simple parce que c’est expliqué.

Assurément, ce n’est pas le cas du livre. Mais enfin, c’est la matière traversant la matière, à la suite d’une transformation de son état physique.

Nous pourrions chercher des explications, invoquer l’hypothèse de la quatrième dimension, discuter la géométrie non euclidienne. Il me paraît plus simple de penser que, d’une part, ces observations ne sont pas encore suffisantes pour une affirmation absolue, et que, d’autre part, notre ignorance sur toutes choses est formidable et nous interdit de rien nier.

Les phénomènes dont nous nous entretenons ici sont si extraordinaires que l’on est porté à en douter, lors même que l’on est assuré de les voir. Ainsi, par exemple, j’ai pris note que M. René Baschet, mon érudit ami, Directeur actuel de l’Illustration, nous a affirmé à tous, pendant la séance, et après, avoir vu, de ses yeux vu, au-dessous de la table, une tête donnant l’impression d’une jeune fille d’une douzaine d’années, portée sur un buste, qui s’est abaissée verticalement pendant qu’il la regardait, et a disparu. Affirmation faite le 21, répétée le 22, au théâtre où nous nous sommes rencontrés, et le 25 de nouveau à la maison. Quelque temps après, M. Baschet était convaincu de s’être trompé, d’avoir été dupe d’une illusion. C’est d’ailleurs possible. Je regardais en même temps, ainsi que d’autres personnes, et nous n’avons rien pu distinguer.

Il est donc très humain, lorsqu’on pense, quelques jours plus tard, à ces bizarreries, que l’on doute de soi-même.

Mais il y a des partis pris moins explicables.

Ainsi, par exemple, à la séance du 28 novembre, un ingénieur distingué, M. L..., s’est refusé absolument à admettre le soulèvement de la table, malgré l’évidence, dont on va juger. Voici une note que je détache de mes procès-verbaux :

M. L. m’affirme que le médium a soulevé la table avec ses pieds, en appuyant les mains au-dessus. Je prie Eusapia de retirer ses pieds sous sa chaise. La table se soulève.

Après ce second soulèvement. M. L. déclare qu’il n’est pas satisfait, quoique aucun des pieds du médium ne soit sous l’un des pieds de la table, et qu’il faut recommencer l’expérience sans que les jambes touchent en aucun point. Le médium propose alors qu’on attache ses jambes à celles de M. L. Un troisième soulèvement a lieu, après que la jambe gauche incriminée du médium a été liée à la jambe droite de M. L.

Celui-ci déclare alors que les hypothèses qu’il avait faites pour expliquer le phénomène sont nulles et non avenues, mais qu’il doit tout de même y avoir un truc, parce qu’il ne croit pas au surnaturel.

Moi non plus, je ne crois pas au surnaturel. Et pourtant il n’y a pas de truc.

Cette manière de raisonner, assez générale, ne me semble pas scientifique. C’est prétendre que nous connaissons les limites du possible et de l’impossible.

Ceux qui niaient le mouvement de la Terre ne raisonnaient pas autrement. Ce qui est contraire au bon sens n’est pas impossible. Le bon sens, c’est l’état moyen du savoir populaire, c’est-à-dire de l’ignorance générale.

Un homme au courant de l’histoire des sciences et qui raisonne tranquillement, ne peut pas arriver à comprendre l’ostracisme de certains négateurs contre les phénomènes inexpliqués. « C’est impossible », pensent-ils. Ce fameux bon sens dont on se nargue n’est pourtant, disons-nous, que l’opinion vulgaire commune qui accepte les faits habituels, sans les comprendre d’ailleurs, et qui varie avec le temps. Quel homme de bon sens aurait admis autrefois que l’on pourrait un jour photographier le squelette d’un être vivant, ou emmagasiner la voix dans un phonographe, ou déterminer la composition chimique d’un astre inaccessible ? Quelle était la science il y a cent ans, deux cents ans, trois cents ans ? Voyez l’astronomie il y a cinq cents ans... et la physiologie... et la médecine... et la physique... et la chimie. Dans cinq cents ans, dans mille ans, dans deux mille ans, que seront ces sciences ? Et dans cent mille ans ? Oui, dans cent mille ans, quelle sera l’intelligence humaine ? Notre état actuel sera à celui-là ce qu’est le savoir d’un chien à celui d’un homme cultivé, c’est-à-dire sans comparaison possible.

Nous sourions aujourd’hui de la science des savants du temps de Copernic, de Christophe Colomb et d’Ambroise Paré, et nous ne pensons pas que dans quelques siècles les savants nous jugeront de la même façon. Il y a des propriétés de la matière qui nous restent encore complètement cachées, et l’être humain est doué de facultés encore inconnues de nous. Nous n’avançons que bien lentement dans la connaissance des choses.

Les critiques ne font pas toujours preuve d’une logique bien serrée.

Vous leur parlez de faits constatés par des centaines de témoins. Ils impliquent la valeur du témoignage populaire et déclarent que ces gens incultes, ces petits commerçants, ces industriels, ces ouvriers, ces paysans, sont incapables d’observer avec quelque certitude.

Quelques jours après, vous citez des savants, des hommes dont la compétence a été affirmée dans les sciences d’observation, qui se portent garants des mêmes faits, et vous les entendez vous répondre que ces savants sont compétents dans leur ordre de travail habituel, mais pas à côté.

Et de la sorte, tous les témoignages sont récusés. On déclare que la chose n’étant pas possible, ne peut pas avoir été observée.

Assurément il y a beaucoup à discuter dans l’analyse du témoignage humain. Mais si nous supprimons tout, qu’est-ce qui nous reste ?

Notre ignorance native.

Mais vraiment, on rencontre des négateurs qui sont sûrs de tout et qui imposent leurs aphorismes avec l’autorité d’un tsar édictant quelque oukase.

De ces diverses expériences avec Eusapia Paladino, y compris celles relatées aux lettres première et deuxième, résulte l’impression que les phénomènes observés sont, en grande partie, réels, irrécusables ; qu’un certain nombre peuvent être produits par la fraude ; mais qu’en fait le sujet est extrêmement complexe. De plus, certains mouvements sont simplement d’ordre physique, tandis que d’autres sont à la fois et d’ordre physique et d’ordre psychique. Toute cette étude est incomparablement plus compliquée qu’on ne l’a, en général, estimé jusqu’ici. Nous allons passer sommairement en revue les autres expériences faîtes par le même médium, et nous consacrerons ensuite un chapitre spécial à l’examen des fraudes et des mystifications.

Voyons donc, d’abord, les autres expériences d’Eusapia, et détachons-en ce qu’elles peuvent également nous apprendre.


Autres expériences d’Eusapia Paladino

Le médium dont nous venons d’exposer un certain nombre d’expériences a été l’objet d’une longue série d’observations par d’éminents et attentifs expérimentateurs. Ses facultés sont, en effet, exceptionnelles, et lorsqu’on étudie avec Eusapia, la comparaison avec les cas ordinaires fait songer à la différence qui distingue une excellente machine électrique, actionnée en de bonnes conditions atmosphériques, d’une mauvaise employée par un temps de pluie. On observe plus ainsi en une heure qu’en une multitude d’essais défectueux avec d’autres médiums.

Notre étude de ces forces inconnues avancera rapidement si, au lieu de nous borner aux résultats obtenus en un ou deux groupes, comme ceux qui précèdent, nous examinons l’ensemble des observations faites avec ce médium. On les comparera aux précédentes ; on jugera, on appréciera.

Les documents qui vont suivre sont empruntés surtout aux Annales des sciences psychiques et au précieux recueil de M. Albert de Rochas sur l’Extériorisation de la Motricité.

Quelques mots d’abord sur les débuts d’Eusapia dans la carrière médiumnique.

Le professeur Chiaïa, de Naples, auquel je suis redevable moi-même d’avoir pu recevoir Eusapia chez moi pour les expériences rapportées plus haut, a le premier mis ses facultés en évidence. Il a d’abord publié, le 9 août 1888, dans un journal de Rome, la lettre suivante adressée au professeur Lombroso :

Monsieur,


Dans votre article : Influence de la civilisation sur le Génie, parmi d’incontestables beautés de style et de logique, j’ai vu une phrase très heureuse qui me semble la synthèse du mouvement scientifique (à partir du moment où l’homme inventa ce casse-tête nommé alphabet) jusqu’à notre époque. Cette phrase, la voici :

« Chaque siècle est prématuré pour les découvertes qu’il ne voit pas naître, parce qu’il ne s’aperçoit pas de sa propre incapacité et des moyens qui lui manquent pour faire les autres découvertes. La répétition d’une même manifestation, en s’imprimant sur les cerveaux, prépare les esprits et les rend de moins en moins incapables de découvrir les lois auxquelles cette manifestation est soumise. Quinze ou vingt ans suffisent pour faire admirer par tout le monde une découverte traitée de folie au moment où elle fut faite ; maintenant encore, les sociétés académiques rient de l’hypnotisme et de l’homéopathie : qui sait si mes amis et moi, qui rions du spiritisme, nous ne sommes pas dans l’erreur, précisément comme le sont les hypnotisés ? Grâce à l’illusion qui nous entoure, nous sommes peut-être incapables de reconnaître que nous nous trompons ; et comme beaucoup d’aliénés, nous plaçant à l’opposé du vrai, nous rions de ceux qui ne sont pas avec nous. »

Frappé de cette phrase si spirituelle et que je trouve par hasard appropriée à un certain fait dont je m’occupe depuis quelque temps, je la recueille avec joie, sans retard, sans commentaire qui en change le sens ; et, me conformant aux règles d’une parfaite chevalerie, je m’en sers comme d’une provocation.

Les conséquences de ce défi ne seront ni dangereuses, ni sanglantes ; nous combattrons loyalement, et, quels que puissent être les résultats de la rencontre, que je succombe ou que je fasse fléchir la partie adverse, ce sera toujours d’une manière bienveillante ; l’issue amènera l’amendement d’un des deux adversaires, et sera, de toute façon, utile à la grande cause de la vérité.

On parle beaucoup maintenant d’une maladie particulière que l’on rencontre dans l’organisme humain ; on la constate tous les jours, mais on en ignore la cause et l’on ne sait quel nom lui donner.

À son sujet, on réclame instamment l’examen de la science contemporaine ; mais celle-ci, pour toute réponse, s’en moque avec le rire ironique de Pyrrhon, précisément parce que, comme on l’a dit, le siècle n’est pas prêt.

Mais l’auteur de la phrase que j’ai citée plus haut ne l’a certainement pas écrite pour le seul plaisir de l’écrire ; il me semble, au contraire, qu’il ne sourira pas dédaigneusement si on l’invite à observer un cas particulier, digne d’attirer l’attention et d’occuper sérieusement l’esprit d’un Lombroso.

Je veux parler ici d’une malade qui appartient à la classe la plus humble de la société ; elle est âgée de trente ans à peu près, et elle est très ignorante ; son regard n’est ni fascinateur, ni doué de cette force que les criminalistes modernes nomment irrésistible, mais elle peut, par des phénomènes surprenants, divertir pendant une heure un groupe de curieux.

Attachée sur un siège ou tenue fortement par les mains des curieux, elle attire les meubles qui l’entourent, les soulève, les tient élevés en l’air comme le cercueil de Mahomet, et les fait redescendre avec des mouvements ondulatoires, comme s’ils obéissaient à une volonté étrangère ; elle augmente leur poids ou les rend plus légers, selon son bon plaisir ; elle frappe, martèle les murs, le plafond, le plancher avec rythme et cadence, en répondant aux demandes des assistants ; des lueurs semblables à celles de l’électricité jaillissent de son corps, l’enveloppent ou entourent les assistants de ces scènes merveilleuses : elle dessine tout ce qu’on veut sur les cartes qu’on lui présente, chiffres, signatures, nombres, phrases, en étendant seulement la main vers l’endroit indiqué ; si l’on place dans un coin de la chambre un vase avec une couche d’argile molle, on trouve, après quelques instants, l’empreinte d’une petite ou d’une grande main, l’empreinte d’un visage, vu de face ou de profil, de laquelle on peut ensuite tirer un masque en plâtre ; on a conservé de cette façon les portraits d’un visage vu en différentes situations, et ceux qui le désirent peuvent ainsi faire de sérieuses et importantes études22.


Pl. VII. — Empreintes produites par un soi-disant Esprit.


Cette femme s’élève en l’air, quels que soient les liens qui la retiennent ; elle reste ainsi, paraissant couchée dans le vide, contrairement à toutes les lois de la gravité ; elle fait résonner les instruments de musique : orgues, cloches, tambours, comme s’ils étaient touchés par des mains ou agités par le souffle de gnomes invisibles.

Vous nommerez cela un cas particulier d’hypnotisme ; vous direz que cette malade est un fakir en jupon, que vous l’enfermeriez dans un hôpital... Je vous en prie, éminent professeur, ne déplacez pas la question. L’hypnotisme, on le sait, ne cause que l’illusion d’un moment ; après la séance tout reprend sa forme primitive. Mais ici le cas est différent ; pendant les jours qui suivent ces scènes merveilleuses, il reste des traces, des documents dignes de considération.

Que pensez-vous de cela ?

Mais permettez-moi de continuer. Cette femme, en certaines occasions, peut grandir de plus de dix centimètres ; elle est comme une poupée de gutta-percha, comme un automate d’un nouveau genre ; elle prend des formes bizarres ; combien de jambes et de bras a-t-elle ? nous n’en savons rien.

Tandis que ses membres sont retenus par les assistants les plus incrédules, nous en voyons paraître d’autres, sans savoir d’où ils sortent. Les chaussures sont trop petites pour renfermer ses pieds ensorcelés, et cette circonstance particulière laisse soupçonner l’intervention d’un pouvoir mystérieux.

Ne riez pas quand je dis : laisse soupçonner. Je n’affirme rien ; vous aurez le temps de rire tout à l’heure.

Quand cette femme est liée, on voit paraître un troisième bras, et nul ne sait d’où il vient ; il commence une longue suite de taquineries plaisantes, il ôte les bonnets, les montres, l’argent, les bagues, les épingles, et les rapporte avec une grande adresse, une joyeuse familiarité ; il prend les habits, les gilets, tire les bottes, brosse les chapeaux et les remet à ceux auxquels ils appartiennent, frise et caresse les moustaches, et donne, à l’occasion, quelques coups de poing, parce qu’il a aussi ses mouvements de mauvaise humeur.

C’est toujours une main grossière et calleuse (on a remarqué que celle de la sorcière est petite) ; elle a de grands ongles ; elle est humide et passe de la chaleur naturelle au froid glacial du cadavre qui fait frissonner ; elle se laisse prendre, serrer, observer, et finit par s’élever, restant suspendue en l’air comme si le poignet était coupé ; elle ressemble ainsi à ces mains de bois qui servent d’enseigne aux boutiques des marchands de gants.

Je vous jure que je sors avec un esprit fort calme de l’antre de Circé ; délivré de ses enchantements, je passe en revue toutes mes impressions et je finis par ne pas croire en moi-même, quoique le témoignage de mes sens me confirme que je n’ai pas été le jouet d’une erreur ou d’une illusion.

On ne peut attribuer à la prestidigitation toutes ces manœuvres extraordinaires. On doit être en garde contre toute supercherie, faire une perquisition scrupuleuse afin d’empêcher le mensonge ou la fraude. Mais les faits ne répondent pas toujours à l’attention inquiète des assistants ; et ceci est encore un mystère à expliquer, qui prouve que l’individu qui opère n’est pas le seul arbitre de ces merveilles. Sans doute, il possède l’exclusive faculté de ces actes prodigieux, mais ils ne peuvent se produire qu’avec le concours d’un agent ignoré, deus ex machina.

De tout cela résultent la grande difficulté d’étudier le fond de cette stupéfiante charlatanerie et la nécessité de faire une série d’expériences pour en rassembler un certain nombre capables d’éclairer les dupes et de vaincre l’opiniâtreté des querelleurs.

Or, voici ma provocation. Si vous n’avez pas écrit la phrase citée plus haut pour le seul plaisir de l’écrire, si vous avez véritablement l’amour de la Science, si vous êtes sans préjugés, vous, le premier aliéniste de l’Italie, ayez l’obligeance de venir sur le terrain, et soyez persuadé que vous allez vous mesurer avec un galant homme.

Quand vous pourrez prendre une semaine de congé, laissez vos chères études, et, au lieu d’aller à la campagne, désignez-moi un endroit où nous puissions nous rencontrer : choisissez le moment vous-même.

Vous aurez une chambre où vous entrerez seul avant l’expérience ; là, vous placerez les meubles et tous les objets comme vous voudrez ; vous fermerez la porte à clef. Je crois inutile de vous présenter la dame dans le costume adopté au paradis terrestre, parce que cette nouvelle Ève est incapable de prendre sa revanche sur le serpent et de séduire.

Quatre messieurs nous assisteront, comme il convient en toutes rencontres chevaleresques : vous en choisirez deux, et j’amènerai les deux autres.

Jamais de meilleures conditions n’ont pu être réunies par les Chevaliers de la Table ronde. Il est évident que si l’expérience ne réussit pas, je n’en saurai accuser que les rigueurs du destin ; vous me jugerez seulement comme un halluciné qui souhaite d’être guéri de ses extravagances. Mais si le succès couronne nos efforts, votre loyauté vous imposera le devoir d’écrire un article, dans lequel, sans circonlocutions, réticences, ni malentendu, vous attesterez la réalité des mystérieux phénomènes et promettrez d’en rechercher les causes.

Si vous refusez cette rencontre, expliquez-moi cette phrase : le siècle n’est pas prêt. Sans doute cela peut s’appliquer aux intelligences vulgaires, mais non à un Lombroso, auquel s’adresse ce conseil du Dante : Avec la vérité, l’honneur doit fermer les lèvres du mensonge.

Votre tout dévoué et respectueux,
Professeur CHIAÏA.

M. Lombroso n’accepta pas immédiatement cet éloquent et spirituel défi. Nous verrons cependant tout à l’heure le savant professeur en expérimentation. En attendant, voici ce que M. de Rochas nous apprend de la jeunesse d’Eusapia.

Les premières manifestations médiumniques coïncidèrent avec l’âge de la puberté, vers 13 ou 14 ans ; c’est là une concordance qui se retrouve dans presque tous les cas où l’on a observé la singulière propriété de la production des mouvements à distance.

À cette époque de sa vie, on remarqua que les séances spirites auxquelles on la conviait réussissaient beaucoup mieux quand elle s’asseyait à la table. Mais elles la fatiguaient et l’ennuyaient, et elle s’abstint d’y prendre part pendant huit ou neuf ans.

Ce n’est que dans sa 22e ou 23e année que commença la culture spirite d’Eusapia, dirigée par un spirite fervent, M. Damiani. C’est alors qu’apparut la personnalité de John King, qui s’empare d’elle quand elle est à l’état de transe23. Ce John King dit être le frère de Katie King de Crookes, et avoir été le père d’Eusapia dans une autre existence. C’est John qui parle quand Eusapia est en transe ; il parle d’elle en l’appelant « ma fille » et donne des conseils sur la manière dont il faut la soigner. M. Ochorowicz pense que ce John est une personnalité créée dans l’esprit d’Eusapia par la réunion d’un certain nombre d’impressions recueillies dans les différents milieux auxquels sa vie a été mêlée. Ce serait à peu près la même explication que pour les personnalités suggérées par les hypnotistes, et pour les variations de personnalité observées par MM. Azam, Bourru, Burot, etc.

On a cru remarquer qu’Eusapia se préparait, consciemment ou inconsciemment, à la séance, en ralentissant sa respiration, qui reste régulière ; en même temps, le pouls s’élève graduellement de 88 à 120 pulsations par minute et devient extrêmement vigoureux. Est-ce une pratique analogue à celle qu’emploient les fakirs de l’Inde, ou un simple effet de l’émotion, qu’éprouve, avant chaque séance, Eusapia — qui tient énormément à convaincre les assistants et n’est jamais sûre de la production des phénomènes ?

On n’endort pas Eusapia ; elle entre d’elle-même en transe quand elle fait partie de la chaîne des mains.

Elle commence à soupirer très profondément, puis elle éprouve des bâillements, elle a le hoquet. Le visage passe ensuite par une série d’expressions différentes. Tantôt il prend une expression démoniaque accompagnée d’un rire saccadé tout à fait semblable à celui que Gounod donne à Méphistophélès dans l’opéra de Faust et qui précède presque toujours un phénomène important. Tantôt il rougit ; les yeux deviennent brillants, mouillés et largement ouverts ; le sourire et les mouvements caractérisent l’extase érotique ; elle appelle « mio caro », s’appuie sur l’épaule de son voisin, et cherche des caresses quand elle le croit sympathique. C’est alors que se produisent les phénomènes dont la réussite lui cause des frissons agréables, même voluptueux. Pendant ce temps, les jambes et les bras sont dans un état de forte tension, presque de raideur, ou bien éprouvent des contractions convulsives, parfois une trépidation, qui s’étend au corps entier.

À ces états de suractivité nerveuse succède une période de dépression caractérisée par la pâleur presque cadavérique du visage, qui souvent se couvre de sueur, et l’inertie presque complète des membres ; si on soulève sa main, elle retombe par son propre poids.

Pendant la transe, les yeux sont convulsés en haut, on n’en voit que le blanc. La présence d’esprit et la conscience générale est diminuée ou même abolie : pas de réponse ou réponse retardée sur les questions. Aussi le souvenir de ce qui s’est produit pendant les séances n’existe-t-il chez Eusapia que pour les états très voisins de son état normal et, par conséquent, ils ne sont généralement relatifs qu’à des phénomènes de peu d’intensité.

Souvent, pour aider aux manifestations, elle demande qu’on lui donne de la force en mettant une personne de plus à la chaîne. Il lui est arrivé plusieurs fois, d’appeler un assistant sympathique, de lui prendre les doigts et de les presser comme pour en extraire quelque chose, puis de les repousser brusquement, disant qu’elle avait assez de force.

À mesure que la transe s’accentue, la sensibilité à la lumière s’accroît. Une lumière subite lui cause de la difficulté de respiration, des battements de cœur, la sensation de la boule hystérique, l’irritation générale des nerfs, le mal de tête et des yeux, le tremblement du corps entier et les convulsions, excepté quand elle demande la lumière elle-même (ce qui lui arrive souvent quand il y a des constatations intéressantes à faire au sujet des objets déplacés), car alors son attention est trop fortement portée ailleurs.

Elle remue constamment pendant la période active des séances : on pourrait attribuer ces mouvements aux crises d’hystérie qui alors la secouent ; mais ils paraissent nécessaires à la production des phénomènes. Toutes les fois qu’un mouvement doit se produire à distance, elle le simule, soit avec ses mains, soit avec ses pieds, et en développant une force bien plus considérable que celle qui serait nécessaire pour produire le mouvement au contact.

Voici ce qu’elle raconte elle-même de ses impressions quand elle veut produire un mouvement à distance : Tout d’abord, elle désire ardemment exécuter le phénomène ; puis elle éprouve l’engourdissement et la chair de poule dans les doigts ; ces sensations croissent toujours ; et en même temps, elle sent dans la région inférieure de la colonne vertébrale comme un courant qui s’étend rapidement dans le bras jusqu’au coude, où il s’arrête doucement. C’est alors que le phénomène a lieu.

Pendant et après la lévitation des tables, elle éprouve de la douleur dans les genoux ; pendant et après d’autres phénomènes, dans les coudes et les bras entiers.

Ce fut seulement à la fin de février 1891 que le professeur Lombroso, dont la curiosité avait fini par être vivement excitée, se décida à venir examiner, à Naples, ce bizarre sujet d’expériences dont tout le monde parlait en Italie. Voici les comptes rendus publiés à cet égard par M. Ciolfi24.


Première séance.


On avait mis à notre disposition une vaste chambre choisie par ces messieurs au premier étage. M. Lombroso commença par examiner avec soin le médium, après quoi nous prîmes place autour d’une table à jeu, Mme Paladino à un bout ; à sa gauche, MM. Lombroso et Gigli ; moi, en face du médium, entre MM. Gigli et Vizioli ; venaient ensuite MM. Ascensi et Tamburini qui fermaient le cercle, ce dernier à la droite du médium en contact avec lui.

Des bougies sur un meuble, derrière Mme Paladino, éclairaient la pièce. MM. Tamburini et Lombroso tenaient chacun une main du médium ; leurs genoux touchaient les siens, loin des pieds de la table, et elle avait ses pieds sous les leurs.

Après une attente assez longue, la table se mit à se mouvoir, lentement d’abord, ce qu’explique le scepticisme, sinon l’esprit d’opposition déclarée de ceux qui composaient le cercle pour la première fois ; puis, peu à peu, les mouvements augmentèrent d’intensité.

M. Lombroso constata le soulèvement de la table, il évalua à cinq ou six kilogrammes la résistance à la pression qu’il eut à exercer avec les mains pour le faire cesser.

Ce phénomène d’un corps pesant qui se tient soulevé en l’air, en dehors de son centre de gravité, et résiste à une pression de cinq à six kilogrammes, surprit et étonna beaucoup les doctes assistants, qui l’attribuèrent à l’action d’une force magnétique inconnue.

À ma demande, des coups et des grattements se firent entendre dans la table ; de là nouvelle cause d’étonnement, qui amena ces Messieurs à réclamer d’eux-mêmes l’extinction des bougies pour constater si l’intensité des bruits augmenterait, comme on le disait. Tous restèrent assis et en contact.

Dans une obscurité qui n’empêchait pas la surveillance la plus attentive, on commença par entendre des coups violents sur le milieu de la table ; puis, une sonnette placée sur un guéridon, à un mètre à gauche du médium, — de sorte qu’elle se trouvait en arrière et à droite de M. Lombroso, — s’éleva en l’air, et sonna au-dessus de la tête des assistants, en décrivant un cercle autour de notre table, où elle finit par se poser.

Au milieu des expressions de stupeur profonde qu’arrachait ce phénomène inattendu, M. Lombroso manifesta le vif désir d’entendre et de constater une fois de plus ce fait extraordinaire. La clochette, alors, recommença à sonner, et refit le tour de la table, en la frappant à coups redoublés, à tel point que M. Ascensi, partagé entre l’étonnement et l’appréhension d’avoir les doigts brisés (la sonnette pesait bien trois cents grammes), s’empressa de se lever, et d’aller s’asseoir sur un sofa derrière moi.

Je ne manquai pas d’affirmer que nous avions affaire à une force intelligente, — ce qu’on persistait à nier, — et que, par suite, il n’y avait rien à craindre. M. Ascensi refusa, quand même, de reprendre place à la table.

Je fis alors observer que le cercle était rompu, puisqu’un des expérimentateurs continuait à s’en tenir à l’écart, et que, sous peine de ne plus pouvoir observer sérieusement les phénomènes, il fallait, du moins, qu’il gardât le silence et l’immobilité.

M. Ascensi voulut bien s’y engager.

La lumière éteinte, les expériences furent reprises. Tandis que, pour répondre au vœu unanime, la clochette reprenait ses tintements et ses mystérieux circuits aériens, M. Ascensi, — sur l’avis que lui en avait donné, à notre insu, M. Tamburini — alla, sans être aperçu, à cause de l’obscurité, se placer, debout, à la droite du médium, et, aussitôt, alluma, d’un seul coup, une allumette, si bien, — comme il l’a déclaré, — qu’il put voir la clochette, en vibration dans l’air, tomber brusquement sur un lit à deux mètres derrière Mme Paladino.

Je n’essaierai pas de vous peindre l’ébahissement des doctes assistants : un chassé-croisé de questions et de commentaires sur ce fait étrange en était l’expression la plus saisissante.

Après mes observations sur l’intervention de M. Ascensi, qui était de nature à troubler sérieusement l’organisme du médium, on refit l’obscurité pour continuer les expériences.

D’abord, ce fut une table de travail, petite, mais lourde, qui se mit en mouvement. Elle se trouvait à la gauche de Mme Eusapia, et c’était sur elle qu’était posée la sonnette au début de la séance. Ce petit meuble heurtait la chaise où était assis M. Lombroso, et essayait de se hisser sur notre table.

En présence de ce nouveau phénomène, M. Vizioli se fit remplacer à notre table par M. Ascensi, et alla se mettre debout, entre la table à ouvrage et Mme Eusapia, à laquelle il tournait le dos. Cela résulte de ses déclarations, car l’obscurité ne nous a pas permis de le voir. Il prit cette table à deux mains, et chercha à la retenir ; mais, en dépit de ses efforts, elle se dégagea et alla rouler au loin.

Point important à noter : bien que MM. Lombroso et Tamburini n’eussent pas un seul instant cessé de tenir les mains de Mme Paladino, le professeur Vizioli fit savoir qu’il se sentait pincer le dos. Une hilarité générale suivit cette déclaration.

M. Lombroso constata qu’il s’était senti enlever sa chaise, ce qui l’avait contraint à se tenir quelque temps debout, après quoi sa chaise avait été placée de façon à lui permettre de se rasseoir.

Il avait eu aussi les habits tirés. Puis, lui et M. Tamburini sentirent aux joues et aux doigts les attouchements d’une main invisible.

M. Lombroso, particulièrement frappé des deux faits relatifs à la table à ouvrage et à la sonnette, les a jugés assez importants pour renvoyer à mardi son départ de Naples, fixé d’abord à lundi.

Sur sa demande, je me suis engagé pour une nouvelle séance, lundi, à l’hôtel de Genève.


Deuxième séance.

À huit heures du soir, j’arrivai à l’hôtel de Genève accompagné du médium, Mme Eusapia Paladino.

Nous avons été reçus sous le péristyle par MM. Lombroso, Tamburini, Ascensi et plusieurs personnes qu’ils avaient invitées : les professeurs Gigli, Limoncelli, Vizioli, Bianchi, directeur de l’hospice d’aliénés de Sales, le docteur Penta, et un jeune neveu de M. Lombroso, qui habite Naples.

Après les présentations d’usage, on nous a priés de monter à l’étage le plus élevé de l’hôtel, où l’on nous a fait entrer dans une très grande pièce à alcôve.

On baissa les grands rideaux d’étoffe qui fermaient l’alcôve ; puis, derrière ces rideaux, à une distance de plus d’un mètre, mesurée par MM. Lombroso et Tamburini, on plaça, dans cette alcôve, un guéridon avec une soucoupe de porcelaine remplie de farine, dans l’espoir d’y obtenir des empreintes, une trompette de fer-blanc, du papier, une enveloppe cachetée contenant une feuille de papier blanc, pour voir si l’on n’y trouverait pas de l’écriture directe.

Après quoi, tous les assistants visitèrent minutieusement l’alcôve, afin de s’assurer qu’il ne s’y trouvait rien de préparé ou de suspect.

Mme Paladino s’assit à la table, à cinquante centimètres des rideaux de l’alcôve, leur tournant le dos ; puis, sur sa demande, elle eut le corps et les pieds liés à sa chaise, au moyen de bandes de toile, par trois des assistants, qui lui laissèrent uniquement la liberté des bras. Cela fait, on prit place à la table dans l’ordre suivant : à gauche de Mme Eusapia, M. Lombroso ; puis en suivant, MM. Vizioli, moi, le neveu de M. Lombroso, MM. Gigli, Limoncelli, Tamburini ; enfin le docteur Penta qui complétait le cercle et se trouvait à droite du médium.

MM. Ascensi et Bianchi refusèrent de faire partie du cercle et restèrent debout derrière MM. Tamburini et Penta.

Je laissai faire, certain que c’était là une combinaison préméditée pour redoubler de vigilance. Je me bornai à recommander que, tout en observant avec le plus grand soin, chacun se tint tranquille.

Les expériences commencèrent à la lumière de bougies en nombre suffisant pour que la pièce fût bien éclairée.

Après une longue attente, la table se mit en mouvement, lentement d’abord, puis avec plus d’énergie : toutefois, les mouvements restèrent intermittents, laborieux et beaucoup moins vigoureux qu’à la séance de samedi.

La table réclama spontanément par des battements de pied représentant les lettres de l’alphabet, que MM. Limoncelli et Penta prissent la place l’un de l’autre. Cette mutation opérée, la table indiqua de faire l’obscurité.

Un moment après, et avec plus de force cette fois, reprirent les mouvements de la table, au milieu de laquelle des coups violents se firent entendre. Une chaise, placée à la droite de M. Lombroso, tenta l’ascension de la table, puis se tint suspendue au bras du savant professeur. Tout d’un coup, les rideaux de l’alcôve s’agitèrent et furent projetés sur la table, de façon à envelopper M. Lombroso, qui en fut très ému, comme il l’a déclaré lui-même.

Tous ces phénomènes survenus à de longs intervalles, dans l’obscurité et au milieu du bruit des conversations, ne furent pas pris au sérieux : on voulut n’y voir que des effets du hasard, ou des plaisanteries de quelques-uns des assistants.

Pendant qu’on se tenait dans l’expectative, discutant sur la valeur des phénomènes, et le plus ou moins de cas à en faire, on entendit le bruit de la chute d’un objet. La lumière allumée, on trouva, à nos pieds, sous la table, la trompette qu’on avait placée sur le guéridon, dans l’alcôve, derrière les rideaux.

Ce fait, qui fit beaucoup rire MM. Bianchi et Ascensi, surprit les expérimentateurs, et eut pour conséquence de fixer davantage leur attention.

On refit l’obscurité, et, à de longs intervalles, à force d’insistance, on vit paraître et disparaître quelques lueurs fugitives. Ce phénomène impressionna MM. Bianchi et Ascensi, et mit un terme à leurs railleries incessantes, si bien qu’ils vinrent, à leur tour, prendre rang dans le cercle.

Au moment de l’apparition des lueurs, et même quelque temps après qu’elles eurent cessé de se montrer, MM. Limoncelli et Tamburini, à la droite du médium, dirent qu’ils étaient touchés, à divers endroits, par une main. Le jeune neveu de M. Lombroso, absolument sceptique, qui était venu s’asseoir à côté de M. Limoncelli, déclara qu’il sentait les attouchements d’une main de chair, et demanda avec insistance qui faisait cela. Il oubliait — à la fois sceptique et naïf — que toutes les personnes présentes, comme lui-même d’ailleurs, formaient la chaîne et se trouvaient en contact réciproque.

Il se faisait tard, et le peu d’homogénéité du cercle entravait les phénomènes. Dans ces conditions, je crus devoir lever la séance et faire rallumer les bougies.

Pendant que MM. Limoncelli et Vizioli prenaient congé, le médium encore assis et lié, nous tous, debout autour de la table, causant de nos phénomènes lumineux, comparant les effets rares et faibles, obtenus dans la soirée, avec ceux du samedi précédent, cherchant la raison de cette différence, nous entendîmes du bruit dans l’alcôve, nous vîmes les rideaux qui la fermaient agités fortement, et le guéridon qui se trouvait derrière eux s’avancer lentement vers Mme Paladino, toujours assise et liée.

À l’aspect de ce phénomène étrange, inattendu et en pleine lumière, ce fut une stupeur, un ébahissement général. M. Bianchi et le neveu de M. Lombroso se précipitèrent dans l’alcôve, avec l’idée qu’une personne cachée y produisait le mouvement des rideaux et du guéridon. Leur étonnement n’eut plus de bornes lorsqu’ils eurent constaté qu’il n’y avait personne, et que, sous leurs yeux, le guéridon continuait de glisser sur le parquet, dans la direction du médium.

Ce n’est pas tout : le professeur Lombroso fit remarquer que, sur le guéridon en mouvement, la soucoupe était retournée sens dessus-dessous, sans que, de la farine qu’elle contenait, il se fût échappé une parcelle ; et il ajouta qu’aucun prestidigitateur ne serait capable d’exécuter un pareil tour.

En présence de ces phénomènes survenus après la rupture du cercle, de façon à écarter toute hypothèse de courant magnétique, le professeur Bianchi, obéissant à l’amour de la vérité, avoua que c’était lui qui avait, par plaisanterie, combiné et exécuté la chute de la trompette, mais que ; devant de pareils faits, il ne pouvait plus nier, et allait se mettre à les étudier pour en rechercher les causes.

Le professeur Lombroso se plaignît du procédé, et fit observer à M. Bianchi qu’entre professeurs, réunis pour faire en commun des études et des recherches scientifiques, de semblables mystifications de la part d’un collègue tel que lui ne pouvaient que porter atteinte au respect dû à la science.

Le professeur Lombroso, en proie à la fois au doute et aux mêmes idées qui lui mettaient l’esprit à la torture, prit l’engagement d’assister à de nouvelles réunions, à son retour de Naples, l’été prochain.


M. Ciolfi ayant communiqué ces deux rapports à M. Lombroso, l’éminent professeur de Turin en confirma l’exactitude par la lettre suivante datée du 25 juin 1891 :

Cher Monsieur,

Les deux rapports que vous m’adressez sont de la plus complète exactitude. J’ajoute, qu’avant qu’on eût vu la soucoupe renversée, le médium avait annoncé qu’il saupoudrerait de farine le visage de ses voisins ; et tout porte à croire que telle était son intention, qu’il n’a pu réaliser, preuve nouvelle, selon moi, de la parfaite honnêteté de ce sujet jointe à son état de semi-inconscience.

Je suis tout confus et au regret d’avoir combattu, avec tant de persistance, la possibilité des faits dits spirites ; je dis, des faits, parce que je reste encore opposé à la théorie.

Veuillez saluer, en mon nom, M. E. Chiaïa, et faire examiner, si c’est possible, par M. Albini, le champ visuel et le fond de l’œil du médium, sur lesquels je désirerais me renseigner.

Votre bien dévoué,

C. LOMBROSO.

M. Lombroso ne tarda pas à publier lui-même ses expériences et ses réflexions dans un article des Annales des Sciences physiques (1892) qui se termine ainsi :

Aucun de ces faits (qu’il faut pourtant admettre parce qu’on ne peut nier des faits qu’on a vus) n’est de nature à faire supposer pour les expliquer un monde différent de celui admis par les neuro-pathologistes.

Avant tout, il ne faut pas perdre de vue que Mme Eusapia est névropathe, qu’elle reçut dans son enfance un coup au pariétal gauche, ayant produit un trou assez profond pour qu’on puisse y enfoncer le doigt, qu’elle resta ensuite sujette à des accès d’épilepsie, de catalepsie, d’hystérie, qui se produisent surtout pendant les phénomènes, qu’elle présente enfin une remarquable obtusité du tact.

Eh bien ! je ne vois rien d’inadmissible à ce que, chez les hystériques et les hypnotiques, l’excitation de certains centres, qui devient puissante par la paralysie de tous les autres et provoque alors une transposition et une transmission de forces physiques, puisse aussi amener une transformation en force lumineuse ou en force motrice. On comprend aussi comment la force que j’appellerai corticale ou cérébrale d’un médium peut, par exemple, soulever une table, tirer la barbe à quelqu’un, le battre, le caresser, etc.

Pendant la transposition des sens due à l’hypnotisme, quand, par exemple, le nez et le menton voient (et c’est un fait que j’ai observé de mes yeux), alors que pendant quelques instants tous les autres sens sont paralysés, le centre cortical de la vision, qui a son siège dans le cerveau, acquiert une telle énergie qu’il se substitue à l’œil. C’est ce que nous avons pu constater, Ottolenghi et moi, chez trois hypnotisés, en nous servant de la loupe et du prisme.

Les phénomènes observés s’expliqueraient, dans cette théorie, par une transformation des forces du médium. Mais continuons l’exposé des expériences.

Prenant en considération le témoignage du professeur Lombroso, plusieurs savants, MM. Schiaparelli, Directeur de l’Observatoire de Milan, Gerosa, professeur de physique, Ermacora, docteur en physique, Aksakof, conseiller d’État de l’empereur de Russie, Charles du Prel, docteur en philosophie de Munich, le docteur Richet, de Paris, le professeur Buffern, se réunirent, en octobre 1892, dans l’appartement de M. Finzi, à Milan, pour renouveler ces expériences. M. Lombroso assista à plusieurs. Il y en eut dix-sept.

Les expérimentateurs ont signé la déclaration suivante :

Les résultats obtenus n’ont pas toujours correspondu à notre attente. Non pas que nous n’ayons eu grande quantité de faits en apparence ou réellement importants et merveilleux, mais, dans la plupart des cas, nous n’avons pu appliquer les règles de l’art expérimental qui, dans d’autres champs d’observation, sont regardées comme nécessaires pour arriver à des résultats certains et incontestables.

La plus importante de ces règles consiste à changer l’un après l’autre les modes d’expérimentation, de façon à dégager la vraie cause, ou au moins les vraies conditions de tous les faits. Or, c’est précisément à ce point de vue que nos expériences nous semblent encore trop incomplètes.

Il est bien vrai que souvent le médium, pour prouver sa bonne foi, proposa spontanément de changer quelque particularité de l’une ou de l’autre expérience, et bien des fois prit lui-même l’initiative de ces changements. Mais cela se rapportait surtout à des circonstances indifférentes en apparence, d’après notre manière de voir. Les changements, au contraire, qui nous semblaient nécessaires pour mettre hors de doute le vrai caractère des résultats, ou ne furent pas acceptés comme possibles, ou aboutirent à des résultats incertains.

Nous ne nous croyons pas en droit d’expliquer ces faits à l’aide de ces suppositions injurieuses que beaucoup trouvent encore les plus simples et dont les journaux se sont faits les champions.

Nous pensons, au contraire, qu’il s’agit ici de phénomènes d’une nature inconnue, et nous avouons ne pas connaître les conditions nécessaires pour qu’ils se produisent. Vouloir fixer ces conditions de notre propre chef, serait donc aussi extravagant que de prétendre faire l’expérience du baromètre de Torricelli avec un tube fermé en bas, ou des expériences électrostatiques dans une atmosphère saturée d’humidité, ou encore de faire de la photographie en exposant la plaque sensible à la pleine lumière avant de la placer dans la chambre obscure. Mais pourtant, il n’en reste pas moins vrai que l’impossibilité de varier les expériences à notre guise a diminué la valeur et intérêt des résultats obtenus, en leur enlevant cette rigueur de démonstration qu’on est en droit d’exiger pour des faits de cette nature, ou plutôt à laquelle on doit aspirer.

Voici les principaux phénomènes observés.


Soulèvement de la table sur un côté.

En pleine lumière, nous avons laissé le médium seul à la table, les deux mains placées sur la face supérieure, et les manches relevées jusqu’aux coudes.

Nous nous sommes tenus debout à l’entour, et l’espace sur et sous la table était bien éclairé. Dans ces conditions, la table se souleva avec un angle de 20 à 40 degrés, et s’y maintint quelques minutes, pendant que le médium tenait les jambes étendues et frappait ses pieds l’un contre l’autre. En exerçant avec la main une pression sur le côté soulevé de la table, nous avons senti une résistance élastique considérable.

La table fut suspendue par un des petits côtés à un dynamomètre attaché par une corde ; celle-ci était fixée à une poutrelle supportée par deux armoires. Dans ces conditions, l’extrémité de la table étant soulevée de 15 centimètres, le dynamomètre marqua 33 kilogrammes. Le médium s’assit au même petit côté, avec les mains entièrement placées sur la table, à droite et à gauche du point d’attache du dynamomètre. Nos mains formaient la chaîne sur la table, sans pression : elles n’auraient pu, en aucun cas, agir que pour augmenter la pression exercée sur la table. On exprima le désir qu’au contraire la pression diminuât, et bientôt la table commença à se soulever du côté du dynamomètre, M. Gerosa, qui suivait les indications de l’appareil, annonça cette diminution, exprimée par les chiffres successifs : 3, 2, 1, 0 kilogrammes ; puis le soulèvement fut tel que le dynamomètre reposa horizontalement sur la table.

Alors, nous changeâmes les conditions en mettant les mains sous la table ; le médium en particulier les mit, non pas sous le bord, où il aurait pu atteindre la corniche et exercer une traction vers le bas, mais sous la corniche même qui joint les pieds, et touchant celle-ci non pas avec la paume, mais avec le dos de la main. Ainsi, toutes les mains n’auraient pu que diminuer la traction sur le dynamomètre. Sur le désir de voir cette traction augmenter, elle s’accrut, en effet, de 3 kil. 5 jusqu’à 5 kil. 6.

Pendant toutes ces expériences, chacun des pieds du médium est resté sous le pied du plus proche de ses voisins de droite et de gauche.


Soulèvement complet de la table.

Il était naturel de conclure que si la table, par une contradiction apparente avec les lois de la gravitation, pouvait se soulever en partie, elle pourrait aussi se soulever entièrement. C’est, en effet, ce qui eut lieu, et ce soulèvement, un des phénomènes les plus fréquents avec Eusapia, se prêta à un examen satisfaisant.

Il se produit habituellement dans les conditions suivantes : les personnes assises autour de la table y placent les mains et font la chaîne ; chaque main du médium est tenue par la main adjacente de ses deux voisins, chacun de ses pieds reste sous les pieds des voisins, qui pressent en outre ses genoux avec les leurs ; il est, comme d’habitude, assis à l’un des petits côtés, position la moins favorable pour un soulèvement mécanique. Au bout de quelques minutes, la table fait un mouvement de côté, se soulève soit à droite, soit à gauche, et tout entière enfin avec les quatre pieds en l’air, horizontalement (comme si elle flottait dans un liquide), ordinairement à une hauteur de 10 à 20 centimètres (exceptionnellement jusqu’à 60 ou 70 centimètres), puis retombe simultanément sur les quatre pieds.

Souvent elle se tient en l’air pendant plusieurs secondes et fait encore, en l’air, des mouvements ondulatoires, pendant lesquels on peut examiner complètement la position des pieds sous la table. Pendant le soulèvement, la main droite du médium quitte souvent la table, ainsi que celle de son voisin, et se tient en l’air au-dessus.

Pour mieux observer le fait en question, nous avons éliminé peu à peu les personnes placées à la table, ayant reconnu que la chaîne formée par plusieurs personnes n’était point nécessaire, ni pour ce phénomène ni pour les autres, et enfin nous n’en avons laissé qu’une seule avec le médium, placée à sa gauche ; cette personne mettait le pied sur les deux pieds d’Eusapia et une main sur ses genoux, et tenait de l’autre main la main gauche du médium, dont la droite était sur la table, en vue de tous, ou bien le médium la tenait en l’air pendant le soulèvement.

Comme la table restait en l’air pendant plusieurs secondes, il a été possible d’obtenir plusieurs photographies du phénomène. Trois appareils photographiques agissaient ensemble en différents points de la chambre, et la lumière était produite par une lampe de magnésium au moment opportun. On obtint vingt et une photographies, dont quelques-unes sont excellentes. Ainsi, sur l’une d’entre elles, on voit le professeur Bichet qui tient une main, les genoux et un pied du médium, dont le professeur Lombroso tenait l’autre main, et la table soulevée horizontalement, ce que l’on constate par l’intervalle compris entre l’extrémité de chaque pied et l’extrémité de l’ombre portée correspondante. (Voy. la pl. VIII.)

Dans toutes les expériences qui précèdent, nous attachâmes principalement notre attention à bien surveiller la position des mains et des pieds du médium, et, sous ce rapport, nous croyons pouvoir les dire à l’abri de toute objection.

Toutefois, par scrupule de sincérité, nous ne pouvons passer sous silence un fait auquel nous n’avons commencé à prêter attention que le soir du 5 octobre, mais qui probablement a dû se produire aussi dans les expériences précédentes. Il consiste en ceci que les quatre pieds de la table ne pouvaient être considérés comme parfaitement isolés pendant le soulèvement, parce que l’un d’eux au moins était en contact avec le bord inférieur de la robe du médium.

Ce soir-là, on remarqua qu’un peu avant le soulèvement, la jupe d’Eusapia, du côté gauche, se gonflait jusqu’à venir toucher le pied voisin de la table.

L’un de nous ayant été chargé d’empêcher ce contact, la table ne put se soulever comme les autres fois, et ceci n’eut lieu que quand l’observateur laissa intentionnellement se produire le contact, qui est manifeste dans les photographies prises de cette expérience, et aussi dans celles où le pied en question est visible en quelque façon à son extrémité inférieure. On remarqua qu’en même temps le médium avait la main appuyée sur la face supérieure de la table, et du même côté, de sorte que ce pied était sous son influence, tant dans la partie inférieure, au moyen de la robe, que dans la partie supérieure, au moyen de la main.

Maintenant, de quelle façon le contact d’une étoffe légère avec un pied de la table à son extrémité inférieure peut-il aider au soulèvement ? C’est ce que nous ne saurions dire. L’hypothèse que la robe peut cacher un appui solide, habilement introduit, pour servir de soutien momentané au pied de la table, est peu acceptable.

En effet, pour soutenir la table tout entière sur ce seul pied au moyen de l’action que peut produire une seule main sur la face supérieure de la table, cela exige que la main exerce sur la table une pression très forte dont nous ne pouvons supposer Eusapia capable, même pendant trois ou quatre secondes. Nous nous en sommes convaincus en faisant nous-mêmes l’épreuve avec la même table25.


Mouvements d’objets à distance, sans aucun contact avec une des personnes présentes.

a) Mouvements spontanés d’objets.

Ces phénomènes ont été observés à plusieurs reprises pendant nos séances ; fréquemment une chaise placée dans ce but non loin de la table, entre le médium et un de ses voisins, se mit en mouvement et quelquefois s’approcha de la table. Un exemple remarquable se produisit dans la seconde séance, toujours en pleine lumière : une lourde chaise (10 kilogr.), qui se trouvait à un mètre de la table et derrière le médium, s’approcha de M. Schiaparelli, qui était assis près du médium : il se leva pour la remettre en place, mais à peine s’était-il rassis que la chaise s’avança une seconde fois vers lui.

b) Mouvement de la table sans contact.

Il était désirable d’obtenir ce phénomène par voie d’expérience.

Pour cela, la table fut placée sur des roulettes, les pieds du médium furent surveillés, comme il a été dit, et tous les assistants firent la chaîne avec les mains, y compris celles du médium. Quand la table se mit en mouvement, nous soulevâmes tous les mains sans rompre la chaîne, et la table ainsi isolée fit plusieurs mouvements. Cette expérience fut renouvelée plusieurs fois.


Apports de différents objets, les mains du médium étant attachées à celles de ses voisins.

Pour nous assurer que nous n’étions pas victimes d’une duperie, nous attachâmes les mains du médium à celles de ses deux voisins par une ficelle, de telle sorte que les mouvements des quatre mains se contrôlassent réciproquement. La longueur de la corde entre les mains du médium était de 20 à 30 centimètres, et entre chacune des mains du médium et les mains de ses voisins, de 10 centimètres, espace ménagé afin que les mains des voisins pussent en outre tenir facilement celles du médium, pendant les mouvements convulsifs qui l’agitaient.

L’attache fut opérée de la façon suivante : autour de chaque poignet du médium on fit trois tours de ficelle, sans laisser de jeu, serrés presque au point de lui faire mal26, et ensuite on fit deux fois un nœud simple. Ceci fut fait pour que, si par quelque artifice la main avait pu se dégager de la ficelle, les trois tours se défissent aussitôt et que la main ne pût s’y replacer en reconstituant l’attache initiale.

Une sonnette fut placée sur une chaise, derrière le médium. On fit la chaîne, et les mains du médium furent en outre tenues comme d’habitude, ainsi que ses pieds. On fit l’obscurité, en exprimant le désir que la sonnette tintât immédiatement ; après quoi nous aurions détaché le médium. Immédiatement, nous entendîmes la chaise se mouvoir, décrire une courbe sur le sol, s’approcher de la table et bientôt se placer sur celle-ci. La sonnette tinta, puis fut projetée sur la table. Ayant fait brusquement la lumière, on constate que les nœuds étaient dans un ordre parfait. Il est clair que l’apport de la chaise n’a pu être produit par l’action des mains du médium.


Empreintes de doigts obtenues sur du papier enfumé.

Pour décider si nous avions affaire à une main humaine... ou à quelque autre procédé, nous fixâmes sur la table, du côté opposé à celui du médium, une feuille de papier noirci avec du noir de fumée, en exprimant le désir que la main y laissât une empreinte, que la main du médium restât propre, et que le noir de fumée fût transporté sur une de nos mains. Les mains du médium étaient tenues par celles de MM. Schiaparelli et Du Prel. On fit la chaîne et l’obscurité ; nous entendîmes alors une main frapper légèrement sur la table, et bientôt M. Du Prel annonça que sa main gauche, qu’il tenait sur la main droite de M. Finzi, avait senti des doigts qui la frottaient.

Ayant fait la lumière, nous trouvâmes sur le papier plusieurs empreintes de doigts, et le dos de la main de M. Du Prel teint de noir de fumée, dont les mains du médium, examinées immédiatement, ne portaient aucune trace. Cette expérience fut répétée trois fois. En insistant pour avoir une empreinte complète : sur une seconde feuille, on obtint cinq doigts, et sur une troisième l’empreinte d’une main gauche presque l’entière. Après cela, le dos de la main de M. Du Prel était complètement noirci, et les mains du médium parfaitement nettes.


Apparition de mains sur un fond légèrement éclairé.

Nous plaçâmes sur la table un carton enduit d’une substance phosphorescente (sulfure de calcium) et nous en plaçâmes d’autres sur les chaises en différents points de la chambre. Dans ces conditions, nous vîmes très bien le profil d’une main qui se posait sur le carton de la table ; et sur le fond formé par les autres cartons, on vit l’ombre de la main passer et repasser autour de nous.

Le soir du 21 septembre, l’un de nous vit à plusieurs reprises, non pas une, mais deux mains à la fois, se projeter sur la faible lumière d’une fenêtre, fermée seulement par des carreaux (au dehors il faisait nuit, mais ce n’était pas l’obscurité absolue). Ces mains s’agitaient rapidement, pas assez pourtant pour qu’on n’en pût distinguer nettement le profil. Elles étaient complètement opaques et se projetaient sur la fenêtre en silhouettes absolument noires.

Ces phénomènes d’apparition simultanée de deux mains sont très significatifs, parce qu’on ne peut les expliquer par l’hypothèse d’une supercherie du médium, qui n’aurait pu en aucune façon en rendre libre plus d’une seule, grâce à la surveillance de ses voisins. La même conclusion s’applique au battement des deux mains l’une contre l’autre, qui fut entendu plusieurs fois dans l’air.


Enlèvement du médium sur la table.

Nous plaçons parmi les faits les plus importants et les plus significatifs cet enlèvement, qui s’est effectué deux fois, le 28 septembre et le 3 octobre : le médium qui était assis à un bout de la table, faisant entendre de grands gémissements, fut soulevé avec sa chaise et placé sur la table, assis dans la même position, ayant toujours les mains tenues et accompagnées par ses voisins.

Le soir du 28 septembre, le médium, tandis que ses deux mains étaient tenues par MM. Richet et Lombroso, se plaignit de mains qui le saisissaient sous le bras, puis, dans un état de transe, il dit d’une voix changée qui lui est ordinaire dans cet état : « Maintenant j’apporte mon médium sur la table. » Au bout de deux ou trois secondes, la chaise, avec le médium qui y était assis, fut, non pas jetée, mais soulevée avec précaution et déposée sur la table, tandis que MM. Richet et Lombroso sont sûrs de n’avoir aidé en rien à cette ascension. Après avoir parlé, toujours en état de transe, le médium annonça sa descente, et, M. Finzi s’étant substitué à M. Lombroso, le médium fut déposé à terre avec autant de sûreté et de précision, tandis que MM. Richet et Finzi accompagnaient, sans les aider en rien, les mouvements des mains et du corps.

En outre, pendant la descente, tous deux sentirent à plusieurs reprises une main qui les touchait légèrement sur la tête. Le soir du 3 octobre, le même phénomène se renouvela, dans des circonstances analogues.


Attouchements.

Quelques-uns méritent d’être notés particulièrement, à cause d’une circonstance capable de fournir quelque notion intéressante sur leur origine possible. Il importe d’abord de signaler les attouchements qui furent sentis par les personnes placées hors de la portée des mains du médium.

Ainsi, le soir du 6 octobre, M. Gerosa, qui se trouvait à la distance de trois places du médium (environ 1m 20, le médium étant à un petit côté et M. Gerosa à l’un des angles adjacents au petit côté opposé), ayant élevé la main pour qu’elle fût touchée, sentit plusieurs fois une main qui frappait la sienne pour l’abaisser, et, comme il persistait, il fut frappé avec une trompette, qui, un instant auparavant, avait rendu des sons en l’air.

En second lieu, il faut noter les attouchements qui constituent des opérations délicates, qu’on ne peut faire dans l’obscurité avec la précision que nous leur avons remarquée.

Deux fois (16 et 21 septembre) M. Schiaparelli eut ses lunettes enlevées et placées devant une autre personne, sur la table. Ces lunettes sont fixées aux oreilles au moyen de deux ressorts, et il faut une certaine attention pour les enlever, même pour celui qui opère en pleine lumière. Elles furent pourtant enlevées dans l’obscurité complète, avec tant de délicatesse et de promptitude, que le dit expérimentateur ne s’en aperçut qu’après, en ne sentant plus le contact habituel de ses lunettes sur son nez, sur les tempes et sur les oreilles, et il dut se tâter avec les mains pour s’assurer qu’elles ne se trouvaient plus à leur place habituelle.

Des effets analogues résultèrent de beaucoup d’autres attouchements, exécutés avec une excessive délicatesse, par exemple, lorsqu’un des assistants se sentit caresser les cheveux et la barbe.

Dans toutes les innombrables manœuvres exécutées par les mains mystérieuses, il n’y eut jamais à noter une maladresse ou un choc, ce qui est ordinairement inévitable pour qui opère dans l’obscurité.

On peut ajouter, à cet égard, que des corps assez lourds et volumineux, comme des chaises et des vases pleins d’argile, furent déposés sur la table, sans que jamais ces objets eussent rencontré une des nombreuses mains appuyées sur cette table, ce qui était particulièrement difficile pour les chaises qui, par leurs dimensions, occupaient une grande partie de la table. Une chaise fut renversée en avant sur la table et placée dans sa longueur, sans faire de mal à personne, de telle sorte qu’elle occupait presque toute la table.


Contacts avec une figure humaine.

L’un de nous ayant exprimé le désir d’être embrassé, sentit devant sa propre bouche le bruit rapide d’un baiser, mais non accompagné d’un contact de lèvres ; cela se produisit deux fois. En trois occasions différentes, il arriva à l’un des assistants de toucher une figure ayant des cheveux et de la barbe ; le contact de la peau était absolument celui d’un homme vivant, les cheveux étaient beaucoup plus rudes et hérissés que ceux du médium, et la barbe paraissait très fine.

Telles sont les expériences faites à Milan en 1892 par le groupe des savants cités plus haut.

Comment ne pas admettre, après la lecture de ce nouveau procès-verbal : le soulèvement complet de la table, — le soulèvement du médium, — le mouvement d’objets sans aucun contact, — des attouchements délicats et précis produits par des organes invisibles, — la formation de mains et même de figures humaines ? Ces phénomènes se posent ici comme ayant été observés avec les soins les plus scrupuleux.

Remarquons aussi l’acte du petit meuble, chaise ou guéridon, qui cherche à grimper sur l’un des assistants ou sur la table, observé également par moi (v. pp. ***, ***, ***, ***).

Quoique les savants du groupe de Milan aient regretté de ne pas faire d’expériences, mais seulement des observations (j’ai dit plus haut, p. ***, ce que nous devons penser à cet égard), les faits n’en sont pas moins constatés.

J’ajouterai même qu’après la lecture de ce procès-verbal, les réserves de M. Schiaparelli paraissent exagérées. Si la fraude a pu quelquefois se glisser, ce qui a été sûrement observé reste indemne et acquis à la science.

Le même médium a été l’objet d’une fertile série d’expérimentations. Signalons encore celles de Naples en 1893, sous la direction de M. Wagner, professeur de zoologie à l’université de Saint-Pétersbourg ; celles de Rome en 1893-1894, sous la direction de M. de Siemiradski, correspondant de l’Institut ; celles de Varsovie, du 25 novembre 1893 au 15 janvier 1894, chez le Dr Ochorowicz ; celles de Carqueiranne et de l’île Roubaud, en 1894, chez le professeur Richet ; celles de Cambridge en août 1895, chez M. Myers ; celles de la villa de l’Agnélas, du 20 au 29 septembre 1895, chez le colonel de Rochas ; celles d’Auteuil, en septembre 1896, chez M. Marcel Mangin ; etc. Il serait bien superflu et démesurément long de les analyser toutes. Détachons seulement quelques faits caractéristiques spéciaux.

On lit ce qui suit dans le Rapport de M. de Siemiradski :

Dans le coin de la salle se trouvait un piano, à gauche et un peu en arrière d’Ochorowicz et d’Eusapia. Quelqu’un exprima le désir d’entendre toucher le clavier. Aussitôt on entend le piano se déplacer ; Ochorowicz peut même voir ce déplacement, grâce à un rayon de lumière qui tombe sur la surface polie de l’instrument à travers les volets de la fenêtre. Le piano s’ouvre ensuite avec bruit et on entend résonner les notes graves du clavier. Je formule à haute voix le désir d’entendre toucher en même temps des notes hautes et des notes basses, comme preuve que la force inconnue peut agir aux deux extrémités du clavier ; mon vœu est exaucé, et nous entendons à la fois des notes graves et des notes aiguës, ce qui semble prouver l’action de deux mains distinctes. Puis l’instrument s’avance vers nous ; il se presse contre notre groupe qui est obligé de se déplacer, accompagné de notre table d’expériences, et nous ne nous arrêtons qu’après avoir ainsi parcouru plusieurs mètres.

Un verre, à moitié rempli d’eau, qui se trouvait sur le buffet, hors de la portée de nos mains, fut porté par une force inconnue aux lèvres d’Ochorowicz, d’Eusapia et d’une autre personne qui en burent. L’opération eut lieu en pleine obscurité, avec une précision prodigieuse.

Nous avons pu constater l’existence réelle d’une main n’appartenant à aucun des assistants : c’est par le moulage.

Ayant placé un lourd bassin rempli de terre glaise à modeler sur la grande table, au milieu de la salle à manger, nous nous assîmes avec Eusapia autour de la petite table d’expériences, éloignée de plus d’un mètre. Après quelques minutes d’attente, le bassin vint, de lui-même, se poser sur notre table. Eusapia gémissait, se tordait et tremblait de tous ses membres ; cependant, pas un moment ses mains ne quittèrent les nôtres. Puis elle s’écria : « E fatto ! » (c’est fait). La bougie allumée, nous trouvâmes un creux irrégulier sur la surface de la terre glaise : ce creux, rempli ensuite de plâtre, nous donna un moulage parfait de doigts crispés.

Nous plaçâmes sur la table une assiette couverte de noir de fumée. La main mystérieuse y laissa l’empreinte du bout de ses doigts. Les mains des assistants, y compris celles d’Eusapia, étaient restées blanches. Nous engageâmes ensuite le médium à reproduire l’empreinte de sa propre main sur une autre assiette enfumée. Elle le fit. La couche de noir enlevée par ses doigts les avait fortement noircis. La comparaison des deux assiettes nous fit constater une ressemblance frappante, ou, pour mieux dire, l’identité dans la disposition des cercles en spirale de l’épiderme, et on sait que la disposition de ces cercles est différente suivant les différents individus. C’est une particularité qui parle d’une manière éloquente en faveur de l’hypothèse du dédoublement du médium.

Le Dr Ochorowicz employa, pour contrôler mécaniquement les mouvements des pieds d’Eusapia, l’appareil suivant. Deux boites à cigares profondes et droites furent placées sous la table, et Eusapia y mit ses pieds, sans chaussures. Les boites avaient des fonds doubles, et étaient munies d’un dispositif électrique tel qu’on pouvait y manœuvrer librement les pieds en les promenant de quelques centimètres dans toutes les directions ; mais, si l’on voulait sortir le pied de la boite, la sonnette électrique carillonnait dès la moitié du chemin à parcourir pour cela, et ne se taisait que lorsque le pied était retourné à sa place. Eusapia ne peut pas se tenir absolument tranquille pendant les séances : elle avait ainsi la liberté de ses mouvements, mais il lui était tout-à-fait impossible de se servir des jambes pour lever la table. Dans ces conditions, la table, pesant 25 livres, se leva deux fois, sans que la sonnette se fit entendre ; pendant la seconde lévitation, on photographia la table d’en bas. On voit sur la photographie les quatre pieds de la table ; le gauche est en contact avec la robe d’Eusapia, comme cela a toujours lieu quand la lumière est vive, mais les boîtes avec les pieds du médium sont à leur place. Alors, les assistants vérifièrent que la sonnette se faisait entendre, non seulement quand on sortait le pied, mais encore quand on l’élevait trop haut dans la boîte.


Après toutes ces constatations, je ne ferai pas à mes lecteurs l’injure de penser que pour eux tous le soulèvement de la table n’est pas SURABONDAMMENT PROUVÉ.

Voici maintenant une curieuse observation relative au gonflement du rideau.

Dix personnes étaient assises autour de la table. Eusapia tournait le dos au rideau ; elle était contrôlée par le général Starynkiewicz et le Dr Watraszewski.

J’étais assis, écrit M. Glowacki-Prus, vis-à-vis Eusapia, près de Mlle X..., une personne très nerveuse et facilement hypnotisable. La séance durait depuis une heure environ, avec des phénomènes nombreux et variés. Eusapia, comme toujours, avait l’air à demi-conscient. Soudain elle s’éveilla, et Mlle X... poussa un cri. Sachant ce que ce cri voulait dire, je lui serrai la main gauche plus fortement et je la pris ensuite par la taille, parce que cette enfant devient très forte dans certains moments. La chambre était suffisamment éclairée, et voici ce que nous avons vu, ce que j’ai senti moi-même en outre par les mains. Chaque fois que les muscles de Mlle X... se tendaient plus fortement, le rideau qui pendait vis-à-vis d’elle, à 2 ou 3 mètres de distance, exécutait un mouvement. Le tableau suivant indique le détail de cette corrélation :


Faible tension des muscles. — Le rideau s’agite.
Forte tension. — Il se gonfle comme une voile.
Très forte tension, cris. — Il atteint les contrôleurs d’Eusapia et les couvre presque entièrement.
Repos. — Repos.
Tension de muscles. — Mouvement du rideau.
Forte tension. — Fort gonflement du rideau.


et ainsi de suite.

On voit la proportionnalité frappante que j’ai constatée entre la tension des muscles du médium (qui, dans ce cas, était Mlle X) et le travail mécanique du rideau en mouvement.

Cette expérience est d’autant plus intéressante que ce n’est pas Eusapia qui l’a produite, et que si elle avait un truc pour le gonflement des rideaux, il n’était pas employé ici. Nous savons déjà qu’elle n’en a pas.

Voici les conclusions de M. Ochorowicz :

1° Je n’ai pas trouvé de preuves en faveur de l’hypothèse spirite, c’est-à-dire en faveur de l’intervention d’une intelligence étrangère. « John » n’est pour moi qu’un dédoublement psychique du médium. Par conséquent, je ne suis pas spirite.

2° Les phénomènes médiumniques confirment le « magnétisme » contre « l’hypnotisme » — c’est-à-dire impliquent l’existence d’une action fluidique en dehors de la suggestion.

3° Cependant, la suggestion y joue un rôle important, et le médium n’est qu’un miroir qui reflète les forces et les idées des assistants. En plus, il possède la faculté de réaliser, en les extériorisant, ses rêves somnambuliques propres ou suggérés par les assistants.

4° Aucune force purement physique n’explique ces phénomènes, qui sont toujours de nature psycho-physique, ayant un centre d’action dans l’esprit du médium.

5° Les phénomènes constatés ne contredisent ni la mécanique en général, ni la loi de conservation des forces en particulier. Le médium agit aux dépens de ses propres forces et aux dépens de celles des assistants.

6° Il existe une série de transitions entre le médiumnisme d’ordre inférieur (automatisme, fraude inconsciente) et le médiumnisme d’ordre supérieur ou extériorisation de la motricité (action à distance sans lien visible et palpable).

7° L’hypothèse d’un « double fluidique » (corps astral), qui, dans certaines conditions, se détache du corps du médium, paraît nécessaire pour l’explication de la plupart des phénomènes. D’après cette conception, les mouvements d’objets sans contact seraient produits par les membres fluidiques du médium27.

Dans les expériences de Carqueiranne, M. Oliver Lodge, physicien anglais éminent, recteur de l’Université de Birmingham, déclare qu’il s’est rendu à l’invitation du Dr Richet, très convaincu qu’il ne pouvait y avoir production de mouvements physiques sans contact, mais que ce qu’il a vu l’a entièrement convaincu que les phénomènes de ce genre peuvent, dans certaines conditions, avoir une existence réelle et objective. Il se porte garant des constatations suivantes :

1° Les mouvements d’une chaise éloignée, visible au clair de lune, et dans des circonstances telles qu’il n’y avait évidemment pas de connexion mécanique ;

2° Le gonflement et le mouvement d’un rideau en l’absence de vent ou d’autre cause ostensible ;

3° Le remontage et la locomotion d’un chalet à musique sans être touché ;

4° Les sons procédant d’un piano et d’un accordéon, lesquels n’ont pas été touchés ;

5° Une clé tournée dans une serrure, en dedans de la chambre des séances, puis placée sur la table et ensuite remise dans la serrure ;

6° Les mouvements et le renversement, par évolutions correctes et lentes, d’une lourde table, que l’on a trouvée après, ainsi retournée ;

7° Le soulèvement d’une lourde table, dans des conditions où il eût été impossible de la soulever dans les conditions ordinaires ;

8° L’apparition de marques bleues sur une table, auparavant sans taches, et ceci fait sans le secours des moyens ordinaires de l’écriture ;

9° La sensation de coups, comme si quelqu’un vous saisissait la tête, les bras ou le dos, tandis que la tête, les mains et les pieds du médium étaient bien en vue, ou tenus éloignés des endroits du corps touché.

On le voit, c’est toujours la confirmation des expériences décrites plus haut.


À Cambridge, on a pris Eusapia en flagrant délit de supercherie par la substitution des mains. Tandis que les contrôleurs croyaient tenir les deux mains, ils n’en tenaient qu’une : l’autre était libre. Les expérimentateurs de Cambridge déclarèrent unanimement que « tout était fraude, depuis le commencement jusqu’à la fin », dans les vingt séances avec Eusapia Paladino.

Dans un document adressé à M. de Rochas, M. Ochorowicz a contesté cette conclusion radicale pour plusieurs raisons. Eusapia est très suggestionnable, et en suivant sa tendance à la fraude sans l’empêcher, par une sorte d’encouragement tacite, on l’y incite davantage. D’autre part, sa fraude est généralement inconsciente. Voici, notamment, une histoire assez typique.

Un soir, à Varsovie, dit-il, Eusapia dort dans sa chambre, à côté de la nôtre ; moi, je ne dormais pas encore, et tout à coup j’entends qu’elle se lève et se promène, pieds nus, dans l’appartement, puis rentre dans sa chambre et s’approche de notre porte. Je fais signe à Mme Ochorowicz, qui s’est réveillée, de rester tranquille et de bien observer ce qui va suivre. Un moment après, Eusapia ouvre doucement la porte, s’approche de la toilette de ma femme, ouvre un tiroir, le referme et s’en va, en évitant soigneusement de faire du bruit. Je m’habille à la hâte, et nous entrons dans sa chambre. Eusapia dort tranquillement. La lumière de notre bougie semble la réveiller : — « Qu’as-tu cherché dans notre chambre à coucher ? — Moi ? je n’ai pas bougé de place. »

Voyant l’inutilité d’un plus long interrogatoire, nous regagnons nos lits, en lui recommandant de dormir tranquillement.

Le lendemain, je lui pose la même question. Elle en est tout étonnée et même troublée (elle rougit légèrement). — « Comment oserais-je, dit-elle, entrer dans votre chambre, pendant la nuit ! »

Cette accusation lui est très pénible et elle cherche à nous persuader, par toutes sortes de raisons insuffisantes, que nous nous trompons. Elle nie tout, et je suis obligé de reconnaître qu’elle ne se rappelle ni de s’être levée, ni même d’avoir causé avec nous (c’était déjà un autre état somnambulique).

Je prends une petite table, et j’ordonne à Eusapia de mettre ses mains dessus.

— C’est bien, dit-elle, John vous dira que je ne mens pas !

Je pose les questions :

— « Est-ce toi, John, qui es entré, cette nuit, dans notre chambre à coucher ?

— Non.

— Est-ce la femme de chambre ? (Je suggère cette idée exprès pour mettre à l’épreuve la véracité de John.)

— Non, dit-il.

— Est-ce le médium lui-même ?

Oui, dit la table... « Non, ce n’est pas vrai », s’exclame Eusapia, en voyant son espoir déçu. — « Si ! » répond la table avec force.

— Est-ce dans l’état de transe ?

— Non.

— Dans son état normal ?

— Non.

— Dans un état de somnambulisme spontané ?

— Oui.

— Dans quel but ?

Pour aller chercher les allumettes, car elle avait peur dans son sommeil et ne voulait pas dormir sans lumière.

Et, réellement, il y avait toujours des allumettes dans le tiroir ouvert par Eusapia, sauf cette nuit par exception ; elle est donc retournée sans rien prendre.

En entendant l’explication de la table, Eusapia haussa les épaules, mais ne protesta plus.

Voilà donc une femme qui est capable de se trouver d’un moment à l’autre dans un état psychique tout à fait différent. — Est-il juste d’accuser une pareille créature de fraude préméditée, sans le moindre examen médical et psychologique, sans le moindre essai de vérification ?...

M. Ochorowicz ajoute ici que, pour lui, ce n’est ni une personne étrangère au médium, ni une force nouvelle indépendante et occulte, mais un état psychique spécial qui permet au dynamisme vital du médium (corps astral des occultistes) d’agir à distance dans certaines conditions exceptionnelles. C’est la seule hypothèse qui lui paraît nécessaire, dans l’état actuel de ses connaissances.

Pourquoi le médium essaie-t-il si souvent de dégager sa main ?

Pour les expérimentateurs de Cambridge, la cause en est bien simple et toujours la même : il dégage sa main pour tricher. En réalité, les causes de la délivrance sont multiples et compliquées. Voici les explications du Dr Ochorowicz :

1° Faisons observer, tout d’abord, qu’Eusapia dégage souvent sa main, rien que pour toucher sa tête, qui souffre aux moments des manifestations. C’est un mouvement réflexe naturel ; et, chez elle, c’est une habitude invétérée. Comme, le plus souvent, elle ne s’en aperçoit pas, ou du moins ne prévient pas le contrôleur, l’obscurité justifie les soupçons.

2° Immédiatement avant le dédoublement médiumnique, sa main est hypéresthésiée, et, par conséquent, la pression d’une main étrangère lui fait mal, surtout du côté dorsal ; elle place donc, le plus souvent, la main qui doit être active médiumniquement, au-dessus et non au-dessous de celle du contrôleur, en cherchant à la toucher le moins possible. Lorsque le dédoublement est complet et la main dynamique plus ou moins matérialisée, celle du médium se crispe et appuie avec force sur le contrôleur, juste au moment du phénomène. Elle est presque insensible alors et contracturée. Dans de très bonnes conditions médiumniques, le dédoublement est facile et l’hyperesthésie initiale de courte durée ; dans ce cas, le médium permet d’envelopper sa main complètement et de mettre les pieds des contrôleurs sur les siens, comme nous le faisions toujours à Home en 1893 ; mais, depuis, elle ne supporte plus cette position et préfère plutôt être tenue par les mains sous la table.

3° Suivant les lois psychologiques, la main va toujours, automatiquement, dans la direction de nos pensées (Cumberlandisme). Le médium agit par autosuggestion, et l’ordre d’aller jusqu’à un point visé est donné par son cerveau, en même temps à la main dynamique et à la main corporelle, puisque à l’état normal elles ne font qu’un. Et comme immédiatement après l’hyperesthésie initiale, son sentiment musculaire s’émousse et que la main devient engourdie, il arrive, surtout lorsque le médium procède négligemment et ne gouverne pas assez ses mouvements, que la main dynamique reste sur place, tandis que c’est sa main propre qui va dans la direction visée. La première, n’étant pas matérialisée, ne produit qu’un simulacre de pression, et une autre personne, capable de voir un peu dans l’obscurité, n’y verra rien et même pourra constater par le toucher l’absence de la main du médium sur celle du contrôleur. En même temps, la main du médium va dans la direction de l’objet — et il se peut encore qu’elle ne l’atteigne pas réellement, en agissant à distance par un prolongement dynamique.

C’est ainsi que je m’explique les cas où la main, étant délivrée, n’a pas pu cependant atteindre le point visé, physiquement inaccessible, et les nombreuses expériences faites à Varsovie en pleine lumière, avec une clochette diversement suspendue, avec des boussoles de formes différentes, avec une toute petite table, etc., expériences dans lesquelles les doigts d’Eusapia étaient tout près, mais ne touchaient pas l’objet. J’ai vérifié qu’il n’y avait là en jeu aucune force électrique, mais que les choses se passaient comme si les bras du médium s’allongeaient en agissant invisiblement mais mécaniquement.

À Varsovie, lorsqu’un de mes amis, M. Glowacki, se mit dans la tête « qu’il fallait laisser faire le médium, pour découvrir sa méthode », nous avons eu toute une séance frauduleuse, et nous avons perdu notre temps inutilement. Au contraire, dans une mauvaise séance de l’île Roubaud, nous avons obtenu quelques bons phénomènes après avoir franchement déclaré au médium qu’il trichait.

Et voici les conclusions de l’auteur sur « les tricheries de Cambridge » :

1° Non seulement on n’a pas prouvé à Cambridge la fraude consciente chez Eusapia, mais on n’a même pas fait le moindre effort dans cette direction.

2° On a prouvé la fraude inconsciente dans des proportions beaucoup plus larges que dans toutes les expérimentations précédentes.

3° Ce résultat négatif est justifié par une méthode maladroite, peu conforme à la nature des phénomènes.

Telle est aussi l’opinion du Dr J. Maxwell, et de tous les hommes compétents dans la question.

En résumé, nous voyons que l’influence des idées préconçues, des opinions, des sentiments, sur la production des phénomènes, est certaine. Lorsque tous les expérimentateurs ont à peu près la même disposition d’esprit sympathique à ce genre de recherches, et que, tout en étant bien décidé à exercer un contrôle suffisant pour n’être dupe d’aucune mystification, on s’accorde à accepter les conditions d’obscurité regrettable nécessaires à l’activité de ces radiations inconnues et à ne troubler en rien les apparentes exigences du médium, les phénomènes obtenus atteignent un degré d’intensité extraordinaire28. Mais si le désaccord règne, si un ou plusieurs des assistants espionnent avec insistance les agissements du médium, avec la conviction qu’il doit tricher, les résultats ressemblent à la marche d’un bateau à voiles sur lequel souffleraient plusieurs vents contraires. On tourne sur place sans avancer, et le temps se passe presque stérilement. Les forces psychiques n’ont pas moins de réalité que les forces physiques, chimiques et mécaniques. Malgré le désir que l’on pourrait avoir de convaincre les incrédules de parti pris, il est utile de n’en inviter qu’un à la fois, et de le placer près du médium, Afin qu’il soit tout de suite frappé, ébranlé, convaincu. Mais, en général, cela n’en vaut pas la peine.

Au mois de septembre 1895, une nouvelle série d’expériences a été faite à l’Agnélas dans la villa du colonel de Rochas, administrateur de l’École polytechnique, avec le concours de docteur Dariex, directeur des Annales des sciences psychiques, du comte de Gramont, docteur-ès-sciences, du Dr J. Maxwell, substitut du procureur général près la Cour d’appel de Limoges, du professeur Sabatier, de la Faculté des sciences de Montpellier. Elles ont confirmé toutes les précédentes29.

Il en a été de même en septembre 1896, à Tremezzo, dans la famille Blech, alors en villégiature sur le lac de Côme ; puis à Auteuil, chez M. Marcel Mangin, avec MM. Sully Prudhomme, le Dr Dariex, Emile Desbeaux, A. Guerronnan et Mme Boisseaux. Arrêtons-nous un instant sur cette dernière séance.

Je signalerai d’abord la photographie de la table en suspension dans l’espace, lévitation qui n’a laissé aucun doute dans l’esprit des expérimentateurs, pas plus qu’elle n’en laisse dans celui de l’observateur qui examine avec attention cette photographie (pl. IX). La table est redescendue lentement, et la succession des images a été enregistrée par la photographie (même planche, fig. 2). Voici un extrait du compte rendu de M. de Rochas sur cette séance et sur la suivante :


Pl. IX. - A — Photographie d’une Table en suspension.


Pl. IX. - B — La Table retombant.

21 septembre. — La table se soulève des quatre pieds. M. Guerronnan a le temps d’en prendre une photographie, mais il craint qu’elle ne soit pas bonne. Nous prions Eusapia de recommencer. Elle y consent de bonne grâce. De nouveau la table est soulevée des quatre pieds. M. Mangin en avertit M. Guerronnan qui, de son poste, n’avait pas vu, et la table reste en l’air, jusqu’à ce qu’il ait eu le temps d’en prendre l’image (de 3 à 4 secondes au maximum). La lumière éclatante du magnésium nous a permis à tous de constater la réalité du phénomène.

... Le rideau, établi dans l’angle de la pièce, vient subitement me couvrir la tête, puis je sens successivement trois pressions d’une main sur ma tête, pressions de plus en plus fortes : je sens les doigts qui appuient comme pourraient faire ceux de M. Sully Prudhomme, mon voisin de droite, dont je tiens la main gauche en faisant la chaîne.

C’est une main, ce sont des doigts qui viennent de me presser ainsi, mais de qui ? J’ai toujours eu la main droite d’Eusapia sur ma main gauche, qu’elle a saisie et serrée au moment de la production du phénomène.

... Je rejette le rideau resté sur ma tête, et nous attendons. « Meno luce », demande Eusapia. On baisse encore la lampe et on en cache la lumière derrière un paravent.

En face de moi est une fenêtre aux persiennes closes, mais d’où filtre la clarté de la rue.

Dans le silence, mon attention est surprise par l’apparition d’une main, une petite main de femme, que je vois grâce à la faible clarté venant de la fenêtre. Ce n’est pas l’ombre d’une main ; c’est une main en chair (je n’ajoute pas « et en os, » car j’ai l’impression qu’elle n’en a pas) ; cette main se ferme et se rouvre trois fois, et cela dans un temps suffisamment long pour me permettre de dire : « À qui cette main ? à vous, monsieur Mangin — Non. — Alors, c’est une matérialisation ? — Sans doute, si vous tenez la main droite du médium, je tiens l’autre. »

J’avais alors la main droite d’Eusapia sur ma main gauche, et ses doigts entrelaçaient les miens.

Or, la main que j’ai vue était une main droite, étendue, présentée de profil. Elle est restée un instant immobile, dans l’espace, à 60 ou 70 centimètres au-dessus de la table et à 90 centimètres environ d’Eusapia. Comme son immobilité (je suppose) ne me la faisait pas remarquer, elle s’est fermée et rouverte ; ce sont ces mouvements qui ont attiré mes regards.

Ma position favorable par rapport à la fenêtre n’a malheureusement permis qu’à moi seul de voir cette main mystérieuse, mais M. Mangin a vu, à deux reprises, non pas une main, mais l’ombre d’une main se profiler sur la fenêtre opposée.

Eusapia tourne la tête dans la direction du rideau derrière lequel se trouve un lourd fauteuil de cuir, et le lourd fauteuil vient, écartant le rideau, s’appuyer contre moi.

Elle me prend la main gauche, l’élève au-dessus de la table de toute la longueur de son bras droit et fait le simulacre de frapper : trois coups retentissent sur la table.

Une sonnette est mise devant Eusapia. Celle-ci étend ses deux mains à droite et à gauche de la sonnette, à une distance de 8 à 10 centimètres, puis elle ramène ses mains vers son corps, et voici la sonnette entraînée, glissant sur la table jusqu’à ce qu’elle butte et se renverse. Eusapia recommence l’expérience plusieurs fois. On croirait que ses mains ont des prolongements invisibles, et cela me semble justifier le nom de « force ecténeique », que donna à cette énergie inconnue le professeur Thury, de Genève, en 1855.

Je me demande si, entre ses doigts, elle ne tient pas quelque fil invisible quand, soudain, une démangeaison irrésistible lui fait porter la main gauche à son nez ; la main droite est restée sur la table auprès de la sonnette, les deux mains sont éloignées en cet instant de 60 centimètres environ. J’observe avec soin. Eusapia repose sa main gauche sur la table, à quelques centimètres de la sonnette, et celle-ci est, de nouveau, mise en mouvement. Étant donné le geste d’Eusapia, il lui aurait fallu, pour exécuter ce tour, un merveilleux fil élastique, absolument invisible, car en une lumière suffisante, nos six yeux étaient, pour ainsi dire, sur la sonnette ; les miens en étaient distants de 30 centimètres au plus.

C’est un phénomène sûr, indéniable, et je ramène chez lui Sully-Prudhomme, parfaitement convaincu comme moi.

Le poète des Solitudes et de la Justice écrit de son côté :

Après une attente assez longue, un lourd tabouret d’architecte s’est avancé tout seul vers moi. Il m’a frôlé le côté gauche, s’est élevé à la hauteur de la table et est venu se poser dessus.

Ayant levé la main, je l’ai sentie prise aussitôt.

— Pourquoi me prenez-vous la main ? ai-je demandé à mon voisin.

— Mais non, me répondit-il, ce n’est pas moi.

Pendant que se produisaient ces phénomènes, Eusapia avait l’air de souffrir. Il semblait qu’elle fournit, de son propre fonds physiologique, toute la force nécessaire pour faire mouvoir les objets.

Après la séance, alors qu’elle était encore très prostrée, nous vîmes s’avancer vers elle un fauteuil qui se trouvait derrière le rideau, comme s’il voulait dire : « Tiens, on m’a oublié, moi... »

Ma conviction est que j’ai assisté à des phénomènes que je ne peux ramener à aucune loi physique ordinaire. Mon impression est que la fraude, dans tous les cas, est plus qu’invraisemblable, au moins en ce qui concerne les déplacements à distance des meubles pesants disposés par mes compagnons et moi. C’est tout ce que je puis dire. Pour moi, j’appelle naturel ce qui est scientifiquement constaté. De sorte que le mot mystérieux signifie simplement ce qui est encore surprenant, faute de pouvoir être expliqué. J’estime que l’esprit scientifique consiste à constater des faits, à ne nier a priori aucun fait qui n’est pas en contradiction avec les lois acquises, et à n’en accepter aucun qui n’ait été déterminé par des conditions vérifiables et sûres.


Séance du 26 septembre. — Un buste noir s’avance sur la table, venant de la direction d’Eusapia ; puis un autre, puis un autre : « On dirait, remarque M. Mangin, des ombres chinoises », avec cette différence que, moi, mieux placé à cause de la clarté de la fenêtre, je peux constater les dimensions de ces singulières images, et surtout leur épaisseur. Tous ces bustes noirs sont des bustes de femmes, de grandeur nature, mais, quoique imprécis, ne ressemblant pas à Eusapia. Le dernier, bien formé, est celui d’une femme paraissant jeune et jolie. Ils glissent entre nous, ces bustes qui semblent émaner du médium, et, parvenus au milieu ou aux deux tiers de la table, ils s’inclinent tout d’une pièce, et s’évanouissent. Cette rigidité me fait penser à des ombres de buste, qui se seraient échappées de l’atelier d’un sculpteur, et je murmure : « On croirait voir des bustes moulés en carton ». Eusapia a entendu. « Non ! pas carton (sic) ! » dit-elle d’une voix indignée. Elle ne donne pas d’autre explication, mais elle ajoute, cette fois en italien : « Pour montrer que ce n’est pas le corps du médium, vous allez voir un homme avec de la barbe ; attention ! » Je ne vois rien, mais le Dr Dariex se sent le visage caressé assez longuement par une barbe.

De nouvelles expériences faites à Gênes en 1901, auxquelles assistait M. H. Morselli, professeur de psychologie à l’Université de Gênes, ont eu pour rapporteur mon savant ami l’astronome Porro, successivement directeur des observatoires de Gênes et de Turin, aujourd’hui directeur de l’Observatoire national de la République Argentine à La Plata. Voici quelques extraits de ce Rapport30.

Dix ans à peu près se sont passés depuis qu’Eusapia Paladino a débuté par les mémorables séances de Milan, dans ses tournées médiumniques à travers l’Europe. Objet de sagaces recherches de la part d’observateurs expérimentés et savants, point de mire de plaisanteries, d’accusations, de sarcasmes, exaltée par quelques fanatiques comme une personnification des puissances surnaturelles, honnie par d’autres comme une vulgaire bateleuse, l’humble mercière de Naples a fait tant de bruit dans le monde qu’elle en est elle-même ennuyée et mécontente.

J’en ai bien eu la preuve lorsque je pris congé d’elle, après avoir écouté, avec beaucoup de curiosité, les anecdotes qu’elle me racontait sur ses séances et sur les hommes remarquables avec lesquels elle s’est trouvée en rapport : Ch. Richet, Schiaparelli, Lombroso, Flammarion, Sardou, Aksakof, etc. Elle me recommande alors avec quelque insistance de ne pas parler dans les journaux de sa présence à Gênes et des expériences auxquelles elle devait se prêter. Heureusement qu’elle a de bonnes raisons pour ne pas lire les journaux.

Pourquoi a-t-on choisi un astronome pour rendre compte des expériences de Gênes ? Pourquoi les astronomes s’occupent-ils de recherches sur l’inconnu31 ?

Si un homme absorbé par ses études et attaché à une méthode austère de vie laborieuse, tel que mon vénéré maître M. Schiaparelli, n’a point hésité à défier les lazzis irrévérents des journaux comiques, il faut bien en conclure que le lien entre la science du ciel et celle de l’âme humaine est plus intime qu’il ne paraît. En voilà l’explication la plus probable. Il s’agit de phénomènes qui se manifestent en des conditions tout à fait spéciales et encore indéterminées, conformément à des lois presque inconnues et, en tout cas, d’un caractère tel que la volonté de l’expérimentateur n’a que bien peu d’influence sur les volontés autonomes et souvent contraires qui s’y décèlent à tout moment. Personne n’est mieux préparé qu’un astronome par une éducation scientifique adaptée à de telles conditions. En effet, dans l’observation systématique des mouvements célestes, l’astronome contracte l’habitude de demeurer spectateur vigilant et patient des faits, sans tâcher d’en arrêter ou d’en activer le déroulement fatal... En d’autres mots, l’étude de ces phénomènes se rapporte à la science d’observation plutôt qu’à celle d’expérimentation.

Le professeur Porro expose ensuite la situation actuelle de la question des phénomènes médiumniques :

L’explication qui se fonde sur la fraude, consciente ou inconsciente, dit-il, est aujourd’hui à peu près abandonnée, tout aussi bien que celle qui supposait une hallucination. Ni l’une ni l’autre ne suffisent, en effet, à nous éclairer sur tous les faits observés. L’hypothèse de l’action automatique inconsciente du médium n’a pas obtenu un meilleur sort, puisque les contrôles les plus rigoureux nous ont prouvé que le médium se trouve dans l’impossibilité de provoquer un effet dynamique direct. La physio-psychologie s’est alors trouvée obligée, en ces dernières années, à avoir recours à une suprême hypothèse, en acceptant les théories de M. de Rochas, contre lesquelles elle avait jusqu’alors dirigé ses foudres les plus sévères. Elle s’est résignée à admettre qu’un médium, dont les organes se trouvent contraints à l’immobilité par un contrôle rigoureux, peut, en certaines conditions, projeter en dehors de lui-même, et à la distance de quelques mètres, une force suffisante pour produire certains phénomènes de mouvement sur les corps inanimés.

Les partisans les plus hardis de cette hypothèse vont jusqu’à accepter la création éphémère de membres pseudo-humains, — de bras, de jambes, de têtes, — à la formation desquels doivent probablement coopérer, avec les énergies du médium, celles des autres personnes présentes, et qui ne tardent pas ensuite à disparaître, en se dissolvant.

Avec cela, on ne parvient pas encore à admettre l’existence d’êtres autonomes, auxquels les organismes humains donneraient seulement le moyen d’exercer leur action — et bien moins encore on admet l’existence d’esprits qui aient animé des êtres humains...

Pour sa part, M. Porro déclare ouvertement qu’il n’est ni matérialiste, ni spiritualiste : il dit n’être prêt à accepter, a priori, ni les négations de la psychophysiologie, ni la foi des spirites.

Il ajoute que les neuf personnes qui assistaient avec lui aux séances représentaient les plus différentes graduations d’opinion sur le sujet, depuis les spirites les plus convaincus jusqu’aux sceptiques les plus incorrigibles. D’ailleurs, sa tâche n’était pas celle d’écrire un compte rendu officiel, approuvé par tous les expérimentateurs, mais uniquement de rapporter fidèlement ses propres impressions.


Voici les principales, choisies dans les diverses séances.

J’ai vu, et bien vu, la table, en bois brut de sapin, à quatre pieds, longue d’un mètre et large de cinquante centimètres à peu près, se soulever plusieurs fois du sol et rester suspendue en l’air, sans aucun contact avec les objets visibles, à quelques décimètres de hauteur au-dessus du parquet, pendant l’espace de deux, trois et même quatre secondes.

Ce phénomène se renouvela en pleine lumière, sans que les mains du médium et des cinq personnes qui formaient la chaîne autour de la table touchassent aucunement celle-ci ; les mains d’Eusapia étaient gardées par ses voisins, qui contrôlaient aussi ses jambes et ses pieds, de telle façon qu’aucune partie de son corps fût à même d’exercer la moindre pression pour soulever ou pour soutenir en l’air le meuble assez lourd dont il s’agit.

C’est dans des conditions tout aussi sûres que j’ai pu voir s’enfler un drap noir très épais et des rideaux rouges qui se trouvaient derrière le médium et qui servaient à fermer l’embrasure de la fenêtre.

La croisée était soigneusement fermée, il n’y avait dans la chambre aucun courant d’air, et il est absurde de supposer que des individus se trouvaient cachés dans l’embrasure de la fenêtre. Je crois donc pouvoir affirmer en toute sûreté qu’une force analogue à celle qui avait produit la lévitation de la table s’est manifestée dans les rideaux, les a enflés, les a agités et les a poussés de façon qu’ils touchassent tantôt l’un, tantôt l’autre des assistants.

À ce moment, se produisit un fait qui mérite d’être signalé comme une preuve, ou tout au moins comme un indice du caractère intelligent de la force en question.

Me trouvant vis-à-vis de Mme Paladino, dans le point le plus éloigné d’elle, je me suis plaint de ne pas avoir été touché, comme l’avaient été les quatre autres personnes qui formaient le cercle. Aussitôt, je vis le lourd rideau se soulever et venir me frapper à la figure par son extrémité inférieure, pendant que je ressentais un choc léger sur les phalanges des doigts, tel d’un corps en bois, très fragile et délicat.

Un coup formidable, un coup de poing d’athlète, est frappé au milieu de la table. La personne assise à droite du médium se sent saisir par les flancs ; on lui emporte la chaise sur laquelle elle était assise et on pose celle-ci sur la table, d’où elle revient ensuite à sa place, sans que nul ne l’ait touchée. L’expérimentateur dont il s’agit, resté debout, peut s’y asseoir de nouveau. Le contrôle de ce phénomène n’a rien laissé à désirer.

Les coups se répètent, si violents qu’on dirait qu’ils doivent fendre la table. On commence à sentir des mains qui soulèvent et gonflent les rideaux et qui s’avancent jusqu’à toucher tantôt l’un, tantôt l’autre des assistants, les caressant, leur serrant la main, leur tirant délicatement une oreille ou tapant gaiement dans l’air, sur nos têtes.

Je trouve toujours bien singulier et bien intentionnel le contraste entre ces attouchements quelquefois énergiques et nerveux, d’autres fois délicats et doux, mais constamment aimables, et les coups assourdissants, violents, brutaux frappés sur la table.

Un seul de ces coups de poing, frappé dans le dos, suffirait pour briser la colonne vertébrale.

Ce sont des mains fortes et larges d’hommes, des mains plus mignonnes de femmes, de toutes petites mains d’enfants.

On diminue quelque peu l’obscurité, et aussitôt la chaise du numéro 5 (le professeur Morselli) qui avait déjà fait un bond de côté, se dérobe, pendant qu’une main se pose sur son dos et sur son épaule. La chaise monte sur la table, descend de nouveau à terre et, après différentes oscillations en sens vertical et en sens horizontal, va se placer sur la tête du professeur resté debout. Elle y demeure pendant quelques minutes, dans une position d’équilibre très instable.

Les coups violents et les attouchements délicats de mains grosses et petites se suivent sans interruption, de telle façon que, sans que l’on puisse prouver mathématiquement la simultanéité de différents phénomènes, elle est toutefois presque certaine en plusieurs cas.

Pendant que nos instances augmentent pour obtenir un argument si précieux de démonstration, la simultanéité que nous demandons nous est enfin accordée ; car la table frappe, la sonnette retentit, le tambour de basque est porté tout autour de la salle en tintant sur nos têtes, se pose sur la table et reprend son vol dans l’air...

Un bouquet de fleurs qui se trouvait dans le goulot d’une carafe, sur la plus grande table, arrive sur la nôtre, précédé d’une agréable sensation de parfum. Les tiges de quelques fleurs s’introduisent dans la bouche du numéro 5, et le numéro 8 est frappé par une balle en caoutchouc qui rebondit sur la table.

La carafe vient rejoindre les fleurs sur la table ; ensuite elle se lève et se porte à la bouche du médium en lui faisant boire deux fois ; entre l’une et l’autre reprise, elle se replace debout sur la table. Nous entendons distinctement la déglutition de l’eau, après quoi Mme Paladino demande qu’on lui essuie la bouche avec un mouchoir. Enfin, la carafe retourne sur la grande table.

Mais voilà que s’effectue un transport d’un caractère tout à fait différent. Je m’étais plaint, à plusieurs reprises, que ma position dans la chaîne, loin du médium, m’ait empêché d’être touché pendant la séance. Tout à coup, j’entends un bruit sur le mur de la chambre, suivi par le tintement des cordes de la guitare qui vibraient comme si l’on eût cherché à détacher l’instrument de la muraille où il était accroché. Enfin l’effort réussit, et la guitare s’avance vers moi en direction oblique.

Je l’ai vue distinctement arriver entre moi et le numéro 8, avec une rapidité qui en rendait peu désirable le choc. Ne pouvant tout d’abord me rendre compte de cette masse noirâtre qui arrivait sur moi, je me suis esquivé du côté droit (le numéro 8 siégeait à ma gauche) : alors la guitare, changeant de route, me frappe, avec une certaine force, trois coups avec le manche sur le front (qui resta un peu meurtri pendant deux ou trois jours) ; après quoi elle se place délicatement sur la table.

Elle n’y reste pas longtemps et commence à tourner tout autour de la salle, bien haut sur nos têtes, avec rotation à droite et à grande vitesse.

Il convient de remarquer que, dans cette rotation accompagnée, en plus de la vibration des cordes, par le son du tambour de basque frappé tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, en l’air, la grosse guitare n’a jamais cogné le lampadaire central à lumière électrique, ni les trois lampes à gaz fixées aux parois de la chambre. Étant donnée l’étroitesse de la chambre, il était assez difficile d’éviter ces obstacles, puisque l’espace resté libre était fort borné.

La guitare exécuta par deux fois de suite son vol en rond, en venant se reposer, entre l’une et l’autre reprise, au milieu de la table, où elle s’arrêta enfin définitivement.

Dans un effort suprême, Eusapia se tourne vers sa gauche où se trouvait, sur une table, une machine à écrire, pesant 6 kilos. Dans son effort, le médium tombe, épuisé, sans force, sur le parquet ; mais la machine se lève de sa place et se porte au milieu de notre table, près de la guitare.

En pleine lumière, Eusapia appelle M. Morselli, et, contrôlée par deux voisins, l’emmène avec elle vers la table sur laquelle est placé un bloc de plâtre à mouler. Elle lui prend la main ouverte et la pousse trois fois sur le plâtre comme pour l’enfoncer et laisser sur lui une empreinte. La main de M. Morselli resta à une distance de plus de dix centimètres du bloc ; néanmoins, à la fin de la séance, les expérimentateurs vérifièrent que le bloc portait l’empreinte de trois doigts — empreintes plus profondes que ce qu’il est possible d’obtenir directement au moyen d’une pression volontaire.

Le médium lève ses deux mains, toujours serrées par les miennes et celles du numéro 5 (Morselli), et, tout en poussant des gémissements, des cris, des exhortations, elle se soulève avec sa chaise, jusqu’à poser ses deux pieds et les bouts des deux bâtons antérieurs de la chaise sur la planche supérieure de la table.

C’est un moment de grande anxiété. La lévitation s’était accomplie sans aucun choc, sans aucune secousse, rapidement, mais sans soubresaut. En d’autres termes, si l’on voulait par un effort de défiance suprême, imaginer un artifice pour obtenir le même résultat, on devrait songer plutôt à une traction d’en haut (au moyen d’une corde et d’une poulie) qu’à une poussée d’en bas.

Mais ces deux hypothèses ne soutiennent ni l’une ni l’autre l’examen le plus élémentaire des faits...

Ce n’est pas tout encore. Eusapia s’est encore soulevée avec sa chaise, de la partie supérieure de la table, de telle sorte que le numéro 11 d’un côté et moi de l’autre, nous avons pu passer la main sous les pieds du médium et sous ceux de la chaise.

D’ailleurs, le fait que les deux pieds postérieurs de la chaise étaient restés hors de la table, sans aucun appui visible, rend encore plus inconciliables les effets de cette lévitation avec la supposition qu’Eusapia se soit soulevée au moyen d’un bond qu’elle aurait fait faire à son corps et à la chaise.

M. Porro juge que ce phénomène est l’un de ceux qui s’expliquent le moins facilement sans avoir recours à l’hypothèse spirite. C’est un peu comme cet homme qui, tombé à l’eau, pensait se saisir par les cheveux pour en sortir.

Eusapia, ajoute M. Porro, est redescendue sans secousse, petit à petit, toujours tenue au moyen des mains par le numéro 5 et par moi ; la chaise, montée un peu plus haut, se renversa et vint se placer sur ma tête, d’où elle retourna spontanément sur le parquet.

Le phénomène se renouvela ; Eusapia et sa chaise furent de nouveau transportées sur la table, seulement, cette fois, le résultat de la fatigue supportée par le médium a été tel, que la pauvre femme tomba évanouie sur la table, d’où nous l’avons enlevée avec tous les soins nécessaires.

Les expérimentateurs désirèrent connaître si ces phénomènes, dont la réussite dépend en si grande partie des conditions de lumière, ne pouvaient trouver une aide dans la lumière blanche et tranquille qui vient de notre satellite.

Ils durent se persuader qu’il n’y avait pas une différence appréciable entre la lumière lunaire et les autres. Mais la table autour de laquelle ils avaient formé la chaîne quitta la véranda où se tenait la séance, et, malgré les désirs fortement exprimés par les assistants et par le médium lui-même, se porta dans la chambre voisine, où la séance continua.

Cette chambre était un petit salon tout plein de meubles élégants et d’objets fragiles, tels que des lustres en cristal, des vases en porcelaine, des bibelots, etc. Les expérimentateurs craignaient fort que tout cela n’eût à souffrir dans le tourbillon de la séance, mais pas le moindre objet n’a été endommagé.

Mme Paladino, parfaitement réveillée, saisit la main du numéro 11 et la pose délicatement sur le dos d’une chaise en y superposant sa main à elle ; alors, soulevant sa main et celle du numéro 11, la chaise suit le même mouvement d’ascension à plusieurs reprises.

Le phénomène se répète en pleine lumière.

Le numéro 5, ainsi que d’autres assistants, aperçoivent, de manière à n’en pouvoir douter, une figure vague, indistincte, qui se projette dans l’embrasure d’une porte donnant sur l’antichambre, faiblement illuminée. Ce sont des silhouettes fuyantes et changeantes, tantôt avec un profil de tête et de corps humains, tantôt comme des mains qui sortent des rideaux. Leur caractère objectif est démontré par la concordance des impressions, contrôlées à leur tour au moyen d’enquêtes continuelles. Il ne pouvait pas être question d’ombres projetées volontairement ou involontairement par les corps, puisqu’on se surveillait mutuellement.

La dixième séance, la dernière, a été l’une des mieux remplies, peut-être la plus intéressante de toutes.

À peine la lumière électrique a-t-elle été éteinte, on remarque un mouvement automatique de la chaise sur laquelle a été posé un bloc de plâtre, tandis que les mains et les pieds d’Eusapia sont attentivement contrôlés par moi et par le numéro 3. En tout cas, comme s’il s’agissait de prévenir l’objection que les phénomènes se poursuivent dans l’obscurité, la table demande typtologiquement la lumière, et les expérimentateurs allument la lampe électrique.

Aussitôt, tous les assistants voient la chaise qui porte le bloc de plâtre, pas léger du tout, se mouvoir entre moi et le médium, sans qu’on puisse comprendre ce qui détermine ce mouvement.

Mme Paladino met ma main étendue sur le dos de la chaise et sa gauche au-dessus ; lorsque nos mains se soulèvent, la chaise en fait autant, sans contact, arrivant jusqu’à quinze centimètres de hauteur environ.

Le phénomène se renouvelle à plusieurs reprises également avec l’intervention de la main du numéro 5, dans des conditions de lumière et de contrôle qui ne laissent rien à désirer.

On refait l’obscurité presque complète...

Un courant d’air froid sur la table précède l’arrivée d’un petit rameau avec deux feuilles vertes ; nous reconnaissons tous qu’il n’y a pas de végétaux dans les locaux du Cercle ; il paraît donc qu’il s’agit d’un phénomène d’apport de l’extérieur.

Le numéro 3 est épuisé par la chaleur. Voilà qu’une main lui ôte le mouchoir autour du cou et lui essuie la sueur de la figure. Il cherche à saisir le mouchoir avec les dents, mais on le lui arrache. Une grosse main lui soulève la main gauche et lui en fait taper plusieurs coups sur la table.

Des lumières commencent à paraître, tout d’abord sur la main droite du numéro 5 ; ensuite en différents côtés de la salle : elles sont aperçues par tous les assistants.

Le rideau s’enfle, comme s’il était poussé par un vent très fort, et va toucher le numéro 11 qui est assis sur un petit fauteuil, à un mètre et demi du médium. La même personne est touchée par une main, pendant qu’une autre main lui tire un éventail de la poche intérieure du veston, le porte au numéro 5 et puis de nouveau au numéro 11.

On retire bientôt l’éventail à son propriétaire et on l’agite sur nos têtes, à la grande satisfaction de nous tous. On ôte de la poche du numéro 3 une blague de tabac, on la vide sur la table et on la remet au numéro 10. Diverses tiges d’herbe arrivent sur la table.

Les passages de l’éventail d’une main à l’autre recommencent. Alors le numéro 11 se croit en devoir d’annoncer que l’éventail lui avait été offert par une jeune fille qui avait exprimé le désir qu’il fût ôté au numéro 11, puis remis au numéro 5. Personne ne savait la chose, en dehors du numéro 11.

Le numéro 5, qui à présent occupe le petit fauteuil où auparavant le 11 était assis, à un mètre et demi du médium, sent arriver le bas du rideau et perçoit ensuite la présence d’un corps de femme dont les cheveux s’appuient sur sa tête.

On lève la séance vers une heure.

Au moment de partir, Eusapia voit une sonnette placée sur le piano : elle tend la main. La sonnette glisse sur le piano, se renverse et tombe sur le parquet.

On renouvelle l’expérience, toujours en pleine lumière, la main du médium demeurant à plusieurs décimètres de la sonnette...

Ces faits sont, comme on le voit, plus extraordinaires encore que les précédents, à certains égards. Voici maintenant les conclusions du Rapport du professeur Porro.

Les phénomènes sont réels ; ils ne peuvent s’expliquer ni par la fraude ni par l’hallucination. Trouveront-ils leur explication dans certaines couches de l’inconscient, dans quelque faculté latente de l’âme humaine, ou bien révéleront-ils l’existence d’autres entités vivant dans des conditions toutes différentes des nôtres et normalement inaccessibles à nos sens ?

En d’autres termes, l’hypothèse animique suffit-elle pour résoudre le problème et pour écarter l’hypothèse spirite ? ou plutôt, les phénomènes ne servent-ils pas ici, comme dans la psychologie des songes, à compliquer le problème en masquant la solution spirite ? C’est à ce formidable point d’interrogation que je vais essayer de répondre.

Lorsque, il y a onze ans, Alexandre Aksakof posait le dilemme entre l’Animisme ou le Spiritisme, et démontrait clairement, dans un livre magistral, que les manifestations purement animiques étaient inséparables de celles qui nous font penser et croire à l’existence d’entités autonomes, intelligentes et actives, personne n’aurait pu s’attendre à ce que le premier terme du dilemme serait controversé et critiqué de mille manières, sous mille transformations diverses, par ceux qui s’effraient du second.

Que sont, en effet, toutes les hypothèses imaginées depuis dix ans pour ramener les phénomènes médiumniques à la simple manifestation de qualités latentes de la psyché humaine, sinon des formes diverses de l’hypothèse animique, si raillée quand elle a paru dans l’ouvrage d’Aksakof ?

De l’action musculaire inconsciente des assistants (mise en avant il y a un demi-siècle par Faraday) jusqu’à la projection de l’activité protoplasmique ou à l’émanation temporaire du corps du médium imaginée par Lodge ; de la doctrine psychiatrique de Lombroso, jusqu’à la psychophysiologie d’Ochorowicz ; de l’extériorisation qu’admet Rochas à l’ésopsychisme de Morselli ; de l’automatisme de Pierre Janet au dédoublement de la personnalité d’Alfred Binet ; ce fut un débordement d’explications ayant pour but l’élimination d’une personnalité extérieure.

Le procédé était logique et conforme aux principes de la philosophie scientifique, laquelle nous apprend à épuiser les possibilités de tout ce qui est déjà connu avant de recourir à l’inconnu.

Mais ce principe, inattaquable en théorie, peut conduire à des résultats erronés quand on l’étend trop loin, et avec obstination, dans un champ donné de recherches. Vallati a cité à ce propos une curieuse apostille de Galilée, publiée récemment dans le troisième volume de l’édition nationale de ses œuvres : « Si l’on réchauffe l’ambre, le diamant ou certaines autres matières très denses, elles attirent les petits corps légers, parce qu’en se refroidissant elles attirent l’air, qui entraîne ces corpuscules. » Ainsi, la volonté de faire rentrer de force un fait physique non encore expliqué dans les lois physiques connues de son temps, a fait formuler une proposition fausse à un observateur et à un penseur aussi prudent et aussi positif que l’était Galilée. Si quelqu’un lui avait dit que, dans cette attraction exercée par l’ambre, il y avait le germe d’une nouvelle branche de science et la manifestation la plus rudimentaire d’une énergie, « l’électricité », alors inconnue, il eût probablement répondu qu’il était inutile de « recourir à l’aide de l’inconnu32 ».

Mais l’analogie entre l’erreur commise par le grand physicien et celle que commettent les savants modernes peut se pousser encore plus loin.

Galilée connaissait une forme de l’énergie que la physique moderne étudie, en même temps que l’énergie électrique, avec laquelle elle présente des relations étroites que confirment toutes les découvertes nouvelles. S’il s’était aperçu que l’explication qu’il donnait pour le phénomène de l’ambre n’avait aucun fondement, il aurait pu porter son attention sur les analogies que l’attraction exercée par l’ambre frotté sur les corps légers présente avec l’attraction exercée par l’aimant sur la limaille de fer. Arrivé à ce point, il eût très probablement écarté sa première hypothèse et aurait admis que l’attraction de l’ambre est un phénomène magnétique. — Et il se serait trompé, parce qu’elle est, au contraire, un phénomène électrique.

De même, ceux-là ne pourraient-ils pas se tromper qui, pour éviter à tout prix la nécessité de nouvelles entités, insisteraient avec une trop constante prédilection sur l’hypothèse animique, alors même que celle-ci se trouverait insuffisante pour expliquer toutes les manifestations médiumniques ? Ne pourrait-il pas arriver que, comme les phénomènes électriques et magnétiques qui sont entre eux en connexion étroite, et souvent nous paraissent inséparables, les phénomènes animiques et les phénomènes spirites présentent une liaison semblable ? Et remarquons bien qu’un seul fait inexplicable par l’hypothèse animique et explicable par l’hypothèse spirite suffirait à conférer à cette dernière le degré de valeur scientifique qui jusqu’à présent lui a été dénié avec tant d’énergie ; absolument comme la découverte d’un phénomène secondaire, celui de la polarisation de la lumière, suffit à Fresnel pour rejeter la théorie newtonienne de l’émission et admettre celle de l’ondulation.

Avons-nous obtenu, au cours de nos dix séances avec Eusapia, le fait qui suffit à rendre nécessaire l’hypothèse spirite de préférence à toutes les autres ?

Il est impossible de répondre d’une façon catégorique à cette question, parce qu’il n’est pas — et il ne sera jamais possible — d’avoir une preuve scientifique d’identité de la part des êtres qui se manifestent.

Que j’entende, que je voie, que je touche un fantôme, que je reconnaisse en lui la forme et l’attitude de personnes que j’ai connues et que le médium n’a pas connues ni même entendu nommer, que j’aie de cette apparition éphémère les plus vifs et les plus émouvants témoignages, rien de tout cela ne pourra suffire à constituer le fait scientifique irréfutable pour tous, destiné à rester dans la science avec les expériences de Torricelli, d’Archimède ou de Galvani. — Il sera toujours possible d’imaginer un mécanisme inconnu à l’aide duquel la matière et la force sont tirées du médium et des assistants et combinées de façon à produire les effets indiqués. — Il sera toujours possible de trouver dans les aptitudes spéciales du médium, dans la pensée des assistants et dans l’attention expectante elle-même, la cause de l’origine humaine des faits. — Il sera toujours possible de déterrer, dans l’arsenal des attaques produites contre ces études pendant les cinquante dernières années, quelque argument générique ou spécifique, ad rem ou ad hominem, en ignorant ou feignant d’ignorer la réfutation déjà faite de ce même argument.

La question se réduit donc d’abord à une étude individuelle des faits vus directement, ou connus de source certaine, afin, d’une part, de se créer une conviction personnelle capable de résister aux railleries féroces des sceptiques, et, d’autre part, de préparer l’opinion publique à admettre la vérité des faits observés par des personnes dignes de foi.

Sur le premier point, un expérimentateur illustre, Sidgwick, a déjà dit qu’il n’existait pas de fait capable de convaincre tout le monde, mais que chacun pouvait, en observant avec calme et patience, arriver au fait qui suffit pour établir sa conviction personnelle. Je puis dire que, pour moi, ce fait existe ; il suffit de me reporter aux phénomènes qui m’ont touché personnellement dans ces séances avec Eusapia.

Sur le second point, j’aurais beaucoup à dire, mais cela m’entraînerait hors du thème et des limites de cette étude.

D’un côté, nous avons l’universelle croyance en l’existence objective d’un monde normalement inconnu pour nous ; la confiance, base de toutes les religions, en une vie future où les injustices de celle-ci seront réparées et où on retrouvera le bien ou le mal qu’on aura fait ; la tradition ininterrompue de pratiques spontanées ou méthodiques grâce auxquelles l’homme est constamment tenu en relation plus on moins directe avec ce monde.

Du côté opposé, nous avons la négation sceptique et désespérante des systèmes de la philosophie pessimiste et de l’athéisme, négation qui naît de l’absence de preuves positives en faveur de la survie de l’âme ; le mouvement toujours plus accentué de la science vers une interprétation moniste de l’énigme humaine ; le rattachement de tous les phénomènes connus de la vie à des organes spéciaux.

Pour décider dans une matière aussi abstruse, les expériences médiumniques ne suffisent pas ; chacun pourra tirer de celles-ci autant de foi et d’incrédulité qu’il lui en faudra pour résoudre ses doutes dans l’un ou dans l’autre sens ; mais il gardera toujours le substratum des dispositions que l’éducation plus ou moins positive de son esprit ou ses tendances plus ou moins mystiques auront développées en lui.

Un mot encore et j’ai fini.

En admettant comme l’hypothèse la plus probable que les entités intelligentes à qui l’on doit les phénomènes sont autonomes, préexistantes, et qu’elles ne tirent de nous que les conditions nécessaires pour leur manifestation dans un plan physique accessible à nos sens, devons-nous admettre aussi qu’elles soient vraiment les esprits des défunts ?

À cette question je répondrai que je ne me sens pas encore capable de donner une réponse décisive.

J’inclinerais toutefois à l’admettre, si je ne voyais la possibilité que ces phénomènes puissent rentrer dans un autre cadre encore plus vaste. Rien, en effet, ne nous empêche de croire à l’existence de formes de vie tout à fait différentes de celles que nous connaissons, et dont la vie des esprits humains avant la naissance et après la mort n’est qu’un cas spécial, comme la vie organique de l’homme est un cas spécial de la vie animale.

Mais je sors du terrain solide des faits pour m’aventurer dans celui des hypothèses les plus risquées, j’ai déjà parlé trop longuement ; je m’arrête.

Ces considérations, je les ai exposées en plusieurs de mes ouvrages33. Nous sommes entourés de forces inconnues, et rien ne nous prouve que nous ne soyions pas entourés aussi d’êtres invisibles. Nos sens ne nous apprennent rien sur la réalité. Mais la discussion des théories doit être logiquement réservée comme complément de l’ensemble des observations, c’est-à-dire au dernier chapitre. Ce qu’il importe avant tout, c’est de constater que les phénomènes médiumniques existent.

C’EST FAIT, me semble-t-il, pour tout lecteur impartial. Ce sera surabondamment confirmé par les chapitres suivants. Mais il est un point sur lequel nous devons nous arrêter un instant. Il s’agit de la fraude, consciente ou inconsciente, qu’il serait à la fois naïf et déloyal de dissimuler ici.

Notre jugement ne serait pas complet si nous ne consacrions pas un chapitre spécial à ces mystifications, malheureusement trop fréquentes chez les médiums.


Fraudes, tricheries, supercheries, fourberies, jongleries, mystifications, difficultés

Plusieurs fois déjà, dans les lettres précédentes, il a été question des fraudes des médiums, dont les expérimentateurs doivent constamment se défier. C’est ce qui a découragé un certain nombre d’hommes éminents et les a empêchés de continuer ces recherches, n’ayant pas de temps à perdre. On l’a vu notamment plus haut dans la lettre de M. Schiaparelli (p. ***), que les spirites continuent de citer à tort au nombre de leurs partisans. Il s’en défend absolument. Il n’accepte aucune théorie ; il n’est pas même sûr de l’existence réelle des faits et a renoncé à y consacrer le temps nécessaire.

J’aurai lieu, dans le second volume de l’Inconnu, de traiter du Spiritisme proprement dit, de la doctrine de la pluralité des mondes, de la pluralité des existences, de la réincarnation, de la préexistence, des communications avec les morts, doctrine indépendante des phénomènes matériels auxquels cet ouvrage-ci est consacré, et à laquelle ces manifestations physiques ne contribuent que d’une manière très indirecte. Comme nous l’avons déjà déclaré plusieurs fois dans les pages précédentes, nous ne nous occupons ici que de prouver l’existence réelle de ces phénomènes extraordinaires. Cette preuve est basée, avant tout, sur l’élimination de la fraude.

Dans le cas d’Eusapia, qui est le médium le plus complètement examiné ici, la fraude n’est malheureusement pas douteuse, en plus d’une circonstance.

Mais il y a ici une remarque très importante à faire.

Tous les physiologistes savent que les hystériques ont une tendance au mensonge et à la simulation. Elles mentent, sans raison apparente, et pour le seul plaisir de mentir. Il y a des hystériques parmi les femmes et les jeunes filles du meilleur monde.

Ce défaut caractéristique prouve-t-il que l’hystérie n’existe pas ?

Il prouve le contraire.

Par conséquent, ceux qui pensent que les fraudes des médiums annihilent la médiumnité se trompent. La médiumnité existe, aussi bien que l’hystérie, aussi bien que l’hypnotisme, aussi bien que le somnambulisme. La tricherie existe aussi.

Je ne dirai pas, avec certains théologiens : il y a de faux prophètes, DONC il y en a de vrais, car c’est là un sophisme de la pire espèce. Mais le faux n’empêche pas le vrai d’exister.

J’ai connu une dame kleptomane, qui s’est fait prendre plus d’une fois dans les grands magasins de Paris pour vol avéré de divers objets. Cela ne prouve pas qu’elle n’achetait jamais rien et n’obtenait que par le vol tous ses objets de consommation. Les objets volés ne devaient représenter, au contraire, qu’une minime partie de son mobilier de toilette.

Mais le fait existe incontestablement. Dans les expériences dont nous nous occupons, la supercherie est un coefficient non négligeable.

Mon devoir est de signaler ici quelques exemples. Avant de les rapporter, je dois rappeler que j’ai étudié depuis une quarantaine d’années à peu près tous les médiums dont les expériences ont eu le plus de retentissement : Daniel Dunglas Home, particulièrement doué de facultés stupéfiantes, qui donna aux Tuileries, devant l’empereur Napoléon III, sa famille et ses amis, des séances si extraordinaires, et qui fut employé plus tard par William Crookes à des recherches scientifiques si précises ; Mme Rodière, remarquable médium typtologique ; C. Brédif, qui produisait des apparitions bizarres ; Eglington, aux ardoises enchantées ; Henry Slade, qui avait fait avec l’astronome Zöllner ces expériences inconcevables d’où la géométrie ne se sauvait qu’en admettant la possibilité d’une quatrième dimension de l’espace ; Buguet, dont les clichés photographiques portaient des ombres de morts, et qui, m’ayant autorisé à expérimenter avec lui, me laissa chercher pendant cinq semaines avant que j’aie surpris son truc ; Lacroix, à la voix duquel des esprits (de tous les âges !) semblaient accourir en foule ; et beaucoup d’autres qui attirèrent vivement l’attention des spirites et des chercheurs par des manifestations plus ou moins étranges et prodigieuses.

J’ai été, très souvent, absolument déçu. Quand je prenais les précautions nécessaires pour mettre le médium dans l’impossibilité de tricher, je n’obtenais aucun résultat ; si je faisais semblant de ne rien voir, j’apercevais du coin de l’œil la tricherie. Et, en général, les phénomènes qui se produisaient arrivaient en des moments de distraction où mon attention s’était un instant relâchée. En poussant un peu loin l’enquête, j’ai vu, de mes yeux vu, les clichés préparés de Buguet ; vu, de mes yeux vu, Slade écrire au-dessous de la table, sur une ardoise dissimulée, etc., etc. À propos de ce fameux médium Slade, je puis rappeler qu’après ses expériences avec Zöllner, directeur de l’Observatoire de Leipzig, il était venu à Paris, et s’était mis à ma disposition, ainsi qu’à celle de tous les astronomes de l’Observatoire que je lui indiquerais pour expérimenter. Il obtenait, disait-il, de l’écriture directe des esprits, par un bout de crayon placé entre deux ardoises liées ensemble, des oscillations de l’aiguille aimantée, des déplacements de meubles, des lancements automatiques d’objets, etc. Il a bien voulu me consacrer une séance par semaine, pendant six semaines, le lundi de onze heures à midi, 21, rue Beaujon. Mais je n’ai rien obtenu de certain. Dans les cas de réussite, la substitution des ardoises était possible. Fatigué de ces pertes de temps, je convins avec l’amiral Mouchez, directeur de l’Observatoire de Paris, de confier à Slade une ardoise double préparée par nous-mêmes, avec les précautions nécessaires pour ne pouvoir être attrapés. Les deux ardoises étaient scellées de telle sorte avec du papier de l’Observatoire que s’il les avait détachées, la fraude n’aurait pu être réparée. Il avait accepté les conditions de l’expérience. Je lui ai porté ces ardoises chez lui. Elles sont restées, non pas un quart d’heure, non pas une demi-heure ni une heure, mais dix jours consécutifs sous l’influence du médium, chez lui-même, et lorsqu’il nous les a renvoyées, elles n’avaient pas le moindre vestige d’une écriture interne, comme il en offrait en transposant des pièces préparées d’avance34.

Sans entrer dans d’autres détails, qu’il me suffise de dire que, trop souvent trompé par des médiums indélicats, malhonnêtes et menteurs, j’apportais à mon expérience une arrière-pensée de scepticisme, de doute et de suspicion à l’égard d’Eusapia. Les conditions d’expérimentation sont, en général, si tortueuses, qu’il est facile d’être dupe, Et les savants sont peut-être les hommes les plus faciles à duper, parce que les observations et les expériences scientifiques sont toujours honnêtes, que nous n’avons pas à nous défier de la nature, — qu’il s’agisse d’un astre ou d’une molécule chimique, — et que nous avons l’habitude de constater les faits tels qu’ils se présentent.

Cela posé, voici quelques observations concernant Eusapia.

On a vu plus haut (p. ***) la curieuse expérience du pèse-lettres faite par le colonel de Rochas, considérée par les expérimentateurs comme absolument probante. J’étais curieux de la vérifier.

Voici mes notes à cet égard.


I


12 novembre 1898. — Cette après-midi, nous avons fait une promenade en landau, Eusapia et moi, en compagnie de M. et Mme Pallotti, du Caire, et nous avons visité entre autres l’exposition des chrysanthèmes aux Tuileries. Eusapia est ravie. Nous rentrons vers six heures. Ma femme se met au piano, et Eusapia chante quelques airs napolitains, et quelques petits fragments d’opéras italiens. Ensuite nous causons intimement tous les trois. Elle est très bien disposée, nous raconte que parfois, dans les jours d’orage, elle a dans la chevelure, notamment sur une blessure ancienne qu’elle a reçue au crâne, des crépitements électriques et des étincelles. Elle nous dit aussi que lorsqu’elle est restée longtemps sans faire de séance, elle est gênée et éprouve le besoin de se décharger du fluide qui la sature. Cet aveu m’étonne, car elle paraît plutôt ennuyée, attristée, au début de chaque séance, et elle semble ne les accepter qu’à contre-cœur. Elle ajoute qu’elle a souvent des allongements fluidiques de l’extrémité des doigts, et mettant ses deux mains sur mes genoux, l’intérieur de la main tourné vers le haut, en écartant les doigts et les plaçant en face les uns des autres à quelques centimètres de distance, approchant et écartant alternativement les mains l’une de l’autre, elle nous dit voir de temps en temps ces radiations qui allongeraient les doigts, en formant à leurs extrémités une sorte d’auréole lumineuse. Ma femme croit en apercevoir quelques-unes. Je n’arrive à rien voir du tout, malgré tous mes efforts, et en changeant de toutes les façons l’éclairement et l’ombre. Le salon est éclairé en ce moment par deux becs Auer intenses. Nous allons dans la chambre à coucher, éclairée seulement par des bougies, et je n’en vois pas davantage. J’éteins les bougies, en supposant qu’il y aurait peut-être bien un phénomène de phosphorescence, et je n’aperçois toujours rien. Nous revenons au salon. Eusapia étend un châle de laine noire sur sa jupe de soie, et me montre les effluves. Mais je ne distingue toujours rien, sinon, un moment, une sorte de pâle rayon au bout de l’index de la main droite.

L’heure du dîner approche. Il est sept heures. Un pèse-lettres, que j’avais acheté pour renouveler la curieuse expérience de M. de Rochas, est sur la table. Je demande à Eusapia si elle se souvient d’avoir fait baisser un appareil analogue en posant ses mains de chaque côté, à distance, et en faisant des sortes de passes magnétiques. Elle ne paraît pas s’en souvenir et fredonne un petit couplet de Santa Lucia. Je la prie d’essayer. Elle le fait. Rien ne remue. Elle me demande de poser mes mains sur les siennes. Nous faisons les mêmes passes, et à ma stupéfaction, car je n’y comptais pas du tout, le petit plateau s’abaisse jusqu’au point où il touche le levier, et produit le bruit sec du contact. Ce point est au-delà de la graduation, qui s’arrête à 50 grammes et peut aller à 60, et représente au minimum 70 grammes. Le plateau remonte immédiatement. Nous recommençons une seconde fois. Bien. Une troisième fois : même abaissement et même retour à l’équilibre. Alors je la prie de recommencer l’expérience seule. Elle frotte ses mains l’une contre l’autre et fait les mêmes passes. Le pèse-lettres descend jusqu’au même point maximum. Nous sommes tout près, en pleine lumière des becs Auer. Le même jeu est répété pendant cinq minutes environ. Le mouvement ne se produit pas tout à coup, il y a parfois trois, quatre essais sans réussite, comme si la force s’était épuisée par la réussite. Déjà le plateau s’était abaissé quatre fois devant nos yeux, toujours jusqu’au maximum, lorsque le valet de chambre, passant pour affaire de service, je lui dis de rester et de regarder. Eusapia recommença et ne réussit pas. Elle attend un instant, se frotte les mains, recommence, et le même mouvement sans contact se produit pour la septième fois, devant les trois témoins, aussi étonnés l’un que l’autre. Ses mains sont refroidies sensiblement. Je pense au truc du cheveu, passe ma main entre les deux siennes, et ne rencontre rien ; je ne l’ai pas vu. D’ailleurs, elle ne paraît pas avoir touché à sa tête, et ses mains sont restées devant nous depuis le commencement de l’expérience, libres et intactes.

Supposant qu’il peut y avoir là quelque force électrique en jeu, je la prie de diriger ses doigts sur une boussole extrêmement sensible. Celle-ci ne bouge pas, de quelque façon que l’on s’y prenne.

Nous nous mettons à table. Je la prie de soulever une fourchette d’entremets, comme elle l’avait fait à Montfort. Elle y réussit au quatrième essai... et sans cheveu, apparent du moins.



II

16 novembre. — Pour distraire Eusapia, Adolphe Brisson lui a offert hier soir une loge aux Folies-Bergère, où Loïe Fuller donnait ses magnifiques exhibitions optiques. Nous l’y avons accompagnée. Elle en est revenue enchantée, est aujourd’hui très gaie et très animée, parle de son caractère franc et loyal et blâme les comédies de la vie mondaine. Elle nous raconte pendant le dîner une partie de sa vie !

9 heures. — M. et Mme Lévy, M. G. Mathieu viennent d’arriver.

On cause. Posant ses mains sur une jambe de M. Mathieu dans l’ombre, elle lui montre les radiations émanées de ses doigts, à peine apparentes pour nous d’ailleurs.

C’est après m’avoir montré ces radiations, l’autre jour, que l’expérience du pèse-lettres a eu lieu. Elle associe les deux phénomènes, et accepte d’essayer.

Elle me prie de lui donner un peu d’eau.

Je vais à la salle à manger chercher une carafe et un verre d’eau.

M. Mathieu remarque que, pendant mon absence, tandis que ma femme cause avec M. et Mme Lévy, Eusapia porte la main à sa tête et fait un petit geste, comme si elle s’arrachait un cheveu.

Je reviens avec un verre d’eau et une carafe et lui verse ce qu’elle désire. Elle boit un quart de verre d’eau.

Sur ma prière, elle abaisse comme avant hier ses deux mains de part et d’autre du pèse-lettres, et après deux ou trois passes, le plateau s’abaisse, non jusqu’au bout de la course comme avant-hier, mais jusqu’à 35 ou 40 grammes.

L’expérience est faite une seconde fois et réussit de la même façon.

Sous prétexte d’aller chercher un appareil de photographie, M. Mathieu m’entraîne dans une autre pièce et me montre un long cheveu, très fin, qui après l’expérience, lui est tombé dans la main, au moment où Eusapia faisait un geste comme pour secouer sa main.

Ce cheveu est châtain foncé (couleur de ceux d’Eusapia) et mesure 39 centimètres de longueur. Je l’ai conservé.

Ceci se passait à 9 heures un quart. La séance commence à 9 heures et demie et finit à 11 heures et demie. Après la séance, Eusapia me demande encore un verre d’eau, et me montre un petit cheveu entre ses doigts.

Au moment de son départ, à minuit, moitié riant, moitié sérieusement, elle s’arrache un cheveu du devant de la tête, et prenant la main de ma femme lui met ce cheveu dedans et lui referme la main en la regardant.

Elle a certainement remarqué que nous nous étions aperçus de la fraude.



III

19 novembre. — Eusapia est une fine mouche. Elle est douée d’une très grande acuité de vue et surtout d’oreille. Elle est fort intelligente et, de plus, d’une rare sensibilité. Elle sent et devine tout ce qui la concerne. Ne lisant jamais, puisqu’elle ne sait pas lire, n’écrivant jamais, puisqu’elle ne sait pas écrire, parlant peu à l’étranger, puisqu’elle trouve rarement des personnes entendant et parlant l’italien, elle reste constamment concentrée en elle-même, et rien ne la détourne d’une attention personnelle permanente. Il serait sans doute impossible de trouver un état d’esprit analogue chez d’autres personnes, occupées comme on l’est généralement, de mille choses éparpillant notre attention sur tant d’objets différents et variés.

J’arrive à 11 heures et demie chez le Dr Richet pour la prendre et l’emmener déjeuner chez Mme Fourton, comme il avait été convenu. Elle est froide et gênée. Je n’ai pas l’air de m’en apercevoir et cause avec le docteur. Elle va mettre son chapeau et nous descendons. À peine sur l’escalier : « Qu’est-ce que M. Richet vous disait ? fit-elle, de quoi parliez-vous ? » Et un instant après, revenant sur la dernière séance : « Avez-vous été complètement satisfait ? »

Dans la voiture, je lui prends la main et lui cause amicalement. « Tout va très bien, lui dis-je, mais quelques expériences seront encore nécessaires pour ne laisser aucun doute. » Puis, je lui parle d’autres choses.

Elle s’apprivoise graduellement et les nuages paraissent s’effacer de son front. Cependant, elle sent évidemment que malgré mon amabilité un peu superficielle, je ne suis pas absolument le même pour elle. Pendant le déjeuner, elle me tend son verre de champagne et boit à ma santé. Mme Fourton est convaincue, sans que nulle espèce de doute puisse prendre place dans son esprit. En causant, un peu plus tard, Eusapia lui dit : « Je suis sûre de vous, je suis sûre de Mme Blech, de M. Richet, de M. de Rochas, mais je ne suis pas sûre de M. Flammarion. »

« Vous êtes sûre de Mme Fourton, lui répliquai-je, c’est très bien. Mais réfléchissez un instant que plusieurs milliers de personnes attendent mon opinion pour être fixées. M. Chiaïa vous l’a dit à Naples, M. de Rochas vous l’a répété à Paris. J’ai donc une responsabilité très grande, et vous sentez certainement vous-même que je ne puis affirmer que ce dont je suis absolument certain. Vous devez m’aider loyalement vous-même à me donner cette certitude ».

« Oui, répondit-elle. Je comprends très bien la différence. Du reste, si ce n’avait pas été pour vous, je n’aurais pas fait le voyage de Naples, car le climat de Paris ne m’est pas très bon. Oui, il faut que vous soyez convaincu sans réplique. »

Elle est revenue maintenant à son intimité habituelle. Nous la conduisons au musée du Louvre, qu’elle ne connaissait pas, puis à une conférence de M. Jules Bois faisant des expériences de suggestion sur Mlle Lina. Elle s’y intéresse fort. Nous parlons des jeux et simulations des comédiens.

Le soir, à dîner, la brillante conversation de Victorien Sardou, les répliques du colonel de Rochas, les questions un peu insidieuses de Brisson, tout l’intéresse. Mais il est sensible qu’elle ne s’oublie jamais. Ainsi, avant le dîner, elle me dit qu’elle a mal à la tête, surtout vers sa blessure, passe sa main dans ses cheveux « qui lui font mal » et me demande une brosse : « C’est, dit-elle, pour que dans une expérience on ne trouve pas de cheveu. » Et elle se brosse soigneusement les épaules. Je n’ai toujours pas l’air de comprendre. Mais il n’y a aucun doute qu’elle sait qu’on a... trouvé un cheveu.



IV
(Note plus récente : mars 1906.)

Le jeudi 29 mars, Eusapia, se trouvant à Paris, est venue me voir. Je ne l’avais pas vue depuis ses séances chez moi en novembre 1898. Nous l’avons retenue à dîner, et, après dîner, je l’ai priée de faire avec moi quelques expériences.

Je lui ai d’abord demandé de poser ses mains sur le piano, dans la pensée que peut-être quelques cordes vibreraient. Je n’ai rien obtenu.

Je l’ai alors engagée à poser ses mains sur le clavier fermé. Elle a demandé à ce qu’il fût légèrement ouvert, soutenu par une cale. J’ai posé mes mains dessus, à côté des siennes ; mon but était, en restant en contact, qu’elle ne put pas glisser un doigt sur les touches. Elle a constamment cherché à substituer une seule main aux deux que je tenais, de manière à en avoir une de libre, et quelques notes ont tinté. Expérience nulle. Nous avons quitté le piano pour aller à une table de bois blanc.

Quelques balancements insignifiants.

— Un esprit est-il là ?

— Oui (par 3 coups).

— Veut-il se communiquer ?

— Oui.

Je prononce successivement et lentement les lettres de l’alphabet. Réponse : Tua matre.

Certainement : Tua madre. (Eusapia ne sait ni lire ni écrire.)

Eusapia me voyant en deuil, je lui avais dit que ma mère est morte le 1er juillet dernier.

Je demande alors son nom. Elle ne le connaît pas.

Aucune réponse.

Les mouvements de table désirés ensuite n’offrent rien de remarquable.

Cependant, à plusieurs reprises, un fauteuil pouf voisin s’est déplacé, sans contact, avançant de lui-même, vers Eusapia. Comme le lustre était allumé, qu’il n’y avait pas de ficelle possible, et que j’avais le pied sur celui d’Eusapia le plus voisin du fauteuil, le mouvement est dû à une force émanant du médium.

Trois fois, j’ai repoussé le fauteuil. Trois fois il est revenu. Le même fait s’est reproduit quelques jours après.

Il est remarquable que si elle avait pu détacher son pied du mien, elle aurait pu atteindre le meuble (avec quelque contorsion) et que le phénomène, pour se produire, doit être dans le cercle d’activité (et de tricherie possible) du médium. Ici la tricherie a été impossible.

Comme nous n’obtenions pas de soulèvement de la table, et que, sans doute, nos forces à nous quatre (Eusapia, moi, ma femme, et la dame de compagnie d’Eusapia, qui s’y était mise un instant, mais qui, autrement, a toujours été tenue à l’écart) étaient insuffisantes, je suis allé chercher un petit guéridon plus léger.

Avec les mains d’Eusapia placées sur ce guéridon en contact avec les miennes, il s’est soulevé entièrement, des trois pieds, à 30 ou 40 centimètres au-dessus du parquet.

Nous avons recommencé trois fois l’expérience, avec une réussite absolue.

Eusapia me serrait la main avec violence dans la sienne (droite) placée au-dessus de la table.

Mensonge et vérité !

Ces notes nous rappellent, une fois de plus, qu’il y a presque constamment un mélange de faits sincères et de productions frauduleuses.

On peut admettre que le médium voulant produire un effet et ayant à sa disposition deux moyens : l’un facile et n’exigeant que de l’habileté et de la ruse, et l’autre pénible, coûteux et douloureux, est tenté de choisir, consciemment ou même inconsciemment, celui qui lui coûte le moins.

Voici comment elle s’y prend pour la substitution des mains. Les figures ci-dessous représentent cinq positions successives de la main du médium et des contrôleurs. Elle montre comment Eusapia peut, grâce à l’obscurité et à une série de mouvements habilement combinés, laisser croire au contrôleur de droite (de droite pour le spectateur) qu’il sent encore la main droite du médium sur la sienne, tandis qu’il ne sent que la main gauche toujours tenue par le contrôleur de gauche ; cette main droite, devenue libre, peut produire alors un certain nombre d’effets à sa portée. Cette substitution peut être obtenue de diverses façons. Mais, quelle qu’elle soit, elle ne peut évidemment permettre à la main libérée de n’agir qu’à sa portée.

Qui de nous est toujours maître de ses impressions et de ses facultés ? Écrit à ce propos le Dr Dariex35. Qui de nous peut, à son gré, se mettre dans tel état physique et tel état moral ? Le compositeur de musique est-il maître de l’inspiration ? Un poète fait-il toujours des vers d’égale valeur ? Un homme de génie a-t-il toujours du génie ? Or quoi de moins normal, de plus impressionnable et de plus variable qu’un sensitif, un médium, alors surtout qu’il se trouve hors de chez lui, en dehors de ses habitudes, et avec des étrangers qu’il ne connaît pas ou qu’il connaît à peine, qui seront ses juges et qui attendent de lui des phénomènes anormaux et rares dont la production n’est pas sous la dépendance constante et complète de sa volonté ?

Un sensitif, placé dans de telles conditions, sera fatalement amené à simuler le phénomène qui ne se produit pas spontanément, ou à rehausser par supercherie l’intensité d’un phénomène en partie véridique.

La simulation est assurément une chose fâcheuse et regrettable, qui jette la suspicion sur les expériences et les rend beaucoup plus difficiles et beaucoup moins à la portée de tous les investigateurs ; mais ce n’est là qu’une difficulté qui ne doit pas arrêter et faire porter un jugement hâtif. Tous ceux qui ont expérimenté et manié ces sensitifs savent qu’ils se heurtent à chaque pas à la fraude, consciente et inconsciente, et que tous les médiums — ou presque tous — sont coutumiers du fait ; ils savent qu’il faut prendre son parti de cette regrettable faiblesse et être assez perspicace pour empêcher, ou tout au moins pour dépister le truc, et démêler le vrai du faux.

Plus d’un, parmi ceux qui ont poursuivi avec persévérance l’expérimentation psychique, pourrait dire qu’il a été parfois énervé, agacé par l’attente du phénomène qui ne se produit pas, et qu’il s’est senti comme l’envie de mettre un terme à cette attente en donnant lui-même le coup de pouce36. Ceux-là peuvent se rendre compte que si, au lieu d’être des expérimentateurs consciencieux, toujours maîtres d’eux-même, incapables de tromper et uniquement préoccupés de science et de vérité, ils étaient, au contraire, des impulsifs inconscients et suggestibles, dont l’amour-propre est en jeu et chez qui la probité scientifique n’est pas la première préoccupation, ils s’abandonneraient sans doute, et plus ou moins involontairement, à produire artificiellement le phénomène qui ne se produit plus naturellement.

Quant à Eusapia, si elle simule parfois, elle ne le fait qu’en trompant la surveillance des expérimentateurs et en échappant momentanément à leur contrôle ; mais elle le fait sans autre artifice. Ses expériences ne sont pas machinées, et, à l’encontre des prestidigitateurs, elle ne porte sur elle aucun appareil. Il est facile de s’en assurer, car elle se déshabille volontiers complètement devant une dame chargée de la contrôler.

D’autre part, elle expérimente autant qu’on veut avec les mêmes personnes devant lesquelles elle répète indéfiniment les mêmes expériences. Ce n’est pas ainsi que procèdent les prestidigitateurs.

Il est infiniment regrettable que l’on ne puisse se fier à la loyauté des médiums. Ils trichent presque tous. C’est tout à fait décourageant pour le chercheur, et cette perplexité constante de notre esprit dans ces expériences rend ces études tout à fait pénibles. Lorsqu’après avoir passé quelques jours dans ces recherches inextricables, on se remet au travail scientifique, à une observation ou à un calcul astronomique, par exemple, ou à l’examen d’un problème de science pure, on éprouve une sensation de fraîcheur, de calme, de soulagement, de sérénité qui nous donnent, par contraste, la plus vive des satisfactions. On sent qu’on marche sur un terrain solide et que l’on n’a à se défier de personne. Il faut vraiment tout l’intérêt intrinsèque des problèmes psychiques pour que nous ayons le courage de renoncer quelquefois au bonheur de l’étude scientifique pour nous consacrer à des investigations si laborieuses et si troublées.

Nous n’avons, je crois, qu’une seule manière de nous assurer de la réalité des phénomènes : c’est de mettre le médium dans l’impossibilité de tricher. Le prendre en flagrant délit de supercherie serait extrêmement facile. Il n’y aurait, bien souvent, qu’à le laisser faire. De plus, on peut, très facilement, l’aider à tricher et à se faire prendre : il suffit d’en être convaincu. Eusapia, en particulier, est très facile à suggestionner. Revenant un jour en voiture découverte pour dîner à la maison, le colonel de Rochas lui dit, devant moi : « Vous ne pouvez plus lever la main droite. Essayez ! » Elle essaie : efforts inutiles. Non posso, non posso. Le commandement avait suffi.

Dans les phénomènes de mouvements d’objets sans contact, elle fait toujours un geste correspondant au phénomène. Une force émane d’elle-même et agit. Ainsi, par exemple, elle frappe du poing trois ou quatre coups dans l’air, à 30 ou 40 centimètres de la table : les mêmes coups sont frappés dans la table. Et c’est bien sur le bois de la table. Ce n’est pas au-dessous, ni sur le parquet. On lui tient les jambes, et elle ne les remue pas.

Elle frappe cinq coups, du doigt du milieu, sur ma main en l’air : les cinq coups sont frappés sur la table (19 novembre).

Bien plus, cette force peut être transmise par un autre. Je tiens ses jambes de ma main gauche allongée sur elles ; M. Sardou tient sa main gauche ; elle me prend le poignet droit de sa main droite et me dit : Frappez dans la direction de M. Sardou. Je frappe trois ou quatre fois. M. Sardou sent mes coups sur le corps, synchroniquement avec mon geste, et avec un retard de près d’une seconde. L’expérience est recommencée avec le même succès.

Ce soir-là, non seulement nous n’avons pas quitté un seul instant les mains d’Eusapia, distantes l’une de l’autre de toute la largeur de son corps, et posées près de nous, mais encore, nous ne les avons pas laissées se diriger du côté des objets à déplacer. Les expériences ont été très longues à obtenir. Mais elles ont tout de même entièrement réussi.

Elle a une tendance à aller prendre les objets : il faut l’arrêter à temps.

Du reste, elle les prend elle-même, en fait, par le prolongement de sa force musculaire, et elle le dit : je le prends, je le tiens. C’est à nous à bien garder ses vraies mains dans les nôtres.

On a, quelquefois, de bonnes raisons de supposer qu’Eusapia saisit les objets à mouvoir, les instruments de musique, avec une main libérée. Mais il y a de nombreuses preuves qu’il n’en est pas toujours ainsi. En voici une. Nous sommes à Naples, en 1902, avec le professeur von Schrenck-Notzing.

La séance a lieu dans une petite pièce, par une lumière faible, mais suffisante pour distinguer les personnes et leurs mouvements. Derrière le médium, sur une chaise, se trouve un harmonica, à un mètre de distance à peu près.

Or, à un certain moment, Eusapia saisit entre ses mains une de celles du professeur et commença à approcher et à éloigner ses doigts l’un de l’autre, comme on peut le voir sur cette figure. L’harmonica jouait alors à distance, d’une façon parfaitement synchrone avec les mouvements faits par le médium. L’instrument se trouvait absolument isolé ; on s’était assuré qu’il n’y avait point de ficelles ; encore moins pouvait-on craindre des compères, dont la lumière aurait facilement trahi l’intervention. C’est une opération analogue à celle qui a été faite avec moi le 27 juillet 1897. (Voir plus haut, p. ***.)

Voici un exemple typique des mouvements « de consentement » tiré d’un compte rendu du docteur Dariex. Il s’agissait de faire sortir, à distance, une clé d’une serrure.

La lumière était suffisante pour distinguer parfaitement chaque mouvement d’Eusapia. Tout à coup, l’on entend la clé du coffre craquer dans la serrure ; mais la clé, embarrassée de quelque manière, refuse d’en sortir. Et voilà Eusapia qui saisit de sa main droite le poignet gauche de M. Sabatier et, en même temps, entoure l’index avec les doigts de l’autre main. Alors, elle commence à exécuter autour du doigt lui-même des mouvements alternés de rotation, auxquels immédiatement correspondent des craquements synchrones de la clé, tournant dans la serrure, de la même façon que les doigts du médium37.

Que l’on suppose que le coffre, au lien d’être éloigné du médium, ait été à sa portée, que l’on suppose encore que la lumière, au lieu d’être suffisante, ait été faible et incertaine : les assistants n’auraient pas manqué de confondre cette forme d’automatisme synchrone avec une fraude consciente et impudente d’Eusapia. Et ils se seraient trompés.

Sans excuser la fraude, qui est abominable, honteuse et méprisable dans tous les cas, on peut se l’expliquer bien humainement, sans doute, tout en reconnaissant, d’autre part, la réalité des phénomènes. Et d’abord, les phénomènes réels épuisent considérablement le médium, et ne se réalisent qu’au prix d’une énorme dépense de force vitale. Le lendemain, elle est souvent malade, quelquefois même le surlendemain, est incapable de prendre aucune alimentation sans vomissements immédiats. On conçoit donc que lorsqu’elle peut produire certains faits sans aucune dépense de force, par un truc plus ou moins habile, elle préfère ce second procédé au premier. Il ne l’épuise pas du tout, et peut l’amuser même.

Remarquons ensuite que, généralement, pendant ces expériences, elle est dans un état de demi-sommeil qui n’est pas sans analogie avec le sommeil somnambulique ou hypnotique. Son idée fixe est de produire les phénomènes, et elle les produit n’importe comment.

Il est donc urgent, indispensable, d’être constamment en éveil et de contrôler avec le plus grand soin tous les faits et gestes.

Je pourrais citer des centaines d’exemples analogues, observés par moi-même depuis des années. En voici un puisé dans mes notes.

Le 2 octobre 1899, une séance de spiritisme réunissait quelques chercheurs dans l’hôtel hospitalier de la comtesse de Mouzay, à Rambouillet. Nous avions, assurait-on, la très rare faveur de posséder avec nous un médium excellent et sûr, Mme X... femme d’un médecin de Paris très distingué, fort instruite elle-même, et inspirant la plus grande confiance.

Nous nous plaçons, quatre personnes, autour d’une petite table de bois légère. Une minute à peine se passe que cette petite table semble animée d’un frémissement, et presque aussitôt elle s’élève et retombe.

Ce mouvement vertical se répète plusieurs fois, en pleine lumière des lampes du salon.

Le lendemain, les mêmes lévitations se sont opérées, en plein jour, à midi, en attendant un convive en retard pour le déjeuner, et avec un guéridon beaucoup plus lourd.


— Un « esprit » est là ? demande-t-on.

— Oui.

— Veut-il donner son nom ?

— Oui.


On prend un alphabet, on compte les lettres, on reçoit, par coups frappés par un pied de la table, le nom LÉOPOLDINE HUGO.


— Avez-vous quelque chose à nous dire ?

— Charles, mon mari, voudrait être réuni à moi.

— Où donc est-il ?

— Dans les espaces flottants.

— Et vous ?

— Près de Dieu.

— Tout cela est bien vague. Pourriez-vous nous donner une preuve d’identité, qui nous montre que vous êtes bien la fille de Victor Hugo, la femme de Charles Vacquerie ? Vous souvenez-vous de l’endroit où vous êtes morte ?

— Oui, à Villequier.

— Comme la catastrophe de votre naufrage en Seine est connue, que tout cela peut être latent dans nos cerveaux, voudriez-vous nous donner d’autres faits ? Vous souvenez-vous de l’année de votre mort ?

— 1849.

— Je ne le pense pas, répliquai-je, car j’ai présente à l’esprit une page des Contemplations où la date du 4 septembre 1843 est écrite. Est-ce que ma mémoire est infidèle ?

— Oui. C’est 1849.

— Vous m’étonnez singulièrement, car en 1843, Victor Hugo est revenu d’Espagne à cause de votre mort, tandis qu’en 1849 il était représentant du peuple à Paris. De plus, vous êtes morte six mois après votre mariage, qui eut lieu en février 1843.


Ici, Mme la comtesse de Mouzay fait remarquer qu’elle a beaucoup connu Victor Hugo et sa famille, qu’ils habitaient alors la rue de Latour-d’Auvergne, et que la date de 1849 doit être bonne.

Je soutiens le contraire. L’esprit persiste.


— En quel mois l’événement s’est-il passé ?

— Juillet.

— Non. C’était en septembre. Vous n’êtes pas Léopoldine Hugo. Quel âge aviez-vous à votre mort ?

— Dix-huit ans. On oublie trop de fleurir ma tombe.

— Où ?

— Au Père-Lachaise.

— Mais non, c’est à Villequier que vous avez été enterrée, et je suis allé moi-même visiter votre tombe. Votre mari Charles Vacquerie y est aussi, avec les deux autres victimes de la catastrophe. Vous ne savez pas ce que vous dites.


Ici notre hôtesse déclare qu’elle ne pensait pas au père Lachaise, et que, dans son idée, Léopoldine Hugo et son mari étaient restés au fond de la Seine.

Après le déjeuner, nous nous mettons de nouveau à la table. Oscillations variées. Puis un nom est dicté :


« SIVEL. »

— L’aéronaute ?

— Oui.

— En quelle année êtes-vous mort ?

— 1815. (Exact.)

— Quel mois ?

— Mars. (C’était le 15 avril.)

— D’où votre ballon était-il parti ?

— La Villette. (Exact.)

— Où êtes-vous tombé ?

— Dans l’Indre.


Tous ces éléments étaient plus ou moins connus de nous. Je demande une preuve d’identité plus spéciale.


— Où m’avez-vous connu ?

— Chez l’amiral Mouchez.

— C’est impossible. Je n’ai connu l’amiral Mouchez qu’à sa nomination de directeur de l’Observatoire de Paris : il a succédé à Le Verrier en 1877, deux ans après votre mort. »


La table s’agite et dicte quelques mots.


— Donnez votre nom.

— WITOLD. Marquise, je vous aime toujours.

— Êtes-vous heureux ?

— Non. J’ai eu des torts envers vous.

— Vous savez bien que je vous pardonne et que j’ai gardé de vous le meilleur souvenir.

— Vous êtes trop bonne.


Etc. Ces pensées étaient évidemment dans l’esprit de la dame. Là non plus, aucune preuve d’identité.

Tout d’un coup, la table s’agite violemment, et un autre nom est dicté : « RAVACHOL ».

— Oh ! Qu’est-ce qu’il va nous dire ?

Je transcris sa phrase, non sans honte, et en adressant toutes mes excuses à mes lectrices. La voici dans son intempérante crudité :


« Bougres de crétins, votre sale gueule est encore pleine des odeurs du festin. »

— Monsieur Ravachol, c’est exquis, ce langage-là. Vous n’avez rien de plus distingué à nous dire ?

— Zut.


Aucun d’entre nous n’a certainement composé cette phrase d’une manière consciente. Mais les mots employés sont connus de tout le monde. Nos inconscients ou nos subconscients ont-ils agi ? Étaient-ce ceux de Mme X ?

Dans les incertitudes où nous replongeaient ces deux séances, nous demandons à M., et Mme X.., de venir passer un dimanche à Juvisy et d’essayer de nouvelles expériences.

Le dimanche 8 octobre, nous obtenons des soulèvements remarquables. Mais des doutes subsistent dans nos esprits, et nous décidons une nouvelle réunion à quinzaine.

Le dimanche 22 octobre 1899, dans le désir de contrôler les expériences, j’ai fait clouer quatre planches verticales dont j’ai entouré comme d’un cadre la petite table destinée à la séance. Si elle se lève malgré ce cadre qui empêche les pieds des expérimentateurs de pouvoir passer au-dessous d’elle, c’est que sa lévitation est due à une force inconnue.

Les réflexions de Mme X..., au vu de ce cadre, me firent tout de suite penser que la table ne se lèverait pas. « Cette faculté est capricieuse, un jour on obtient beaucoup, une autre fois rien, sans cause apparente. »

— Mais peut-être aurons-nous des coups frappés ?

— Certainement. On ne doit rien préjuger d’avance. On peut toujours essayer.

Deux heures après le déjeuner, Mme X... accepte d’essayer une séance.

Aucune lévitation ne se produit.

C’est ce dont je m’étais un peu douté. Je désirais ardemment le contraire, et nous y mîmes toute l’intensité de volonté possible. Tout exprès, mêmes expérimentateurs qu’il y a quinze jours, où tout avait si admirablement marché (Mme X..., M. et Mme Cail et moi), mêmes places, mêmes chaises, même salon, même température, même heure, etc.

Des coups frappés indiquent qu’un esprit veut parler.

Je vois que les coups correspondent à un mouvement musculaire de la jambe de Mme X...


— Qui êtes-vous ?

— Dans la bibliothèque du Maître : mon nom est dans un livre.

— Comment le trouver ?

— Il est écrit sur un bout de papier.

— Dans quel livre ?

Astronomia.

— De quelle époque ?

Pas de réponse.

— De quelle couleur ?

— Jaune.

— Relié ?

— Non.

— Broché ?

— Oui.

— Sur quel rayon ?

— Cherchez.

— C’est impossible, sur des milliers de volumes. Et puis, il n’y a pas de livre broché dans cette bibliothèque.

Pas de réponse.


Après une série de questions, nous finissons par apprendre que ce livre est sur le sixième rayon du corps de bibliothèque à droite de la porte ; mais, auparavant, nous sommes tous allés dans cette pièce constater qu’il n’y avait pas de livre broché.


— Alors, le volume est cartonné ?

— Oui. Il y a quatre livres enfoncés.


Nous y retournons, et nous trouvons en effet, dans un volume intitulé Anatomia celeste, Venise, 1573, un bout de papier sur lequel est écrit au crayon le nom de KRISHNA.

Nous revenons à la table.


— C’est bien vous, Krishna ?

— Oui.

— En quel siècle viviez-vous ?

— Au temps de Jésus.

— Dans quelle contrée ?

— Vers l’Himalaya.

— Et comment avez-vous écrit votre nom sur ce papier ?

— En passant par la pensée de mon médium.

Etc., etc.


Il serait, je crois, superflu d’insister.

Mme X..., ne pouvant soulever la table, avait choisi de frapper des coups. L’évocation du prophète Indou était, toutefois, d’une assez belle audace.

L’hypothèse la plus simple est qu’elle était allée dans ma bibliothèque, placer ce bout de papier.

En effet, on l’y avait vue. Mais quand même personne ne l’y aurait vue, la conclusion n’en eût pas moins été certaine, cette pièce étant ouverte et Mme X... étant restée une heure environ dans la pièce voisine, retenue par « une migraine ».

Cet exemple de supercherie, je le cite, comme je l’ai dit, entre plusieurs centaines. Il faut vraiment être doué d’une persévérance à toute épreuve pour continuer à consacrer à ces investigations des heures qui seraient beaucoup mieux employées, même à ne rien faire du tout.

Cependant, quand on sait qu’il y a là quelque chose, on y revient toujours, malgré les duperies incessantes.

En 1901, au mois de mai, Mme la princesse Karadja me présenta un médium de profession, une Allemande, frau Anna Rothe, dont la spécialité était de faire arriver des fleurs dans un salon bien fermé, en plein jour.

J’acceptai une séance dans mon appartement à Paris. Des bouquets de fleurs de toutes dimensions arrivèrent, en effet, mais toujours d’une direction opposée à celle vers laquelle Mme Rothe et son impresario Max Ientsch nous invitaient à regarder.

À peu près convaincu de la fraude, mais n’ayant pas de temps à donner à de telles séances, je priai M. Cail d’assister, autant que possible, aux réunions qui seraient données en divers salons de Paris.

Mon correspondant voulut bien y consentir, et se fit inviter à l’hôtel Clément Marot, où une séance devait être donnée. S’étant placé un peu en arrière, il vit le médium aux fleurs glisser habilement une main sous ses jupes et en retirer des branches qu’elle lança dans le salon.

Il la vit aussi prendre des oranges dans son corsage, et constata quelles étaient chaudes.


Mme Williams se déshabillant dans le cabinet, pour revêtir un costume d’homme.


La fourberie était flagrante. Il la démasqua immédiatement, au grand scandale des assistants, qui l’injurièrent. Une dernière séance avait été organisée dans mon salon, pour le mardi suivant. Mme Rothe et ses deux acolytes prirent le train le matin même, à la gare de l’Est, et disparurent.

L’année suivante, elle fut arrêtée à Berlin, après une séance frauduleuse, et condamnée à un an de prison pour escroquerie38.

Dans cet ordre de choses, les supercheries et les mystifications sont aussi nombreuses que les réalités authentiques. Les curieux de ces phénomènes n’ont pas oublié le flagrant délit de la célèbre Mme Williams, Américaine reçue en toute confiance, en 1894, à Paris, par mon excellente amie la duchesse de Pomar. Déjà mis en défiance par des remarques ingénieuses du jeune duc, on était préparé à n’être pas longtemps dupes de ses farces, lorsqu’on organisa une séance à laquelle prirent part MM. De Watteville, Dariex, Mangin, Ribero, Wellemberg, Lebel, Wolf, Paul Leymarie, fils du directeur de la Revue spirite, etc. Mme Williams, assez forte femme, comme on en peut juger par son portrait, avait pour spécialité de montrer des apparitions. Lesdites apparitions étaient des mannequins assez pauvrement préparés, car les spectatrices étaient aussi désappointées que les spectateurs par le manque de formes, loques molles et plates qui ne rappelaient en rien les contours académiques de la femme, dont on aurait dû deviner au moins quelque peu les élégances dans la gaze légère qui les enveloppait. Plusieurs de ces dames, assez irrévérencieuses, ne cachaient pas qu’elles préféreraient le néant à cet autre monde, si elles devaient s’y trouver aussi... réduites, aussi incomplètes. Et les messieurs ajoutaient qu’elles ne serraient certainement pas les seules à s’en désoler.

Ces séances n’avaient rien de religieux. Le truc fut découvert, on pourrait plutôt dire saisi, par M. Paul Leymarie. Les figures reproduites ici d’après la Revue spirite suffisent pour mettre en évidence la simplicité brutale du procédé. On apporte des lumières, et au milieu du vacarme épouvantable de vingt-cinq assistants dupés, l’héroïne de la fête est obligée de se laisser voir en maillot, tandis que tous les ustensiles de son théâtre de marionnettes sont trouvés dans le cabinet.


Mme Williams saisie par M. Paul Leymarie et tenant encore le fantôme dans sa main.


Mme Williams eut l’effronterie de se défendre, un peu plus tard, dans le journal américain Light, en traitant de bandits ceux qui l’avaient démasquée à Paris.

C’est là un exemple de haute mystification, de jonglerie digne des tréteaux d’un prestidigitateur.

Comme nous l’avons vu, les choses n’atteignent pas toujours ce degré, et bien souvent la fraude n’arrive que lorsque les facultés réelles s’affaiblissent. Telle est l’histoire de la fille torpille, Angélique Cottin, qui a été assez retentissante.

Le 15 janvier 1846, dans le village de Bouvigny, près de la Perrière (Orne), une jeune fille de treize ans, nommée Angélique Cottin, petite, robuste, mais extrêmement apathique au physique et au moral, présente, tout à coup, des phénomènes étranges : les objets touchés par elle ou ses vêtements étaient violemment repoussés ; parfois même, à sa seule approche, des commotions étaient ressenties par les personnes voisines, et on voyait s’agiter les meubles et ustensiles. Cette propriété subsista, avec des variations dans son intensité et des intermittences parfois de deux ou trois jours, pendant un mois à peu près, puis elle s’en alla inopinément comme elle était venue. Elle fut constatée par un très grand nombre de personnes dont quelques-unes soumirent la jeune fille à de véritables expériences et consignèrent leurs observations dans des procès-verbaux qui ont été recueillis et publiés par le Dr Tanchou. Celui-ci vit Angélique Cottin pour la première fois le 12 février, à Paris, où on l’avait amenée pour l’exhiber : les manifestations dont l’énergie avait décru du jour où l’on avait dérangé le sujet de ses habitudes, étaient sur le point de disparaître ; toutefois elles étaient encore assez nettes pour permettre à l’expérimentateur de rédiger la note suivante, qui fut lue le 17 février, à l’Académie des sciences, par Arago, témoin oculaire des faits39.

J’ai vu deux fois, dit le Dr Tanchou, la jeune fille électrique.

Une chaise, que je tenais le plus fortement possible avec le pied et les deux mains, a été chassée au moment où elle s’y est assise.

Une petite bande de papier, que j’avais en équilibre sur mon doigt, a été emportée plusieurs fois comme par un coup de vent.

Une table à manger, d’une moyenne grandeur et assez lourde, a été plusieurs fois poussée et déplacée par le seul fait du contact de ses vêtements.

Une petite roue en papier, placée verticalement ou horizontalement sur son axe, reçoit un mouvement rapide par les émanations qui sortent du poignet et du pli du bras de cette enfant40.

Un canapé grand et lourd, sur lequel j’étais assis, a été poussé violemment jusqu’au mur, au moment où cette jeune fille est venue se mettre à côté de moi.

Une chaise fixée sur le sol par des personnes fortes, sur laquelle j’étais assis de manière à n’en occuper que la moitié, a été violemment arrachée de dessous moi, aussitôt que la jeune personne s’est assise sur l’autre moitié.

Chose singulière, chaque fois que la chaise est enlevée, elle semble tenir aux vêtements d’Angélique ; elle la suit un instant et ne s’en détache qu’après.

Deux petites boules de sureau ou de plume suspendues par un fil de soie, sont agitées, attirées, et parfois s’éloignent l’une de l’autre.

Les émanations de cette jeune fille ne sont pas permanentes dans la journée ; elles se montrent surtout le soir de sept à neuf heures : ce qui me fait penser que son dernier repas, qu’elle fait à six heures, n’y est pas étranger.

Elles ont lieu par la face antérieure du corps seulement, particulièrement au poignet et au pli de la saignée. Elles ne se produisent que du côté gauche ; le bras de ce côté est plus chaud que l’autre ; il s’en dégage une chaleur douce, comme d’une partie où il se fait une vive réaction. Ce membre est tremblant et continuellement agité de contractions insolites et de frémissements qui semblent se communiquer à la main qui le touche.

Pendant le temps que j’ai observé ce sujet, son pouls a varié de 105 à 120 pulsations par minute ; il m’a paru souvent irrégulier.

Quand on éloigne cette personne du réservoir commun, soit en l’asseyant sur une chaise sans que ses pieds touchent à terre, soit qu’elle ait ses pieds sur celle d’une personne placée devant elle, le phénomène n’a pas lieu ; il cesse également quand on la fait asseoir sur ses deux mains. Un parquet ciré, un morceau de taffetas gommé, une lame de verre placée sous ses pieds ou sur sa chaise annihilent également sa propriété électrique.

Pendant le paroxysme, la jeune fille ne peut presque rien toucher avec la main gauche, sans qu’elle le jette au loin comme si elle était brûlée ; quand ses vêtements touchent les meubles, elle les attire, elle les déplace, elle les bouleverse.

On le concevra d’autant plus facilement, quand on saura qu’à chaque décharge électrique, elle fuit pour éviter la douleur ; elle dit qu’alors « ça la pique » au poignet et au pli du coude ; en cherchant le pouls à l’artère temporale, ne pouvant l’apprécier au bras gauche, mes doigts touchèrent par hasard la nuque ; à l’instant elle jeta un cri, et s’éloigna vivement de moi. Il y a dans la région du cervelet (je m’en suis assuré plusieurs fois), à l’endroit où les muscles de la partie supérieure du cou s’insèrent au crâne, un point tellement sensible, qu’elle ne permet pas qu’on y touche, et auquel vont retentir toutes les sensations qu’elle ressent au bras gauche.

Les émanations électriques de cette enfant semblent avoir lieu par ondées, d’une manière intermittente, et successivement par différents points de la partie antérieure de son corps.

Quoi qu’il en soit, elles ont lieu par un courant gazeux qui produit la sensation du froid ; j’ai senti manifestement sur la main un souffle instantané semblable à celui qu’on produirait avec les lèvres.

Chaque phénomène chez cette jeune fille est marqué par la frayeur, la fuite et un air d’épouvante. Quand elle approche le bout du doigt du pôle nord d’un fer aimanté, elle reçoit une forte secousse : le pôle sud ne produit aucun effet. On a beau changer le fer de manière à ne pas reconnaître soi-même le pôle, la jeune fille sait fort bien l’indiquer.

Cette enfant a treize ans : elle n’est pas encore nubile et j’ai appris de sa mère que rien d’analogue à la menstruation n’a encore paru.

Elle est très forte et bien portante.

Son intelligence est peu développée. C’est une villageoise dans toute l’acception du mot ; elle sait pourtant lire et écrire ; elle est occupée à faire des gants en filet pour les dames. Les premiers phénomènes datent d’un mois.

Il est utile d’ajouter à cette note quelques extraits des autres rapports. Voici un extrait de celui de M. Hébert.

Le 17 janvier, c’est-à-dire le deuxième jour de l’apparition des phénomènes, des ciseaux suspendus à sa ceinture, au moyen d’un ruban de fil, ont été lancés sans que le cordon fût brisé ni qu’on pût savoir comment il avait été dénoué. Ce fait, le plus incroyable par son analogie avec les effets de la foudre, a fait penser tout de suite que l’électricité devait jouer un grand rôle dans la production de ces étonnants effets. Mais cette voie d’observation fut de courte durée : ce fait ne se produisit que deux fois, dont l’une en présence de M. le curé qui, sur son honneur, m’en a garanti la réalité. Les effets presque nuls dans le milieu du jour redoublèrent le soir à l’heure ordinaire. Il y eut alors action sans contact, et sur les corps organisés vivants, actions débutant par de violentes secousses ressenties dans les jarrets par l’une des ouvrières placées en face d’Angélique, la pointe de leurs sabots étant distante d’un décimètre.

Le Dr Beaumont Chardon, médecin à Mortagne, a publié, de son côté, des observations analogues. On y remarque entre autres celles-ci :

Répulsion et aussi attraction, sautillement, déplacement d’une table assez massive, — d’une autre table de 3 mètres sur 2, montée sur roulettes, — d’une autre table carrée de 1 mètre et demi, en chêne, d’un fauteuil en acajou très massif. — Tous ces déplacements ont eu lieu par le contact volontaire ou involontaire des vêtements de la fille Cottin.

Sensation de violentes piqûres lorsqu’on mettait en contact avec un pli du bras gauche ou de la tête, ou simplement qu’on approchait à petite distance, un bâton de cire à cacheter ou un tube de verre frottés convenablement. Lorsqu’on ne les avait pas frottés, ou lorsqu’on les essuyait ou les mouillait, cessation d’effet. Les poils du bras, couchés avec un peu de salive, se redressaient par l’approche du bras gauche de la jeune fille.

Nous avons dit que cette jeune fille avait été amenée à Paris comme sujet d’observation. Arago avait constaté lui-même, à l’Observatoire, en présence de ses collègues MM. Mathieu, Laugier et Goujon, les phénomènes suivants.

La jeune fille ayant présenté sa main à une feuille de papier placée sur le bord d’une table, cette feuille avait été vivement attirée par sa main. — S’étant approchée du guéridon et l’ayant effleuré de son tablier, ce guéridon avait été repoussé. — S’étant assise sur une chaise et ayant posé ses pieds par terre, la chaise fut projetée avec violence contre le mur, tandis que la jeune fille était jetée d’un autre côté. Cette dernière expérience, recommencée plusieurs fois, réussit toujours : ni Arago, ni les astronomes de l’Observatoire, ne purent maintenir la chaise immobile. M. Goujon s’étant assis d’avance sur la moitié de la chaise qui allait être occupée par Angélique, fut renversé au moment où celle-ci vint partager la chaise avec lui.

Sur un rapport favorable de son illustre secrétaire perpétuel, l’Académie des Sciences nomma une commission pour examiner Angélique. Cette commission s’occupa presque exclusivement de chercher à constater chez le sujet une électricité analogue à celle des machines ou de la torpille. Elle ne put arriver à aucun résultat, probablement par suite de l’émotion causée par la vue des appareils de physique à cette enfant dont les facultés étaient déjà à leur déclin ; aussi s’empressa-t-elle de faire déclarer comme nulles et non avenues toutes les communications faites précédemment à l’Académie sur ce sujet.

Voici ce qu’a écrit sur ce point mon ancien maître et ami Babinet, qui faisait partie de la Commission :

Les membres de la Commission n’ont pu vérifier aucune des particularités annoncées. Il n’y eut point de rapport fait, et les parents d’Angélique, gens d’une probité exemplaire, s’en retournèrent avec elle dans leur pays. La bonne foi des époux Cottin et d’un ami qui les accompagnait m’avait fort intéressé, et j’aurais voulu pour tout au monde trouver quelque réalité dans les merveilles annoncées.

La seule évolution remarquable qu’elle exécutât, c’était, en se levant le plus paisiblement du monde d’une chaise où elle était assise, de lancer cette chaise en arrière avec une force telle, que souvent la chaise allait se briser contre un mur ; mais l’expérience capitale, celle où, suivant ses parents, se révélait le miracle de produire du mouvement sans toucher les objets, était la suivante. On la plaçait debout devant un léger guéridon recouvert d’une mince étoffe de soie ; son tablier, formé aussi d’une soie très légère et presque transparente, posait sur le guéridon, mais cette dernière condition n’était pas de rigueur ; alors, quand la vertu électrique se manifestait, le guéridon était renversé tandis que la fille électrique conservait sa stupide impassibilité ordinaire.

Je n’avais jamais été témoin d’aucune réussite dans ce genre, ni moi, ni mes confrères de la Commission de l’Institut, ni les médecins, ni quelques écrivains qui avaient suivi avec beaucoup d’assiduité toutes les séances indiquées au domicile des parents. Pour moi, j’avais dépassé toutes les bornes d’une complaisance bienveillante, lorsqu’un soir ceux-ci vinrent me prier, au nom de l’intérêt que je leur avais témoigné, de leur donner encore une séance de plus, et que la vertu électrique venait de se déclarer de nouveau avec une grande énergie. J’arrivai vers huit heures du soir à l’hôtel où logeait la famille Cottin. Je fus désagréablement surpris, dans une séance destinée à moi seul et à ceux que j’avais amenés, de trouver la salle envahie par une nombreuse réunion de médecins et de journalistes attirés par l’annonce des futurs prodiges qui allaient reprendre leur cours. Après les excuses faites, je fus introduit dans une chambre du fond qui servait de salle à manger, et là je trouvai une immense table de cuisine, formée d’épais madriers de chêne d’une grosseur et d’un poids énormes. Au moment du dîner, la fille électrique avait, par un acte de sa volonté, renversé cette table massive, et brisé par suite toutes les assiettes et les bouteilles qui se trouvaient dessus ; mais ces excellentes gens ne regrettaient pas cette perte, ni le mauvais dîner qui en avait été la suite, par l’espérance que les propriétés merveilleuses de la pauvre idiote allaient se manifester et devenir officielles. Il n’y avait pas moyen de douter de la véracité de ces honnêtes témoins. Un vieillard octogénaire, le plus sceptique des hommes, M. M..., qui m’avait accompagné, crut à ce récit comme moi, mais étant rentré avec moi dans la salle où la réunion était nombreuse, cet observateur défiant resta, malgré le froid, dans la porte d’entrée même, en prétextant la foule qui remplissait la pièce, et il se plaça de manière à voir de côté la fille électrique avec son guéridon devant elle. Cette fille faisait face à ceux qui occupaient en grand nombre le fond et les côtés de la salle. Après une heure d’attente patiente, rien ne se manifestant, je me retirai, en témoignant de ma sympathie et de mes regrets. M. M... resta obstinément à son poste : il tenait en arrêt, de son œil infatigable, la fille électrique, comme un chien couchant le fait d’une perdrix. Enfin, au bout d’une autre heure, mille préoccupations ayant distrait l’assemblée et de nombreuses conversations s’y étant établies, tout à coup le miracle s’opéra, le guéridon fut renversé. Grand étonnement, grand espoir ! On allait crier : Bravo ! lorsque M. M..., s’avançant avec l’autorité de l’âge et de la vérité, déclara qu’il avait vu Angélique, par un mouvement convulsif du genou, pousser le guéridon placé devant elle. Il en conclut que l’effort qu’elle avait dû faire avant dîner pour renverser une lourde table de cuisine avait du occasionner au-dessus du genou une forte contusion, ce qui fut vérifié et trouvé réel.

Telle fut la fin de cette triste histoire où tant de gens avaient été dupes d’une pauvre idiote, assez maligne cependant pour faire illusion par son calme même.

Il est encore question, dans les Comptes rendus de l’Académie, des faits singuliers observés, près de Rambouillet, chez un propriétaire manufacturier dont tous les vases éclataient en mille pièces au moment où l’on s’y attendait le moins. Des chaudières et des vases en fonte de grande dimension volaient de même en éclats, au grand préjudice du propriétaire, dont les embarras cessèrent par le renvoi d’un domestique qui s’entendait avec celui qui devait occuper l’usine pour l’obtenir à meilleur marché. Cependant il est regrettable que l’affaire se terminât avant qu’on eût pu savoir à quelle poudre fulminante on avait eu recours pour produire ces effets si curieux, si nouveaux et en apparence si bien constatés41.

Babinet ajoute plus loin, dans le même volume, à propos d’Angélique Cottin :

Au milieu des prodiges qu’elle n’opérait pas, se trouvait un effet très naturel de première détente de muscles, qui était curieux au plus haut degré. Cette fille, de petite taille, engourdie, et qu’on avait justement qualifiée du nom de torpille, — étant d’abord assise sur une chaise et se levant ensuite très lentement, — avait la faculté, au milieu du mouvement qu’elle faisait pour se relever, de lancer en arrière, avec une vitesse redoutable, la chaise qu’elle quittait, sans qu’on pût apercevoir aucun mouvement du torse, et par la seule détente du muscle qui allait quitter la chaise. À l’une des séances d’examen au cabinet de physique du Jardin des Plantes, plusieurs chaises d’amphithéâtre, en bois blanc, furent lancées contre les murs de manière à s’y briser. Une seconde chaise de précaution que j’avais une fois disposée derrière celle où la fille électrique était assise, dans l’intention de garantir, en cas de besoin, deux personnes qui causaient au fond de la pièce, fut entraînée par la chaise lancée, et alla avec elle avertir de leur distraction les deux savants de l’aparté. Au reste, plusieurs des jeunes employés du Jardin des Plantes avaient réussi à opérer, quoique moins brillamment, ce beau tour de mécanique organique.

Tel est le rapport du savant physicien. C’est ainsi que la fraude a empêché une fois de plus de reconnaître la réalité de phénomènes dûment constatés auparavant. Il y avait aussi affaiblissement des facultés. Mais il est absurde d’en conclure que les observateurs de la première heure, y compris Arago et ses collègues de l’Observatoire, Mathieu, Laugier et Goujon, ainsi que l’examinateur Hébert, le Dr Beaumont Chardon, etc., avaient mal vu, et avaient été dupes de coups de pieds de cette enfant.

Faisons la part de la fraude, consciente et inconsciente, des médiums, déplorons-la, car elle jette une ombre fâcheuse sur tous les phénomènes ; mais ne croyons pas que les faux billets de banque empêchent les bons d’exister, rendons justice aux faits incontestables, et continuons de les observer.

Quære et invenies ! C’est l’INCONNU. C’est la science de demain.

Continuons donc notre étude.


Les expériences du comte de Gasparin

L’une des plus importantes séries d’expériences qui aient été faîtes sur les tables mouvantes est celle du comte Agénor de Gasparin, à Valleyres (Suisse), en septembre, octobre, novembre et décembre 1853, dont il a publié les procès-verbaux dans son grand ouvrage en deux volumes sur ce sujet42. Ces séances peuvent être qualifiées de nettement scientifiques, car elles ont été conduites avec tous les soins désirables et sous le contrôle le plus sévère. La table qui a généralement servi se composait d’un plateau en frêne de 80 centimètres de diamètre, monté sur une lourde colonne, avec trois pieds distants entre eux de 55 centimètres. Le nombre des expérimentateurs était ordinairement de dix ou douze, et ils formaient la chaîne sur la table en se touchant, par les petits doigts, de telle sorte que le pouce de la main gauche de chaque opérateur touchait celui de sa main droite, et le petit doigt de la main droite touchait celui de la main gauche du voisin. D’après l’auteur, cette chaîne est utile, mais non absolument nécessaire. La rotation se manifestait ordinairement après cinq ou dix minutes. La table soulevait un pied jusqu’à une hauteur variable et retombait ensuite. Ce soulèvement avait lieu même lorsqu’un homme très lourd se plaçait sur la table. On a obtenu aussi des rotations et des soulèvements sans le contact des mains. Écoutons, du reste, l’auteur lui-même.

C’est une question de fait que je veux résoudre. La théorie viendra plus tard.

Démontrer que le phénomène des tables tournantes est réel, et qu’il est d’une nature purement physique ; qu’il ne peut s’expliquer ni par l’action mécanique de nos muscles, ni par l’action mystérieuse des Esprits, telle est ma thèse. Je tiens à la préciser et à la circonscrire sur-le-champ.

Je ressens quelque satisfaction, je l’avoue, à opposer enfin des preuves sans réplique aux sarcasmes des gens qui trouvent plus commode de se moquer que d’examiner. Je savais bien qu’il fallait en passer par là, et qu’aucune vérité nouvelle ne devient évidente avant d’avoir été ridicule ; mais il n’en est pas moins doux d’atteindre le moment où les choses prennent leur place légitime et où les rôles cessent d’être intervertis. Ce moment aurait pu se faire attendre. J’ai longtemps craint que le phénomène des tables ne se prêtât pas à une démonstration scientifique et décisive ; qu’en donnant une certitude absolue aux opérateurs et aux témoins immédiats, il ne fournit pas d’argument irréfutable à l’usage du public. En présence de simples probabilités, chacun serait resté libre de conserver son opinion particulière ; nous aurions eu des croyants et des incrédules ; le classement aurait eu l’air de s’opérer en raison des tendances plutôt qu’en raison de la connaissance ou de l’ignorance des faits ; les uns se seraient rengorgés dans l’agréable sentiment de leur supériorité intellectuelle et les autres se seraient abandonnés de désespoir au courant des superstitions à la mode ; la vérité incomplètement démontrée aurait été traitée de mensonge, et, qui pis est, elle aurait fini par le devenir.

Grâce à Dieu, il n’en sera pas ainsi.

Nos séances ont été de vraies séances, auxquelles ont été consacrées les meilleures heures du jour, et dont les résultats, vérifiés avec un soin minutieux, ont été consignés dans de véritables procès-verbaux.

J’ai ces procès-verbaux sous la main, et il me semble que je ne saurais mieux faire que de les prendre successivement, et d’emprunter à chacun d’eux les observations intéressantes qu’il peut renfermer. Je suivrai ainsi une méthode historique qui racontera la vérité au lieu de la systématiser. Le lecteur nous suivra pour ainsi dire pas à pas ; il contrôlera mes diverses assertions en les comparant ; il se formera sa conviction lui-même, et jugera si mes preuves ont ce caractère de fréquence, de persistance, de développement progressif que n’ont jamais les fausses découvertes fondées sur quelque coïncidence fortuite et mal définie.

Voila des prémisses qui promettent. On va voir que ces promesses seront tenues. Le premier procès-verbal porte la date du 20 septembre 1853. Auparavant, on avait eu de nombreuses séances, mais on n’avait pas cru nécessaire d’en noter les résultats. Voici en peu de mots quels étaient ceux auxquels les observateurs étaient arrivés.

Ceux-là seuls ont une conviction invincible, écrit l’auteur, qui ont directement et fréquemment participé aux expériences, qui ont senti se produire sous leurs doigts ces mouvements d’une nature particulière que l’action de nos muscles ne saurait imiter. Ils savent, eux, à quoi s’en tenir, car ils ont vu la table se refuser parfois à toute rotation, malgré l’impatience des expérimentateurs et malgré leurs bruyants appels ; puis, ils ont assisté à son départ si doux, si moelleux, si spontané, à son départ qui s’opère, on peut le dire, sous les doigts qui l’effleurent à peine. Ils ont vu parfois les pieds, collés en quelque sorte au parquet, ne s’en détacher à aucun prix, malgré l’excitation des personnes qui forment la chaîne ; puis ils les ont vus d’autres fois accomplir des soulèvements francs, énergiques, venant au-devant des mains, n’attendant pas les ordres pour exécuter avec une vigueur presque effrayante des pensées à peine conçues. Ils ont entendu de leurs oreilles les grands coups et les petits coups, les premiers qui menacent de briser la table, les seconds que l’on a peine à saisir au passage, et dont aucun de nous ne pourrait imiter la prodigieuse délicatesse. Ils ont remarqué que la force des soulèvements n’est pas diminuée quand on dégarnit le côté du meuble qui devrait faire levier ; ils ont commandé eux-mêmes à la table de lever celui de ses pieds sur lequel reposent les seules mains qui composent la portion de chaîne subsistant encore, et le pied s’est levé aussi souvent et aussi haut qu’ils l’ont voulu. Ils ont suivi la table dans ses danses lorsqu’elle frappe la mesure avec un pied, avec deux, lorsqu’elle reproduit exactement le rythme de la musique qui vient d’être chantée, lorsque, se conformant de la façon la plus comique à l’invitation de danser le menuet, elle prend des airs de grand’mère, accomplit gravement un demi-tour sur elle-même, fait la révérence, et avance ensuite en tournant de l’autre côté.

La manière dont les faits s’accomplissent leur en a plus dit que les faits eux-même ; ils ont été en contact avec une réalité qui ne se laisse pas longtemps méconnaître.

Les essais persévérants que nous avions tentés avant le 20 septembre nous avaient déjà conduits à constater deux choses principales : le soulèvement d’un poids que l’action musculaire des opérateurs était impuissante à remuer, la reproduction des nombres pensés.

Voici les procès-verbaux publiés par le comte de Gasparin, ou, du moins, ce qu’ils contiennent d’essentiel. Comme l’auteur, nous les présenterons ici séance par séance. Le lecteur appréciera. Nous l’engageons à les lire avec la plus grande attention. Ce sont des documents scientifiques de la plus haute valeur, et tout aussi importants que les précédents.


Séance du 20 septembre.

On a proposé l’expérience qui consiste à faire tourner et frapper la table lorsqu’elle porte un homme pesant 87 kilogrammes. Cet homme s’est placé sur elle ; les douze expérimentateurs, ayant soin de former la chaîne, y ont appliqué leurs doigts.

Le succès a été complet. La table a tourné ; elle a rappé plusieurs coups. Puis elle s’est dressée entièrement, de façon à renverser la personne qu’elle portait.

Qu’il me soit permis de consigner ici en passant une remarque générale. Nous avions eu déjà de nombreuses réunions ; nos expérimentateurs, parmi lesquels se trouvent plusieurs jeunes femmes délicates, avaient agi avec une persévérance et une énergie peu communes ; leur fatigue physique à la fin de chaque séance était naturellement très grande ; il semble qu’on aurait dû s’attendre, par conséquent, à voir se manifester, au milieu de nous, quelques accidents nerveux plus ou moins graves. Si les explications basées sur les actes involontairement accomplis dans un état d’excitation extraordinaire avaient le moindre fondement, nous aurions eu des extases, presque des possessions, et en tous cas des attaques de nerfs. Or il n’est pas arrivé, en cinq mois de temps, malgré le caractère animé et bruyant de nos expériences, qu’aucun de nous ait éprouvé un seul moment le moindre malaise.

Il y a mieux : lorsqu’on est dans un état de tension nerveuse, on devient absolument impropre à agir sur la table. Elle veut être prise gaiement, lestement, avec confiance et autorité, mais sans passion. Cela est si vrai, qu’aussitôt que j’y mettais trop d’intérêt, je cessais de me faire obéir. S’il m’arrivait, à cause des discussions publiques où j’étais engagé, de désirer trop fortement le succès et de m’impatienter en cas de retard, je n’avais plus aucune action sur la table.



Séance du 24 septembre.

Nous avions assez mal débuté, et nous pensions presque que le produit net de la journée se bornerait aux deux observations suivantes qui ont bien leur prix, en effet, et que notre pratique n’a cessé de confirmer : — D’abord, il y a des jours où l’on ne peut rien faire, quoiqu’on soit aussi nombreux, aussi forts et aussi excités ; ce qui prouve que les mouvements de la table ne sont obtenus ni par la fraude, ni par la pression involontaire des muscles. — Ensuite, il y a des personnes (celles entre autres qui sont maladives ou fatiguées) dont la présence dans la chaîne n’est pas seulement sans utilité, mais nuisible ; dépourvues de fluide, elles semblent, en outre, empêcher sa circulation et sa transmission ; leur bonne volonté, leur foi à la table n’y font rien ; tant qu’elles sont là, les rotations sont faibles, les soulèvements sont languissants, les commandements ne s’achèvent pas, le pied placé devant elles est particulièrement atteint de paralysie ; priez-les de se retirer, et aussitôt la vie apparaîtra et tout réussira comme par enchantement.

Ce n’est, en effet, qu’après avoir pris ce parti, que nous avons enfin retrouvé les mouvements francs et énergiques auxquels nous étions accoutumés.

Nous étions donc assez découragés, lorsqu’enfin l’épuration dont je parlais tout à l’heure a été essayée ; et aussitôt, quelle métamorphose ! Rien ne nous semble difficile ; ceux même qui, comme moi, réussissent médiocrement d’ordinaire, font frapper des nombres pensés avec un entier succès ou avec la légère imperfection assez fréquente d’un coup de trop, tenant au retard dans l’ordre mental qui doit arrêter les coups.

Voyant que tout allait à souhait et décidés à tenter l’impossible, nous entreprenons alors une expérience qui marque notre entrée dans une phase toute nouvelle et qui met nos démonstrations antérieures sous la garantie d’une démonstration irréfutable. Nous allions quitter les probabilités pour l’évidence. Nous allions faire mouvoir la table sans la toucher.

Voici comment nous y sommes parvenus cette première fois :

Au moment où la table était emportée par une rotation énergique et véritablement entraînante, nous avons tous soulevé nos doigts à un signal donné ; puis, maintenant nos mains unies au moyen des petits doigts et continuant à former la chaîne à quelques millimètres au-dessus de la table, nous avons poursuivi notre course ; et, à notre grande surprise, la table a poursuivi également la sienne : elle a fait ainsi trois ou quatre tours !

Nous avions peine à croire à un tel succès ; les témoins de l’expérience ne pouvaient s’empêcher de battre des mains. Et ce qui n’était pas moins remarquable que la rotation sans contact, c’était la manière dont elle s’était opérée. Une ou deux fois la table avait cessé de nous suivre, parce que les accidents de la marche avaient écarté nos doigts de leur position régulière au-dessus des bords ; une ou deux fois, la table avait repris vie, si j’ose m’exprimer ainsi, dès que la chaîne tournante s’était retrouvée dans un rapport convenable avec elle. Nous avions tous le sentiment que chaque main avait emporté par une sorte d’attraction la portion de la table placée au-dessous d’elle.



Séance du 29 septembre.

Nous étions naturellement impatients de soumettre à une nouvelle épreuve la rotation sans contact. Dans le trouble du premier succès, nous n’avions songé ni à renouveler ni à varier cette expérience décisive. Depuis, nous y avions réfléchi ; nous avions senti qu’il importait de refaire la chose avec plus de soin, et en présence de témoins nouveaux ; qu’il importait surtout de produire le mouvement au lieu de le continuer, et de le produire sous la forme de soulèvements au lieu de se borner aux rotations.

Tel était le programme de la réunion du 29 septembre. Jamais programme n’a été plus exactement exécuté.

Avant tout, nous avons recommencé ce qui avait été obtenu le 24. La table étant en grande rotation, les mains s’en sont séparées et ont continué à tourner au-dessus d’elle en formant la chaîne. La table a suivi, faisant tantôt un ou deux tours, tantôt un demi-tour ou un quart de tour seulement. La réussite, plus ou moins prolongée, était certaine. Nous l’avons constatée plusieurs fois.

Mais on pouvait dire que, la table étant déjà lancée, elle conservait une certaine impulsion à laquelle elle obéissait mécaniquement, tandis que nous imaginions qu’elle obéissait à notre puissance fluidique. L’objection était absurde, et nous aurions défié qui que ce fût d’obtenir un seul quart de tour sans former la chaîne, quelle que fût la vitesse de la rotation imprimée ; nous aurions défié surtout qu’on parvint à renouveler la course un moment suspendue. Cependant il est bon en pareille matière de prévenir les objections même absurdes, pour peu qu’elles soient plausibles ; et celle-ci devait paraître telle aux yeux de tout homme inattentif. Il fallait donc arriver à produire la rotation, en partant du complet repos.

C’est ce que nous avons fait. La table étant immobile ainsi que nous, la chaîne des mains s’en est séparée et a commencé à tourner lentement à un centimètre environ au-dessus de ses bords. Au bout d’un moment, la table a fait un léger mouvement, et chacun s’attachant à attirer par sa volonté la portion placée sous ses doigts, nous avons entraîné le plateau à notre suite. Les choses se passaient ensuite comme dans le cas précédent ; il y a une telle difficulté à maintenir la chaîne en l’air sans la rompre, sans l’écarter des bords de la table, sans aller trop vite et supprimer ainsi le rapport établi, qu’il arrive souvent que la rotation s’arrête après un tour ou un demi-tour. Néanmoins, elle s’est prolongée parfois pendant trois tours ou même quatre.

Nous nous attendions à rencontrer plus d’obstacles encore lorsqu’il s’agirait du soulèvement sans contact. Or, il en a été tout autrement ; et cela s’explique, parce qu’il n’y a pas ici de marche circulaire, et il est beaucoup plus aisé de maintenir la position normale des mains au dessus de la table. La chaîne étant donc formée à quelques millimètres du plateau, nous avons ordonné à l’un des pieds de se soulever, et il l’a fait.

Nous étions dans le ravissement. Cette belle expérience a été maintes fois renouvelée. Nous avons ordonné à la table, également sans la toucher, de se dresser et de résister aux témoins, qui avaient besoin de faire un effort pour la ramener à terre. Nous lui avons ordonné de se renverser entièrement, et elle est tombée les pieds en l’air, bien que nos doigts s’en fussent toujours tenus séparés, et l’eussent précédée à la distance convenue.

Tels ont été les résultats essentiels de cette réunion. Ils sont tels que j’hésite à mentionner à côté d’eux des incidents d’une importance secondaire.

Je dirai seulement, en passant, que la séance avait été très décourageante au début ; que non seulement il avait été nécessaire d’écarter quelques opérateurs nouveaux, mais que plusieurs des anciens étaient dépourvus de leur entrain habituel. La table obéissait mal ; les coups étaient frappés mollement et comme à regret ; les nombres pensés ne s’achevaient pas. Alors nous avons pris un parti dont nous nous sommes bien trouvés : nous avons persévéré, et persévéré gaiement ; nous avons chanté, nous avons fait danser la table, nous avons écarté la pensée des tentatives nouvelles, et insisté sur les opérations aisées et amusantes. Après un certain temps, les dispositions étaient changées, la table bondissait et attendait à peine nos commandements ; nous étions en mesure d’aborder les choses sérieuses.



Séance du 7 octobre.

Longue réunion, très fatigante. Elle a été principalement consacrée à l’essai de divers mécanismes qui n’ont eu aucun succès : anneaux de métal, cadres de canevas ou de papier placés au-dessus de la table, plateaux pivotants, touches à ressorts. Soit que la vue des engins en question supprimât l’émission du fluide chez les opérateurs, soit que les engins eux-mêmes supprimassent sa circulation dans la table, soit enfin que les conditions naturelles du phénomène fussent troublées d’une autre manière, il est certain que les résultats ont été ou nuls ou contestables.

Une seule expérience nouvelle a réussi. Un plateau tournant sur pivot soutenait un baquet. Après l’avoir rempli d’eau, j’y ai plongé mes mains ainsi que deux autres opérateurs. Nous y avons formé la chaîne, nous nous sommes mis à tourner, en évitant de toucher le baquet ; et celui-ci n’a pas tardé à se mettre aussi en mouvement. La même chose a été faite plusieurs fois de suite.

Comme on aurait pu supposer que l’impulsion donnée à l’eau suffisait pour entraîner un baquet aussi mobile, nous avons procédé immédiatement à la contre-épreuve. L’eau a été agitée circulairement, et cela avec beaucoup plus de rapidité que lorsque nous y formions la chaîne ; mais le baquet n’a pas bougé. Reste à savoir, sans doute, si l’un de nous trois n’a pas touché intérieurement le baquet et n’a pu déterminer son mouvement. À cela je réponds, d’abord, que la manière dont nos mains étaient plongées prouvait jusqu’à l’évidence qu’aucun de nos doigts ne pouvait matériellement atteindre de fond ; ensuite, qu’ayant soin de faire la chaîne au centre, il n’était guère moins difficile que nous nous missions en contact avec les parois verticales.

Et cependant, le doute n’étant pas absolument inadmissible, je range encore cette expérience parmi celles dont je ne prétends faire aucun usage. Je veux me montrer difficile en fait de preuves.

Celle que fournit l’exécution des nombres pensés est toujours une des plus solides à mes yeux. Elle a eu cela de particulier, dans la séance dont je parle, que chacun des dix opérateurs à son tour a reçu la communication par écrit d’un chiffre, les autres ayant les yeux fermés. Or, sur les dix, un seul n’a pas obtenu une obéissance parfaite du pied qui lui avait été indiqué par des témoins fort soupçonneux. Si l’on veut bien y réfléchir, ou verra que les combinaisons de mouvements imprimés et de fraudes qu’exigerait un pareil résultat, dépassent de beaucoup le cercle des choses admissibles. L’objection a besoin d’inventer un prodige bien plus surprenant que le notre.

Revenons à la démonstration par excellence, au soulèvement sans contact. Nous avons commencé par l’opérer trois fois. Puis, comme on a pensé que la surveillance des témoins s’exercerait d’une manière, plus certaine sur une petite table que sur une grande et sur cinq opérateurs que sur dix, nous avons fait venir un guéridon en sapin, que la chaîne réduite de moitié a suffi pour mettre en rotation. Alors les mains ont été levées, et tout contact ayant cessé, le guéridon s’est dressé sept fois à notre commandement.



Séance du 8 octobre.

Deux faits sont venus confirmer nos résultats précédents.

Parmi les nombres pensés, la malice d’un témoin avait placé un zéro, et le pied indiqué était à la gauche de l’opérateur, en dehors de son action musculaire. Or, le commandement ayant eu lieu sans amener aucun mouvement, nous étions tous désolés, convaincus que notre impuissance actuelle allait jusqu’à ne plus obtenir même le simple soulèvement. J’affirme bien que si l’ébranlement était jamais donné par les expérimentateurs placés en face du pied, il y aurait paru à cette heure-là. Nos nerfs étaient exaltés et notre impatience était au comble ; cependant aucun balancement ne se manifesta, et nous fûmes fort soulagés en apprenant que le chiffre communiqué était zéro.

Le mouvement sans contact a été effectué deux fois.

À notre expérience de la table qui frappe en portant un homme, on avait objecté que cet homme pouvait se prêter au mouvement et même le provoquer en partie. Décidés à rechercher sérieusement la vérité, nous avions senti ce que l’objection avait de plausible et nous étions décidés à y faire droit. L’être vivant, intelligent (et par conséquent suspect), devait être remplacé par un poids inerte ; des cornues remplies de sable devaient être placées au centre précis de la table, sommée alors de montrer son savoir-faire.

Mais le jour était mal choisi. Après avoir posé, l’un sur l’autre, deux baquets pesant en tout 65 kilogrammes, il s’est trouvé que nous étions incapables de produire les soulèvements ; il a fallu se contenter de les continuer ; on a ôté les cornues, la table a été mise en mouvement, et les cornues, replacées pendant qu’il avait lieu, ne l’ont nullement arrêté ; elles ont été ballottées avec tant de force que le sable jaillissait de tous côtés.

Le reste de la séance a été consacré à de nouvelles expériences sur la prétendue divination.

Lorsqu’on demande à la table de deviner une chose qui est connue d’un des membres de la chaîne, il arrive assez fréquemment et fort naturellement qu’elle devine. C’est l’opération des nombres pensés, ni plus ni moins.

Lorsqu’on lui demande de deviner une chose qui est connue d’un des assistants, lequel ne fait pas partie de la chaîne, il arrive quelquefois qu’elle devine. C’est lorsque la personne en question est douée d’une grande puissance fluidique et peut l’exercer à distance. Nous n’avons rien obtenu de semblable ; mais d’autres ont réussi, et leur témoignage paraît trop bien établi pour pouvoir être révoqué en doute.

Jusqu’à présent, on le voit, pas la moindre trace de divination ; action fluidique, rapprochée ou distante.

Si les tables devinent, si elles pensent, s’il y a là des Esprits, nous devrions obtenir des réponses concluantes dans le cas où personne ne connaît les faits ni dans la chaîne ni hors de la chaîne. Or, le problème ainsi posé, sa solution n’est pas difficile.

Prenez un livre ; ne l’ouvrez pas, mais invitez la table à lire la première ligne de la page que vous désignerez, de la page 162 ou de la page 354. La table ne reculera pas ; elle frappera des coups et vous composera des mots. C’est ainsi, du moins, qu’elle a toujours agi à notre égard. Quoi qu’il en soit, une chose est certaine ; c’est que ni ici ni ailleurs, ni à présent ni plus tard, aucun Esprit, si madré soit-il, n’a lu et ne lira cette simple ligne. Je recommande l’expérience aux partisans des évocations.

Quant aux noisettes, aux pièces de monnaie contenues dans la bourse, aux heures, aux cartes à jouer, les tables se conforment exactement au calcul des probabilités, elles devinent juste autant que vous, que moi. Comme il s’agit de petits nombres dont on se fait une idée approximative, le cercle des combinaisons possibles est fort peu étendu ; l’esprit se fixe sur un chiffre qui a passablement de chances d’être vrai ; la proportion entre les échecs de la table et ses succès se trouve là ce qu’elle serait en dehors de toute divination miraculeuse.



Séance du 9 novembre.

Avant d’entrer dans le récit de cette séance, remarquable entre toutes, je dirai que ni le thermomètre ni la boussole n’ont fourni la moindre indication intéressante. J’ai cru devoir le noter en passant, pour montrer au lecteur que nous n’avons pas négligé l’emploi des instruments qui sembleraient pouvoir mettre sur la voie d’une explication scientifique. En général, je passe cela sous silence, ainsi que les divers essais qui sont demeurés à l’état d’essais et n’ont conduit à rien de positif.

Notre premier soin a été de renouveler l’expérience du soulèvement d’un poids inerte. Cette fois il était convenu qu’on partirait toujours de l’immobilité absolue ; il s’agissait de produire le mouvement, et non de le continuer.

Le centre de la table ayant donc été fixé avec précision, un premier baquet plein de sable et pesant 21 kilogrammes y a été placé. Les pieds se sont soulevés aisément dès que l’ordre leur en a été donné.

On a posé ensuite un second baquet, pesant 19 kilogrammes, au centre du premier. Ils ont été soulevés, moins aisément, mais très nettement l’un et l’autre.

Alors un troisième baquet, plus petit, et pesant 13 kilogrammes, a été ajouté au-dessus des deux premiers. Les soulèvements ont eu lieu.

Nous avions encore préparé d’énormes pierres pesant ensemble 22 kilogrammes. Elles ont été mises sur le troisième baquet. Après d’assez longues hésitations, la table a levé successivement à plusieurs reprises chacun de ses trois pieds, elle les a levés avec une force, une décision et un entrain qui nous ont surpris. Mais sa solidité, déjà mise à tant d’épreuves, n’a pas pu résister à celle-ci. Fléchissant sous le balancement énergique imprimé à cette masse totale de 75 kilogrammes, elle s’est brisée tout à coup, et sa massive colonne s’est fendue du haut en bas, au grand péril des opérateurs du côté desquels la charge entière a croulé.

Je ne m’arrête pas à commenter une telle expérience ; elle répond à tout. Notre force musculaire n’aurait pas suffi pour déterminer les mouvements qui ont eu lieu. Un poids inerte et sans complaisance aucune avait remplacé la personne dont on avait craint la complicité. Enfin, les trois pieds s’étant dressés, chacun à son tour, on n’a pas la ressource d’insinuer que nous avions fait porter le poids d’un côté plus que de l’autre.

Notre pauvre table ayant été blessée au champ d’honneur et ne pouvant être guérie à l’instant même, nous en avons pris une nouvelle qui lui ressemblait beaucoup. Elle était cependant un peu plus grande et un peu plus légère.

Restait à savoir si nous allions être obligés d’attendre qu’elle fut chargée de fluide ; l’occasion était belle pour résoudre un problème important : où réside le fluide ? dans les opérateurs, ou dans le meuble ? La solution a été aussi prompte que décisive. À peine nos mains formant la chaîne étaient-elles posées sur la seconde table, qu’elle tournait avec la rapidité la plus imprévue et la plus comique. Évidemment le fluide était en nous, et nous étions libres de l’appliquer successivement à diverses tables.

Nous n’avons pas perdu de temps. Dans les dispositions où nous nous trouvions, les mouvements sans contact devaient réussir mieux que jamais. Nous ne nous trompions pas en le supposant.

Les rotations sans contact ont d’abord été opérées, au nombre de cinq ou six.

Quant aux soulèvements sans contact, nous avons trouvé un procédé qui en rend le succès plus facile. La chaîne, formée à quelques millimètres au-dessus du plateau, s’arrange pour marcher dans le sens où le mouvement doit avoir lieu, les mains les plus rapprochées du pied appelé à se dresser sont en dehors du plateau, s’en rapprochent et le dépassent graduellement, tandis que les mains placées vis-à-vis et qui s’étaient avancées d’abord vers le même pied s’en écartent en l’attirant. C’est pendant cette progression de la chaîne, pendant que toutes les volontés sont fixées sur une tache particulière du bois et que les ordres de soulèvement sont proférés avec force, que le pied quitte le sol et que le plateau suit les mains au point de se renverser si on ne le retient.

Ce soulèvement sans contact a été reproduit trente fois environ. Nous l’avons exécuté successivement par chacun des trois pieds, afin d’ôter tout prétexte à la critique. Nous avons, de plus, surveillé les mains avec une attention scrupuleuse ; si l’on veut bien observer que cette surveillance s’est exercée sur trente opérations sans surprendre le moindre contact, on en conclura, je pense, que la réalité du phénomène est désormais placée au-dessus de toute contestation raisonnable.



Séance du 21 novembre.

Ce qui a caractérisé cette séance, c’est l’absence de la personne qui dispose parmi nous de la plus grande autorité sur la table43. En opérant sans elle, nous avons été mis à même de constater deux choses : la première, qu’on ne se passe pas impunément d’un expérimentateur hors ligne ; la seconde, qu’on peut cependant s’en passer à la rigueur, et que le succès, quoique moins brillant alors, n’est pas impossible. Je souligne ce dernier point, ainsi que les modifications fréquentes de notre personnel, à l’adresse des gens soupçonneux qui, ne connaissant pas la valeur morale des personnes dont il s’agit, seraient disposés à mettre sur le compte de leur habileté des résultats auxquels elle contribuent essentiellement.

Le phénomène est d’une nature mixte, une posture déterminée et une course circulaire ne suffisent nullement à le faire naître. Il y faut encore et surtout la volonté.

Notre volonté s’étant enfin mise de la partie, et la pression musculaire ayant cédé la place à la pression des commandements, la rotation fluidique est arrivée après cinq ou six minutes de concentration de nos pensées. Nous sentions bien qu’il nous manquait quelqu’un d’important et que nous ne possédions pas toute notre puissance ordinaire ; cependant nous étions décidés à réussir, même au prix d’une plus grande fatigue morale.

Nous avons donc attaqué de front la grande difficulté, les mouvements sans contact.

Les rotations sans contact ont été obtenues trois fois. Je dois ajouter qu’elles étaient très incomplètes ; un quart de tour ou demi-tour tout au plus.

Quant aux soulèvements sans contact, le succès a été plus décisif ; mais il a été acheté au prix d’une dépense de force très considérable. Après chaque soulèvement, nous étions forcés de nous reposer, et lorsque nous avons atteint le chiffre de neuf, il a bien fallu nous interrompre, car nous succombions à la lassitude. Il faut avoir passé par de telles expériences pour savoir ce qu’elles exigent d’attention et d’énergie, à quel point il est indispensable de vouloir, de vouloir absolument que tel nœud du bois de la table suive les doigts étendus qui l’attirent à distance.

Quoi qu’il en soit, notre tentative avait été couronnée de succès, et nous pouvions terminer la séance par des exercices moins épuisants.

L’idée nous est venue alors de nous essayer sur une grande table à quatre pieds. On avait souvent prétendu que les guéridons à trois pieds se prêtaient seuls à nos opérations ; il était temps de fournir la preuve démonstrative du contraire. Nous avons pris en conséquence une table dont le diamètre a 1 mètre 16 centimètres, et dont une moitié, indépendante du pied qui la supporte quand il est tiré, se replie à volonté.

À peine nos doigts y étaient-ils placés que déjà elle se livrait avec grand fracas à une rotation dont la vivacité nous surprenait nous-mêmes. Elle montrait ainsi que les tables à quatre pieds n’étaient pas plus rebelles que d’autres. Elle fournissait en outre un nouvel argument en faveur d’une de nos observations précédentes : le fluide est dans les personnes et non dans les meubles. En effet, le mouvement s’était produit presque immédiatement, et avant que la grande table put être considérée comme chargée.

Il s’agissait ensuite de faire frapper des coups par ses différents pieds. Nous avons commencé par ceux qui adhèrent à une moitié du plateau. Trois pieds sont dans ce cas. Ils se levaient deux à deux avec une force telle qu’au bout d’un moment une des roulettes volait en éclats44. Or, on se ferait difficilement une idée de l’intensité qu’aurait dû acquérir l’action frauduleuse des doigts pour faire levier sur un meuble aussi lourd, et pour le lancer à cette hauteur.

Restait le pied indépendant du plateau. Nous pensions qu’il obéirait aussi bien que les autres : eh bien ! non : en vain avons-nous prodigué les invitations les plus pressantes, jamais il n’a consenti à se dresser, soit en compagnie de son voisin de droite, soit en compagnie de son voisin de gauche. Nous avons supposé alors que cela tenait aux personnes placées auprès de lui ; nous avons changé la situation respective des membres de la chaîne. Inutiles efforts ! toutes les combinaisons venaient échouer successivement.

Nous tirions déjà de grandes conséquences de ce fait. Mais, comme il a été démenti plus tard, comme le pied rebelle a parfaitement obéi dans une autre réunion, je ne ferai pas confidence de nos raisonnements au public ; je le prierai seulement de remarquer deux choses : d’abord le soin que nous avons pris constamment de vérifier plusieurs fois les choses avant de les affirmer ; ensuite l’impossibilité de recourir aux explications tirées de l’action musculaire. Cette action s’exerçait aussi aisément pour soulever le pied indépendant que pour soulever les pieds collés ; et cependant, par une raison inconnue, mais évidemment étrangère aux lois de la mécanique, les derniers seuls ont consenti à se mouvoir.



Séance du 27 novembre.

Nous étions au grand complet ; mais deux ou trois opérateurs étaient légèrement indisposés. En somme, et quelle qu’en fût la cause, la réunion n’a guère été remarquable que par l’absence presque totale de puissance fluidique. Un seul moment, nous en avons eu un peu. Une demi-heure d’action et deux heures et demie d’inertie, voilà notre bilan.

Rien n’était lamentable et curieux en même temps, comme de nous voir autour des diverses tables, passant de l’une à l’autre, leur ordonnant les choses les plus élémentaires, et ne pouvant obtenir qu’une rotation languissante, qui finissait elle-même par s’arrêter entièrement.



Séance du 2 décembre.

J’aurais été fâché de clore mon récit par un souvenir aussi peu brillant. Par bonheur le dernier de nos procès-verbaux me donne le droit de laisser une tout autre impression au lecteur.

Nous étions bien disposés ; le beau temps y contribuait peut-être, et ce n’est pas la seule fois que j’en ai fait la remarque. Ce qui est certain, c’est que les mêmes personnes qui, le 27 novembre, n’avaient eu qu’une demi-heure de succès et avaient passé le reste de leur séance à solliciter en vain de pauvres rotations manquées ou des coups languissants, gouvernaient aujourd’hui la table avec une autorité, une prestesse, et, si j’ose le dire, une élasticité d’allures qui ne laissaient rien à désirer.

La grande table à quatre pieds a été mise en mouvement, et cette fois la facilité avec laquelle le pied non collé a soulevé sa portion de plateau, a prouvé que nous avions eu raison de ne pas tirer de son précédent refus des conclusions trop définitives.

Chaque fois que nous cherchions à soulever sans contact la portion de la table la plus éloignée de moi, je sentais le pied dont j’étais voisin se rapprocher graduellement et s’appuyer contre ma jambe. Frappé de ce fait, qui s’était renouvelé à plusieurs reprises, j’en ai conclu que la table glissait en avant, n’ayant pas assez de force pour se dresser. Nous exercions donc sur ce gros meuble une action sensible, sans le toucher en aucune façon.

Afin de mieux m’en assurer, j’ai quitté la chaîne et j’ai observé la marche des pieds de la table sur le parquet. Elle variait entre quelques millimètres et plusieurs centimètres Ayant essayé ensuite de replier sans contact la portion mobile d’une table à jeu recouverte en drap, nous avons obtenu le même résultat. Le plateau ne cédait pas à notre influence ; mais la table entière se portait en avant dans le sens du mouvement ordonné. Or, je dois ajouter que le glissement était loin d’être facile, car le parquet de notre salle d’expériences est inégal et raboteux.

Il n’est pas moins intéressant de noter ici le moment où la marche a lieu d’ordinaire. C’est précisément le même où a lieu le soulèvement sans contact, quand il s’opère. Lorsque la portion de la chaîne qui pousse vient de dépasser le bord du plateau où elle rentre, et lorsque la portion de la chaîne qui tire vient d’en franchir le milieu en faisant retraite, alors se manifeste, ou le mouvement ascensionnel, ou, à son défaut, le glissement. Notre puissance fluidique est donc à son maximum, juste à l’instant ou notre puissance mécanique est à son minimum, où les mains qui poussent ont cessé de pouvoir agir (en supposant la fraude) et où les mains qui tirent ne peuvent pas agir encore.

Revenons à notre table ordinaire ; nous avons essayé de produire les rotations et les soulèvements sans contact. Le succès a été complet.

Ces procès-verbaux ont plus de valeur que toutes les dissertations. Ils montrent l’irrécusable réalité du soulèvement, non pas total, mais partiel, de la table, se tenant obliquement, posée sur deux pieds seulement. Ils montrent aussi les rotations et les soulèvements sans contact, ainsi que les glissements sous l’influence d’une force naturelle inconnue.

Soulèvements de la lourde table, chargée, de plus, d’un homme pesant 87 kilogramme, ou de baquets de sable et de pierres pesant 75 kilogrammes. Aucune dénégation de ces observations ne peut être admise.

Il en est de même des mouvements de la table dansant suivant le rythme de certains airs, de ses renversements, de son obéissance aux ordres donnés. Ces faits ont été observés comme les faits mécaniques, physiques, chimiques, météorologiques, astronomiques.

À ces rapports, j’ajouterai encore ici une expérience supplémentaire signalée dans la préface du livre du comte de Gasparin. La voici :

Des savants distingués auxquels j’avais communiqué les résultats obtenus s’étaient accordés à me répondre que les soulèvements sans contact auraient le caractère d’une preuve absolument certaine, si nous parvenions à les constater par un procédé matériel. « Répandez, m’avaient-ils dit, de la farine sur la table au moment où toutes les mains viennent de s’en séparer ; opérez ensuite un ou plusieurs soulèvements ; assurez-vous enfin que la couche de farine ne porte la trace d’aucun attouchement, et il n’y aura plus un seul mot à vous objecter. »

Eh bien ! c’est précisément cette expérience que nous venons de faire avec succès et à diverses reprises. Qu’on me permette quelques détails.

Nos premiers essais avaient fort mal réussi. Employant un tamis à gros trous qu’il fallait promener sur la table entière, nous avions le double inconvénient, d’abord de suspendre pendant trop longtemps et d’annuler en conséquence l’action des opérateurs, puis de répandre une couche de farine beaucoup trop épaisse. L’élan des volontés était amorti, l’action fluidique était gênée, le plateau était refroidi, rien ne marchait. L’effet était même tel, que la table ne nous refusait pas seulement des soulèvements et des rotations sans contact, elle nous refusait presque les soulèvements et les rotations ordinaires.

L’un de nous eut alors une idée lumineuse. Nous possédions un de ces soufflets dont on se sert pour soufrer les vignes attaquées par l’oïdium. Au lieu de fleur de soufre, on y mit de la farine, et l’on recommença l’opération.

Nous étions dans les conditions les plus favorables ; le temps était sec et chaud, la table bondissait sous nos doigts, et déjà, bien avant que l’ordre de lever les mains ne fût donné, la plupart avaient cessé spontanément de toucher le plateau. Le commandement retentit alors, la chaîne entière est séparée de la table, et en même temps le soufflet la recouvre tout entière d’un nuage léger de farine. Pas une seconde n’avait été perdue, le soulèvement sans contact avait déjà eu lieu, et, pour ne laisser aucun doute, il se renouvelait trois ou quatre fois de suite.

Cela fait, la table est scrupuleusement examinée : aucun doigt ne l’a touchée ni effleurée le moins du monde.

La crainte de l’effleurer sans le vouloir était même tellement grande, que les mains avaient agi fluidiquement d’une hauteur beaucoup plus considérable que dans les séances antérieures. Chacun avait cru ne pouvoir s’en écarter assez, et ces mains si éloignées du plateau n’avaient eu recours à aucune des manœuvres, à aucune des passes dont nous avions fait usage d’autres fois. Restée à sa place, au-dessus du meuble à soulever, la chaîne avait conservé sa forme ; à peine avait-elle opéré un léger mouvement dans le sens de celui qu’elle provoquait à distance.

J’ajoute enfin que nous ne nous sommes pas contentés d’une seule expérience. Toujours, à la suite de plusieurs soulèvements successifs, une vérification attentive a démontré que le nuage de farine, auquel n’avait échappé aucune portion du plateau, était resté absolument intact.

L’auteur apprécie lui-même comme il suit les résultats consignés dans ces procès-verbaux :

Les phénomènes observés se confirment et se développent. Les grosses tables à quatre pieds font concurrence aux tables à trois pieds. Les poids inertes viennent s’y substituer aux personnes qu’on soupçonnait d’être d’intelligence avec le meuble chargé de les soulever. Enfin la grande découverte arrive à son tour. On commence par continuer sans contact les mouvements ; on finit par les produire ; on parvient même à créer, en quelque sorte, leur procédé, de manière que ces faits extraordinaires se manifestent parfois en séries non interrompues de quinze ou de trente. Les glissements achèvent de mettre en lumière un des côtés de l’action exercée à distance ; ils la montrent impuissante à soulever la table et suffisante pour l’entraîner.

Tel est l’historique rapide de nos progrès ; à lui seul il constitue une preuve solide dont je recommande l’examen aux hommes sérieux. Ce n’est pas ainsi que procède l’erreur. Les illusions enfantées par le hasard ne résistent pas ainsi à une longue étude, et ne traversent pas toute une série d’expériences en se justifiant de plus en plus.

Les nombres pensés et la balance des forces méritent une considération spéciale.

Lorsque tous les opérateurs moins un ignorent absolument le chiffre à exécuter, l’exécution (si elle n’est pas fluidique) doit procéder, ou de la personne qui sait le chiffre et qui fournit à la fois le mouvement et l’arrêt, ou d’une relation qui s’établit instinctivement entre cette personne qui fournit l’arrêt et ses vis-à-vis qui fournissent le mouvement. Examinons l’une et l’autre hypothèse.

La première est insoutenable, car dans le cas où l’on choisit un pied sur lequel l’opérateur qui sait le chiffre ne peut exercer aucune action musculaire, le pied ainsi désigné ne se lève pas moins à son commandement.

La seconde est insoutenable, car dans le cas où l’on indique un zéro, le mouvement qui devrait être fourni ne l’est pas. Bien plus, si l’on met aux prises deux personnes placées aux deux côtés opposés de la table et chargées de faire triompher deux chiffres différents, l’opérateur le plus puissant obtient l’exécution du grand nombre, quoique son vis-à-vis soit intéressé non seulement à ne pas lui fournir les derniers mouvements, mais encore à les arrêter.

Je sais que les nombres pensés n’ont pas bonne réputation ; il leur manque une certaine tournure pédante et scientifique. Cependant je n’ai pas hésité à y insister, car il y a peu d’expériences où se montre mieux le caractère mixte du phénomène, la puissance physique développée et appliquée hors de nous par l’effet de notre volonté. Comme c’est le grand scandale, je ne veux pas en avoir honte. Je soutiens, d’ailleurs, que ceci est tout aussi scientifique qu’autre chose. La vraie science n’est pas attachée à l’emploi de tel procédé ou de tel instrument. Ce qu’un fluidomètre manifesterait ne serait pas plus scientifiquement démontré que ce qui est vu par les yeux et apprécié par la raison.

Avançons néanmoins. Nous ne sommes pas au bout de nos preuves. Il en est une qui m’a toujours particulièrement frappé ; c’est celle qui résulte des insuccès.

On prétend que les mouvements sont produits par l’action de nos muscles, par notre pression involontaire ! Or, voici les mêmes opérateurs qui, hier, obtenaient de la table l’accomplissement de tous leurs caprices ; leurs muscles sont aussi forts, leur animation est aussi grande, leur envie de réussir est plus vive peut-être ; et néanmoins, rien ! absolument rien ! Une heure entière se passera sans que la moindre rotation se manifeste ; ou, s’il y a rotation, les soulèvements sont impossibles ; le peu qu’on exécute, on l’exécute mollement, misérablement, et comme à regret. Encore une fois, les muscles n’ont pas changé. Pourquoi cette incapacité subite ? La cause demeurant identique, d’où vient que l’effet varie à ce point ?

Ah ! dira-t-on, c’est que vous parlez des pressions involontaires, et vous ne parlez pas des pressions volontaires, de la fraude en un mot. Ne voyez-vous pas que les fraudeurs peuvent assister à une séance et manquer à une autre, qu’ils peuvent agir un jour et ne pas se donner tant de peine le lendemain ?

Je répondrai bien simplement, et par des faits.

Les fraudeurs sont absents quand nous ne réussissons pas ! Mais il est arrivé maintes fois que notre personnel ne s’était modifié en aucune manière. Les mêmes personnes, absolument les mêmes, avaient passé d’une puissance remarquable à une impuissance relative. Et ce n’est pas tout. S’il n’est aucun opérateur dont la présence nous ait préservés toujours des échecs, il n’en est aucun non plus dont l’absence nous ait rendus incapables de succès. Avec et sans chacun des membres de la chaîne, nous avons réussi à exécuter toutes les expériences, toutes sans exception.

Les fraudeurs ne se donnent pas tant de peine chaque jour ! La peine serait grande en effet, et ceux qui supposent la fraude ne s’imaginent pas à quels prodiges ils ont recours. L’accusation est d’une absurdité qui touche à la niaiserie, et sa niaiserie lui ôte son venin. On ne s’offense pas de ces choses-là. Mais enfin, admettons pour un instant que Valleyres soit peuplé de disciples de Bosco, que la prestidigitation y soit généralement pratiquée, et qu’elle ait été appliquée cinq mois durant sous nos yeux, sous les yeux de nombreux et très soupçonneux témoins, sans qu’une seule perfidie ait été signalée. Nous avons si bien caché notre jeu, que nous avons inventé une télégraphie secrète pour les nombres pensés, un tour de doigt particulier pour ébranler les masses les plus énormes, une méthode pour soulever graduellement les tables que nous avons l’air de ne pas toucher. Nous sommes tous des menteurs ; tous, car il y a longtemps que nous nous surveillons réciproquement et que nous ne dénonçons personne. Bien plus, la contagion de nos vices est tellement prompte, que dès que nous admettons un étranger, un témoin hostile dans notre chaîne, il devient notre complice ; il ferme volontairement les yeux sur les signes transmis, sur les efforts musculaires, sur les mouvements suspects répétés et prolongés de ses voisins ! À la bonne heure, accordons tout cela, nous n’en serons pas plus avancés. Il restera à expliquer pourquoi les fraudeurs se reposent parfois au moment même où ils auraient le plus d’intérêt à réussir. Il est arrivé, en effet, que telle séance où nous avions beaucoup de témoins et grand désir de les convaincre, était une séance médiocre. Telle autre, dans les mêmes conditions, était brillante au contraire.

Voilà donc des inégalités réelles et considérables. Et l’on ose nous parler d’action musculaire ou de fraude !

La fraude et l’action musculaire ! Voici une belle occasion de les mettre à l’épreuve. On vient de placer un poids sur la table. Ce poids est inerte et ne peut se prêter à rien ; la fraude est partout peut-être ; elle n’est pas dans les baquets de sable. Ce poids est également réparti entre les trois pieds, et ils vont le prouver en se levant chacun à son tour. La charge totale est de 75 kilogrammes, et nous n’osons guère la porter plus haut, car elle a suffi pour briser un jour notre table la plus solide. Eh bien ! qu’on essaye. Puisque l’action musculaire et la fraude doivent tout expliquer, il leur sera facile de mettre la masse en mouvement ! Or, elles n’y parviennent pas : les doigts se crispent et les phalanges blanchissent sans obtenir un soulèvement, tandis que quelques moments après les soulèvements auront lieu sous les mêmes doigts qui effleureront doucement le plateau et ne feront aucun effort, comme il sera aisé de s’en assurer.

Des mesures scientifiques très ingénieuses et dont je n’ai pas le mérite nous ont mis à même de traduire en chiffres l’effort qu’exige la rotation ou le soulèvement de la table ainsi chargée. Avec ce dernier poids, la rotation s’obtient au moyen d’une traction latérale de 8 kilogrammes environ, tandis que le soulèvement ne s’obtient que par une pression perpendiculaire de 60 kilogrammes au moins (que nous réduirons cependant à 50, si l’on veut, dans la supposition qu’elle ne serait pas absolument verticale) ; de là plusieurs conséquences.

D’abord, l’action musculaire peut faire tourner, mais elle ne peut pas soulever. En effet, les dix opérateurs ont 100 doigts appliqués au plateau. Or, la pression verticale ou quasi-verticale de chaque doigt ne saurait dépasser 300 grammes en moyenne, la chaîne étant composée comme elle l’est. Ils ne développent donc qu’une pression totale de 30.000 grammes ou de 30 kilogrammes, très insuffisante pour opérer le soulèvement.

Ensuite il arrive ceci de frappant, que le phénomène dont l’action musculaire viendrait aisément à bout est précisément celui que nous obtenons le plus rarement, le plus difficilement, et que le phénomène auquel l’action musculaire ne parvient pas est celui qui se réalise le plus habituellement lorsqu’on forme la chaîne. Pourquoi notre impulsion involontaire ne ferait-elle pas toujours tourner la table ? Pourquoi notre fraude ne se procurerait-elle pas toujours un tel triomphe ? Pourquoi ne parvenons-nous d’ordinaire qu’à opérer ce qui est mécaniquement impossible ?

Je conseille aux gens qui tiennent à se moquer des tables, de ne pas y regarder de trop près. Qu’ils n’aillent pas surtout donner leur attention à notre dernière preuve, à celle des mouvements sans contact. Elle ne laisserait pas le plus léger prétexte d’incrédulité.

Ainsi le fait est établi. Des expériences multipliées, des preuves diverses, irréfutables, et qu’unit d’ailleurs la plus étroite solidarité, donnent à l’action fluidique une entière certitude. Ceux qui auront eu la patience de me suivre jusqu’ici auront senti leurs méfiances s’évanouir l’une après l’autre, et leur foi au nouveau phénomène s’affermir progressivement. Ils auront éprouvé ce que nous avons éprouvé nous-mêmes, car personne n’a opposé plus de difficultés que nous aux tables tournantes, personne ne s’est montré plus curieux et plus exigeant à leur égard.

Ce n’est pas notre faute si les résultats ont été concluants, s’ils l’ont été de plus en plus, s’ils se sont confirmés réciproquement, s’ils ont fini par faire corps et par acquérir un caractère de parfaite évidence. Étudier, comparer, recommencer et recommencer encore, exclure enfin tout ce qui demeurait contestable en quelque mesure, voilà quel était notre devoir. Nous n’avons eu garde d’y manquer. Je n’affirme rien ici que je n’aie constaté à plusieurs reprises.

Telles sont ces mémorables expériences, dont la valeur sera appréciée de tous les lecteurs. J’ai tenu à reproduire ces procès-verbaux si soigneux, car ils établissent, de leur côté, LA RÉALITÉ ABSOLUE ET IRRÉCUSABLE DE CES MOUVEMENTS CONTRAIRES À LA LOI NORMALE DE LA PESANTEUR. Le comte de Gasparin arrive ensuite aux hypothèses explicatives.

Le lecteur aura remarqué le soin que j’ai mis à me renfermer dans la constatation des faits, sans hasarder aucune théorie explicative. Si j’ai employé le mot de fluide, c’était pour éviter les périphrases. La rigueur scientifique aurait exigé que j’écrivisse toujours « le fluide, la force, ou l’agent physique quel qu’il soit » ; on me pardonnera d’avoir été un peu moins exact dans mon langage. Il suffisait que ma pensée ne pût être méconnue. Qu’il y ait ici un fluide proprement dit, c’est ce que je ne puis affirmer absolument. J’affirme qu’il y a un agent, et que cet agent n’est pas surnaturel, qu’il est physique, imprimant aux objets physiques les mouvements que détermine notre volonté.

Notre volonté, ai-je dit, et c’est, en effet, l’observation fondamentale que nous avons recueillie au sujet de cet agent ; c’est ce qui le caractérise, c’est aussi ce qui le compromet aux yeux de bien des gens. On se résignerait peut-être à un nouvel agent, s’il était le produit nécessaire et exclusif des mains formant la chaîne, si certaines positions ou certains actes en assuraient la manifestation ; mais il n’en va point ainsi, le moral et le physique doivent se combiner pour lui donner naissance. Voici des mains qui s’épuisent à former la chaîne et qui n’obtiennent aucun mouvement ; la volonté n’est pas intervenue. Voici une volonté qui commande en vain ; les mains n’ont pas pris une position convenable.

Nous avons mis en lumière ces deux côtés essentiels du phénomène.

Un autre fait a été noté par nous, et doit entrer dans la description de l’agent physique dont il s’agit. Il réside dans les personnes et non dans la table. Que les opérateurs, quand ils sont entrain, se transportent autour d’une table nouvelle, ils exerceront immédiatement sur elle toute leur autorité ; leur volonté continuera à disposer de l’agent physique, et se servira de lui pour frapper les nombres pensés ou pour opérer les mouvements sans contact.

Tels sont les faits. L’explication viendra plus tard. Il est bien naturel de la chercher dès à présent et d’indiquer des hypothèses, sinon comme vraies, du moins comme possibles. Je m’y suis risqué, et je me m’en repens pas. Ne fallait-il pas prouver aux adversaires qu’ils n’avaient pas même le prétexte d’une impossibilité scientifique ? Les hypothèses ont leur légitimité et leur utilité, fussent-elles inexactes. Sont-elles admissibles en elles-mêmes, cela suffit, car cela défend les faits auxquels elles s’appliquent contre l’accusation de monstruosité. On n’a plus le droit de demander la question préalable.

Voyant qu’on la demandait de toutes parts, je me suis hasardé à dire ceci :

Vous prétendez que nos assertions sont fausses, par la simple raison qu’elles ne peuvent pas être vraies ! Eh bien ! permettez-moi de vous proposer à tout hasard quelques suppositions. Supposez d’abord que vous ne savez pas tout, que la nature morale et la nature matérielle elle-même ont des obscurités pour vous. Supposez que la plus petite herbe poussant dans un champ, que la plus petite graine reproduisant sa plante, que le plus petit membre se mouvant sur l’ordre que vous lui donnez, renferme des mystères qui dépassent la portée des académies et qu’elles déclareraient absurdes si force n’était de les reconnaître pour réels. Supposez ensuite que des hommes qui le veulent et dont les mains sont en communication d’une certaine manière donnent naissance à un fluide ou à une force particulière. Je ne vous demande pas d’admettre que cela est ; vous m’accorderez seulement que cela est possible. Il n’y a pas de loi naturelle qui s’y oppose, que je sache.

Maintenant, faisons un pas de plus. La volonté dispose de ce fluide. Il ne donne l’impulsion aux objets extérieurs que lorsque nous le voulons, et dans les parties que nous voulons. L’impossible serait-il ici ? Est-il inouï que nous transmettions un mouvement à la matière qui est hors de nous ? Mais nous le faisons chaque jour, à chaque instant, et notre action mécanique n’est pas autre chose. L’horrible est sans doute que nous n’agissons pas mécaniquement ! Mais l’action mécanique n’est pas seule en ce monde. Il y a des sources physiques de mouvement qui ne sont pas celle-là. Le calorique qui pénètre un corps y produit une dilatation, c’est-à-dire un mouvement universel ; l’aimant qu’on place auprès d’un morceau de fer l’attire et lui fait franchir la distance.

Oui, s’écriera-t-on, nous n’aurions rien à objecter, pourvu que votre prétendu fluide n’obéisse pas à une direction dans sa marche. S’il allait devant lui, en force aveugle, à la bonne heure ! Il serait alors semblable au calorique qui dilate tout ce qui se rencontre sur son passage ; il serait semblable à l’aimant qui attire indistinctement et vers un point unique toutes les parcelles de fer situées dans son voisinage. Vous, vous inventez une théorie du fluide rotatif et cette théorie rappelle assez bien l’explication des propriétés dormitives de l’opium.

On ne saurait se méprendre plus complètement. Personne ne songe à « un fluide rotatif. » On se contente de soutenir que le fluide étant émis et imprimant une impulsion ou une attraction latérale à un meuble qui repose sur des pieds, une loi de mécanique fort simple transforme l’action latérale en rotation.

Je ne dis pas : « les tables tournent, parce que mon fluide est rotatif ; » je dis : « les tables tournent parce que, recevant une impulsion ou subissant une attraction, elles ne peuvent pas ne pas tourner. » C’est un peu moins naïf. Rien ne m’obligerait par conséquent à prendre en main la cause de ce pauvre bachelier du Malade imaginaire, et de défendre sa fameuse réponse : Opium facit dormire, quia est in eo virtus dormitiva. Cependant, c’est plus fort que moi, il faut que je l’avoue, je trouve la réponse excellente ; je doute que les savants en aient trouvé une meilleure depuis, et je leur conseille de se résigner à raisonner quelquefois ainsi : L’opium fait dormir parce qu’il fait dormir ; les choses sont parce qu’elles sont. En d’autres termes, je vois les faits et je ne sais pas les causes, j’ignore. J’ignore ! mot terrible, et qu’on a de la peine à prononcer ! Or, je soupçonne fort que la malice de Molière est à l’adresse des docteurs qui, prétendant tout comprendre, imaginent des explications qui n’expliquent rien et ne savent pas accepter les faits, en attendant mieux.

Nous ne sommes pas au bout. L’hypothèse du fluide (pure hypothèse, ne l’oublions pas) a encore à prouver qu’elle est conciliable avec les diverses circonstances du phénomène. La table ne tourne pas seulement, elle lève les pieds, elle frappe les nombres pensés, elle obéit, en un mot, à la volonté, et lui obéit si bien que la suppression du contact ne supprime pas son obéissance. L’impulsion ou l’attraction latérale, qui rend compte des rotations, ne saurait rendre compte des soulèvements !

Pourquoi donc ? Parce que la volonté dirige le fluide tantôt sur tel pied, tantôt sur tel autre. Parce que la table s’identifie à nous en quelque sorte, devient un de nos membres, et opère les mouvements pensés par nous de la même manière que notre bras. Parce que nous n’avons pas conscience de cette direction imprimée au fluide, et que nous gouvernons la table, même sans nous représenter qu’un fluide ou force quelconque soit en jeu.

Que nous n’ayons pas conscience de la direction donnée par nous, c’est ce qui a lieu dans tous nos actes, dans tous, sans exception. Quand vous m’aurez expliqué comment je lève la main, je vous expliquerai comment je fais lever ce pied de table. J’ai voulu lever ma main ! Oui, et j’ai voulu aussi lever ce pied de table. Quant à l’exécution, quant à la mise en jeu des muscles nécessaires au premier acte, quant à la mise en jeu du fluide nécessaire au second, je n’ai aucune conscience de ce qui se passe en moi sous ce rapport. Étrange mystère, et qui devrait nous engager à un peu de modestie ! Il y a en moi un pouvoir exécutif, un pouvoir qui, lorsque j’ai voulu tel ou tel mouvement, adresse les ordres de détails aux différents muscles et fait exécuter cent mouvements compliqués pour amener une résultante finale, seule pensée et seule voulue ; cela se passe chez moi, et je n’en sais rien, et je n’en saurai jamais rien ! N’admettez-vous pas que le même pouvoir exécutif peut donner au fluide les directions qu’il donne aux muscles ? J’ai voulu exécuter une sonate, et quelque chose en moi a commandé à mon insu des centaines de milliers d’actes musculaires. J’ai voulu que le pied de cette table se dressât, et quelque chose en moi a commandé à mon insu les attractions ou impulsions du fluide vers l’endroit désigné.

L’hypothèse du fluide est donc soutenable ; elle s’accorde avec la nature des choses et avec la nature de l’homme. Je n’ai pas la prétention d’aller plus loin et d’apporter dès aujourd’hui une explication définitive. Mais je suis tranquille. Que les faits soient admis, et les explications ne manqueront pas. Ce qui paraît impossible paraîtra très simple alors. Aux choses incontestables on ne trouve plus de difficultés. Nous sommes ainsi faits, que, passant d’un extrême à l’autre, après avoir proclamé impossible tout ce que nous ne comprenions pas, nous déclarons compréhensible tout ce que nous avons reconnu réel. On ne rencontre que gens qui lèvent les épaules quand on leur parle des tables tournantes, et qui trouvent fort simple ensuite que le circuit du télégraphe électrique s’achève infailliblement à travers la terre, ou que les ressemblances physiques et morales se transmettent des pères aux enfants ! Les tables ne sauraient échapper au sort commun. Absurdes aujourd’hui, évidentes demain.

Ces expériences du comte de Gasparin et de son groupe sont connues depuis plus d’un demi-siècle, et il est vraiment incompréhensible que le fait même du soulèvement des tables et de leurs mouvements ait continué à être nié. Si les tables sont parfois légères, il faut avouer que l’espèce humaine est vraiment une race un peu lourde.

Quant à la théorie, à l’hypothèse du fluide... felix qui potuit rerum cognoscere causas. Nous y reviendrons au chapitre des théories explicatives. Mais il est incontestable que nous agissons là par une force invisible qui émane de nous. Il faut être aveugle pour ne pas l’admettre.

Après une série d’expériences si admirablement conduites, on comprend que l’auteur se soit permis de se moquer quelque peu des négateurs de parti pris. Je ne puis résister, en terminant ce chapitre, au plaisir de citer le comte de Gasparin à propos des savantes négations de Babinet et de ses émules de l’Institut.

Les savants ne sont pas les seuls à avoir leur dignité ; j’ai aussi la mienne, et j’ai la fierté de penser qu’un certificat signé de mon nom ne sera taxé par personne, ni d’imposture, ni de légèreté. On sait que j’ai l’habitude de peser mes paroles ; on sait que j’aime la vérité et que je ne la sacrifierai à aucune considération ; on sait que j’aimerai toujours mieux reconnaître une erreur que d’y persister ; et lorsque, après un long examen, je persiste avec une conviction plus profonde et plus affermie, on ne se méprend pas sur la portée de ma déclaration.

Je répondrai ensuite que le témoignage des yeux a, selon moi, une valeur scientifique. Indépendamment des instruments et des chiffres, dont je fais le plus grand cas, je pense que la vue peut servir. Je pense qu’elle est, elle aussi, un instrument. Si un nombre convenable de bonnes paires d’yeux ont constaté dix fois, vingt fois, cent fois, qu’une table est mise en mouvement sans contact ; si, par-dessus le marché, l’explication du fait par des contacts involontaires ou frauduleux dépasse les limites où se renferme forcément l’incrédulité, la conclusion est claire. Personne n’est autorisé à s’écrier : « Vous n’avez ni fluidomètre ni alambics ; vous ne mettez pas votre agent physique en bouteille ; vous ne signalez pas son action sur une colonne de mercure ou sur l’inclinaison d’une aiguille. Nous ne vous croyons pas, car vous n’avez fait que voir ! »

Je ne vous crois pas, car vous ne faites que voir ! Je ne vous crois pas, car je n’ai pas vu moi-même ! Autant de savants, autant d’objections. Ils ne s’occupent guère de se mettre d’accord entre eux ; contre les tables tout leur est bon.

Je n’ai garde d’oublier qu’on ne parlait encore que des rotations au moment où M. Faraday a inventé ses disques. En présence d’un phénomène aussi insuffisant, et, avouons-le, aussi suspect, on conçoit que les savants se soient montrés sceptiques et se soient contentés de réfutations peu solides. Ils proportionnaient leurs armes à l’apparence de l’ennemi. Celui d’entre eux qui a montré le plus de pénétration et qui a proposé l’explication la plus plausible, c’est assurément M. Chevreul. Sa théorie sur la tendance au mouvement est incontestablement vraie. Elle suffit pour expliquer comment les objets que nous suspendons à notre doigt finissent par prendre une vibration dans le sens de notre volonté. Je ne m’étonne pas qu’on ait cru qu’elle suffisait aussi pour expliquer comment les expérimentateurs finissent par imprimer une rotation à la table et par y participer eux-mêmes. Je n’ai pas besoin d’ajouter que les soulèvements de poids et les mouvements sans contact ne permettent pas désormais de recourir à une explication semblable. Toutes les tendances au mouvement réunies ne produiront pas une impulsion à distance, et n’ébranleront pas une masse que l’action mécanique ne saurait ébranler.

Les savants devraient bien ne pas jeter dans le public ces explications qui n’expliquent rien ; ils devraient se mettre à l’œuvre et nous montrer, en fait, comment on s’y prend pour soulever directement et mécaniquement un poids de 100 kilogrammes sans y appliquer une force de 100 kilogrammes.

On aime mieux injurier, et inventer ensuite une théorie quelconque, qui n’a d’autre tort que de porter tout entière à faux. L’article récent de M. Babinet dans la Revue des Deux Mondes est le chef-d’œuvre du genre. Si j’avais eu besoin d’être rassuré sur la réalité du phénomène des tables, je l’aurais été par la lecture d’une pareille réfutation.

Aux yeux de M. Babinet, cela n’offre aucune difficulté. Heureuse physique ! heureuse mécanique qui a réponse à tout ! Nous, ignorants, nous avions cru voir là quelque chose d’extraordinaire et nous ne savions pas que nous obéissions à deux lois les plus élémentaires du monde, à la loi des mouvements inconscients et surtout à celle des mouvements naissants, mouvements dont la puissance paraît dépasser celle des mouvements développés !

Quant aux mouvements inconscients, M. Babinet n’ajoute rien aux explications antérieures, rien que l’histoire de ce lord (un lord anglais, dit-il), dont le cheval était si admirablement dressé, qu’il semblait suffire de penser le mouvement qu’on voulait lui faire exécuter pour qu’il le réalisât à l’instant. Je suis parfaitement convaincu, comme M. Babinet, que le lord en question agissait sur la bride sans s’en douter, et je ne suis pas moins convaincu que les expérimentateurs dont les mains touchent une table peuvent exercer une pression dont ils n’ont pas conscience. Seulement, je pense qu’entre la cause et l’effet il doit y avoir proportion, les mouvements ont beau être inconscients, ils n’en sont pas plus forts pour cela. Reste donc à prouver que les mêmes doigts qui ne soulèveront pas en se roidissant un poids de 40 kilogrammes, soulèveront un poids double, par cela seul qu’on n’aura conscience d’aucun effort.

Mon honorable et savant contradicteur ne veut pas qu’on lui parle des mouvements obtenus sans contact. « On doit reléguer dans les fictions tout ce qui a été dit d’actions exercées à distance ». L’arrêt est sommaire. Les mouvements sans contact sont une fiction, d’abord parce qu’ils sont impossibles, ensuite parce que le talc en poudre a empêché la rotation d’une table, enfin parce que le mouvement perpétuel ne saurait exister.

Les mouvements à distance sont impossibles ! En bonne logique, M. Babinet aurait dû s’en tenir là et se souvenir de la réponse que fit Henri IV aux magistrats qui avaient commencé ainsi leur harangue :

« Nous n’avons pas tiré le canon à l’approche de Votre Majesté, et cela pour trois motifs. En premier lieu, parce que nous n’avions pas de canons... — Ce motif suffit », répondit le roi.

Il faut croire que M. Babinet doute un peu lui-même de son « impossibilité ». En cela il a sagement agi, car cette impossibilité prétendue repose tout entière sur un cercle vicieux. « Y a-t-il un seul exemple de mouvement produit sans force agissante extérieure ? Non ; or le mouvement à distance s’opérerait sans façon agissante extérieure, donc le mouvement à distance est impossible. » J’ai bien envie de dire à M. Babinet, en langage d’école, que sa majeure est vraie et que sa conclusion serait légitime si sa mineure n’était pas une pétition de principe pure et simple. Vous prétendez qu’il n’y a pas ici de force agissante extérieure à la table qui se soulève sans contact des mains. Mais c’est précisément ce qui est débattu entre nous. Un fluide est une force extérieure agissante. Il est commode, en vérité, de commencer par établir cet axiome. Il n’y a pas de fluide (ou d’agent physique analogue), pour ajouter : donc il n’y a pas d’effet produit.

Les savants, Faraday, Babinet, etc., ne se bornent pas aux objections tirées des mouvements naissants ou inconscients, des petites causes produisant de grands effets ; ils ont encore un autre procédé. Une expérience a-t-elle réussi, elle n’a plus aucune valeur. Oh ! si on parvenait à en opérer telle autre, à la bonne heure ! Ce qui n’empêche pas que la nouvelle expérience, une fois opérée, ne devienne à son tour insignifiante et ne cède la place à un nouveau desideratum. Voici à peu près comment on s’exprime :

« Vous faites telle et telle chose ; c’est très bien, mais faites une chose différente. Vous employez tels ou tels procédés, veuillez vous contenter de ceux que nous prescrivons. Réussir à votre manière, ce n’est pas réussir, il faut réussir à la notre. Votre manière n’est pas scientifique, elle contrarie les traditions ; nous fermons la porte aux faits, s’ils ne sont revêtus des costumes de rigueur. Nous ne regarderons même pas vos expériences, si nos machines n’y figurent. »

Étrange manière de constater le résultat des expériences ; on commence par changer les conditions dans lesquelles elles se produisent. Autant vaudrait dire à un homme qui a vu faire la moisson des orges en janvier dans la Haute-Egypte. « Je le croirai quand on l’aura faite devant moi en Bourgogne. » Encore s’explique-t-on les exigences manifestées en ce qui concerne un voyageur. Mais les expériences ont un autre caractère. En présence de faits aussi évidents, il est à peine croyable qu’on veuille nous imposer des engins, des aiguilles et des mécaniques.

Des puisque et des donc introduits dans une recherche où la nature réelle de l’agent est un mystère pour tout le monde !

Les essais de réfutation ne sont pas des études, et d’ordinaire c’est tout l’opposé. Quand des personnes qui n’ont rien vu, qui n’ont consacré aux expériences aucune partie notable de leur énergie et de leur temps, qui peut-être n’ont assisté qu’à quelques rotations de guéridons ridicules, prennent la plume et se mettent à exposer des théories ou à chapitrer les expérimentateurs, je ne pense pas qu’elles étudient.

Je crois qu’on n’étudie jamais réellement ce qu’on déclare stupide a priori. Si les attaques sont des études, oh ! alors, les études ne manquent pas, et j’ajoute qu’elles ne manqueront jamais. À l’époque où l’Académie de médecine enterrait le rapport de M. Husson et proclamait ce que l’Europe entière s’est obstinée à appeler un refus d’examen, il paraissait chaque matin un mémoire contre le magnétisme ; chaque matin on déclarait que les partisans du magnétisme étaient des imbéciles, et on proposait des systèmes explicatifs. Si c’est là étudier, je conviendrai qu’on étudie les tables tournantes, car on ne leur a épargné ni les injures ni les théories. On leur a tout accordé, sauf la faveur de regarder, d’expérimenter, d’écouter et de lire.

Deux fois à un mois de distance, on leur a signifié (sans réclamation de qui que ce soit) que l’Institut jetait aux vieux papiers les communications relatives aux tables ; qu’il n’était pas forcé de s’occuper des sottises ; qu’il y avait une place réservée aux élucubrations de cette nature, la place où vont les mémoires sur le mouvement perpétuel.

Ô Molière, que n’es-tu là ! Mais tu es là, en effet. Ton génie a marqué de traits ineffaçables cette éternelle maladie des corps spéciaux : le dédain du laïque, le respect des confrères, l’idolâtrie des anciens. Mal bizarre qui se reproduit dans tous les siècles, sous toutes les formes, et au sein de toutes les branches de l’activité humaine, tantôt au nom de la religion, tantôt au nom de la médecine, tantôt au nom de la science ou de l’art. Oui, même au travers des révolutions, qui n’épargnent rien, même dans l’enceinte des Académies qui s’associent au grand mouvement des innovations modernes, une chose surnagera, l’esprit de corps, la tradition, la superstition des formes.

On dirait vraiment qu’il se prête encore un peu partout des serments qui ressemblent à la cérémonie du Malade Imaginaire.

M. Foucault aime cette scène, aussi ne trouvera-t-il pas mauvais que je lui en rappelle un passage :


Essere in omnibus
Consultationibus
Ancieni aviso,
Aut bono,
Aut mauvaiso.
— JURO !


De non jamais te servire
De remediis alcunis
Quam de ceux seulement doctæ facultatis,
Maladus dut-il crevare,
Et mori de suo malo.
— JURO !

Si cela ne s’appelle pas refuser l’examen, je ne sais plus ce que signifient les mots en bon français.

Voilà avec quelle spirituelle franchise et quelle autorité s’exprimait en 1854 le comte Agénor de Gasparin. Il me semble que les expériences exposées dans ce livre montrent avec évidence que les événements lui ont donné raison.

J’ai toutefois encore des amis, à l’Institut, qui sourient avec un parfait dédain lorsqu’on leur demande leur opinion sur les phénomènes de lévitation de tables, de mouvements d’objets sans cause visible, de bruits inexpliqués dans les maisons hantées, de communications de pensées à distance, de rêves prémonitoires, de manifestations de mourants. Quoique ces faits inexpliqués soient irrécusablement constatés, ces doctes esprits restent convaincus que « ces choses-la sont impossibles. »


Recherches du professeur Thury

Les explications insuffisantes de Chevreul et de Faraday, les négations scientifiques de Babinet, les expériences si consciencieuses du comte de Gasparin avaient engagé plusieurs hommes de science à étudier la question au point de vue purement scientifique. De ce nombre fut un savant de haute valeur que j’ai visité à Genève, M. Marc Thury, professeur de physique et d’astronomie à l’Académie de cette ville. Nous lui devons un mémoire remarquable et peu connu45, que mon devoir est de résumer ici.

En présence des phénomènes nouveaux, écrit Thury, il n’y avait qu’une alternative :

1° Rejeter, au nom du sens commun et des résultats acquis de la science, tous les prétendus phénomènes des tables, comme des jeux puérils, indignes d’occuper les heures du vrai savant, parce que leur absurdité est évidente a priori. Faire tomber la chose en lui refusant l’attention sérieuse qu’elle ne mérite pas.

2° Ou bien examiner quand même, étudier le fait dans ses détails, afin de mettre dans tout leur jour les causes d’illusion dont le public est dupe, séparer le vrai du faux et jeter une pleine lumière sur tous les côtés du phénomène physique, physiologique ou psychologique, afin que cette clarté surabondante ne permette plus de douter.

Ce dernier parti, nous n’avons pas besoin de le dire, est celui qu’adopte Thury comme le comte Gasparin, et qu’il considère comme seul convenable, efficace et légitime.

La seule force de la science est dans la lumière ; elle n’a aucune puissance sur ce qu’elle laisse dans l’ombre. La question est donc celle-ci : ce qui se passe dans le phénomène des tables est-il tellement évident que l’on puisse faire toucher du doigt les causes d’illusion, et montrer clairement qu’il n’y a en jeu aucun élément inconnu et nouveau.

Je ne trouve pas, répond le professeur genevois, que l’on soit arrivé à ce degré d’évidence : je n’en veux qu’une preuve, ce sont les explications qui ont été tentées.

S’il est donc bien établi que l’explication vulgaire n’est pas évidente aux yeux de tous les hommes intelligents et sensés, il reste une tâche à remplir, un devoir pour la science, celui de répandre une pleine lumière sur le phénomène dont il s’agit, et cette tâche ne saurait être échangée contre celle, plus facile, de jeter l’ironie ou le dédain sur ceux qui se sont égarés dans le chemin que la science n’a pas voulu éclairer.

Les savants sont toutefois excusables de ne pas aller trop vite, dirons-nous à notre tour, avec Thury.

Comment donc ! une force perturbatrice que posséderait l’organisme humain, une force de calibre à soulever des tables et qui n’aurait jamais produit le plus petit dérangement dans les milliers d’expériences exactes que les physiciens font journellement dans leurs laboratoires ! Leurs balances sensibles à un dixième de milligramme, leurs pendules dont les oscillations s’accomplissent avec une régularité mathématique, n’eussent jamais ressenti la moindre influence de ces forces dont le principe est là, présent, partout où il y a un homme et une volonté. Or, la volonté du physicien existe toujours pour que l’expérience marche selon les prévisions de la théorie.

Et même, sans sortir de l’organisme humain, qui ne peut mouvoir la plus petite partie de soi-même, si cette partie est dépourvue de muscles et de nerfs, et si un cheveu de notre tête est absolument soustrait aux ordres de notre volonté, combien, à plus forte raison, le seront les corps inertes placés en dehors de nous !

Mais s’il y a invraisemblance profonde, on ne peut pas dire qu’il y ait impossibilité. Nul ne peut démontrer a priori l’impossibilité des phénomènes annoncés, comme on démontre l’impossibilité du mouvement perpétuel ou de la quadrature du cercle. Nul, par conséquent, n’est en droit de traiter d’absurdes les témoignages qui viendraient les affirmer, et si ces témoignages sont rendus par des hommes judicieux et véridiques, alors il vaut la peine d’examiner. Si l’on avait suivi cette marche logique et la seule moralement juste, le travail serait fait, et des savants en auraient eu la gloire.

Thury commence par examiner les expériences du comte de Gasparin à Valleyres.

Les expériences de Valleyres, écrit-il, tendent à établir les deux principes suivants :

1° La volonté, dans un certain état de l’organisme humain, peut agir à distance sur les corps inertes, par un moyen différent de l’action musculaire.

2° La pensée peut, dans les mêmes conditions, se communiquer directement d’un individu à l’autre, d’une manière inconsciente.

Aussi longtemps que l’on ne connut pas d’autres faits que ceux d’un mouvement qui s’effectuait au contact des doigts, dans un sens où l’action mécanique des doigts était possible, les résultats des expériences sur la table furent toujours d’une interprétation difficile et douteuse. Ils devaient nécessairement se fonder sur l’appréciation de la force mécanique exercée par les mains, comparée à la valeur des résistances à vaincre. Mais la force mécanique des mains est difficile à mesurer exactement dans les conditions nécessaires pour que le phénomène se produise.

Hors de là, il restait deux partis à prendre.

A. Disposer les appareils de manière à ce que le mouvement que l’on veut amener soit un de ceux que l’action mécanique des doigts serait incapable de produire.

B. Opérer les mouvements à distance, sans aucune espèce de contact.

Voici d’abord les premières expériences :

A. Action mécanique rendue impossible. — La première expérience tentée dans cette voie donna des résultats entièrement négatifs. Nous avions fait suspendre une table à une corde, laquelle passait sur deux poulies fixées au plafond, et se terminait par un contrepoids. Il était facile, en réglant ce contre-poids, d’équilibrer la totalité ou seulement une fraction plus ou moins grande du poids de la table.

L’équilibre avait été presque établi, l’un seulement des trois pieds de la table touchait encore au sol. Les opérateurs posèrent leurs mains sur le plateau. On agit d’abord circulairement, préparation reconnue efficace dans les expériences antérieures. On chercha ensuite, mais en vain, à soulever la table en la détachant du sol ; on n’obtint aucun résultat positif.

Déjà l’année dernière nous avions fait suspendre une table à un dynamomètre, et les efforts de quatre magnétiseurs furent impuissants à soulager le dynamomètre d’une fraction appréciable du poids du meuble.

Mais les conditions essentielles pour que le phénomène se produise nous sont encore inconnues, et par conséquent lorsque les expériences tentées conduisent à des résultats négatifs, il faut en essayer d’autres, sans trop se presser de conclure. C’est ainsi qu’ont été obtenus les résultats que je vais décrire.

Expérience de la table à bascule. — Il fallait un appareil où l’action mécanique des doigts fût rendue impossible.

Dans ce but, nous avons fait construire une table ronde ayant un plateau de 0 m. 84 de diamètre, et un pied central trifurqué à sa partie inférieure. Cette table était presque semblable, en apparence, à celle qui avait servi jusqu’alors, et pouvait tourner comme sa devancière. Toutefois, la nouvelle table était susceptible de se transformer en un instant dans l’appareil que je vais décrire.

Le sommet du trépied est devenu le point d’appui d’un levier du premier genre, qui peut se balancer librement dans un plan vertical Ce levier, dont les deux bras sont égaux entre eux et au rayon de la table, porte à l’une de ses extrémités le plateau tenu, par le bord, et vers l’autre extrémité un contrepoids, qui fait équilibre au plateau, mais que l’on peut modifier à volonté. Au centre inférieur du plateau est assujetti un pied qui repose sur le sol.

Après les rotations préliminaires nécessaires, la table est disposée sous sa deuxième forme : l’équilibre est d’abord établi, puis on enlève un quart de kilogramme au contrepoids ; la force nécessaire pour soulever le plateau par son centre est alors de 95 grammes, et des expériences préalables ont démontré que l’adhérence des doigts des opérateurs (le plateau était poli et non pas verni) et les effets possibles d’élasticité forment un total inférieur à ce chiffre. Cependant le plateau est soulevé par l’action des doigts posés légèrement à sa face supérieure, à distance du bord. Alors on diminue le contrepoids ; la difficulté mécanique du soulèvement augmente, cependant le soulèvement a encore lieu. On diminue encore et de plus en plus le contrepoids, jusqu’à la limite que l’appareil ne peut dépasser : la force nécessaire pour soulever le plateau est alors de 4 kil. 27, et le contrepoids a été déchargé de 11 kilogrammes ; cependant le soulèvement a encore lieu avec facilité. On diminue graduellement le nombre des opérateurs de onze à six ; la difficulté va croissant ; cependant six opérateurs suffisent encore ; mais cinq ne suffisent plus. Six opérateurs soulevant 4 kil. 27, cela fait en moyenne 0 kil. 71 pour chaque opérateur.

On possède maintenant dans l’appareil que je viens de décrire un instrument de mesure.

B. Voici maintenant les mouvements opérés sans contact.

La table sur laquelle se faisaient les essais dont j’ai été témoin, a 82 centimètres de diamètre, et pèse 14 kilogrammes. Une force tangentielle moyenne de 2 kilogrammes, pouvant s’élever à 3 kilogrammes, suivant les inégalités du plancher, appliquée au bord du plateau, est nécessaire pour donner au meuble un mouvement de rotation. Le nombre des personnes qui agissent sur cette table est en général de dix.

Pour nous assurer de l’absence de tout contact, nous placions notre œil à la hauteur du plateau, de manière à voir le jour entre nos doigts et la surface de la table : les doigts se maintenaient à un centimètre environ au-dessus du plateau. En général deux personnes observaient à la fois. Par exemple, M. Edmond Boissier observait les pieds de la table, tandis que je surveillais le plateau ; puis nous changions de rôle. Quelquefois deux personnes se plaçaient aux extrémités d’un même diamètre, l’une vis-à-vis de l’autre, pour surveiller le plateau. Et, à bien des reprises, nous avons vu la table se mettre en mouvement sans qu’il nous fût possible de surprendre le moindre attouchement des doigts. D’après mes calculs, il faudrait au moins le frôlement de 100 doigts ou la pression légère de 30, ou deux mains agissant volontairement et avec fraude, pour expliquer mécaniquement les mouvements que nous avons observés.

Bien plus souvent encore ont été opérés les balancements sans contact, balancements qui allaient quelquefois jusqu’au renversement total du meuble. Pour expliquer mécaniquement ces effets, tels que nous les avons observés, il faudrait admettre le frôlement involontaire de 84 doigts ou la pression légère de 25, ou deux mains agissant avec fraude, suppositions qui ne sont non plus aucunement admissibles.

Néanmoins, nous avons toujours senti que l’on objecterait la difficulté d’observer ces faits d’une manière certaine, et nous avons constamment engagé M. de Gasparin à rendre solidaire de quelque effet matériel le contact des doigts. De la est née la dernière expérience en date, et la plus concluante de toutes. Une couche légère de farine a été répandue sur la table presque instantanément, à l’aide d’un soufflet à soufrer la vigne : l’action des mains placées à distance a entraîné le meuble ; puis on a fait l’inspection de la couche de farine, qui était demeurée vierge de tout contact. Répétée à plusieurs reprises et dans des jours différents, elle a toujours donné les mêmes résultats.

Tels sont les faits principaux qui établissent la réalité du phénomène. Thury aborde ensuite la recherche plus difficile des causes.

Siège de la force. — Ou bien la force qui produit les phénomènes est une force générale, tellurique, qui se transmet seulement par les opérateurs, ou qui est mise en action par eux ; ou bien cette force réside dans les opérateurs eux-mêmes.

Pour décider cette question, nous avons fait construire un grand plateau mobile sur un axe parfaitement vertical. Ce plateau portait quatre chaises à la périphérie, et une table au centre. Quatre opérateurs, exercés aux actions nervo-magnétiques, se placèrent sur ces chaises, et posant leurs mains sur la table qui était au centre, ils cherchèrent à entraîner celle-ci non mécaniquement. Bientôt, en effet, la table commença à se mouvoir. Alors elle fut arrêtée sur le plateau tournant au moyen de trois vis. L’effort exercé sur cette table par les quatre magnétiseurs fut tel qu’au bout de trois quarts d’heure d’expérience, le pied du meuble finit par se rompre. Cependant le plateau mobile ne tourna pas. La force tangentielle nécessaire pour entraîner mécaniquement le plateau à vide était seulement de quelques grammes ; chargée des quatre opérateurs, elle était de 250 grammes appliqués à 0 m. 73 du centre. Ce chiffre eut été beaucoup moindre, s’il avait été possible de répartir uniformément le poids des opérateurs.

Il résulte de cette expérience (du 4 juin 1853) que la force qui tend à faire tourner la table est dans les individus et non pas dans le sol, car l’action exercée sur la table tend à entraîner le plateau ; si donc le plateau demeure immobile, il faut qu’une action égale et contraire soit exercée par les opérateurs ; c’est donc en eux que réside le point d’appui et le siège de la force. Si, au contraire cette force eût émané en tout ou en partie notable du sol, si c’eût été une force immédiatement tellurique, le plateau eût tourné, l’effort que la table exerçait sur lui n’étant plus contrebalancé par une réaction égale provenant des individus.

Conditions de production et d’action de la force. — Nous avons dit que les conditions de production de la force sont mal connues. À défaut de lois précises, nous indiquerons ce qui a été plus ou moins constaté sur les trois points suivants :

a) Conditions d’action relatives aux opérateurs ;

b) Conditions relatives aux objets à mouvoir ;

c) Conditions relatives au mode d’action des opérateurs sur les objets à mouvoir.

LA VOLONTÉ. La première condition et la plus indispensable, suivant M. de Gasparin, c’est la volonté de celui qui opère : « Sans la volonté, dit-il, on n’obtient rien ; on formerait la chaîne vingt-quatre heures de suite, qu’on n’arriverait pas au plus léger mouvement ». Plus loin l’auteur parle, il est vrai, de mouvements inattendus différents de ceux que la volonté ordonne, mais il est évident qu’il s’agit ici d’une combinaison nécessaire des mouvements ordonnés et des résistances extérieures, les mouvements effectifs étant la résultante de ceux qui ont été voulus, et des forces de résistance développées dans les obstacles extérieurs : somme toute, la volonté est donc toujours le mobile primitif.

Rien, dans les expériences de Valleyres, n’autorisait à croire qu’il en pût être autrement ; mais aussi ce résultat purement négatif, généralité provisoire déduite d’un nombre limité d’expériences, ne saurait infirmer les résultats d’expériences contraires, dans le cas où celles-ci existeraient. En d’autres termes, la volonté peut être ordinairement nécessaire, sans l’être toujours. C’est ainsi que le contact est ordinairement nécessaire, et qu’il l’a été toujours chez un grand nombre d’opérateurs, sans cependant que ceux-ci fussent en droit de conclure que le contact est la condition indispensable du phénomène et que les résultats différents obtenus à Valleyres n’ont été qu’illusion ou erreur.

Comme il s’agit ici d’un point capital dans la question, qu’il nous soit permis de rapporter avec quelque détail des faits qui semblent contraires à la thèse soutenue par M. de Gasparin. Ces faits ont pour garant le témoignage d’un homme que je voudrais pouvoir nommer, parce que sa science et son caractère sont connus de tous ; c’est dans sa maison et sous ses yeux qu’ont eu lieu des faits que je vais rapporter.

Dans le temps où chacun s’amusait à faire tourner et parler des tables, ou à conduire sur le papier des crayons plantés dans des bobèches, les enfants de la maison, plusieurs fois, se divertirent à ce jeu. D’abord, les réponses obtenues furent telles, que l’on pouvait y voir un reflet de la pensée inconsciente des opérateurs, un « rêve des opérateurs éveillés ». Bientôt, cependant, le caractère de ces réponses parut changer : ce qu’elles manifestaient semblait plus difficilement pouvoir sortir de l’âme des jeunes interrogateurs ; enfin il y eut une opposition telle aux ordres donnés, que M. N..., incertain sur la nature vraie de ces manifestations où semblait apparaître une volonté différente de la volonté humaine, défendit qu’elles fussent de nouveau provoquées. Dès lors, bobèches et table rentrèrent dans le repos.

Une semaine s’était à peine écoulée depuis la fin de ces choses, lorsqu’un enfant de la maison, celui qui auparavant réussissait le mieux dans les expériences des tables, devint l’acteur ou l’instrument de phénomènes étranges ; cet enfant recevait une leçon de piano, lorsqu’un bruit sourd retentit dans l’instrument qui s’ébranla et fut déplacé, tellement que l’élève et la maîtresse le fermèrent en toute hâte et quittèrent le salon. Le lendemain M. N..., prévenu de ce qui s’était passé, assiste à la leçon qui se donne à la même heure, à la tombée de la nuit. Au bout de cinq à dix minutes, il entend de l’intérieur du piano sortir un bruit difficile à définir ; mais qui était bien tel que devait le produire un instrument de musique ; il avait quelque chose de musical et de métallique. Bientôt après le piano, d’un poids supérieur à 300 kilogrammes, se soulève quelque peu de ses deux pieds antérieurs. M. N... se place à l’une des extrémités de l’instrument qu’il essaie de soulever ; tantôt il avait sa pesanteur ordinaire qui dépasse la mesure des forces de M. N..., tantôt il faisait l’effet de n’avoir plus aucun poids, et n’opposait plus la moindre résistance. Comme les bruits intérieurs devenaient de plus en plus intenses, on mit fin à cette leçon, dans la crainte que le piano ne souffrît quelque dommage. On transporta la leçon au matin et dans un autre salon situé au rez-de-chaussée ; les mêmes phénomènes se reproduisirent, et le piano, qui était plus léger que l’autre, se soulevait beaucoup plus (c’est-à-dire de plusieurs centimètres). M. N... et un jeune homme de dix-neuf ans essayèrent de peser ensemble de toutes leurs forces aux angles qui se soulevaient ; ou bien leur résistance était vaine, et l’instrument se soulevait encore, ou bien le tabouret sur lequel l’enfant était assis reculait avec une grande vitesse.

Si des faits pareils ne s’étaient produits qu’une seule fois, on pourrait croire à quelque illusion de l’enfant ou des personnes qui étaient alors présentes ; mais ils se renouvellent un grand nombre de fois, et cela pendant quinze jours de suite, en présence de témoins divers. Puis, un certain jour, une manifestation violente se produit, et dès lors aucun fait extraordinaire n’a plus lieu dans la maison. C’est d’abord le matin et le soir que ces perturbations ont lieu ; puis à toutes les heures, constamment, chaque fois que l’enfant se met au piano, après cinq ou dix minutes de jeu. Cela n’arrive qu’à cet enfant, bien qu’il y ait là d’autres personnes musiciennes, et cela lui arrive indifféremment aux deux pianos de la maison.

Nous avons vu ces instruments : le plus petit, placé au rez-de-chaussée, est un piano rectangulaire horizontal. D’après nos mesures, une force d’environ 75 kilogrammes appliquée au bord de la caisse, au-dessous du clavier, est nécessaire pour opérer le soulèvement, qui avait lieu. L’instrument du premier étage est un lourd piano d’Erard, à cinq barres, pesant avec la caisse dans laquelle il fut envoyé 370 kilogrammes, selon la lettre de voiture que nous avons eue sous les yeux. D’après nos mesures approximatives, un effort de 200 kilogrammes est nécessaire pour soulever ce piano, dans les mêmes conditions que le premier.

Nous ne pensons pas que l’on soit tenté d’attribuer à l’effort musculaire direct d’un enfant de onze ans, le soulèvement d’un poids de 200 kilogrammes46. Une dame qui avait expliqué l’effet produit par l’action des genoux, passa elle-même la main entre le bord du piano et les genoux de l’enfant et put ainsi se convaincre que son explication n’était pas fondée ; l’enfant lui-même, se plaçant pour jouer à genoux sur le tabouret, ne voyait point cesser les perturbations qu’il redoutait.

Ces constatations du professeur Thury sont à la fois précises et formidables. Deux pianos qui se soulèvent du sol et qui sautent ! Diable ! Que faut-il donc aux physiciens, aux chimistes, aux savants du fonctionnarisme officiel, pour éveiller leur torpeur, secouer leurs oreilles, ouvrir leurs yeux, exciter leur noble et pharisaïque indolence ?

Pourtant, nul ne s’occupe du problème posé, à part de rares chercheurs, affranchis de la crainte du ridicule, sachant ce que vaut la race humaine, en gros et en détail.

Mais écoutons encore le narrateur. Il discute ensuite l’explication par « la volonté ».

L’enfant, écrit-il, voulait-il ce qui s’est produit, comme il faudrait l’admettre dans la théorie de M. de Gasparin ? Selon son témoignage, que nous croyons entièrement vrai, il ne le voulait pas ; il paraissait visiblement contrarié de ces choses, qui troublaient ses habitudes d’assiduité à ses leçons et ses goûts de régularité et d’ordre, connus de ses alentours. Notre conviction personnelle est que l’on ne saurait absolument pas admettre, de la part de cet enfant, une volonté consciente, un dessein arrêté de produire ces phénomènes étranges. Mais on sait que parfois notre être se dédouble, s’entretient avec lui-même (rêves), désire inconsciemment ce qu’il ne veut pas, et qu’entre la volonté et le désir il n’y a que différence de plus ou de moins. Il faudrait avoir recours à des explications de ce genre, trop subtiles peut-être, pour faire cadrer ces faits avec la théorie de M. Gasparin, et encore serait-il nécessaire de modifier et d’élargir celles-ci, en admettant que le désir même inconscient suffit à défaut de la volonté formulée. Il y a donc sur ce point essentiel raison de doute : c’est la seule conséquence que nous voulons tirer des faits que nous avons rapportés.

Ce soulèvement équivalant à un effort de 200 kilogrammes a sa valeur scientifique. Mais comment la volonté, consciente ou inconsciente, lèverait-elle un meuble de ce poids ? Par une force inconnue que l’on est bien obligé d’admettre.

Action préalable. — La puissance se développe par l’action. Les rotations préparent aux balancements et aux soulèvements. Les rotations et les balancements avec contact semblent développer la force nécessaire pour opérer les rotations et les balancements sans contact. À leur tour, les rotations et les balancements sans contact disposent à opérer les vrais soulèvements, tels que ceux de la table à bascule ; et les personnes qui ont réveillé en elles cette force latente sont plus aptes à l’appeler de nouveau.

Il y a donc une préparation graduelle nécessaire au moins pour la grande généralité des opérateurs. Cette opération consiste-t-elle dans une modification survenue dans l’opérateur, ou dans le corps inerte sur lequel il agit, ou dans l’un et l’autre ? Afin de résoudre cette question, des opérateurs exercés sur une table se sont portés sur une autre, sur laquelle ils ont retrouvé toute la puissance de leur action. La préparation consiste donc dans une modification survenue dans les individus, et non pas dans le corps inerte47. Cette modification survenue dans les individus, se dissipe assez rapidement, surtout lorsque la chaîne des opérateurs est brisée.

Dispositions intérieures des opérateurs. — Ce n’est qu’après un certain temps d’attente que les opérateurs, qui n’ont pas agi préalablement, déterminent le mouvement le plus facile, celui de rotation avec contact. C’est pendant la durée de ce temps que la force, ou les conditions de manifestation de la force, se développent : dès lors, la force développée n’a plus qu’à s’accroître. Ce qui se passe dans ce moment d’attente est donc très important à considérer. Nous savons déjà que ce sont les opérateurs qui se modifient ; mais que se passe-t-il en eux ?

Il faut qu’il s’exerce une action particulière dans l’organisme, action pour laquelle l’intervention de la volonté est ordinairement nécessaire. Cette action, ce travail est accompagné d’une certaine fatigue, il ne se fait pas d’une manière également facile ou prompte chez tous les opérateurs ; il y a même des personnes (l’auteur évalue leur nombre à une sur dix), où il semble qu’il ne puisse pas se produire.

Au milieu de cette grande diversité, on observe que des enfants « se sont fait obéir comme les grandes personnes », cependant les enfants ne magnétisent pas. Ainsi, bien que plusieurs faits semblent établir que les magnétiseurs ont souvent un pouvoir énergique sur les tables, on ne peut pas admettre l’identité du pouvoir magnétisant et de l’action sur les tables, l’un n’est pas la mesure de l’autre. Seulement la puissance magnétisante constituerait ou supposerait une condition favorable.

Une volonté simple et ferme, de la verve, de l’entrain ; la concentration des pensées sur le travail à faire, un bon état de santé, peut-être l’action physique de tourner. Et aussi, tout ce qui peut amener l’unité de volonté entre les opérateurs ; c’est dans ce sens que les ordres prononcés avec force, et l’autorité sont efficaces.

Les tables, dit M. de Gasparin, « veulent être prises gaiement, lestement, avec entrain et confiance ; elles veulent au début des exercices amusants et faciles. » « On ne gouverne fermement la table qu’à condition d’être bien portant d’abord et confiant ensuite. »

Il faut compter, au contraire, parmi les circonstances défavorables : un état de tension nerveuse, la fatigue ; trop de passion ; un esprit soucieux, préoccupé ou distrait.

Les tables, dit encore M. de Gasparin, dans son langage métaphorique, « détestent les gens qui se fâchent, soit contre elles, soit en leur faveur. » « Aussitôt que j’y mettais trop d’intérêt, je cessais de me faire obéir. » « S’il m’arrivait de désirer trop fortement le succès et de m’impatienter en cas de retard, je n’avais plus aucune action sur la table. » « Rencontrent-elles des préoccupations ou des excitations nerveuses, elles se mettent à bouder. » « Susceptibles, soucieux... on ne fait rien qui vaille. » « Au milieu des distractions, des causeries, des plaisanteries, les opérateurs perdent immanquablement toute leur puissance. » Point d’expériences de salon.

Faut-il être croyant ? Ce n’est pas nécessaire ; mais la confiance au résultat dispose favorablement à une plus grande puissance. Il ne suffit pas d’être croyant ; il y a des personnes croyantes et de bonne volonté, dont l’action est tout à fait nulle.

La force musculaire ou la susceptibilité nerveuse, ne paraissent jouer aucun rôle.

Les conditions météorologiques ont paru avoir quelque influence, probablement en agissant sur le physique et le moral des opérateurs. Ainsi le beau temps, un temps sec et chaud, mais non pas une chaleur suffocante, agissent favorablement.

L’action particulièrement efficace de la chaleur sèche sur la surface de la table48 recevra peut-être une explication différente.

Action musculaire inconsciente, se produisant dans un état nerveux particulier. — Aussi longtemps que l’on ne connut pas d’autres faits que ceux de mouvement avec contact, dans lesquels le mouvement observé était un de ceux que l’action musculaire pouvait produire, des explications fondées sur l’hypothèse de l’action inconsciente des muscles étaient certainement suffisantes, et bien plus probables que toutes les autres explications qui avaient été jusqu’alors proposées.

Dans ce point de vue, entièrement physiologique, on établit qu’il faut distinguer l’effort qu’un muscle exerce, de la conscience que nous avons de cet effort. On rappelle que dans l’organisme humain il existe un grand nombre de muscles qui exercent habituellement des efforts considérables, sans que nous ayons le moindre sentiment de ces efforts. On montre qu’il existe des muscles dont les contractions sont perceptibles pour nous dans un certain état de l’organisme, et inaperçues dans un autre état. Il serait donc concevable que les muscles de nos membres offrissent exceptionnellement le même phénomène. La préparation au mouvement des tables, l’état particulier de réaction qui a lieu dans ce moment d’attente, mettent le système nerveux dans un état particulier, où certains mouvements musculaires peuvent avoir lieu d’une manière inconsciente.

Mais, évidemment, cette théorie ne suffit pas pour expliquer les mouvements sans contact, ni ceux qui s’accomplissent dans un sens où l’action musculaire ne saurait les produire. Ce sont donc ces deux faits nouveaux qui doivent servir de base à de nouvelles expériences et de fondement à une nouvelle théorie.

Comment aussi expliquer le caractère tout particulier et véritablement inconcevable des mouvements de la table : ce départ si insensible, si doux, si étranger aux brusqueries de l’impulsion mécanique, ces soulèvements spontanés, énergiques, qui s’élancent à l’encontre des mains... ces danses et ces imitations musicales qu’on tenterait vainement d’égaler au moyen de l’action combinée et volontaire des opérateurs ; les petits coups succèdent aux grands dès que l’ordre est donné et dont rien ne saurait exprimer l’exquise délicatesse. Plusieurs fois, lorsqu’on demandait son âge au soi-disant esprit, l’un des pieds du guéridon se levait et comptait 1, 2, 3, etc., puis le mouvement s’accélérait, et enfin les trois pieds battaient une espèce de roulement si rapide qu’il n’était plus possible de compter, et que le plus habile ne parviendrait jamais à imiter. Dans une autre occasion, la table tournait au contact des mains, sur trois pieds, sur deux, sur un seul, et dans cette dernière position changeait de pieds en se jetant sur l’un, sur l’autre sans embarras, sans rien de brusque ni de saccadé. Jamais les expérimentateurs ni leurs plus grands contradicteurs ne purent imiter mécaniquement cette danse de la table, et surtout les pirouettes et les changements de pieds.

Électricité. — Beaucoup de personnes ont voulu expliquer les mouvements des tables par l’électricité. En supposant qu’il y ait là production même très abondante de cet agent, aucun effet connu de l’électricité ne rendrait compte du mouvement des tables. Au reste, il est facile de montrer qu’il n’y a point d’électricité produite, car ayant interposé un galvanomètre dans la chaîne, il n’y eut aucune déviation de l’aiguille. L’électromètre demeure aussi indifférent que la boussole aux sollicitations des tables.

Nervo-magnétisme. — Il y a certainement quelque analogie entre plusieurs phénomènes de nervo-magnétisme et ceux des tables. Ces passes qui semblent favoriser le balancement sans contact, l’action exercée par la chaîne des opérateurs sur cet homme qu’ils font tourner, si toutefois il n’y a pas là quelque effet de l’imagination ; enfin le pouvoir que beaucoup de magnétiseurs exercent sur les tables, tout cela semble indiquer une parenté entre ces deux ordres de phénomènes. Mais comme les lois du nervo-magnétisme sont encore très peu connues, il n’y a rien à tirer de là, et il nous semble qu’il vaut mieux, pour le moment, étudier à part le phénomène des tables qui se prête mieux à l’expérimentation physique, et qui, bien étudié, rendra plus de services au nervo-magnétisme qu’il ne pourrait de longtemps en recevoir de cette branche obscure de physiologie.

Thury arrive ensuite à la théorie de M. de Gasparin sur l’action fluidique. Sûr de comprendre exactement cette théorie, il la résume dans les points suivants :

1° Un fluide est produit par le cerveau et se dirige le long des nerfs.

2° Ce fluide peut franchir les limites du corps ; il peut être émis.

3° Sous l’influence de la volonté, il peut se diriger ça et là.

4° Ce fluide agit sur les corps inertes, toutefois il fuit le contact de certaines substances, telles que le verre.

5° Il soulève les parties vers lesquelles il se porte ou s’accumule.

6° Il agit en outre sur les corps inertes par attraction ou par répulsion, tendant à rapprocher les corps inertes de l’organisme ou à les en éloigner.

7° Il peut aussi déterminer des mouvements intérieurs dans la matière, et donner lieu à des bruits.

8° Ce fluide se produit et se développe surtout en tournant, et par la volonté et l’union des mains d’une certaine manière.

9° Il se communique d’une personne à l’autre par voisinage ou par contact. Certaines personnes en entravent cependant la communication.

10° Nous n’avons aucune conscience des mouvements particuliers du fluide, que la volonté détermine.

11° Ce fluide est probablement identique au fluide nerveux et au fluide nervo-magnétique.

Application. — La rotation est une résultante de l’action du fluide et des résistances du plancher.

Le balancement résulte de l’accumulation du fluide sur le pied de la table qui se lève.

Le verre placé au milieu de la table arrête le mouvement, parce qu’il fait fuir le fluide.

Le verre placé au bord de la table fait soulever le bord opposé, parce que le fluide fuyant le verre s’y accumule.

Thury n’essaie pas la discussion de cette théorie. Mais nous pouvons redire avec Gasparin ; « Quand vous m’aurez expliqué comment je lève la main, je vous expliquerai comment je fais lever le pied de la table. »

Là, en effet, est tout le problème : l’action de l’âme sur la matière. Le résoudre actuellement, il n’y faut pas songer. Ramener les faits nouveaux à l’analogie des faits anciens, c’est-à-dire l’action de l’âme sur les corps inertes placés en dehors de nous, à l’action de l’âme sur la matière qui est en nous, tel est le seul problème que la science actuelle puisse raisonnablement se proposer. Thury en posa les termes généraux comme il suit :

Question générale de l’action de l’âme sur la matière. — Nous chercherons à formuler les résultats de l’expérience, jusqu’au point où l’expérience nous abandonne ; dès lors nous suivrons toutes les alternatives qui s’offriront à notre esprit, comme de simples possibilités, dont quelques-unes donneront lieu à des hypothèses explicatives des phénomènes nouveaux.

Premier principe : Dans l’état ordinaire du corps, la volonté n’agit directement que dans la sphère de l’organisme. — La matière appartenant au monde extérieur se modifie au contact de l’organisme, et les modifications qu’elle subit en produisent d’autres de proche en proche par contiguïté : c’est ainsi que nous pouvons agir sur les objets éloignés de nous ; notre action à distance sur tout ce qui nous entoure est médiaté, et non pas immédiate.

Nous croyons même qu’il en est ainsi de l’action de toutes les forces physiques, telles que la pesanteur, la chaleur et l’électricité ; leur effet se communique de proche en proche, et ainsi seulement franchit les distances.

Deuxième principe : Dans l’organisme même, il y a une série d’actes médiats. Ainsi, la volonté n’agit pas directement sur les os qui reçoivent le mouvement des muscles, la volonté ne modifie pas non plus directement les muscles, puisque ceux-ci, privés de nerfs, sont incapables de mouvement. La volonté agit-elle directement sur les nerfs ? Est-ce qu’elle les modifie médiatement ou immédiatement, c’est une question irrésolue. Ainsi, la substance sur laquelle l’âme agit immédiatement, est encore indéterminée : substance peut-être solide, peut-être fluide ; substance encore inconnue, ou bien état particulier de substances connues. Qu’il nous soit permis, pour éviter une périphrase, de lui donner un nom ; nous l’appellerons le psychode « ψυχη âme, οδος chemin. »

Troisième principe : La substance sur laquelle l’âme agit immédiatement, le psychode, n’est susceptible que de modifications très simples sous l’influence de l’âme, car dès que les mouvements doivent être un peu variés, on voit apparaître dans l’organisme une grande complication d’appareils, et tout un système de muscles, de vaisseaux et de nerfs, etc., qui n’existent pas chez les animaux inférieurs, où les mouvements sont très simples, et qui auraient été inutiles si la matière eût été immédiatement susceptible de modifications également variées sous l’influence de l’âme. Quand les mouvements doivent être très simples (infusoires), ces appareils disparaissent, et l’âme agit sur une matière presque uniforme.

On peut faire sur le psychode les quatre hypothèses suivantes :

a) Le psychode est une substance propre à l’organisme, et non susceptible d’en sortir : il n’agit que médiatement sur tout ce qui est placé en dehors de l’organisme visible.

b) Le psychode est une substance propre à l’organisme, susceptible de s’étendre au delà des limites de l’organisme visible dans certaines conditions particulières. Les modifications qu’il éprouve agissent nécessairement sur les autres corps inertes. La volonté agit sur le psychode, et ainsi, médiatement, sur les corps que la sphère de cette substance enveloppe.

c) Le psychode est une substance universelle, qui trouve ses conditions d’action sur les autres corps inertes dans la structure des organismes vivants, ou dans un certain état des corps inorganiques, état déterminé par l’influence des organismes vivants en certaines conditions particulières.

d) Le psychode est un état particulier de la matière, état qui se produit habituellement dans la sphère de l’organisme, mais qui peut aussi se produire au dehors sous l’influence d’un certain état de l’organisme, influence comparable à celle des aimants dans les phénomènes de diamagnétisme.

Thury propose de nommer état ecténeique (εκτενεια extension) cet état particulier de l’organisme dans lequel l’âme peut, en quelque sorte, étendre les limites habituelles de son action ; et force ecténeique celle qui se développe dans cet état.

La première hypothèse, ajoute-t-il, ne s’adapterait aucunement aux phénomènes qu’il s’agit d’expliquer. Mais les trois autres donnent lieu à trois explications différentes, dans lesquelles rentreront, assure-t-il, la plupart de celles qui seront tentées.

Explications qui se fondent sur l’intervention des esprits. M. de Gasparin a réfuté toutes ces explications :

1° Par des considérations théologiques.

2° Par la remarque très juste que l’on ne doit recourir à des explications du genre de celles dont il s’agit, qu’alors que les autres explications sont décidément insuffisantes.

3° Enfin par des considérations physiques. Envisageant ici la question uniquement au point de vue de la physique générale, nous ne suivrons pas l’auteur, dit-il, dans le premier genre de considérations. Quant au second, nous ferons seulement observer que la suffisance des explications purement physiques ne doit rigoureusement s’entendre que des expériences de Valleyres, ou rien, en effet, ne témoigne d’une intervention de volontés différentes de la volonté humaine.

L’intervention des esprits pourrait se conclure du contenu des révélations, dans le cas où ce contenu serait tel qu’il ne pourrait évidemment pas être sorti de l’âme humaine. Nous n’avons point à discuter cette question ; notre étude actuelle se rapporte uniquement aux mouvements des corps inertes, et nous n’avons à considérer parmi les arguments de l’auteur que ceux qui ne sortent pas de ce point de vue.

Or, ces arguments nous semblent tous résumés dans ces lignes un peu ironiques : « Étranges esprits... que ceux dont la présence dépendrait d’une rotation, dépendrait du froid ou du chaud, de la santé ou de la maladie, de l’entrain ou de la lassitude, d’une troupe de magiciens sans le savoir. J’ai la migraine ou j’ai la grippe, donc les démons ne pourront pas venir aujourd’hui. »

M. de Mirville, qui croit aux esprits servis par des fluides, pourrait cependant répondre à l’auteur que les conditions de la manifestation ostensible des esprits sont peut-être précisément l’état fluidique ; que, s’il en était ainsi, il pourrait très bien y avoir manifestation fluidique sans intervention d’esprits, mais non pas intervention d’esprits sans manifestation fluidique préalable, et qu’ainsi l’on ne provoque de telles manifestations qu’à ses risques et périls.

Thury examine ensuite comment la question des esprits doit être posée.

La tache de la science, écrit-il, est de rendre témoignage de la vérité. Elle ne peut le faire si elle emprunte une partie de ses données à la Révélation ou à la tradition, car il y a pétition de principe, et le témoignage de la science devient nul.

Les faits de l’ordre naturel se rapportent à deux catégories de forces : les unes nécessaires, les autres libres. À la première catégorie appartiennent les forces générales de pesanteur, de chaleur, de lumière, d’électricité, et la force végétative. Il est possible que l’on en découvre d’autres un jour ; mais actuellement ce sont les seules que l’on connaisse. À la seconde catégorie de forces appartiennent seulement l’âme des animaux et celle de l’homme : ce sont bien là des forces, puisque ce sont des causes de mouvements et de phénomènes variés dans le monde physique.

L’expérience nous apprend que ces forces se manifestent par l’intermédiaire d’organismes particuliers, fort compliqués chez les animaux supérieurs et chez l’homme, mais simples chez les animaux les plus inférieurs, où l’âme n’a plus besoin de muscles et de nerfs pour se manifester au dehors et où elle semble agir sur une matière homogène dont elle détermine les mouvements (Amæba d’Ehrenberg). C’est là où le problème de l’action de l’âme sur le corps se trouve en quelque sorte posé dans ses termes les plus simples, réduit à sa plus simple expression.

Dès que l’on admet l’existence de l’âme voulante comme distincte, au moins en principe, du corps matériel, il devient uniquement une question d’expérience de constater si d’autres volontés que celle de l’homme et des animaux jouent un rôle quelconque, fréquent ou rare, dans le monde où nous vivons. Ces volontés, si elles existent, auront un moyen quelconque de manifestations que l’expérience seule peut nous faire connaître. En effet, tout ce qu’il est possible d’affirmer a priori, c’est que la matière sera le moyen nécessaire de leur manifestation. Mais ce serait une idée bien étroite, et déjà démentie par l’observation du règne animal dans ses types inférieurs, que celle d’attribuer à cette matière une organisation nécessaire de muscles, de nerfs, etc. Aussi longtemps que l’on ne connaîtra pas le lien qui unit l’âme à la matière dans laquelle elle se manifeste, il sera parfaitement illogique de poser a priori les conditions particulières que la matière doit remplir pour cette manifestation. Ces conditions demeurent parfaitement indéterminées. Ainsi, nous pouvons chercher les signes de ces manifestations dans l’éther cosmique ou dans la matière pondérable ; dans les gaz, dans les liquides, ou dans les solides ; dans la matière sans organisation, ou bien dans la matière déjà organisée, comme celle des animaux et de l’homme. Il serait de mauvaise logique d’affirmer que l’on ne saurait découvrir d’autres volontés que celles des animaux ou de l’homme, parce que jusqu’ici on n’a rien vu encore de semblable, car des faits de ce genre peuvent avoir été observés, mais non pas éclaircis et constatés scientifiquement. Ils pourraient aussi se produire à de longs intervalles, et les temps de la nature ne se mesurent pas à notre durée et à nos souvenirs qui sont d’hier.

Tels sont les faits et les idées exposés dans ce consciencieux Mémoire du professeur Thury. On voit que pour lui : 1° les phénomènes sont certains ; 2° ils sont produits par une substance inconnue, à laquelle il donne le nom de psychode, qui existerait en nous et servirait d’intermédiaire entre l’âme et le corps, entre la volonté et les organes ; le psychode pourrait s’étendre au-delà du corps ; 3° l’auteur ne déclare pas absurde l’hypothèse des esprits, et admet qu’il peut exister, dans le monde où nous vivons, d’autres volontés que celles de l’homme et des animaux, pouvant agir sur la matière.

Le professeur Marc Thury est mort en 1905, après avoir consacré sa vie entière à l’étude des sciences exactes, et notamment de l’astronomie.


Les expériences de la Société dialectique de Londres

Une société savante bien connue, la Société dialectique de Londres, fondée en 1867 sous la présidence de Sir John Lubbock, a pris la résolution, en 1869, de faire entrer les phénomènes physiques que cet ouvrage a pour but d’étudier dans le cadre de ses observations, et, après une série d’expériences, a publié un Rapport, auquel elle a joint les attestations, sur le même sujet, d’un certain nombre d’hommes de science parmi lesquels j’ai eu l’honneur d’être compris49. Ce rapport a été traduit en français par le Dr Dusart et publié50 dans la collection des ouvrages psychiques si heureusement créée et dirigée par le comte de Rochas. Je ne puis mieux faire, pour donner ici un exposé des résultats constatés par cette Société, que d’extraire les points capitaux de ce Rapport d’ordre purement scientifique.

Voici d’abord l’origine de cette fondation.

Dans l’assemblée de la Société dialectique de Londres, tenue le 6 janvier 1869, sous la présidence de M. J.-H Lévy, il fut décidé que le bureau serait invité à constituer un Comité, conformément à l’article 7 des statuts, pour étudier les phénomènes désignés sous le nom de manifestations spirites et pour rédiger un rapport en conséquence.

Ce comité fut formé le 26 janvier suivant. Il était composé de vingt-sept membres. On remarque parmi eux le savant naturaliste Alfred Russel Wallace, membre de la Société royale de Londres.

Le professeur Huxley et M. George-Henri Lewes furent priés d’apporter leur collaboration aux travaux du Comité. Ils refusèrent. La lettre du professeur Huxley est trop typique pour n’être pas reproduite ici.


« Monsieur,

« Je regrette de ne pouvoir accepter l’invitation du bureau de la Société dialectique à me joindre au Comité pour l’étude du Spiritisme ; et cela pour deux raisons. D’abord, je n’ai pas de temps à consacrer à une pareille étude, qui donnera beaucoup d’occupations et (à moins qu’elle ne ressemble pas à toutes les enquêtes de même genre que j’ai connues) beaucoup d’ennuis. En second lieu, je ne prends aucun intérêt à un tel sujet. Le seul cas de spiritisme que j’aie eu l’occasion d’examiner par moi-même fut bien la plus complète fourberie que j’aie jamais vue. Mais, même en supposant que ces phénomènes soient réels, ils n’auraient aucun intérêt pour moi. Si quelqu’un m’offrait l’occasion d’entendre les radotages de quelques vieilles femmes ou de curés dans la cathédrale la plus voisine, je déclinerais cet avantage, ayant beaucoup mieux à faire.

« Si les habitants du monde spirituel ne parlent pas avec plus de sagesse et de sens commun que ne le rapportent leurs amis, je les classe dans la même catégorie.

« Le seul avantage que puisse, selon moi, procurer la démonstration de la réalité du Spiritisme, serait de fournir un argument de plus contre le suicide.

« J’aimerais mieux vivre comme un balayeur des rues, que d’être condamné, après ma mort, à débiter des niaiseries par l’organe d’un médium à un louis la séance.

« Je suis, Monsieur, etc.

« T.-H. HUXLEY. »

« 29 janvier 1869. »

À l’opposé de ce scepticisme radical, fondé sur une seule séance d’observation ( !) le savant électricien Cromwell Varley (qui établit, en 1860, le premier câble transatlantique entre l’Europe et l’Amérique) ne tarda pas à s’associer aux recherches, et à faire faire de grands progrès à l’examen scientifique.

Le Rapport, avec ses dépositions, a été présenté à la Société dialectique, le 20 juillet 1870. Mais on décida de ne pas le publier officiellement, sous le couvert de la Société, pour ne pas la compromettre.

En conséquence, le Comité résolut à l’unanimité de publier ce Rapport sous sa propre responsabilité.

Le voici :

Votre Comité a tenu cinquante séances, dans lesquelles il a reçu les dépositions de trente-trois personnes, qui décrivirent les phénomènes qu’elles affirmèrent avoir observé par leur expérience personnelle.

Il a reçu de trente et une personnes des attestations écrites, relatant les faits observés.

Il a sollicité le concours et réclamé la collaboration et les avis des hommes de science, qui ont exprimé publiquement leurs opinions favorables ou défavorables à l’authenticité des phénomènes.

Il a fait aussi un appel spécial aux personnes qui ont publiquement attribué les phénomènes à l’imposture et à l’illusion.

Comme il semblait à votre Comité qu’il était de la plus haute importance d’étudier les phénomènes en question par des expériences et des constatations personnelles, il résolut de se subdiviser en sous-comités, comme moyen le plus sûr d’arriver à ce but.

En conséquence, six sous-comités furent constitués.

Leurs rapports se confirment respectivement l’un l’autre et paraissent sûrement établir les propositions suivantes :

1° Des bruits de caractères très divers, provenant des différentes parties du mobilier, du parquet ou des murs des chambres (les vibrations accompagnant ces bruits sont toujours nettement perçues par le toucher), se produisent sans être causés ni par une action musculaire, ni par aucun moyen mécanique ;

2° Des déplacements de corps pesants surviennent sans intervention mécanique d’aucune sorte, ou sans action musculaire correspondante de la part des personnes présentes, souvent même en dehors du contact ou du voisinage de qui que ce soit ;

3° Ces bruits et ces mouvements se produisent souvent au moment et dans les conditions demandés par les assistants et, au moyen d’un simple code de signaux, répondent aux questions posées ou dictent des communications suivies ;

4° Les réponses et communications ainsi obtenues sont, pour la plupart, d’un caractère vulgaire ; mais des faits connus d’une seule personne présente ont parfois été rapportés avec exactitude ;

5° Les circonstances dans lesquelles se produit le phénomène sont variables : ce qui ressort le plus nettement, c’est que la présence de certaines personnes semble nécessaire à sa production, tandis que d’autres y sont contraires ; mais cette différence ne semble pas dépendre des opinions favorables ou de l’incrédulité à l’égard des phénomènes ;

6° Cependant, la production du phénomène n’accompagne pas nécessairement la présence des unes ou l’absence des autres. Les témoignages écrits et oraux reçus par votre Comité attestent non seulement des phénomènes de même nature que ceux observés par nos sous-comités, mais encore d’autres, de caractères plus variés et plus extraordinaires.

Ces constatations peuvent se résumer sommairement de la façon suivante :

1° Treize témoins affirment qu’ils ont vu des corps pesants, des hommes dans quelques cas, s’élever doucement dans l’air et y rester un certain temps, sans support visible ou tangible ;

2° Quatorze témoins certifient avoir vu des mains ou des formes n’appartenant à aucun être humain vivant, mais ayant l’aspect et la mobilité de la vie, qu’ils ont plusieurs fois touchées ou saisies dans leurs mains. Ils sont donc convaincus qu’elles n’étaient produites ni par fraude, ni par illusion ;

3° Cinq témoins constatent qu’ils ont été touchés par quelque agent invisible sur diverses parties du corps, souvent sur des points désignés, tandis que les mains de tous les assistants étaient visibles ;

4° Treize témoins déclarent avoir entendu des morceaux de musique bien exécutés sur des instruments qui n’étaient tenus par aucun agent visible ;

5° Cinq témoins affirment qu’ils ont vu des fragments de charbons, chauffés au rouge, appliqués sur les mains ou la tête de diverses personnes, sans produire ni douleur ni brûlures, et trois témoins déclarent que cette expérience a été faite sur eux, avec la même innocuité ;

6° Huit témoins constatent qu’ils ont reçu par coups frappés, écriture ou autres moyens, des informations précises, dont l’exactitude était ignorée d’eux aussi bien que de tous les assistants et fut démontrée parfaite par une enquête subséquente ;

7° Un témoin déclare qu’il a reçu une information précise et détaillée, qui fut néanmoins reconnue absolument erronée ;

8° Trois témoins affirment qu’en leur présence des dessins au crayon et en couleurs furent exécutés en si peu de temps et dans de telles conditions, que cela eût été impossible à un homme ;

9° Six témoins déclarent qu’ils ont reçu l’annonce d’événements à venir et que, dans plusieurs cas, l’heure et la minute auxquelles ils devaient se produire ont été exactement prédites, des jours et même des semaines auparavant.

En outre de tout ce qui précède, on a affirmé des cas de médiumnité parlante, de guérisons, d’écriture automatique, d’apports de fleurs et de fruits dans des chambres bien closes, de voix entendues dans l’air, de visions dans les cristaux et dans les verres, ainsi que d’allongement du corps humain.

Quelques extraits des procès-verbaux mettront mieux encore ces expériences sous les yeux de nos lecteurs, ainsi que leur physionomie toute scientifique.

Toutes ces réunions ont eu lieu dans les domiciles particuliers des membres du Comité, afin d’écarter toute possibilité d’installations mécaniques ou d’autres arrangements.

À toutes les séances, le mobilier garnissant la chambre où se faisaient les expériences était son mobilier ordinaire.

Les tables furent toujours de lourdes tables à manger, exigeant un grand effort pour être remuées. La plus petite avait 5 pieds 9 pouces de longueur sur 4 pieds de largeur, et la plus grande 9 pieds 3 pouces sur 4 pieds et demi, avec un poids correspondant.

Les chambres, les tables et le mobilier furent chaque fois soumis à un minutieux examen avant et après les expériences, pour s’assurer qu’ils ne cachaient ni engin, ni instrument ou autre disposition, au moyen desquels les bruits ou mouvements cités auraient pu être produits.

Les expériences furent faîtes à la lumière du gaz, sauf dans quelques cas signalés dans les procès-verbaux.

On a évité l’emploi de médiums professionnels ou salariés ; la seule médiumnité était celle des membres, tous occupant une bonne position sociale, étant d’une rigoureuse intégrité, n’ayant à attendre aucun résultat pécuniaire, ni rien à gagner à une fourberie.

Les quatre cinquièmes des membres étaient, au début des expériences, absolument sceptiques au sujet de la réalité des phénomènes. Ils étaient convaincus que ces phénomènes étaient le résultat soit de l’imposture ou de l’illusion, soit de l’action musculaire inconsciente. Ce ne fut que devant l’évidence indiscutable, dans des conditions qui excluaient toute possibilité d’admettre aucune de ces solutions, et après des essais et des épreuves maintes fois répétés, que les plus sceptiques furent amenés peu à peu et comme malgré eux à la conviction que les phénomènes observés dans le cours de leur longue enquête sont des faits incontestables.


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La description d’une expérience et de la façon dont elle fut dirigée montrera le soin et les précautions avec lesquels le Comité a poursuivi ses recherches.

Tant qu’il y avait contact ou même possibilité de contact entre les mains ou les pieds d’une des personnes présentes et l’objet en mouvement, on n’a pas admis qu’il y eut certitude absolue que les bruits et les mouvements n’aient pu être dus à la personne ainsi en contact. On fit donc l’expérience suivante :

Un jour que onze membres étaient assis depuis quarante minutes autour d’une des tables à manger décrites ci-dessus et que des bruits et des mouvements variés s’étaient produits, ils tournèrent, dans un but d’épreuve, les dossiers de leurs chaises vers la table, à environ 9 pouces de distance de celle-ci. Tous s’agenouillèrent sur leurs chaises, en plaçant les bras sur la partie supérieure des dossiers. Dans cette position, leurs pieds étaient nécessairement dirigés du côté opposé à la table et il n’était pas possible de les ramener sous elle ou de toucher le parquet. Les mains de chaque assistant étaient étendues au-dessus de la table, à 4 pouces environ de sa surface. Le contact avec une partie quelconque de la table ne pouvait donc avoir lieu sans être découvert.

En moins d’une minute, la table, sans être touchée, remua quatre fois ; la première d’environ cinq pouces dans un sens ; puis d’environ onze pouces dans le sens opposé ; puis de nouveau de quatre pouces dans un sens et six dans un autre.

Les mains de tous les assistants furent ensuite placées sur les dossiers des chaises, à un pied environ de la table, qui, de nouveau, fit comme ci-dessus cinq mouvements, variant de quatre à six pouces. Toutes les chaises furent alors reculées à douze pouces de la table, et chacun s’agenouilla sur sa chaise comme précédemment, sauf que cette fois, les mains étant repliées derrière le dos et le corps se trouvant ainsi à 18 pouces de la table, le dossier de la chaise était interposé entre lui et la table. Celle-ci remua de nouveau quatre fois dans différentes directions. Ainsi, dans le cours de cette expérience concluante, la table, en moins d’une demi-heure, se déplaça treize fois SANS AUCUN CONTACT ni possibilité de contact avec qui que ce fût. Les mouvements eurent lieu en tous sens, et plusieurs d’entre eux conformément à la demande de divers membres du Comité.

La table fut alors minutieusement examinée, retournée sens dessus dessous et démontée ; mais on ne put rien découvrir qui rendit compte du phénomène. L’expérience fut poursuivie tout le temps à la pleine lumière du gaz au-dessus de la table.

Le Comité a constaté plus de cinquante mouvements de ce genre, SANS CONTACT, en huit soirées différentes, dans les domiciles de ses membres, et chaque fois les plus sérieuses précautions furent observées.

Dans toutes les expériences de cette nature, la possibilité d’une action mécanique ou d’un agencement quelconque fut éliminée par ce fait que les mouvements avaient lieu en tous sens, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, une fois à une extrémité de la pièce, la fois suivante à l’autre. De tels mouvements auraient exigé l’intervention de plusieurs mains ou de plusieurs pieds. Vu les grandes dimensions et le poids des tables, ils n’auraient pu avoir lieu que sous l’action visible d’une force musculaire. Chaque main et chaque pied étaient parfaitement en vue et n’eussent pu faire le moindre mouvement sans être aussitôt découverts.

Ils se produisirent si souvent, dans tant et de si diverses conditions ; ils furent entourés de tant de précautions contre l’erreur ou l’illusion et donnèrent des résultats si invariables, que les membres de votre sous-comité, qui suivirent les expériences, quoiqu’ils eussent débuté pour la plupart par un scepticisme absolu, restèrent pleinement convaincus qu’il existe une force capable de mouvoir des corps pesants, sans contact matériel, et que cette force dépend, d’une façon encore inconnue, de la présence d’êtres humains.

Tel fut le premier verdict de la science sur les pratiques du spiritisme en Angleterre, verdict rendu par des physiciens, des chimistes, des astronomes, des naturalistes, plusieurs étant membres de la Société royale de Londres. Ces études étaient faites notamment par le prof. de Morgan, président de la Société mathématique de Londres, Varley, ingénieur en chef des télégraphes, Russel Wallace, naturaliste, etc. Plusieurs membres de la Société dialectique refusèrent de s’associer à ces conclusions et déclarèrent qu’elles devraient être vérifiées par un autre savant ; par exemple par le chimiste Crookes. Celui-ci accepta la proposition, et telle a été l’origine de ses expériences, dont il sera question plus loin.

Mais avant de présenter ces expériences de l’éminent chimiste, je tiens à mettre sous les yeux de mes lecteurs les principaux faits constatés par le Comité d’études dont nous venons de parler.


Observations spéciales.


9 mars 1869. — Neuf membres présents. Réunion à 8 heures. Les phénomènes suivants se produisirent :

1° Les assistants se tiennent debout et ne posent que le bout des doigts sur la table. Elle fait un mouvement considérable ;

2° Ils tiennent les mains à une distance de plusieurs pouces au-dessus de la table, sans que personne la touche, et elle se déplace de plus d’un pied ;

3° Pour rendre l’expérience absolument concluante, tous les assistants se tiennent notablement éloignés de la table et dirigent leurs mains étendues au-dessus d’elle, sans la toucher, et elle se déplace comme avant et d’une égale quantité. Pendant ce temps, un des membres, accroupi sur le parquet, regarde attentivement sous la table, tandis que d’autres, placés en dehors du cercle, observent si personne ne s’approche de la table. Dans ces conditions, elle exécute de nombreux mouvements, en dehors de toute possibilité de contact de qui que ce soit ;

4° Tandis que l’on se tient ainsi à distance de la table, mais avec le bout des doigts posé dessus, tous, à un signal donné, lèvent les mains en même temps, et la table, à plusieurs reprises, s’enlève du parquet jusqu’à environ un pouce de hauteur ;

5° Tous tiennent les mains à une faible distance au-dessus de la table, mais sans la toucher. Au commandement, tous les lèvent brusquement, et la table s’enlève comme précédemment. Le membre accroupi sur le parquet et ceux qui observent en dehors du cercle ont continué à surveiller très attentivement, et tous constatent que le phénomène est incontestable.


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15 avril. — Huit membres présents. Séance à huit heures. Après cinq minutes, des coups sont frappés dans la tablette de la table. Diverses questions, telles que les places à occuper par les assistants, etc., sont posées, et il y est répondu par coups frappés. On demande l’alphabet et le mot « rire » est épelé. On demande si cela veut dire que nous devons rire. La réponse est affirmative, et les assistants éclatent de rire. Sur quoi la table donne une série de coups vigoureux et de mouvements semblant imiter et former l’accompagnement de nos rires, et cela de façon si comique que nous partons tous d’un réel éclat de rire devant lequel la table se secoue, tandis que les coups frappent en mesure pour nous accompagner51.

Pour essayer si les bruits continueraient en d’autres conditions, tous s’écartent à une certaine distance de la table et forment un cercle en se tenant les mains autour d’elle. Les coups, au lieu de venir de la table comme auparavant, sont frappés avec violence dans toutes les parties du parquet et sur le fauteuil dans lequel se trouve l’assistant servant de médium. Quelques-uns viennent de l’extrémité de la pièce, à quinze pieds au moins de distance de la personne la plus rapprochée. Une pluie de coups en part de tous les points de la table à la fois, produisant tout à fait le crépitement d’une averse de grêlons tombant sur elle. Tous les coups entendus pendant cette soirée ont été très nets et très distincts. On remarqua que si, pendant nos conversations, les coups semblaient singulièrement enjoués, ils s’arrêtaient cependant — instantanément, dès qu’une question était posée, et on n’en entendait plus un seul, avant que la réponse fût terminée.


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29 avril. — Neuf assistants. Au bout d’un quart d’heure, la table exécute divers mouvements accompagnés de coups. Les coups, d’abord très doux, deviennent peu à peu plus violents. Ils battent la mesure des airs joués par une boîte à musique, et se font entendre dans toutes les parties de la table indiquées par les assistants. Plusieurs questions sont posées, et il y est répondu soit par des coups dans la table, soit, plus souvent, par coups frappés par les pieds de la table se soulevant de tout un côté, d’une hauteur variant d’un à quatre pouces. Les expérimentateurs s’efforcent en vain d’empêcher ces mouvements ; la table résiste à tous leurs efforts. À plusieurs reprises, la chaise sur laquelle est assis le médium est traînée sur le parquet. Elle est d’abord tirée à plusieurs pieds en arrière ; fait alors plusieurs tours et circonvolutions puis, finalement, retourne avec le médium à sa position première. La chaise n’a pas de roulettes, et ses mouvements sont cependant tout à fait silencieux, le médium restant absolument immobile et tenant ses pieds soulevés au-dessus du parquet, de telle sorte que, pendant toute la durée du phénomène, aucune partie de sa personne ou de ses vêtements ne touche le parquet. La pièce étant vivement éclairée au gaz, tout le monde peut voir parfaitement ce qui se passe. Pendant tout ce temps, des coups retentissent dans le parquet.


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On propose d’essayer si la table exécutera des mouvements sans contact. Tout le monde, y compris le médium, se tient à distance de la table, tenant les mains à 3 ou 6 pouces au-dessus d’elle, sans que qui que ce soit la touche. Des surveillants se placent au-dessous d’elle pour s’assurer que rien ne la touche, et voici ce que l’on constate :

1° À plusieurs reprises la table se déplace toujours dans la direction demandée. Ainsi, sur le désir qui en est exprimé, qu’elle aille d’une extrémité à l’autre de la pièce, elle prend cette direction, et, rencontrant un obstacle, se détourne pour l’éviter ;

2° À un signal donné, tous lèvent brusquement leurs mains et la table s’enlève aussitôt, d’un bond, à un pouce du parquet ;

Les membres du Comité surveillent à tour de rôle le dessous de la table, ou, se tenant autour, notent avec le plus grand soin tout ce qui se produit ; mais personne ne parvient à découvrir le moindre agent visible de leur production.

18 mai. — On joue sur le piano, et un morceau est accompagné par des coups frappés sur tous les points de la table, tandis qu’un second est accompagné de soulèvements de la table, tantôt par un côté, tantôt par un autre. Tous ces bruits et mouvements se font en mesure avec la musique. Le même phénomène se reproduit lorsque l’on se met à chanter. Pendant toute la séance, les bruits sont répartis également sur tous les points et se localisent rarement en l’un des côtés de la table.


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9 juin. — Huit assistants. Les faits les plus intéressants de la soirée sont les suivants : les coups continuent à venir des différentes parties de la table, mais surtout de celle qui est voisine du médium : ils persistent à venir plus spécialement de ce dernier point, même lorsque le médium a quitté la table pour aller dans le vestibule recevoir une dépêche. L’alphabet étant récité conformément au signal reçu, on obtient les mots : « Drôles de Pauls ! » Ces mots amusent et intriguent les assistants et, comme on fait remarquer qu’ils s’appliquent probablement aux Chanteurs chrétiens dont les mélodies nègres, à Saint-Georges Hall, s’entendent distinctement par les fenêtres ouvertes de la salle, cette suggestion est accueillie par trois coups formidables dans la table.


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17 juin. — Le médium tient à bras tendu, au-dessus de la table, une feuille de papier par un de ses coins et, à sa demande, on entend frapper sur elle des coups petits mais distincts. Les autres coins de la feuille sont alors saisis par d’autres assistants ; les bruits sont entendus par tous les membres présents, et ceux qui tiennent la feuille sentent les chocs produits par les coups invisibles. Une ou plusieurs questions reçoivent leurs réponses par cette voie, en coups frappés entendus distinctement et qui imitent la chute de gouttes d’eau sur le papier. Ce nouveau et curieux phénomène a lieu tout à fait sous les yeux des assistants, sans qu’on puisse lui découvrir aucune cause physique.


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21 Juin. Mouvement de l’harmonica sans contact. — Le médium et deux assistants tiennent les mains au-dessus d’un harmonica, sans le toucher en aucune façon. Celui-ci, par petits bonds successifs, fait le tour presque complet de la table. Tandis que les doigts des assistants la touchent légèrement, la table est vivement entraînée à une distance de six pieds.

Un cylindre de toile de trois pieds de haut et de deux de diamètre est placé sous une petite table, dont il entoure les pieds. Dans le cylindre, une sonnette ne tinte pas, mais des coups sont donnés sur la table, qui bondit à plusieurs reprises. Ce cylindre s’oppose absolument à tout contact entre les pieds des assistants et ceux de la table. Pendant toute la séance, il se produit des bruits et des mouvements.


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14 décembre. — Coups de ton et d’intensité variés partant de tous les points de la table. En réponse à une question, trois violents coups retentissent sur la table, comme s’ils avaient été donnés avec le poing fermé. De temps à autre des coups partent de toutes les parties de la salle. Des coups battent la mesure des chants ou des morceaux exécutés sur le piano.

Bruits dans la table, sans contact. — Tous les assistants se tiennent loin de la table, sans le moindre contact avec elle, et les bruits continuent à s’y faire entendre, quoique plus faibles.

Mouvements sans contact. — Question : « La table voudrait-elle maintenant se déplacer sans contact ? — Oui », répondent trois coups dans la table.

Toutes les chaises sont alors retournées avec leurs dossiers vers la table et à 9 pouces d’elle. Tous les assistants s’agenouillent sur les chaises, laissant reposer leurs poignets sur les dossiers, de sorte que les mains sont à quelques pouces au-dessus de la table.

Dans ces conditions, la lourde table à manger déjà décrite fait quatre mouvements, chacun de 4 à 6 pouces, et un autre de près de 12 pouces.

Toutes les mains sont alors placées sur les dossiers des chaises, à près d’un pied de la table, et quatre mouvements sont exécutés. Chacun se faisant doucement et sans arrêt, en près d’une minute.

Tous les assistants placent ensuite leurs mains derrière leur dos, restant agenouillés, le corps droit, ce qui les écarte à environ un pied de la table. On ouvre davantage le gaz de façon à assurer un large éclairage, et dans ces conditions de contrôle il se produit des mouvement distincts, de plusieurs pouces chaque fois, visibles pour tous les assistants.

Les mouvements se font dans diverses directions, vers toutes les parties de la salle ; quelques-uns sont brusques, d’autres calmes. En même temps et dans les mêmes conditions, des coups bien nets sont frappés aussi bien dans la table que dans le parquet, en réponse à des questions posées.

Les mouvements ci-dessus sont tellement hors de contestation, que tous les assistants, à l’unanimité, manifestent leur conviction qu’ils ne peuvent être dus à aucune force physique émanant d’aucun des assistants. Ils déclarent ensuite par écrit qu’un rigoureux examen de la table a prouvé que c’est une table à manger ordinaire, dépourvue de tout rapport avec une machine ou un appareil quelconque. La table a été renversée sur le parquet, les pieds en l’air, et démontée aussi complètement que possible.

Ces expériences sont la répétition et la confirmation absolue de celles qui ont été exposées depuis les premières pages de cet ouvrage. Mais elles suffiraient, à elles seules, pour justifier les convictions.

Ce premier sous-comité, dont nous venons de donner les principales expériences, n’avait pour but que les phénomènes physiques. Le sous-comité n° 2 s’est occupé plus spécialement des communications intelligentes, des dictées médiumniques Nous n’avons pas à nous en occuper ici ; elles seront à leur place dans un ouvrage spécial sur le spiritisme.

Le même Comité a publié dans ce Rapport général la lettre suivante, qu’il m’avait fait l’honneur de me demander :

Je dois vous avouer d’abord, messieurs, que parmi ceux qui s’appellent médiums ou spirites, un nombre considérable sont des personnes d’intelligence limitée, incapables d’adapter une méthode expérimentale convenable à l’étude des phénomènes de cet ordre et qui, très souvent, sont dupes de leur ignorance et de leur crédulité. D’autres, au contraire, dont le nombre est également considérable, sont des imposteurs dont le sens moral est tellement oblitéré par les habitudes de fraude, qu’ils semblent bien incapables d’apprécier à quel point il est odieux d’abuser criminellement, comme ils le font, de la confiance de ceux qui recherchent dans ces phénomènes des moyens d’instruction ou des motifs de consolation.

Même quand la question est étudiée sérieusement et avec bonne foi, la force à laquelle sont dus ces phénomènes est si capricieuse dans son action, que leur étude expérimentale entraîne forcément beaucoup de désappointements et de perte de temps. Ce n’est donc pas chose facile d’éliminer les obstacles ainsi accumulés sous les pas des chercheurs, de supprimer les sources d’erreur, d’obtenir des manifestations authentiques de ces phénomènes, et de mettre en garde son esprit contre toute illusion dans l’examen méthodique des faits en question. Néanmoins, je n’hésite pas à affirmer ma conviction, basée sur l’examen personnel du sujet, que les savants qui déclarent que les phénomènes nommés magnétiques, somnambuliques, médiumniques et autres non encore expliqués par la science sont impossibles, doivent être rangés au nombre de ceux qui parlent de ce qu’ils ignorent. De même, l’homme habitué par ses occupations professionnelles à l’observation scientifique évitera de laisser envahir son esprit par des idées préconçues et de laisser obscurcir son intelligence par cette autre espèce d’illusion, malheureusement trop commune dans le monde des gens instruits, qui consiste à se figurer que toutes les lois de la nature sont connues et que tout ce qui semble franchir les limites de nos formules actuelles est impossible. On peut et on doit arriver à acquérir une certitude radicale expérimentalement fondée, de la réalité des faits dont il est question.

Après une affirmation aussi catégorique, j’ai à peine besoin d’assurer les membres de la Société dialectique que j’ai acquis par ma propre observation la certitude absolue de la réalité de ces phénomènes.

... Quoique, en l’absence de données concluantes sur la cause des phénomènes dits spirites, je sois porté à m’abstenir d’émettre aucune affirmation positive sur ce sujet, je dois ajouter cependant que l’affirmation unanime de leur origine spirituelle de la part de ces agents occultes qui, dans ce dernier quart de siècle, se sont ainsi manifestés sur toute la surface du globe, imprime à ce problème un caractère qui, par son universalité, mérite de fixer l’attention du chercheur impartial. L’histoire de la race humaine depuis les temps les plus reculés fournit des exemples de coïncidences, de prévisions et d’avertissements au sujet de choses futures, reçus dans certains moments critiques, d’apparitions plus ou moins nettement vues, que des témoignages aussi dignes de foi que tous ceux que nous possédons sur toute autre branche de la tradition historique, assurent s’être produits réellement.

Je dois ajouter aussi que mes recherches dans les domaines de la philosophie et de l’astronomie moderne m’ont amené, comme on le sait, à adopter une façon de voir personnelle au sujet de l’espace et du temps, de la pluralité des mondes habités, de l’éternité et de l’ubiquité des forces agissantes de l’Univers, de l’indestructibilité des âmes aussi bien que des atomes.

La permanence de la vie intellectuelle doit être regardée comme le résultat de la succession harmonieuse des incarnations sidérales.

Notre globe étant une des terres de l’espace, une province de l’existence planétaire, et notre vie présente n’étant qu’un chapitre de notre durée éternelle, il semble tout naturel, car le surnaturel n’existe pas, qu’il existe un lien permanent entre les sphères, les corps et les âmes de tout l’Univers, et il est probable que l’existence de ce lien sera démontrée dans le cours des temps, par les progrès des découvertes scientifiques.

Il serait bien difficile d’exagérer l’importance des questions présentées ainsi à nos réflexions, et j’ai vu avec une vive satisfaction la noble initiative que, par la constitution de votre Comité de recherches, un groupe d’hommes aussi justement considérés que les membres de la Société dialectique, a prise pour l’étude expérimentale de ces phénomènes si profondément intéressants. Je suis donc très heureux de répondre au vœu contenu dans votre lettre, en vous adressant l’humble tribut de mes observations sur le sujet en question, et d’avoir ainsi l’occasion d’offrir à votre Société l’assurance de ma plus sincère bonne volonté pour l’élucidation approfondie de ces mystères de la nature, que l’on n’avait pas encore introduits dans le domaine des sciences positives.

CAMILLE FLAMMARION.

Paris, 8 mai 1870.

Ce résumé des travaux de la Société dialectique de Londres établit de nouveau que, depuis longtemps déjà, l’étude des phénomènes produits par les médiums est entrée dans la voie de l’expérimentation scientifique. Il n’y a, semble-t-il, que les aveugles qui puissent nier désormais.

Il répond également à une question souvent posée, c’est que l’on peut entreprendre ces expériences sans connaître de médium attitré. Il s’en trouve toujours dans une réunion d’une dizaine de personnes. C’est ce qu’avaient déjà établi les séances du comte de Gasparin.

Le même rapport contient aussi (25 mai 1869) une communication de l’électricien Cromwell Varley déclarant que les phénomènes médiumniques ne peuvent être contestés par tout observateur de bonne foi, et que, pour lui, l’hypothèse des esprits désincarnés est celle qui les explique le mieux, esprits vulgaires, en général, comme la majorité des citoyens de notre planète.

Cette expérimentation scientifique a été continuée par la Society for psychical Research, fondée en 1882, qui a eu pour présidents successifs le professeur Sidgwick, le professeur Balfour Stewart, le professeur Sidgwick une seconde fois, A. J. Balfour (premier ministre), le professeur William James, sir William Crookes, Frédéric Myers, sir Oliver Lodge, le prof. Ch. Richet, c’est-à-dire des hommes éminents dans la science et dans l’enseignement. Signalons ici, à ce propos, les magnifiques travaux du docteur Hodgson et du professeur Hyslop dans la branche américaine de cette Société.

Elle a été continuée, cette expérimentation, d’une manière magistrale, par le célèbre chimiste William Crookes, et lui a apporté les résultats les plus merveilleux. Nos lecteurs vont également s’en rendre compte.


Les expériences de Sir William Crookes

Le savant chimiste William Crookes, membre de la Société royale de Londres, auteur de plusieurs découvertes de premier ordre, notamment du Thallium, et des ingénieuses expériences sur « la matière radiante », a publié ses premières recherches sur le sujet qui nous occupe ici dans une Revue dont il était directeur, the Quarterly Journal of Science, à laquelle il m’a fait l’honneur d’associer ma collaboration astronomique52. Je présenterai d’abord à mes lecteurs un extrait de son article du 1er juillet 1871, ayant pour titre Experimental investigation of a new force (Recherches expérimentales sur une force nouvelle), dans lequel il expose ses expériences avec Home. J’ai eu, d’ailleurs, plusieurs fois l’occasion de m’en entretenir moi-même avec ce médium53.

Il y a douze mois (1er juillet 1870), j’ai écrit dans ce journal un article dans lequel, après avoir exprimé ma croyance à l’existence, sous de certaines conditions, de phénomènes inexplicables par les lois naturelles connues, j’indiquais plusieurs preuves que les hommes de science avaient le droit de demander, avant d’ajouter foi à la réalité de ces phénomènes. Parmi les preuves à fournir, je disais « qu’une balance délicatement équilibrée devrait se mouvoir sous des conditions déterminées, et que la manifestation d’un pouvoir équivalent à certains poids devrait se produire dans le laboratoire de l’expérimentateur, là où il pourrait le peser, le mesurer et le soumettre à des essais convenables ». Je disais aussi que je ne pouvais pas promettre d’entrer pleinement dans cette étude, car il serait difficile de rencontrer des circonstances favorables, et parce que de nombreux échecs accompagneraient les recherches ; d’autant plus que « les personnes en présence de qui ces phénomènes se produisent sont en petit nombre, et que les occasions d’expérimenter avec des appareils préparés à l’avance sont encore plus rares ».

Depuis lors, les conditions convenables s’étant présentées, j’en ai profité avec joie pour appliquer à ces phénomènes l’expérience scientifique soigneusement contrôlée, et je suis ainsi arrivé à certains résultats précis que je crois utile de publier. Ces expériences paraissent établir d’une manière concluante l’existence d’une nouvelle force liée d’une manière inconnue à l’organisation humaine, et que, pour plus de facilité, on peut appeler Force psychique54.

De toutes les personnes douées du pouvoir de développer cette force psychique, et qu’on a appelées médiums (d’après une tout autre théorie de son origine), M. Daniel Dunglas Home est la plus remarquable. Et c’est principalement à cause des nombreuses occasions que j’ai eues de faire mes recherches en sa présence, que j’ai été amené à pouvoir affirmer d’une manière aussi positive l’existence de cette Force. Les essais que j’ai tentés ont été très nombreux ; mais à cause de notre connaissance imparfaite des conditions qui favorisent ou contrarient les manifestations de cette force, de la manière capricieuse en apparence dont elle s’exerce, et du fait que M. Home lui-même est sujet à d’inexplicables flux et reflux de cette force, ce n’est que rarement que les résultats obtenus ont pu être confirmés et contrôlés avec des appareils construits pour ce but spécial.

Parmi les phénomènes qui se produisent sous l’influence de M. Home, les plus frappants et en même temps ceux qui se prêtent le mieux à l’examen scientifique, sont : 1° l’altération du poids des corps ; 2° l’exécution d’airs sur des instruments de musique (généralement sur l’accordéon, à cause de sa facilité de transport) sans intervention humaine directe, et en des conditions qui rendent impossible tout contact ou tout maniement des clefs. Ce n’est qu’après avoir été fréquemment témoin de ces faits et les avoir scrutés avec toute la rigueur dont je suis capable, que j’ai été convaincu de leur véritable réalité.

Mes expériences ont été faites chez moi, le soir, dans une vaste pièce éclairée au gaz. Les appareils préparés dans le but de constater les mouvements de l’accordéon consistaient en une cage, formée de deux cercles de bois, respectivement d’un diamètre de un pied dix pouces et de deux pieds55, réunis ensemble par douze lattes étroites, chacune d’un pied dix pouces de longueur, de manière à former la charpente d’une espèce de tambour, ouvert en haut et en bas. Tout autour, cinquante mètres de fils de cuivre isolés furent enroulés en vingt-quatre tours, chacun de ces tours se trouvant à moins d’un pouce de distance de son voisin. Ces fils de fer horizontaux furent alors solidement reliés ensemble avec de la ficelle, de manière à former des mailles serrées. La hauteur de cette cage était telle qu’elle pouvait glisser sous la table de ma salle à manger, mais elle en était trop près par le haut pour permettre à une main de s’introduire dans l’intérieur, ou à un pied de s’y glisser par-dessous. Dans une chambre voisine, j’avais disposé deux piles de Grove, d’où partaient des fils électriques qui se rendaient dans la salle à manger, pour établir la communication, si on le désirait, avec ceux qui entouraient la cage.

L’accordéon était neuf : je l’avais, pour ces expériences, acheté moi-même dans un bazar. M. Home n’avait ni vu, ni touché l’instrument, avant le commencement de nos essais.

Dans une autre partie de la pièce, un appareil était disposé pour expérimenter l’altération du poids d’un corps. Il consistait en une planche d’acajou, de trente-six pouces de long, sur neuf et demi de large et un d’épaisseur. L’un des bouts de la planche reposait sur une table solide, tandis que l’autre était supporté par une balance à ressort suspendue à un fort trépied. La balance était munie d’un index enregistreur, auto-moteur, de manière à indiquer le maximum du poids marqué par l’aiguille. L’appareil était ajusté de telle sorte que la planche d’acajou était horizontale, son pied reposant à plat sur le support. Dans cette position, son poids était de trois livres56, indiquées par l’index de la balance.

Avant que M. Home pénétrât dans la pièce, l’appareil avait été mis en place, et, avant de s’asseoir, on ne lui avait même pas expliqué la destination de quelques-unes de ses parties. Il sera peut-être utile d’ajouter que, l’après-midi, j’étais allé chez lui, dans son appartement, et que là, il me dit que, comme il avait à changer de vêtements, je ne ferais sans doute pas de difficulté de continuer notre conversation dans sa chambre à coucher. Je suis donc en mesure d’affirmer d’une manière positive que ni machine, ni appareil, ni artifice d’aucune sorte ne fut en secret mis sur sa personne.

Parmi les investigateurs présents à cette expérience je signalerai : un savant éminent, haut placé dans les rangs de la Société Royale57, un docteur en droit réputé58, mon frère, et mon préparateur de chimie.

M. Home s’assit à côté de la table, sur une chaise longue. En face de lui, sous la table, se trouvait la cage dont je viens de parler. Je m’assis près de lui à sa gauche ; un autre observateur fut placé près de lui à sa droite ; quelques autres assistants s’assirent autour de la table.

Pendant la plus grande partie de la soirée, et particulièrement lorsqu’un phénomène important avait lieu, les observateurs qui étaient de chaque côté du médium tinrent respectivement leurs pieds sur les siens, de manière à pouvoir découvrir le plus léger mouvement.

La température de la pièce était ordinairement de 20 à 21 degrés centigrades.

M. Home prit l’accordéon entre le pouce et le doigt du milieu d’une de ses mains, et par le bout opposé aux clefs (V. la fig. première).

Après avoir préalablement ouvert moi-même la clef de basse, la cage fut tirée de dessous la table, juste assez pour permettre d’y introduire l’accordéon avec la face aux clefs en bas. La cage fut ensuite repoussée dessous, autant que le bras de M. Home put le permettre, mais sans cacher sa main à ceux qui étaient près de lui (V. la fig. seconde). Bientôt ceux qui étaient de chaque côté virent l’accordéon se balancer d’une manière curieuse, puis des sons en sortirent, et enfin plusieurs notes furent jouées successivement. Pendant que ceci se passait, mon préparateur se glissa sous la table et constata que l’accordéon s’allongeait et se fermait. La main de M. Home qui tenait l’accordéon était tout à fait immobile, et l’autre reposait sur la table.

Puis ceux qui étaient de chaque côté de M. Home virent l’accordéon se mouvoir, osciller et tourner dans la cage, et jouer en même temps. Le docteur regarda alors sous la table et affirma que la main de M. Home restait immobile pendant que l’accordéon se mouvait et faisait entendre des sons distincts.

Nous entendîmes des notes distinctes et séparées résonner successivement, et ensuite un air simple fut joué. Comme un tel résultat ne pouvait s’être produit que par les différentes clefs de l’instrument mises en action d’une manière harmonieuse, tous ceux qui étaient présents le considérèrent comme une expérience décisive. Mais ce qui suivit fut encore plus frappant : M. Home éloigna entièrement sa main de l’accordéon, la sortit tout à fait de la cage, et la mit dans la main de la personne qui se trouvait près de lui. Alors l’instrument continua à jouer tout seul, personne ne le tenant.

De nouveau M. Home lâcha l’instrument et posa ses deux mains sur la table. Deux des assistants et moi nous aperçûmes distinctement l’accordéon flotter ça et là dans l’intérieur de la cage, sans aucun support visible. Après un court intervalle, ce fait se répéta une seconde fois.

Je voulus ensuite essayer quel effet on produirait en faisant passer le courant de la batterie autour du fil isolé de la cage. En conséquence, mon aide établit la communication avec les fils qui venaient des piles de Grove. De nouveau, M. Home tint l’instrument dans la cage de la même façon que précédemment, et immédiatement il résonna et s’agita de côté et d’autre avec vigueur. Mais il m’est impossible de dire si le courant électrique qui passa autour de la cage vint en aide à la force qui se manifestait à l’intérieur.

Après cette expérience, l’accordéon, toujours tenu d’une seule main, se mit à jouer d’abord des accords et des arpèges, et ensuite une douce et plaintive mélodie bien connue, qu’il exécuta parfaitement et d’une manière très belle. Pendant que cet air se jouait, je saisis le bras de M. Home au-dessous du coude, et fis glisser doucement ma main jusqu’à ce qu’elle touchât le haut de l’accordéon. Pas un muscle ne bougeait. L’autre main de M. Home était sur la table, visible à tous les yeux, et ses pieds étaient sous les pieds de ceux qui étaient à côté de lui.

Ayant obtenu des résultats aussi frappants pendant nos expériences de l’accordéon dans la cage, nous nous tournâmes vers l’appareil de la balance déjà décrit. M. Home plaça légèrement la pointe de ses doigts sur l’extrême bout de la planche d’acajou qui reposait sur le support, pendant que le docteur et moi, assis chacun de notre côté, nous épiâmes les effets qui pourraient se produire. Presque immédiatement, nous vîmes l’aiguille de la balance qui descendait. Au bout de quelques secondes elle remonta. Ce mouvement se répéta plusieurs fois, comme sous des émissions successives de la Force psychique. Nous observâmes que, pendant l’expérience, le bout de la planche oscilla doucement, montant et descendant.

Puis M. Home, de son propre mouvement, prit une petite sonnette et une petite boîte à allumettes, en carton, qui se trouvaient près de lui et plaça un de ces objets sous chacune de ses mains, pour nous montrer qu’il n’exerçait pas la moindre pression. (Voyez la fig. ci-après.) L’oscillation très légère de la balance à ressort devint plus marquée, et le docteur, regardant l’index, constata qu’il le voyait descendre à six livres et demie. Le poids normal de la planche ainsi suspendue étant de trois livres, il s’ensuivait que la poussée supplémentaire était de trois livres et demie. En regardant, immédiatement après, l’enregistreur automatique, nous vîmes qu’à un moment donné l’index était descendu jusqu’à neuf livres, ce qui montrait que le poids normal d’une planche, qui était de trois livres, avait atteint une pesanteur maximum de six livres de plus.

Afin de voir s’il était possible de produire un effet notable sur la balance à ressort en exerçant une pression à l’endroit où M. Home avait mis ses doigts, je montai sur la table et me tins sur un pied à l’extrémité de la planche. Le docteur, qui observait l’index de la balance, dit que l’action du poids entier de mon corps (140 livres) ne faisait fléchir l’index que d’une livre et demie — ou de deux livres quand je donnais une secousse. Or, M. Home étant resté assis sur une chaise longue, n’aurait pu, eût-il fait tous les efforts possibles, exercer aucune influence matérielle sur ces résultats. J’ai à peine besoin d’ajouter que ses pieds ainsi que ses mains étaient surveillés de près.

Cette expérience me paraît encore plus concluante, peut-être, que celle de l’accordéon. Comme on le voit, la planche était placée horizontalement, et il faut noter qu’en aucun moment les doigts de M. Home ne s’avancèrent à plus d’un pouce et demi de l’extrémité de la planche, ce qui fut démontré par une marque de crayon que je fis au moment même. — Or, le pied en bois étant large aussi d’un pouce et demi et reposant à plat sur la table, il est évident qu’un accroissement de pression musculaire exercé dans cet espace d’un pouce et demi ne pouvait produire aucune action sur la balance.

Par conséquent, la disposition était celle d’un levier de trente-six pouces de long, dont le point d’appui se trouvait à un pouce et demi de l’un des bouts. Si donc M. Home avait exercé une pression dirigée vers le bas, elle aurait été en opposition avec la force qui faisait descendre l’autre extrémité de la planche.

La légère pression verticale indiquée par la balance lorsque j’étais debout sur la planche, était due probablement à ce que mon pied dépassait ce point d’appui.

Je viens de faire un exposé des faits, complet et sans fard, tiré des nombreuses notes écrites au moment des expériences, et rédigées en entier immédiatement après.

Quant à la cause de ces phénomènes, quant à la nature de la force, quant à la corrélation existant entre elle et les autres forces de la nature, je ne m’aventurerai pas à la moindre hypothèse. Dans des recherches qui se lient d’une manière si intime avec des conditions fort rares de physiologie et de psychologie, il est du devoir de l’investigateur de s’abstenir complètement de tout système de théories, jusqu’à ce qu’il ait rassemblé un nombre de faits suffisants pour former une base solide sur laquelle il puisse raisonner. En présence des étranges phénomènes jusqu’ici inexplorés et inexpliqués, qui se succèdent d’une manière si rapide, j’avoue qu’il est difficile de ne pas les décrire en un langage qui porte l’empreinte des sensations reçues. — Mais, pour être couronnée de succès, une enquête de ce genre doit être entreprise par le philosophe, sans préjugés ni sentimentalité. Il faut bannir complètement les idées romanesques et superstitieuses ; les pas de l’investigateur doivent être guidés par une raison aussi froide et aussi peu passionnée que les instruments dont il fait usage.

M. Cox écrit à ce propos à M. Crookes :

Les résultats me paraissent établir d’une manière concluante ce fait important : qu’il y a une force qui procède du système nerveux et qui est capable, dans la sphère de son influence, de donner aux corps solides du mouvement et du poids.

J’ai constaté que cette force était émise par pulsations intermittentes, et non sous la forme d’une pression fixe et continue, car l’index montait et baissait incessamment pendant l’expérience. Ce fait me semble d’une grande importance, parce qu’il tend à confirmer l’opinion qui lui donne pour source l’organisation nerveuse, et il contribue beaucoup à asseoir l’importante découverte du docteur Richardson d’une atmosphère nerveuse d’intensité variable enveloppant le corps humain.

Vos expériences confirment entièrement la conclusion à laquelle est arrivé le Comité de recherches de la « Dialectical Society », après plus de quarante séances d’essais et d’épreuves.

Permettez-moi d’ajouter que je ne vois rien qui puisse faire penser que cette force soit autre chose qu’une force émanant de l’organisation humaine, ou du moins s’y rattachant directement, et qu’en conséquence, comme toutes les autres forces de la nature, elle est pleinement du ressort de cette rigoureuse recherche scientifique, à laquelle vous avez été le premier à la soumettre.

Maintenant qu’il est acquis, par les preuves données par des appareils, que c’est un fait de la nature (et si c’est un fait, il est impossible d’en exagérer l’importance au point de vue de la physiologie et de la lumière qu’il doit jeter sur les lois obscures de la vie, de l’esprit et de la science médicale), sa discussion, son examen immédiat et sérieux ne peuvent pas ne pas être faits par les physiologistes et par tous ceux qui ont à cœur la connaissance de « l’homme », connaissance qui a été nommée avec raison « la plus noble étude de l’humanité ».

Pour éviter l’apparence de toute conclusion prématurée, je recommanderais d’adopter pour cette force un nom qui lui soit propre, et je me hasarde à suggérer l’idée qu’on pourrait l’appeler Force psychique ; que les personnes chez qui elle se manifeste avec une grande puissance s’appellent Psychistes, et que la science qui s’y rapporte se nomme Psychisme, comme étant une branche de la psychologie.

L’article qui précède a été publié séparément par William Crookes, en une brochure spéciale que j’ai sous les yeux59, et qui contient, de plus, l’étude suivante, non moins curieuse au point de vue anecdotique humain qu’au point de vue de la physique expérimentale.

Il est édifiant de comparer quelques-unes des critiques actuelles avec ce qu’on écrivait il y a un an, lorsque, pour la première fois, j’annonçai que j’étais sur le point de porter mes recherches sur les phénomènes appelés spirites : cette annonce provoqua un sentiment universel d’approbation. L’un dit que mes « desseins méritaient une respectueuse considération » ; l’autre exprima « sa profonde satisfaction que ce sujet fût sur le point d’être étudié par un homme aussi compétent que... » etc. ; un troisième était « satisfait d’apprendre que cette matière était soumise à l’attention d’hommes froids, clairvoyants, et occupant un rang distingué dans la science » ; un quatrième affirmait que « personne ne pouvait douter de la capacité de M. Crookes à conduire ces recherches avec une impartialité rigide et philosophique », et enfin un cinquième était assez bon pour dire à ses lecteurs : « Si des hommes, comme M. Crookes, n’admettant rien que ce qui est prouvé, s’attaquent à ce sujet, nous saurons bientôt ce que nous pourrons croire. »

Ces remarques, cependant, furent écrites trop vite. Ces écrivains tenaient pour certain que les résultats de mes expériences concorderaient avec leurs idées préconçues. Ce qu’ils désiraient réellement, ce n’était pas la « vérité », mais un témoignage de plus en faveur des propres opinions qu’ils s’étaient déjà faites. Lorsqu’il se trouva que les faits établis par cette enquête ne pouvaient pas favoriser ces opinions, pourquoi dirent-ils « tant pis pour les faits ! » Ils essayèrent de revenir adroitement sur leurs recommandations de confiance en l’enquête, en déclarant que « M. Home est un habile magicien qui nous a tous dupés. » « M. Crookes aurait pu, tout aussi bien, examiner les tours d’un jongleur indien ». « M. Crookes devra se procurer de meilleurs témoins avant qu’on puisse le croire » ; « La chose est trop absurde pour être traitée sérieusement. » « C’est impossible, et par conséquent cela ne peut pas être60 ». « Les observateurs ont tous été hallucinés, et se sont figuré voir des choses qui n’ont jamais réellement eu lieu. » Etc., etc.

Ces remarques impliquent un oubli curieux des devoirs du savant. Je suis à peine surpris que les contradicteurs, sans avoir fait aucune recherche personnelle, prétendent que j’ai été trompé, simplement parce qu’ils ne sont pas convaincus, puisque le même système d’arguments, qui n’a rien de scientifique, a été opposé à toutes les grandes découvertes. Lorsqu’on me dit que ce que je décris ne peut pas s’expliquer en s’accordant avec les idées qu’on s’est faites des lois de la nature, celui qui fait cette objection sort en réalité de la question même, et a recours à un mode de raisonnement qui condamnerait la science à l’immobilité. L’argument tourne dans ce cercle vicieux : on ne doit pas affirmer un fait avant d’être sur qu’il est d’accord avec les lois de la nature, tandis que notre seule connaissance des lois de la nature doit être basée sur une large observation des faits. Si un fait nouveau semble être en contradiction avec ce qu’on appelle une loi de la nature, cela ne prouve pas que le fait en question soit faux ; mais cela prouve seulement qu’on n’a pas encore bien établi quelles sont les lois de la nature, ou qu’on ne les connaît pas exactement.

Dans son discours d’ouverture prononcé cette année (1871) devant l’Association Britannique à Edimbourg, sir William Thomson a dit : « La science est tenue par l’éternelle loi de l’honneur à regarder en face et sans crainte tout problème qui peut franchement se présenter à elle. » Mon but, en mettant ainsi en lumière les résultats de séries d’expériences très remarquables, est de présenter un de ces problèmes que, d’après sir William Thomson, « la science est tenue par l’éternelle loi de l’honneur à regarder en face et sans crainte. » Il ne suffira pas de nier simplement son existence, ou d’essayer de l’ensevelir sous la moquerie. Qu’on se souvienne que je ne hasarde ni hypothèse, ni théorie quelles qu’elles soient ; j’affirme tout simplement certains faits, et n’ai qu’un seul objectif : — la vérité. Doutez, mais ne niez pas ; montrez, par la critique la plus sévère, ce que dans mes épreuves expérimentales, il faut considérer comme erreurs, et suggérez des essais plus concluants ; mais ne nous faites pas à la hâte traiter nos sens de témoins menteurs, parce qu’ils auront témoigné contre vos idées préconçues. Je dirai à mes critiques : Essayez des expériences ; cherchez avec soin et patience comme je l’ai fait. Si, après examen, vous découvrez fraude ou illusion, proclamez-le et dites comment cela s’est fait. Mais si vous trouvez que c’est un fait, avouez-le sans crainte, comme « par l’éternelle loi de l’honneur » vous êtes tenu de le faire.

Ici William Crookes rappelle les expériences et les conclusions du comte de Gasparin et de Thury exposées plus haut sur le fait du mouvement de corps sans contact, prouvé et démontré. Nous n’avons pas à y revenir. Il ajoute que la force ecténeique du professeur Thury et la force psychique sont des termes équivalents, et qu’il s’agit également ici de l’atmosphère nerveuse ou fluide du docteur Benjamin Richardson.

M. Crookes envoya ses observations à la Société Royale de Londres, dont il fait partie. Cette Société savante refusa ces mémoires. De toute évidence, on n’avait approuvé l’immixtion de l’ingénieux chimiste dans ses recherches occultes et hérétiques qu’avec l’idée qu’il démontrerait la fausseté de ces prodiges.

Le professeur Stokes, secrétaire, refusa de s’occuper de la question et d’en inscrire même le titre aux publications académiques. Ce fut exactement la répétition de ce qui était arrivé à l’Académie des Sciences de Paris, en 1853. M. Crookes dédaigna ces négations arbitraires et anti-scientifiques, et leur répondit simplement en publiant la description détaillée des expériences. Voici cette description, dans ses points essentiels :

La première fois, dit-il, que je tentai ces expériences, je pensais que le contact effectif des mains de M. Home et du corps suspendu, dont le poids devait être modifié, était, nécessaire à la manifestation de la force ; mais je m’aperçus ensuite que ce n’était pas une condition indispensable, et, en conséquence, je disposai mes appareils de la manière suivante : Les dessins qui suivent (fig. 1, 2, 3) montrent cette disposition. La figure 1 est une vue d’ensemble, et les figures 2 et 3 montrent plus en détail les parties essentielles. Les lettres de renvoi sont les mêmes dans chaque dessin. A B est une planche d’acajou de 0m 91 de long sur 0m 24 de large et 0m 025 d’épaisseur. Son extrémité B est suspendue à une balance à ressort C, munie d’un marqueur automatique D.

La balance est soutenue par un trépied très solide E.

La pièce suivante de l’appareil ne se voit pas dans les figures. À l’index mobile O de la balance à ressort est soudée une fine pointe d’acier qui se projette horizontalement en dehors. En face de la balance, et solidement fixé à elle, se trouve un cadre à coulisse portant une boîte plate semblable à la chambre noire d’un appareil photographique. Un mouvement d’horlogerie fait mouvoir cette boîte horizontalement en face de l’index mobile, et elle renferme une feuille de verre à vitre, noircie à la fumée. La pointe d’acier qui fait saillie imprime une marque sur cette surface.

Si la balance est au repos, et que le mouvement d’horlogerie vienne à marcher, il en résulte une ligne horizontale parfaitement droite. Si le mouvement est arrêté, et qu’on place des poids sur l’extrémité B de la planche, il en résulte une ligne verticale dont la longueur dépend du poids appliqué. Si, pendant que le mouvement d’horlogerie entraîne la feuille de verre, le poids de la planche (ou la tension de la balance) vient à varier, il en résulte une ligne courbe, d’après laquelle on pourra calculer la tension en grammes, à n’importe quel moment de la durée des expériences.

L’instrument pouvait indiquer une diminution aussi bien qu’un accroissement de la force de gravitation ; des indications de cette diminution furent souvent obtenues. Cependant, pour éviter des complications, je ne parlerai ici que des résultats où un accroissement de cette force fut constaté.

L’extrémité B de la planche étant supportée par la balance à ressort, l’extrémité A est posée sur une bande de bois F, vissée à travers son côté plat et coupée en lame de couteau (voy. fig. 3). Ce point d’appui repose sur un banc de bois GH, solide et lourd. Sur la planche, juste au-dessus du point d’appui, est placé un large vase de verre I, rempli d’eau. L est une barre de fer massive, munie d’un bras et d’un anneau MN, dans lequel repose un vase en cuivre hémisphérique dont le fond est percé de plusieurs trous.

La barre de fer est à 2 pouces de la planche AB ; le bras et le vase de cuivre MN sont ajustés de telle sorte que ce dernier plonge dans l’eau d’un pouce et demi, et se trouve à 5 pouces et demi du fond du vase I, et à 2 pouces de sa circonférence. Si l’on secoue ou si l’on frappe le bras M ou le vase N, cela ne produit sur la planche AB aucun effet mécanique appréciable, qui puisse impressionner la balance. Si l’on plonge dans l’eau la main dans toute sa longueur au point N, cela ne produit pas sur la balance la moindre action sensible.

Comme la transmission mécanique de la puissance de M. Home est par ce moyen entièrement supprimée contre le vase de cuivre et la planche AB, il s’ensuit que le pouvoir de la force musculaire est complètement éliminé.

Dans la chambre ou les expériences se faisaient (ma propre salle à manger), il y a toujours eu une lumière suffisante pour voir tout ce qui se passait. De plus, j’ai répété les expériences non seulement avec M. Home, mais aussi avec une autre personne douée de la même faculté. Voici le détail de ces expériences :


EXPÉRIENCE I. — L’appareil ayant été convenablement disposé avant l’entrée de M. Home dans la chambre, il y fut introduit, et fut prié de mettre ses doigts dans l’eau du vase N. Il se leva, et y plongea le bout des doigts de sa main droite ; son autre main et ses pieds étaient tenus. Lorsqu’il dit qu’il sentait un pouvoir, une force ou une influence s’échapper de sa main, je fis marcher le mouvement d’horlogerie, et presque immédiatement on vit l’extrémité B de la planche descendre lentement et rester abaissée pendant vingt secondes ; puis elle descendit un peu plus bas, et ensuite elle remonta à sa hauteur ordinaire. Ensuite elle descendit de nouveau, remonta tout à coup, baissa encore graduellement pendant 47 secondes, et enfin se releva à sa hauteur normale et s’y maintint jusqu’à la fin de l’expérience. Le point le plus bas marqué sur le verre était équivalent à une poussée directe d’environ 5.000 grains61. La figure 4 est une reproduction de la courbe tracée sur la plaque de verre enduite de noir de fumée.

EXPÉRIENCE II. — Le contact par le moyen de l’eau ayant été démontré aussi efficace que le contact mécanique, je fus désireux de voir si la puissance ou force en question, pourrait impressionner le poids, soit par d’autres parties de l’appareil, soit au travers de l’air. Le vase de verre, la barre de fer, etc., furent donc écartés comme complication inutile, et M. Home plaça ses mains en P sur le support de l’appareil (fig. 1). Une personne de l’assistance plaça sa main sur les mains de M. Home, et son pied sur ses pieds : je l’observai aussi très attentivement pendant tout ce temps. Au moment voulu, le mouvement d’horlogerie fut remis en marche ; la planche descendit et monta d’une manière irrégulière et le résultat fut une courbe tracée sur le verre. La figure 5 en est la reproduction.

EXPÉRIENCE III. — Cette fois, M. Home fut placé à un pied de la planche AB, et par côté. Ses mains et ses pieds étaient solidement tenus par une personne placée près de lui. Une autre courbe, dont la figure 6 est la reproduction, fut obtenue en faisant mouvoir le verre fumé.

EXPÉRIENCE IV. — Cette expérience fut faite un jour que le fluide (le pouvoir) était très intense.

M. Home fut placé à trois pieds de l’appareil ; ses mains et ses pieds étaient solidement tenus. Quand il donna le signal, la machine fut mise en mouvement ; bientôt l’extrémité B de la planche descendit, puis remonta d’une façon irrégulière, comme le montre la figure 7.


Les expériences qui suivent furent faites avec un appareil plus délicat, et en l’absence de M. Home, avec une autre personne douée des mêmes facultés (une jeune dame).

Un morceau de parchemin mince A (fig. 8 et 9) est fortement tendu sur un cercle de bois. BC est un léger levier pivotant en D. À l’extrémité B se trouve une pointe d’aiguille verticale touchant la membrane A, et au point C se trouve une antre pointe d’aiguille, faisant saillie horizontalement, et touchant une lame de verre EF, noircie à la fumée. Cette lame de verre est entraînée dans la direction H G par le mouvement d’horlogerie K.

L’extrémité B du levier est chargée de telle manière qu’elle suit rapidement les mouvements du centre du disque A. Ces mouvements sont transmis à la lame de verre EF et y sont tracés par le moyen du levier et de la pointe d’aiguille C. Des trous sont percés dans les parois du cercle pour permettre à l’air de circuler librement au-dessous de la membrane. Au préalable, l’appareil fut éprouvé par moi-même et par d’autres personnes, afin de nous assurer que ni coup ni vibration sur la table ou sur le support ne troubleraient les résultats : la ligne tracée par la pointe C sur le verre fumé reste parfaitement droite, en dépit de tous nos efforts pour influencer le levier en secouant le support ou en frappant du pied sur le plancher.

EXPÉRIENCE V. — Sans qu’on lui eût expliqué le but de l’instrument, la dame fut amenée dans la chambre, et on la pria de poser ses doigts sur le support en bois aux points L, M (fig. 8). Je plaçai alors mes mains sur les siennes, pour découvrir tout mouvement de sa part, conscient ou inconscient. Bientôt on entendit des bruits (bruits de percussion) frappés sur le parchemin, semblables à ceux de grains de sable qu’on aurait jetés sur sa surface. À chaque coup, on voyait un fragment de graphite, que j’avais placé sur la membrane, être projeté en l’air à environ un cinquantième de pouce, et l’extrémité C du levier se mouvait légèrement et descendait. Quelquefois, les sons se succédaient aussi rapidement que ceux d’une machine d’induction, tandis que d’autres fois, il y avait plus d’une seconde d’intervalle. Cinq ou six courbes furent obtenues, et toujours on vit le mouvement de l’extrémité C du levier coïncider avec chaque vibration de la membrane.

Dans quelques cas, les mains de la dame ne furent pas aussi rapprochées de la membrane que les points L, M, mais elles se trouvèrent en N, O (fig. 9).

La figure 10 donne les tracés inscrits.

EXPÉRIENCE VI. — Ayant obtenu ces résultats en l’absence de M. Home, j’étais impatient de voir quelle action sa présence produirait sur l’instrument. En conséquence, je le priai de l’essayer, mais sans lui en donner l’explication.

Je saisis son bras au-dessus du poignet, et je tins sa main au-dessus de la membrane, à environ 10 pouces de sa surface, et dans la position dessinée en P (fig. 9). Un ami tenait son autre main. Après être demeuré dans cette position environ une demi-minute, M. Home déclara qu’il sentait le fluide passer. Alors je fis marcher le mouvement d’horlogerie, et nous vîmes tous l’index C qui montait et descendait. Les mouvements étaient beaucoup plus lents que dans le cas précédent, et n’étaient pas du tout accompagnés des coups vibrants dont j’ai parlé.

Les figures 11 et 12 montrent les courbes produites sur les glaces dans deux de ces cas.


Ces expériences mettent hors de doute les conclusions auxquelles je suis arrivé dans mon précédent mémoire, savoir : l’existence d’une force associée, d’une manière encore inexpliquée, à l’organisme humain, force par laquelle un surcroît de poids peut être ajouté à des corps solides, sans contact effectif.

Maintenant que j’ai pu observer davantage M. Home, je crois découvrir ce que cette force physique emploie pour se développer. En me servant des termes de force vitale, énergie nerveuse, je sais que j’emploie des mots qui, pour bien des investigateurs, prêtent à des significations différentes ; mais après avoir été témoin de l’état pénible de prostration nerveuse et corporelle dans laquelle quelques-unes de ces expériences ont laissé M. Home, après l’avoir vu dans un état de défaillance presque complète, étendu sur le plancher, pâle et sans voix, je puis à peine douter que l’émission de la force psychique ne soit accompagnée d’un épuisement correspondant de la force vitale.

Pour être témoin des manifestations de cette force, il n’est pas nécessaire d’avoir accès auprès de psychistes en renom. Cette force est probablement possédée par tous les êtres humains, quoique les individus qui en sont doués avec une énergie extraordinaire soient sans doute rares. Pendant l’année qui vient de s’écouler, j’ai rencontré, dans l’intimité de quelques familles, cinq ou six personnes qui possèdent cette force d’une manière assez puissante pour m’inspirer pleinement la confiance que, par leur moyen, on aurait pu obtenir des résultats analogues à ceux qui viennent d’être décrits, quoique moins intenses.

Ces expériences ont continué d’être l’objet d’une critique acharnée de la part des savants officiels anglais, qui se sont absolument refusés à en admettre la valeur. M. Crookes s’est quelquefois amusé à répondre à ces attaques grotesques, sans convaincre naturellement ses contradicteurs intransigeants. Il serait superflu de reproduire ici ces réponses que l’on trouve dans l’édition française des Recherches. Le savant chimiste a fait mieux : il a continué ses recherches dans ce domaine de l’Inconnu, et a obtenu des résultats plus remarquables encore — et encore plus extraordinaires, plus inexplicables, plus incompréhensibles.

Voici la suite de ses notes.

Ainsi qu’un voyageur qui explore quelque contrée lointaine, dont les merveilles n’ont été jusqu’alors connues que par des rumeurs et des récits d’un caractère vague et peu exact ; ainsi depuis quatre ans je poursuis assidûment des recherches dans une région des sciences naturelles qui offre à l’homme de science un sol presque vierge.

De même que le voyageur aperçoit dans les phénomènes naturels dont il peut être témoin l’action de forces gouvernées par des lois naturelles, là où d’autres ne voient que l’intervention capricieuse de dieux offensés ; de même je me suis efforcé de tracer l’opération des lois et des forces de la nature, là où d’autres n’ont vu que l’action d’êtres surnaturels, ne dépendant d’aucune loi, et n’obéissant à aucune autre force que celle de leur libre volonté.

Les divers phénomènes que je viens attester sont si extraordinaires et si complètement opposés aux points de croyance scientifique les plus enracinés, — entre autres l’universelle et invariable action de la force de gravitation, — que même à présent, en me rappelant les détails de ce dont j’ai été témoin, il y a antagonisme dans mon esprit entre ma raison, qui prétend que c’est scientifiquement impossible, et le témoignage de mes deux sens de la vue et du toucher (témoignage corroboré par les sens de toutes les personnes présentes) qui m’assurent qu’ils ne sont point des témoins menteurs.

Supposer qu’une sorte de folie ou d’illusion vienne fondre soudainement sur toute une réunion de personnes intelligentes, saines d’esprit, qui sont d’accord sur les moindres particularités et les détails des faits dont elles sont témoins, me paraît plus inadmissible que les faits mêmes qu’elles attestent.

Le sujet est beaucoup plus difficile et plus vaste qu’il ne le paraît. Il y a quatre ans de cela, j’eus l’intention de consacrer un ou deux mois seulement à m’assurer si certains faits merveilleux dont j’avais entendu parler pourraient soutenir l’épreuve d’un examen rigoureux. Mais étant bientôt arrivé à la même conclusion que tout chercheur impartial : c’est-à-dire qu’il « y a là quelque chose », je ne pouvais plus, moi, l’étudiant des lois de la nature, me refuser à continuer ces recherches, quel que fût le point où elles pourraient me conduire. C’est ainsi que quelques mois se changèrent en quelques années, et si je pouvais disposer de tout mon temps, il est probable que ces recherches se poursuivraient encore.

Mon but principal est de faire connaître ici la série des manifestations qui se sont produites chez moi, en présence de témoins dignes de foi, et sous les conditions de contrôle les plus sévères que j’aie pu imaginer. De plus, chaque fait que j’ai observé est corroboré par des observateurs indépendants qui l’ont observé en d’autres temps et d’autres lieux. On verra que tous ces faits ont le caractère le plus surprenant, et qu’ils semblent tout à fait inconciliables avec les théories connues de la science moderne. M’étant assuré de leur réalité, ce serait une lâcheté morale de leur refuser mon témoignage, parce que mes publications précédentes ont été ridiculisées par des critiques et autres gens qui ne connaissaient rien de ce sujet, et qui ont trop de préjugés pour voir et juger par eux-mêmes. Je dirai tout simplement ce que j’ai vu, et ce qui m’a été prouvé par des expériences répétées et contrôlées.

Excepté en quelques circonstances pour lesquelles l’obscurité a été une condition indispensable, comme par exemple les phénomènes d’apparitions lumineuses et quelques autres cas, tout ce que je rapporte a eu lieu à la lumière. Dans les quelques cas où les phénomènes décrits se sont produits dans l’obscurité, j’ai pris soin de le mentionner ; de plus, lorsque quelque raison particulière a exigé l’exclusion de la lumière, les résultats qui se sont manifestés l’ont été sous des conditions de contrôle si parfait, que la suppression d’un de nos sens n’a réellement pas pu affaiblir la preuve fournie.

J’ai dit que l’obscurité n’est pas essentielle. Cependant, c’est un fait bien reconnu que, lorsque la force est faible, une lumière vive exerce une action qui contrarie quelques-uns des phénomènes. La puissance de M. Home est assez intense pour surmonter cette influence contraire ; aussi n’admet-il pas l’obscurité pour ses séances. Excepté en deux circonstances, pour quelques expériences spéciales, tout ce dont j’ai été témoin a été produit par lui en pleine clarté. J’ai eu maintes occasions d’essayer l’action de la lumière provenant de différentes sources et de couleurs variées : — lumière du soleil, — lumière diffuse, — clair de lune, — gaz, — lampe, — bougie, — lumière électrique, — lumière jaune homogène, etc. — Les rayons qui contrarient les manifestations semblent être ceux de l’extrémité violette du spectre.

M. Crookes procède ici à la classification des phénomènes observés par lui, en allant des plus simples aux plus complexes, et en donnant rapidement, dans chaque chapitre, un aperçu de quelques-uns des faits.


PREMIÈRE CLASSE : Mouvement de corps pesants avec contact, mais sans effort mécanique. (Ce mouvement a été surabondamment prouvé dans tout ce livre, et il serait superflu d’y insister.)

DEUXIÈME CLASSE : Phénomènes de percussion et autres sons de même nature.

Une question importante s’impose ici, écrit l’auteur : Ces mouvements et ces bruits sont-ils gouvernés par une intelligence ? Dès le premier début de mes recherches, j’ai constaté que le pouvoir qui produit ces phénomènes n’est pas simplement une force aveugle, mais qu’une intelligence le dirige ou, du moins, lui est associée. Ainsi, les bruits ont été répétés un nombre de fois déterminé ; ils sont devenus forts ou faibles, et, à ma demande, ils ont résonné dans différents endroits ; par un vocabulaire de signaux convenus à l’avance, il a été répondu à des questions, et des messages ont été donnés avec une exactitude plus ou moins grande.

L’intelligence qui gouverne ces phénomènes est quelquefois manifestement inférieure à celle du médium, et elle est souvent en opposition directe avec ses désirs. Quand une détermination a été prise de faire quelque chose qui ne pouvait pas être considéré comme bien raisonnable, j’ai vu donner de pressants messages pour engager à réfléchir de nouveau. Cette intelligence est quelquefois d’un caractère tel qu’on est conduit à penser qu’elle n’émane d’aucun de ceux qui sont présents.

TROISIÈME CLASSE : Altération du poids des corps. (Expériences qui viennent d’être exposées.)

QUATRIÈME CLASSE : Mouvements d’objets pesants placés à distance du médium.

Les exemples ou des corps lourds, tels que tables, chaises, canapés, etc., ont été mis en mouvement, sans le contact du médium, sont très nombreux. J’en indiquerai brièvement quelques-uns des plus frappants. Ma propre chaise a en partie décrit un cercle, mes pieds ne posant pas sur le parquet. Sous les yeux de tous les assistants, une chaise est venue lentement, d’un coin éloigné de la chambre, et toutes les personnes présentes l’ont constaté ; dans une autre circonstance, un fauteuil vint jusqu’à l’endroit où nous étions assis, et sur ma demande, il s’en retourna lentement, à la distance d’environ trois pieds. Pendant trois soirées consécutives, une petite table se mut lentement à travers la chambre, dans des conditions que j’avais tout exprès préparées à l’avance, afin de répondre à toute objection qu’on aurait pu élever contre ce fait. J’ai obtenu plusieurs fois la répétition d’une expérience que le comité de la Société Dialectique a considérée comme concluante, savoir : le mouvement d’une lourde table en pleine lumière, le dos des chaises étant tourné vers la table, et chaque personne étant agenouillée sur sa chaise, les mains appuyées sur le dossier, mais ne touchant pas la table. Une fois, ce fait se produisit pendant que j’allais et venais, cherchant à voir comment chacun était placé.

CINQUIÈME CLASSE : Tables et chaises enlevées de terre sans l’attouchement de personne. (Il serait bien superflu d’y revenir.)

SIXIÈME CLASSE : Enlèvement de corps humains.

Les cas d’enlèvement les plus frappants dont j’ai été témoin ont eu lieu avec M. Home. En trois circonstances différentes, je l’ai vu s’élever complètement au-dessus du plancher de la chambre. La première fois, il était assis sur une chaise longue ; la seconde, il était à genoux sur sa chaise, et la troisième, il était debout. En chaque circonstance, j’eus toute facilité de contrôler le fait.

Il y a au moins cent cas bien constatés de l’enlèvement de M. Home, qui se sont produits en présence d’un grand nombre de personnes différentes ; et j’ai entendu de la bouche même de trois témoins, le comte de Dunraven, lord Lindsay et le capitaine C. Wynne, le récit des faits de ce genre les plus frappants, accompagné des moindres détails de ce qui se passa. Rejeter l’évidence de ces manifestations équivaut à rejeter tout témoignage humain, quel qu’il soit, car il n’est pas de fait, dans l’histoire sacrée ou dans l’histoire profane, qui s’appuie sur des preuves plus certaines.

SEPTIÈME CLASSE : Mouvement de divers petits objets sans le contact de personne. (Comme pour la 6° classe, trop commun également pour insister.)

HUITIÈME CLASSE : Apparitions lumineuses.

Ces manifestations étant un peu faibles exigent, en général, que la, chambre ne soit pas éclairée. J’ai à peine besoin de rappeler que, dans de pareilles conditions, j’ai pris toutes les précautions convenables pour éviter qu’on ne m’en imposât par de l’huile phosphorée ou par d’autres trucs. Bien plus, beaucoup de ces lumières étaient d’une nature telle que je n’ai pu arriver à les imiter par des moyens artificiels.

Sous les conditions du contrôle le plus rigoureux, j’ai vu un corps solide, lumineux par lui-même, à peu près de la grosseur et de la forme d’un œuf de dinde, flotter sans bruit à travers la chambre, s’élever par moments plus haut que n’aurait pu faire aucun des assistants en se tenant sur la pointe des pieds, et ensuite descendre doucement sur le parquet. Cet objet fut visible pendant plus de dix minutes, et, avant de s’évanouir, frappa trois fois la table avec un bruit semblable à celui d’un corps dur et solide.

Pendant ce temps, le médium était étendu sur une chaise longue et paraissait tout à fait insensible.

J’ai vu des points lumineux jaillir de côté et d’autre et se reposer sur la tête de différentes personnes ; j’ai eu réponse à des questions que j’avais faites par des éclats de lumière brillante qui se sont produits devant mon visage et le nombre de fois que j’avais fixé. J’ai vu des étincelles de lumière s’élancer de la table au plafond, et ensuite retomber sur la table avec un bruit très distinct. J’ai obtenu une communication alphabétique au moyen d’éclairs lumineux, se produisant dans l’air, devant moi, et au milieu desquels je promenais ma main. J’ai vu un nuage lumineux flotter au-dessus d’un tableau. Toujours en des conditions de contrôle absolument rigoureux, il m’est arrivé plus d’une fois qu’un corps solide, phosphorescent, cristallin, a été mis dans ma main par une main qui n’appartenait à aucune des personnes présentes. En pleine lumière, j’ai vu un nuage lumineux planer sur un héliotrope placé sur une table à côté de nous, en casser une branche, et l’apporter à une dame ; et j’ai vu également un nuage semblable se condenser sous nos yeux en prenant la forme d’une main et transporter de petits objets.

NEUVIÈME CLASSE : Apparitions de mains, lumineuses par elles-mêmes, ou visibles à la lumière ordinaire.

On sent souvent des attouchements de mains pendant les séances obscures ou dans des conditions où l’on ne peut les voir ; mais je n’ai vu ces mains que rarement.

Dans une séance en pleine lumière, une petite main, d’une forme très belle, s’éleva d’une table de salle à manger et m’offrit une fleur ; elle apparut, puis disparut à trois reprises différentes, en me donnant toute facilité de me convaincre que cette apparition était aussi réelle que ma propre main. Ce fait s’est produit en pleine lumière, dans mon cabinet, les pieds et les mains du médium étant tenus par moi avec certitude.

Dans une autre circonstance, une petite main et un petit bras, semblables à ceux d’un enfant, apparurent se jouant sur une dame qui était assise près de moi. Puis l’apparition vint à moi, me frappa sur le bras, et tira plusieurs fois mon habit.

Une autre fois, un doigt et un pouce furent vus arrachant les pétales d’une fleur qui était à la boutonnière de M. Home, et les déposant devant les personnes assises près de lui.

Nombre de fois, moi-même et d’autres personnes avons vu une main pressant les touches d’un accordéon, pendant qu’au même moment nous voyions les deux mains du médium, qui étaient tenues par ses voisins.

Les mains et les doigts ne m’ont pas toujours paru être solides et comme vivants. Quelquefois ils offraient plutôt l’apparence d’un nuage vaporeux condensé en partie sous forme de main. Tous les assistants ne le voyaient pas également bien. Par exemple, on voit se mouvoir une fleur ou quelque autre petit objet : un des assistants verra une vapeur lumineuse planer au-dessus ; un autre découvrira une main d’apparence nébuleuse, tandis que d’autres ne verront rien autre chose que la fleur en mouvement. J’ai observé plus d’une fois, d’abord un objet se mouvant, puis un nuage lumineux qui semblait se former autour de lui, et enfin le nuage se condensant, prenant une forme, et se changeant en une main parfaitement faite. À ce moment, toutes les personnes présentes pouvaient voir cette main. Cette main n’est pas toujours une simple forme, quelquefois elle semble parfaitement animée et très gracieuse ; les doigts se meuvent et la chair semble être aussi humaine que celle d’une main normale. Au poignet ou au bras, elle devient vaporeuse, et se perd dans un nuage lumineux.

Au toucher, ces mains paraissent quelquefois froides comme de la glace et mortes ; d’autres fois, elles m’ont semblé chaudes et vivantes, et ont serré la mienne avec la ferme étreinte d’un vieil ami.

J’ai retenu une de ces mains dans la mienne, bien résolu à ne pas la laisser échapper. Aucune tentative ni aucun effort n’ont été essayés pour me faire lâcher prise, mais peu à peu cette main sembla se résoudre en vapeur, et ce fut ainsi qu’elle se dégagea de mon étreinte.

DIXIÈME CLASSE : Écriture directe. (Le savant chimiste cite quelques exemples remarquables obtenus par lui. Nous n’avons pas à en parler dans cet ouvrage-ci).

ONZIÈME CLASSE : Formes et figures de fantômes.

Ces phénomènes sont les plus rares de tous ceux dont j’ai été témoin. Les conditions nécessaires pour leur apparition semblent être si délicates, et il faut si peu de chose pour contrarier leur manifestation, que je n’ai eu que de très rares occasions de les voir en des conditions de contrôle satisfaisantes. Je mentionnerai deux de ces cas.

Au déclin du jour, pendant une séance de M. Home chez moi, je vis s’agiter les rideau d’une fenêtre, qui était environ à huit pieds de distance de M. Home. Une forme sombre, obscure, demi-transparente, semblable à une forme humaine, fut aperçue par tous les assistants, debout près de la croisée, et cette forme agitait les rideaux avec sa main. Pendant que nous la regardions, elle s’évanouit, et les rideaux cessèrent de se mouvoir.

Le cas qui suit est encore plus frappant. Une forme de fantôme s’avança d’un coin de la chambre, alla prendre un accordéon, et ensuite glissa à travers la pièce en jouant de cet instrument. Cette forme fut visible pendant plusieurs minutes pour toutes les personnes présentes, et, en même temps, on voyait aussi M. Home. Le fantôme s’approcha d’une dame qui était assise à une certaine distance du reste des assistants ; cette dame poussa un petit cri, à la suite duquel l’ombre disparut.

DOUZIÈME CLASSE : Cas particuliers semblant indiquer l’action d’une intelligence extérieure.

Il a déjà été prouvé que ces phénomènes sont gouvernés par une intelligence. Il serait très important de connaître la source de cette intelligence. Est-ce celle du médium ou bien celle d’une des personnes réunies en séance, ou bien cette intelligence est-elle en dehors d’elles ? Sans vouloir à présent me prononcer positivement sur ce point, je puis dire que, tout en constatant que dans bien des cas la volonté et l’intelligence du médium ont paru avoir beaucoup d’action sur les phénomènes, j’ai observé aussi plusieurs cas qui semblent montrer d’une manière concluante l’action d’une intelligence extérieure et étrangère à toutes les personnes présentes. L’espace ne me permet pas de donner ici tous les arguments qu’on peut mettre en avant pour prouver ces assertions, mais parmi un grand nombre de faits j’en mentionnerai brièvement un ou deux.

En ma présence, plusieurs phénomènes se sont produits en même temps, et le médium ne les connaissait pas tous. Il m’est arrivé de voir Mlle Fox écrire automatiquement une communication pour un des assistants, tandis qu’une autre communication sur un autre sujet lui était donnée pour une autre personne au moyen de l’alphabet et par « coups frappés », et pendant tout ce temps le médium causait avec une troisième personne, sans le moindre embarras, sur un sujet tout à fait diffèrent des deux autres62.

Un cas peut-être plus frappant est le suivant. Pendant une séance avec M. Home, la petite latte dont je m’étais servi pour des communications par l’écriture, traversa la table pour venir à moi en pleine lumière, et me dicta des mots en me frappant sur la main. J’épelais l’alphabet, et la latte me frappait aux lettres qu’il fallait. L’autre bout de la latte posait sur la table, à une certaine distance des mains de M. Home.

Les coups étaient si nets et si précis, et la règle était si évidemment sous l’influence d’une puissance invisible qui dirigeait ses mouvements, que je dis : « L’intelligence qui dirige les mouvements de cette règle peut-elle changer le caractère de ses mouvements, et me donner au moyen de coups frappés sur ma main un message télégraphique avec l’alphabet de Morse ? »

J’ai toutes les raisons pour croire que l’alphabet Morse était tout à fait inconnu des personnes présentes, et moi-même je ne le connaissais qu’imparfaitement. J’avais à peine prononcé ces paroles que le caractère des coups frappés changea ; et le message fut continué de la manière que j’avais demandée. Les lettres me furent données trop rapidement pour pouvoir faire autre chose que de saisir un mot par-ci par-là, et par conséquent ce message fut perdu ; mais j’en avais assez vu pour me convaincre qu’à l’autre bout de la latte il y avait un bon opérateur de Morse, quel qu’il put être d’ailleurs.

Encore un autre exemple. Une dame écrivait automatiquement au moyen de la planchette. J’essayai de découvrir le moyen de prouver que ce qu’elle écrivait n’était pas dû à l’action inconsciente du cerveau. La planchette, comme elle le fait toujours, affirmait que quoi qu’elle fut mise en mouvement par la main et le bras de cette dame, l’intelligence qui la dirigeait était celle d’un être invisible, qui jouait du cerveau de la dame comme d’un instrument de musique, et faisait ainsi mouvoir ses muscles.

Je dis alors à cette intelligence : « Voyez-vous ce qu’il y a dans cette chambre ? — Oui, écrivit la planchette. — Voyez-vous ce journal et pouvez-vous le lire ? ajoutai-je, en mettant mon doigt sur un numéro du Times qui était sur une table derrière moi, mais sans le regarder. — Oui, répondit la planchette. — Bien, dis-je, si vous pouvez le voir, écrivez le mot qui est maintenant couvert par mon doigt, et je vous croirai. » La planchette commença à se mouvoir lentement et, non sans une grande difficulté, elle écrivit le mot « however » Je me retournai, et je vis que le mot however était couvert par le bout de mon doigt.

Lorsque je fis cette expérience, j’avais évité à dessein de regarder le journal, et il était impossible à la dame, l’eût-elle essayé, de voir un seul des mots imprimés, car elle était assise à une table, le journal était sur une autre table derrière moi, et mon corps lui en cachait la vue.

TREIZIÈME CLASSE : Manifestations diverses d’un caractère composé. — M. Crookes cite ici deux exemples de transport de la matière à travers la matière : une sonnette passant d’une salle voisine dans celle où ils étaient réunis, et une fleur se détachant elle-même d’un bouquet et passant à travers la table.


L’espace me manque pour donner ici plus de détails ; mais tous mes lecteurs apprécient assurément comme moi l’importance de ces expériences de l’éminent chimiste. J’appellerai surtout l’attention sur les preuves d’intelligence étrangère, sur les formations de mains et de fantômes et sur le passage de la matière à travers la matière.

Ces expériences datent des années 1871 à 1873. En cette dernière année, un nouveau médium, doué de facultés particulièrement remarquables, se manifestait à Londres : Mlle Florence Cook, née en 1856, et, par conséquent, alors âgée de 17 ans. Dès l’année précédente, en 1872, elle avait vu souvent apparaître auprès d’elle une ombre de jeune fille qui l’avait prise en affection, et qui lui disait se nommer Katie King dans l’autre monde, et avoir été une dame Annie Morgan pendant l’une de ses existences terrestres. Un certain nombre d’observateurs racontaient des merveilles de ces apparitions, qu’ils voyaient aussi, entre autres M. William Harrison, M. Benjamin Coleman, M. Luxmore, le Dr Sexton, le Dr Gully, le prince de Sayn Wittgenstein, qui en ont publié des relations convaincues.

M. William Crookes entra en relation avec ce nouveau médium en décembre 1873. Le journal The Spiritualist, rédigé par M. Harrison, dans la famille duquel plusieurs séances avaient eu lieu, a imprimé en février et mars 1874 deux lettres du savant chimiste63, dont voici quelques extraits :

J’ai des raisons pour être certain que le pouvoir à l’œuvre dans ces phénomènes est comme l’amour, et qu’il « se rit des serrures ».

La séance dont vous parlez, et à laquelle j’ai assisté, s’est tenue dans la maison de M. Luxmore ; le « cabinet » était un arrière-salon séparé par un rideau de la chambre de devant, dans laquelle se réunissaient les invités.

La formalité ordinaire d’inspecter la chambre et d’examiner les fermetures ayant été effectuée, Mlle Cook pénétra dans le cabinet.

Au bout de peu de temps, la forme de Katie apparut à côté du rideau ; mais elle rentra aussitôt, en disant que son médium n’était pas bien et ne pouvait pas être mis dans un sommeil suffisamment profond pour qu’il fût sans danger pour elle de s’en éloigner.

J’étais placé à quelques pieds du rideau derrière lequel Mlle Cook était assise, le touchant presque, et je pouvais fréquemment entendre ses plaintes et ses sanglots, comme si elle eût souffert. Ce malaise continua par intervalles pendant presque toute la durée de la séance, et une fois, comme la forme de Katie était debout devant moi dans la chambre, j’entendis distinctement le son d’un sanglot plaintif, identique à ceux que Mlle Cook avait fait entendre par intervalles, et qui venait de derrière le rideau où elle devait être assise.

J’avoue que la figure était frappante d’apparence de vie et de réalité, et autant que je pouvais distinguer à la lumière un peu indécise, ses traits ressemblaient à ceux de Mlle Cook ; mais cependant la preuve positive donnée par un de mes sens, que le soupir venait de Mlle Cook, dans le cabinet, tandis que la figure était au dehors, cette preuve, dis-je, est trop forte pour être renversée par une simple supposition.

Vos lecteurs, Messieurs, me connaissent, et voudront bien croire, j’espère, que je n’adopterai pas précipitamment une opinion, ni que je ne leur demanderai pas d’être d’accord avec moi, d’après une preuve insuffisante. C’est peut-être trop espérer que de penser que le petit incident que j’ai mentionné aura pour eux le même poids que celui qu’il a eu pour moi. Mais je leur demanderai ceci : Que ceux qui inclinent à juger durement Mlle Cook suspendent leur jugement jusqu’à ce que j’apporte une preuve certaine, qui, je le crois, sera suffisante pour résoudre la question.

En ce moment, Mlle Cook se consacre exclusivement à une série de séances privées auxquelles n’assistent qu’un ou deux de mes amis et moi. Ces séances se prolongeront probablement pendant quelques mois, et j’ai la promesse que toute preuve que je désirerai me sera donnée. Déjà, je suis pleinement convaincu de la sincérité et de l’honnêteté parfaite de Mlle Cook, et j’ai tout lieu de croire que les promesses que Katie m’a faites seront tenues.

WILLIAM CROOKES.

Voici la seconde lettre du prudent expérimentateur.

Dans une lettre que j’ai écrite à ce journal au commencement de février dernier, je parlais de formes d’esprits qui s’étaient manifestées par la médiumnité de Mlle Cook, et je disais : « Que ceux qui inclinent à juger durement Mlle Cook suspendent leur jugement jusqu’à ce que j’apporte une preuve certaine qui, je le crois, sera suffisante pour résoudre la question. »

Dans cette lettre, je décrivais un incident qui, selon moi, était très propre à me convaincre que Katie et Mlle Cook étaient deux êtres matériels différents. Lorsque Katie était hors du cabinet, debout devant moi, j’entendis un son plaintif venant de Mlle Cook qui était dans le cabinet. Je suis heureux de dire aujourd’hui que j’ai obtenu « la preuve absolue » dont je parlais dans la lettre ci-dessus mentionnée.

Le 12 mars, pendant une séance chez moi, et après que Katie eut marché au milieu de nous, qu’elle nous eut parlé pendant quelque temps, elle se retira derrière le rideau qui séparait mon laboratoire, où l’assistance était réunie, de ma bibliothèque qui, temporairement, faisait l’office de cabinet. Au bout d’un moment, elle revint au rideau et m’appela à elle en disant : « Entrez dans la chambre, et soulevez la tête de mon médium : elle a glissé à terre. » Katie était alors debout devant moi, vêtue de sa robe blanche habituelle et coiffée de son turban. Immédiatement, je me dirigeai vers la bibliothèque pour relever Mlle Cook, et Katie fit quelques pas de côté pour me laisser passer. En effet, Mlle Cook avait glissé en partie de dessus le canapé, et sa tête pendait dans une position très pénible. Je la remis sur le canapé, et malgré l’obscurité, j’eus la vive satisfaction de constater que Mlle Cook n’était pas revêtue du costume de Katie, mais qu’elle portait son vêtement ordinaire de velours noir, et gisait en une profonde léthargie. Il ne s’était pas écoulé plus de trois secondes entre le moment ou je vis Katie en robe blanche devant moi, et celui où je relevai Mlle Cook sur le canapé en la tirant de la position où elle se trouvait.

En retournant à mon poste d’observation, Katie apparut de nouveau, et annonça qu’elle espérait pouvoir se montrer à moi en même temps que son médium. Le gaz fut baissé, et elle me demanda une lampe à phosphore que j’avais préparée. Après s’être montrée à sa lueur pendant quelques secondes, elle me la remit dans les mains en disant : « Maintenant, entrez, et venez voir mon médium. » Je la suivis de près dans ma bibliothèque et, à la lueur de ma lampe, je vis Mlle Cook reposant sur le sofa exactement comme je l’y avais laissée. Je regardai autour de moi pour voir Katie, mais elle avait disparu. Je l’appelai, mais je ne reçus pas de réponse.

Je repris ma place et Katie reparut bientôt, et me dit que tout le temps elle était restée debout auprès de Mlle Cook. Elle demanda alors si elle ne pourrait pas elle-même essayer une expérience, et prenant de mes mains la lampe à phosphore, elle passa derrière le rideau, me priant de ne pas regarder dans le cabinet pour le moment. Au bout de quelques minutes, elle me rendit la lampe en me disant qu’elle n’avait pas pu réussir, qu’elle avait épuisé tout le fluide du médium, mais qu’elle essayerait de nouveau une autre fois. Mon fils aîné, un garçon de quatorze ans, qui était assis en face de moi, dans une position telle qu’il pouvait voir derrière le rideau, me déclara qu’il avait vu distinctement la lampe à phosphore paraissant flotter dans l’espace au-dessus de Mlle Cook, et l’éclairant pendant qu’elle était étendue sans mouvement sur le sofa, mais qu’il n’avait pu voir personne tenir la lampe.

Je passe maintenant à notre réunion d’hier soir à Hackney. Jamais Katie ne m’était apparue avec une aussi grande perfection ; pendant près de deux heures elle s’est promenée dans la chambre, en causant familièrement avec tous les assistants. Plusieurs fois elle prit mon bras en marchant, et mon impression que c’était une femme vivante qui se trouvait à côté de moi, et non pas une ombre de l’autre monde, cette impression, dis-je, fut si forte, que la tentation de répéter une récente et curieuse expérience devint presque irrésistible.

Pensant donc que si je n’avais pas un esprit près de moi, il y avait tout au moins une dame, je lui demandai la permission de la prendre dans mes bras, afin de me permettre de vérifier les intéressantes observations qu’un expérimentateur hardi avait récemment fait connaître d’une manière tant soit peu prolixe. Cette permission me fut gracieusement accordée, et en conséquence, j’en usai — comme tout homme bien élevé peut le faire. — Je pus constater que le « fantôme » (qui, du reste, ne fit aucune résistance) était un être aussi matériel que Mlle Cook elle-même.

Katie assura alors qu’elle se croyait capable de se montrer en même temps que Mlle Cook. Je baissai le gaz, et ensuite, avec ma lampe à phosphore, je pénétrai dans la pièce qui servait de cabinet. Mais préalablement, j’avais prié un de mes amis, qui est habile sténographe, de noter toute observation que je pourrais faire pendant que je serais dans ce cabinet, car je connais l’importance qui s’attache aux premières impressions, et je ne voulais pas me confier à ma mémoire plus qu’il n’était nécessaire. Ses notes sont en ce moment devant moi.

J’entrai dans la chambre avec précaution ; il y faisait noir, et ce fut à tâtons que je cherchai Mlle Cook. Je la trouvai accroupie sur le plancher.

M’agenouillant, je laissai l’air entrer dans ma lampe, et à sa lueur je vis cette jeune fille vêtue de velours noir, comme elle l’était au début de la séance, et ayant toute l’apparence d’être complètement insensible. Elle ne bougea pas lorsque je pris sa main et tins la lampe tout à fait près de son visage, et continua à respirer paisiblement.

Élevant la lampe, je regardai autour de moi, et je vis Katie qui se tenait debout, tout près de Mlle Cook, et derrière elle. Elle était vêtue d’une draperie blanche et flottante comme nous l’avions déjà vue pendant la séance. Tenant une des mains de Mlle Cook dans la mienne, et m’agenouillant encore, j’élevai et j’abaissai la lampe, tant pour éclairer la figure entière de Katie que pour pleinement me convaincre que je voyais bien réellement la vraie Katie que j’avais pressée dans mes bras quelques minutes auparavant, et non pas le fantôme d’un cerveau malade. Elle ne parla pas, mais elle remua la tête en signe de reconnaissance. Par trois fois différentes, j’examinai soigneusement Mlle Cook accroupie devant moi, pour m’assurer que la main que je tenais était bien celle d’une femme vivante et, à trois reprises différentes, je tournai ma lampe vers Katie pour l’examiner avec une attention soutenue, jusqu’à ce que je n’eusse plus le moindre doute qu’elle était bien là devant moi. À la fin, Mlle Cook fit un léger mouvement, et aussitôt Katie me fît signe de m’éloigner. Je me retirai dans une autre partie du cabinet et cessai alors de voir Katie, mais je ne quittai pas la chambre jusqu’à ce que Mlle Cook se fût éveillée et que deux des assistants eussent pénétré avec de la lumière.

Avant de terminer cet article, je désire faire connaître quelques-unes des différences que j’ai observées entre Mlle Cook et Katie. La taille de Katie est variable : chez moi, je l’ai vue plus grande de six pouces que Mlle Cook. Hier soir, ayant les pieds nus et ne se tenant pas sur la pointe des pieds, elle avait quatre pouces et demi de plus que Mlle Cook. Hier soir, Katie avait le cou découvert, la peau était parfaitement douce au toucher et à la vue, tandis que Mlle Cook a au cou une cicatrice qui, dans des circonstances semblables, se voit distinctement et est rude au toucher. Les oreilles de Katie ne sont pas percées, tandis que Mlle Cook porte ordinairement des boucles d’oreilles. Le teint de Katie est très blanc, tandis que celui de Mlle Cook est plutôt brun. Les doigts de Katie sont beaucoup plus longs que ceux de Mlle Cook, et son visage est également plus allongé. Dans les façons et manières de s’exprimer, il y a aussi bien des différences marquées.

Après les observations résumées par ces deux lettres, M. William Crookes continua ses expériences, chez lui, pendant deux mois. En voici le résultat, exposé par le savant chimiste lui-même.

Katie s’est manifestée chez moi très régulièrement et m’a permis de la photographier à la lumière artificielle. Cinq appareils complets de photographie furent donc préparés à cet effet. Ils consistaient en cinq chambres noires, une de la grandeur de la plaque entière, une de demi-plaque, une de quart ; et de deux chambres stéréoscopiques binoculaires, qui devaient toutes être dirigées sur Katie en même temps, chaque fois qu’elle poserait pour laisser prendre son portrait. Cinq bains sensibilisateurs et fixateurs furent employés et nombre de glaces furent nettoyées à l’avance, prêtes à servir, afin qu’il n’y eût ni hésitation ni retard pendant les opérations photographiques, que j’exécutai moi-même, assisté d’un aide.

Ma bibliothèque servait de cabinet noir : elle avait une porte à deux battants qui s’ouvrait sur le laboratoire, un de ces battants fut enlevé de ses gonds, et un rideau fut suspendu à sa place pour permettre à Katie d’entrer et de sortir facilement. Ceux de nos amis qui étaient présents étaient assis dans le laboratoire en face du rideau, et les appareils étaient placés un peu derrière eux, prêts à photographier Katie quand elle sortirait, et à prendre également l’intérieur du cabinet, chaque fois que le rideau serait soulevé dans ce but. Chaque soir il y avait trois ou quatre expositions de glaces dans les cinq chambres noires, ce qui donnait au moins quinze épreuves par séance. Quelques-unes se gâtèrent au développement, d’autres en réglant la lumière. Malgré tout, j’ai quarante-quatre négatifs, quelques-uns médiocres, quelques-uns ni bons ni mauvais, et d’autres excellents.

Katie donna pour instruction à tous les assistants de rester assis et d’observer cette condition ; seul je ne fus pas compris dans cette mesure, car elle m’avait autorisé à faire ce que je voudrais, à la toucher, à entrer dans le cabinet chaque fois qu’il me plairait. Je l’ai souvent suivie dans le cabinet et l’ai vue quelquefois, elle et son médium, en même temps ; mais le plus généralement je ne trouvais que le médium en léthargie, et reposant sur le parquet : Katie et son costume blanc avaient instantanément disparu.

Durant ces derniers mois, Mlle Cook a fait chez moi de nombreuses visites, et y est demeurée quelquefois une semaine entière. Elle n’apportait avec elle qu’un petit sac de nuit, ne fermant pas à clef ; pendant le jour, elle était constamment en compagnie de Mme Crookes, de moi-même, ou de quelque autre membre de ma famille, et, ne dormant pas seule, elle n’a pu, ni jour ni nuit, rien préparer, qui fût apte à jouer le rôle de Katie King. J’ai disposé moi-même ma bibliothèque ainsi que le cabinet, et d’habitude, après que Mlle Cook avait dîné et causé avec nous, elle se dirigeait droit au cabinet, et à sa demande, je fermais à clef la seconde porte, gardant la clef sur moi pendant toute la séance : alors on baissait le gaz, et on laissait Mlle Cook dans l’obscurité.

En entrant dans le cabinet, Mlle Cook s’étendait sur le plancher, sa tête sur un coussin, et bientôt elle était en léthargie. Pendant les séances photographiques, Katie enveloppait la tête de son médium avec un châle, pour empêcher que la lumière ne tombât sur son visage. Fréquemment, j’ai soulevé un côté du rideau lorsque Katie était debout tout auprès, et alors il n’était pas rare que les sept ou huit personnes qui étaient dans le laboratoire pussent voir en même temps Mlle Cook et Katie, sous le plein éclat de la lumière électrique. Nous ne pouvions pas, alors, voir le visage du médium à cause du châle, mais nous apercevions ses mains et ses pieds ; nous la voyions se remuer péniblement sous l’influence de cette lumière intense, et par moments nous entendions ses plaintes. J’ai une épreuve de Katie et de son médium photographiés ensemble ; mais Katie est placée devant la tête de Mlle Cook.

Pendant que je prenais une part active à ces séances, la confiance qu’avait en moi Katie s’accroissait graduellement, au point qu’elle ne voulait plus donner de séance à moins que je ne me chargeasse des dispositions à prendre, disant qu’elle voulait toujours m’avoir auprès d’elle. Dès que cette confiance fut établie, et quand elle eut la satisfaction d’être sûre que je tiendrais les promesses que je pouvais lui faire, les phénomènes augmentèrent beaucoup en puissance, et des preuves me furent données qu’il m’eût été impossible d’obtenir si je m’étais conduit d’une manière différente.

Elle m’interrogeait souvent au sujet des personnes présentes et sur la manière dont elles seraient placées, car, dans les derniers temps, elle était devenue très nerveuse à la suite de certaines suggestions mal-avisées qui conseillaient d’employer la force pour aider à des modes de recherches plus rigoureuses.

Une des photographies les plus intéressantes est celle ou je suis debout à côté de Katie ; elle a son pied nu sur un point particulier du plancher. J’habillai ensuite Mlle Cook comme Katie ; elle et moi nous nous plaçâmes exactement dans la même position, et nous fûmes photographiés par les mêmes objectifs placés absolument comme dans l’autre expérience, et éclairés par la même lumière. Lorsque ces deux dessins sont placés l’un sur l’autre, les deux photographies de moi coïncident exactement quant à la taille, etc., mais Katie est plus grande d’une demi-tête que Mlle Cook, et auprès d’elle semble une forte femme. Sur beaucoup d’épreuves la largeur de son visage et la grosseur de son corps diffèrent essentiellement de son médium, et les photographies font voir plusieurs autres points de dissemblance.

Mais la photographie est aussi impuissante à dépeindre la beauté parfaite du visage de Katie, que les mots le sont eux-mêmes à décrire le charme de ses manières. La photographie peut, il est vrai, donner un dessin de sa pose ; mais comment pourrait-elle reproduire la pureté brillante de son teint, ou l’expression sans cesse changeante de ses traits si mobiles, tantôt voilés de tristesse lorsqu’elle racontait quelque amer événement de sa vie passée, tantôt souriant avec toute l’innocence d’une jeune fille, lorsqu’elle avait réuni mes enfants autour d’elle, et qu’elle les amusait en leur racontant des épisodes de ses aventures dans l’Inde.

Autour d’elle elle créait une atmosphère de vie.
Ses yeux semblaient rendre l’air lui-même plus brillant.
Ils étaient si doux, si beau, et si pleins
De tout ce que nous pouvons imaginer des cieux,
Sa présence subjuguait à tel point, que vous n’auriez pas cru
Que ce fût de l’idolâtrie de se mettre à ses genoux.

J’ai si bien vu Katie récemment, lorsqu’elle était éclairée par la lumière électrique, qu’il m’est possible d’ajouter quelques traits aux différences que dans un précédent article j’ai établies entre elle et son médium. J’ai la certitude la plus absolue que Mlle Cook et Katie sont deux individualités distinctes, du moins en ce qui concerne leurs corps. Plusieurs petites marques qui se trouvent sur le visage de Mlle Cook font défaut sur celui de Katie. La chevelure de Mlle Cook est d’un brun si foncé qu’elle paraît presque noire ; une boucle de celle de Katie, qui est là sous mes yeux, et qu’elle m’avait permis de couper au milieu de ses tresses luxuriantes, après l’avoir suivie de mes propres doigts jusque sur le haut de sa tête et m’être assuré qu’elle y avait bien poussé, est d’un riche châtain doré.

Un soir, je comptai les pulsations de Katie : son pouls battait régulièrement 75, tandis que celui de Mlle Cook, peu d’instants après, atteignait 90, son chiffre habituel. En appuyant mon oreille sur la poitrine de Katie, je pouvais entendre un cœur battre à l’intérieur, et ses pulsations étaient encore plus régulières que celles du cœur de Mlle Cook, lorsque après la séance elle me permettait la même expérience. Éprouvés de la même manière, les poumons de Katie se montrèrent plus sains que ceux de son médium, car à cette époque, Mlle Cook suivait un traitement médical pour un gros rhume.

Cet être mystérieux, cette étrange Katie King, avait annoncé, dès ses premières apparitions, qu’elle ne pourrait se manifester ainsi que pendant trois ans. La fin de ce temps approchait.

Lorsque le moment de nous dire adieu fut arrivé pour Katie, écrit encore M. Crookes, je lui demandai la faveur d’être le dernier à la voir. En conséquence, quand elle eut appelé à elle chaque personne de la société et qu’elle leur eut dit quelques mots en particulier, elle donna des instructions générales pour notre direction future et la protection à donner à Mlle Cook. Ensuite elle m’engagea à entrer dans le cabinet avec elle, et me permit d’y demeurer jusqu’à la fin.

Après avoir fermé le rideau, elle causa avec moi pendant quelque temps, puis elle traversa la chambre pour aller à Mlle Cook qui gisait inanimée sur le plancher. Se penchant sur elle, Katie la toucha et lui dit : « Éveillez-vous, Florence, éveillez-vous ! Il faut que je vous quitte maintenant ! »

Mlle Cook s’éveilla, et, tout en larmes, elle supplia Katie de rester quelque temps encore. « Ma chère, je ne le puis pas ; ma mission est accomplie. Que Dieu vous bénisse ! » répondit Katie. Puis elle continua à lui parler. Pendant quelques minutes elles causèrent ensemble, jusqu’à ce qu’enfin les larmes de Mlle Cook l’empêchèrent de parler. Suivant les instructions de Katie, je m’élançai pour soutenir Mlle Cook qui allait tomber sur le plancher et qui sanglotait convulsivement. Je regardai autour de moi, mais Katie et sa robe blanche avaient disparu. Dès que Mlle Cook fut assez calmée, on apporta une lumière, et je la conduisis hors du cabinet.

Un mot encore, à propos de ce phénomène extraordinaire. M. Home, employé comme on l’a vu, aux premières expériences de M. Crookes, m’a personnellement exprimé son opinion que Mlle Cook avait été une habile farceuse et avait indignement trompé l’illustre savant, et qu’en fait de médium, IL NY AVAIT QUE LUI, DANIEL DUNGLAS HOME, DABSOLUMENT SÛR. Il m’a même ajouté que le fiancé de Mlle Cook avait donné (à M. Crookes) des témoignages frappants de sa vive contrariété.

Pour qui connaît et a observé de près les rivalités des médiums — aussi marquées que celles des médecins, des acteurs, des musiciens et des femmes — ce propos de M. Home ne me parait pas avoir de réelle valeur intrinsèque. Mais avouons que ledit phénomène est véritablement tellement extraordinaire qu’on est conduit à chercher toutes les explications possibles avant de l’admettre. C’est d’ailleurs là l’opinion de M. Crookes lui-même.

Pour me convaincre, dit-il, j’ai été constamment en garde, et Mlle Cook s’est prêtée à toutes les investigations. Quelque épreuve que j’aie proposée, elle a accepté de s’y soumettre avec la plus grande bonne volonté ; sa parole est franche et va droit au but, et je n’ai jamais rien vu qui pût en rien ressembler à la plus légère apparence du désir de tromper. Vraiment, je ne crois pas qu’elle pût mener une fraude à bonne fin, si elle avait voulu l’essayer ; et si elle l’eût tenté, elle eût été très vite prise, car, une telle manière de faire est tout à fait étrangère à sa nature. Et quant à imaginer qu’elle ait été capable de concevoir et de mener pendant trois ans, avec un plein succès, une aussi gigantesque imposture, et que pendant ce temps elle se soit soumise à toutes les conditions qu’on a exigées d’elle, qu’elle ait supporté les recherches les plus minutieuses, qu’elle ait voulu être inspectée à n’importe quel moment, soit avant, soit après les séances ; qu’elle ait obtenu plus de succès dans ma maison que chez ses parents, sachant qu’elle y venait expressément pour se soumettre à de rigoureux essais scientifiques, — quant à imaginer, dis-je, que la Katie King des trois dernières années puisse être le résultat d’une imposture, cela fait encore plus de violence à la raison et au bon sens que de croire à sa réalité.

Il n’est peut-être pas superflu de compléter encore ces récits de William Crookes par un extrait du journal The Spiritualist, du 29 mai 1874.

Dès le commencement de la médiumnité de Miss Cook, l’Esprit Katie King ou Annie Morgan, qui avait produit le plus de manifestations physiques, avait annoncé qu’il n’avait le pouvoir de rester auprès de son médium que pendant trois ans, et qu’après ce temps il lui ferait ses adieux pour toujours.

La fin de cette période arriva jeudi dernier, mais avant de quitter son médium, il accorda à ses amis encore trois séances.

La dernière eut lieu le jeudi 21 mai 1874. Parmi les spectateurs était M. William Crookes. À 7 heures 23 minutes du soir, M. Crookes conduisit Miss Cook dans le cabinet obscur, où elle s’étendit sur le sol, la tête appuyée sur un coussin. À 7 heures 28 minutes, Katie parla pour la première fois, et à 7 heures 30 minutes elle se montra en dehors du rideau et dans toute sa forme. Elle était vêtue de blanc, les manches courtes et le cou nu. Elle avait de longs cheveux châtain clair, de couleur dorée, tombant en boucles des deux côtés de la tête et le long du dos jusqu’à la taille. Elle portait un long voile blanc qui ne fut abaissé qu’une ou deux fois sur son visage pendant la séance.

Le médium avait une robe bleu clair en mérinos. Pendant presque toute la séance, Katie resta debout devant nous ; le rideau du cabinet était écarté et tous pouvaient voir distinctement le médium endormi, ayant le visage couvert d’un châle rouge, pour le soustraire à la lumière. Katie parla de son départ prochain et accepta un bouquet que M. Tapp lui avait apporté, ainsi que quelques lys attachés ensemble et offerts par M. Crookes. Elle invita M. Tapp à délier le bouquet et à poser les fleurs devant elle sur le plancher ; elle s’assit alors à la manière turque et nous pria tous d’en faire autant autour d’elle. Alors elle partagea les fleurs et donna à chacun un petit bouquet qu’elle entoura d’un ruban bleu.

Elle écrivit aussi des lettres d’adieu à quelques-uns de ses amis, en les signant « ANNIE OWEN MORGAN », et en disant que c’était son vrai nom pendant sa vie terrestre. Elle écrivit également une lettre à son médium, et choisit pour ce dernier un bouton de rose comme cadeau d’adieu. Katie prit alors des ciseaux, coupa une mèche de ses cheveux et nous en donna à tous une large part. Elle prit ensuite le bras de M. Crookes, fit le tour de la chambre, et serra la main de chacun. Katie s’assit de nouveau, coupa plusieurs morceaux de sa robe et de son voile, dont elle fît des cadeaux. Voyant de si grands trous à sa robe, et tandis qu’elle était assise entre M. Crookes et M. Tapp, on lui demanda si elle pourrait réparer le dommage ainsi qu’elle l’avait fait en d’autres circonstances. Elle présenta alors la partie coupée à la clarté de la lumière, frappa un coup dessus, et, à l’instant, cette partie fut aussi complète et aussi nette qu’auparavant. Ceux qui se trouvaient près d’elle examinèrent et touchèrent l’étoffe avec sa permission ; ils affirmèrent qu’il n’existait ni trou, ni couture, ni aucune partie rapportée, là où, un instant auparavant, ils avaient vu des trous de plusieurs pouces de diamètre.

Elle donna ensuite ses dernières instructions à M. Crookes. Puis, paraissant fatiguée, elle ajouta tristement que sa force disparaissait, et réitéra à tous ses adieux de la manière la plus affectueuse. Les assistants la remercièrent pour les manifestations merveilleuses qu’elle leur avait accordées.

Tandis qu’elle dirigeait vers ses amis un dernier regard, grave et pensif, elle laissa tomber le rideau qui la cacha. On l’entendit réveiller le médium qui la pria, en versant des larmes, de rester encore un peu ; mais Katie lui dit : « Ma chère, je ne le puis. Ma mission est accomplie ; que Dieu te bénisse ! » Et nous entendîmes le bruit d’un baiser. Le médium se présenta alors au milieu de nous, entièrement épuisé, et profondément consterné.

Telles sont les expériences de sir William Crookes. J’ai tenu à rapporter ses propres observations, exposées par lui-même. L’histoire de Katie King est assurément l’une des plus mystérieuses, des plus incroyables, qui existent dans toutes les recherches spirites, et en même temps, l’une des plus scrupuleusement étudiées par la méthode expérimentale, y compris la photographie.

Le médium, miss Florence Cook, a épousé, en 1874, M. Elgie Corner, et a, dès lors, à peu près cessé sa contribution aux recherches psychiques. On m’a assuré que plusieurs fois on l’a surprise, elle aussi, en flagrant délit de tricherie. (Toujours l’hystérie !) Mais les investigations de Crookes ont été conduites avec un tel soin et une telle compétence qu’il est bien difficile de se refuser à les admettre.

D’ailleurs, ce savant n’a pas été le seul à étudier la médiumnité de Florence Cook. On peut consulter sur ce sujet, entre autres, un ouvrage contenant un grand nombre de témoignages, et plusieurs des photographies dont il a été question plus haut64. Ces témoignages forment un faisceau de documents dont l’étude est des plus instructives. Celui du grand chimiste les domine tous, assurément ; mais il ne diminue pas la valeur intrinsèque de chacun d’eux. Les observations concordent et se confirment mutuellement.

Quant à l’explication, Crookes ne pense pas que nous puissions la trouver. Cette apparition était-elle ce qu’elle disait être ? Rien ne le prouve.

Ne serait-ce pas un double du médium, une production de sa force psychique ?

Le savant chimiste n’a pas changé d’opinion, comme on l’a prétendu, sur l’authenticité des phénomènes étudiés par lui. Dans un discours prononcé au Congrès de l’Association britannique pour l’Avancement des sciences, réuni à Bristol en 1898, et dont il était président, il s’est exprimé comme il suit :

Aucun incident de ma carrière scientifique n’est plus universellement connu que la part que j’ai prise à certaines recherches psychiques. Trente ans se sont écoulés depuis mes premiers comptes rendus d’expériences, tendant à démontrer qu’il existe une force utilisée par des Intelligences autres que les ordinaires intelligences humaines. Cet épisode de ma vie est naturellement bien connu de ceux qui m’ont fait l’honneur de m’inviter à devenir votre président.

Il y a peut-être dans mon auditoire plusieurs personnes qui se demandent curieusement si j’en parlerai ou si je garderai le silence. J’en parlerai, quoique brièvement. Je n’ai pas le droit d’insister ici sur une matière encore sujette à controverse, sur une matière qui, comme Wallace, Lodge, Barrett l’ont déjà montré, n’attire pas encore l’intérêt de la majorité des savants, mes collègues, bien qu’elle ne soit nullement indigne des discussions d’un congrès comme celui-ci. Passer ce sujet sous silence serait un acte de lâcheté que je n’éprouve aucune tentation de commettre.

Le chercheur n’a pas autre chose à faire qu’à marcher droit devant lui, « à explorer dans tous les sens, pouce par pouce, avec sa raison pour flambeau », à suivre la lumière partout où elle pourra le conduire, quand même cette lumière ressemblerait par moments à un feu follet.

Je n’ai rien à rétracter. Je m’en tiens à mes déclarations antérieurement publiées. Je pourrais même y ajouter beaucoup. Dans ces premiers exposés, je ne regrette qu’une certaine crudité qui, à bon droit sans doute, fut une des causes pour lesquelles le monde scientifique refusa de les accepter. Tout ce que je savais à cette époque se bornait à la certitude que certains phénomènes nouveaux pour la science avaient bien eu lieu, constatés par mes sens dans tout leur calme et, mieux encore, enregistrés automatiquement par des instruments. Je ressemblais alors à un être à deux dimensions qui serait arrivé au point singulier d’une surface de Riemann et se trouverait, d’une manière inexplicable, très légèrement en contact avec un plan d’existence autre que le sien.

Aujourd’hui, je crois que je vois un peu plus loin. J’entrevois une certaine cohérence dans ces étranges et décevants phénomènes ; j’entrevois une certaine connexité entre ces forces inconnues et les lois déjà connues. Ce progrès est dû, pour la plus grande partie, à une autre association dont, cette année, j’ai l’honneur d’être aussi le président : la Société pour les Recherches psychiques. Si je présentais aujourd’hui pour la première fois ces recherches au monde scientifique, je choisirais un point de départ différent de celui que j’ai choisi jadis. Il serait bon de commencer par la télépathie65, en posant, ce que je crois être une loi fondamentale, que les pensées et les images peuvent être transportées d’un esprit dans un autre sans l’emploi des sens, que des connaissances peuvent pénétrer dans l’esprit humain sans passer par aucun des chemins jusqu’aujourd’hui connus.

Bien que cette recherche nouvelle ait fait jaillir des faits importants en ce qui concerne la nature humaine, elle n’a pas encore atteint la position expérimentale qui lui permettrait d’être examinée utilement par l’un de nos comités. Partant, je me bornerai à signaler la direction dans laquelle l’investigation scientifique peut légitimement s’engager. Si la télépathie existe, nous sommes en présence de deux faits matériels : un changement physique produit dans le cerveau de A, le sujet suggestionneur, et un changement physique analogue produit dans le cerveau de B, le sujet récepteur de la suggestion. Entre ces deux faits physiques, il doit exister toute une chaîne de causes physiques. Quand on commencera à connaître cette série de causes intermédiaires, alors cette investigation rentrera dans le domaine de l’une des sections de l’Association britannique. Cette série de causes réclame la présence d’un milieu. Tous les phénomènes de l’Univers sont, on peut le présumer, en quelque sorte continus, et il est antiscientifique d’appeler à son aide des agents mystérieux, alors que chaque nouveau progrès de la science nous démontre que les vibrations de l’éther ont des pouvoirs et des qualités amplement suffisants pour rendre compte de tout, même de la transmission de pensée. Quelques physiologistes supposent que les cellules essentielles des nerfs ne sont pas en contact, mais qu’elles sont séparées par un étroit intervalle qui s’élargit pendant le sommeil et disparaît presque pendant l’activité mentale de la veille. Cette condition est si singulièrement semblable à celle d’un cohéreur de Branly ou de Lodge, qu’elle suggère une autre analogie.

La structure du cerveau et celle des nerfs étant pareille, on conçoit qu’il puisse y avoir dans le cerveau des masses de semblables cohéreurs nerveux dont la fonction spéciale peut être de recevoir les impulsions apportées du dehors par une série d’ondes de l’éther d’un ordre de grandeur appropriée. Rœntgen nous a familiarisés avec un ordre de vibrations d’une petitesse extrême, à l’égard même des ondes les plus ténues dont nous avions précédemment connaissance, et de dimensions comparables aux distances entre les centres des atomes dont notre Univers matériel est composé ; et il n’y a pas de raisons pour supposer que nous ayons atteint les extrêmes limites de la fréquence. On sait que l’action de la pensée est accompagnée de certains mouvements moléculaires dans le cerveau, et ici nous avons des vibrations physiques capables, par leur extrême petitesse, d’agir directement sur chaque molécule, puisque leur rapidité approche de celle des mouvements internes et externes des atomes eux-mêmes.

Les phénomènes télépathiques sont confirmés par toute une série d’expériences concordantes et par de nombreux faits spontanés qu’on ne peut expliquer autrement. Les preuves les plus variées sont peut-être tirées de l’analyse de l’activité subconsciente de l’esprit, quand cette activité, accidentellement ou intentionnellement, est amenée dans le champ d’observation de la conscience normale. Dès sa fondation, la Société pour les Recherches psychiques a démontré l’existence d’une région s’étendant en dessous du seuil de la conscience normale ; toutes ces preuves ont été pesées et réunies en un tout harmonieux par le génie opiniâtre de F.-W. Myers.

Il nous faudra passer au crible de la science une masse énorme de phénomènes avant que nous puissions comprendre, en effet, une faculté aussi étrange, aussi déconcertante, demeurée pendant des âges aussi impénétrable, que l’action directe d’un esprit sur un autre esprit.

Un homme éminent, l’un de ceux qui m’ont précédé dans ce fauteuil présidentiel, a dit ceci : « Par nécessité intellectuelle, je franchis les limites des preuves expérimentales et je distingue dans cette Matière que, dans notre ignorance de ses pouvoirs latents et malgré le prétendu respect que nous avons pour son Créateur, nous avons jusqu’aujourd’hui couverte d’opprobre, la puissance de créer toute la vie terrestre et la probabilité qu’elle l’a fait. » J’aimerais mieux renverser l’apophtegme et dire : « Dans LA VIE, je vois la puissance de créer toutes les formes de la Matière et la probabilité qu’elle l’a fait. »

Aux vieux temps égyptiens, une inscription bien connue était gravée au-dessus du portail du temple d’Isis : « Je suis tout ce qui a été, est, ou sera ; et nul homme n’a encore soulevé mon voile. » Ce n’est pas ainsi qu’aux chercheurs modernes de la vérité apparaît la Nature — mot par lequel nous désignons l’ensemble des mystères déroutants de l’Univers. Fermement, sans fléchir, nous nous efforçons de pénétrer au cœur même de cette nature, de savoir ce qu’elle a été et de prévoir ce qu’elle sera. Nous avons déjà soulevé bien des voiles, et avec chaque nouveau voile qui tombe, sa face nous apparaît plus belle, plus auguste, plus merveilleuse.

Il serait difficile de mieux penser et de mieux dire. C’est là le langage de la véritable science, et c’est là aussi l’expression de la plus haute philosophie.


Expériences diverses et observations

La preuve est faite, assurément, par tout ce qui précède. Les phénomènes médiumniques proclament l’existence de forces inconnues. Il est presque superflu d’entasser encore ici de nouveaux documents.

Cependant, ces faits sont si extraordinaires, si incompréhensibles, si difficiles à admettre, que le nombre des témoignages n’est pas sans valeur, surtout lorsqu’ils sont fournis par des hommes d’un incontestable savoir. L’ancien adage juridique Testis unus, testis nullus, est applicable ici. Ce n’est pas une fois, c’est cent fois qu’il faut constater de pareilles extravagances scientifiques pour être sûr de leur existence.

Et, en somme, tout cela est si curieux, si étrange, que l’étudiant de ces mystères n’est jamais rassasié.

Je présenterai donc encore, parmi l’immense collection d’observations que j’ai depuis longtemps réunies, celles qui méritent le plus de frapper l’attention et qui confirment une fois de plus les précédentes.

Aux expériences de Crookes, il convient d’ajouter tout de suite celles du grand naturaliste anglais Sir Alfred Russel Wallace, membre aussi de la Société royale de Londres, président de la Société anglaise d’Anthropologie qui, en même temps que Darwin (juin 1858), présenta au monde la doctrine de la variation des espèces par la sélection naturelle.

Voici ce qu’il rapporte lui-même66 de ses études sur la question qui nous occupe.

C’est pendant l’été de l’année 1865 que je fus témoin, pour la première fois, des phénomènes appelés spirites. C’était chez un ami sceptique, homme de science et avocat. Les seules personnes présentes étaient de la famille même de mon hôte. Les notes suivantes, prises à cette époque, décrivent exactement ce qui s’est passé :

22 juillet 1865. — Assis avec mon ami, sa femme et ses deux filles, à une large table de jeu, en plein jour. Après une demi-heure environ, de légers mouvements furent perçus et de légers coups entendus. Graduellement ils augmentèrent. Les coups devinrent très distincts, et la table se déplaça considérablement, nous obligeant tous à déranger nos chaises. Puis commença un curieux mouvement vibratoire de la table, presque comme le tremblement d’un animal vivant. J’en pouvais ressentir l’effet jusqu’à mes coudes. Ces phénomènes furent répétés, avec des variantes, durant deux heures. En nous y essayant ensuite, nous trouvâmes que nous ne pouvions volontairement remuer la table de la même manière sans une grande dépense de force, et nous ne pûmes découvrir aucun moyen possible de produire ces coups.

À la réunion suivante, nous tentâmes l’expérience que chaque personne à son tour quittât la table, et nous constatâmes que les phénomènes continuaient identiques à ce qu’ils étaient auparavant ; et les coups non moins que le déplacement du meuble. Une fois, je priai mes compagnons de s’écarter de la table l’un après l’autre ; les phénomènes se poursuivirent, mais leur violence décroissait à mesure que diminuait le nombre des assistants, et aussitôt après que la dernière personne se fût retirée, me laissant seul à la table, il y eut deux coups violents frappés comme avec le poing.

Un gentleman qui m’avait parlé de phénomènes merveilleux constatés dans sa propre famille, — entre autres, le mouvement d’objets massifs, alors que personne ne les touchait ni ne se trouvait à leur proximité, — m’avait recommandé d’aller à Londres chez un médium public (Mme Marshall), où je pourrais voir des choses non moins surprenantes. Je cédai, et en septembre 1865, je commençai une série de visites à Mme Marshall. J’étais généralement accompagné d’un ami, chimiste, mécanicien, — et sceptique. — Voici quelques résultats de nos observations :


1. Une petite table sur laquelle étaient placées les mains de quatre personnes (y compris moi-même et Mme Marshall) s’éleva verticalement à environ un pied du parquet, et demeura suspendue, pendant peut-être vingt secondes, temps durant lequel mon ami, qui était assis à nous regarder, put voir la partie inférieure de la table avec ses pieds librement suspendus au-dessus du plancher.

2. Nous étions assis à une large table, Miss T. se trouvant à ma gauche et M. R. à ma droite : une guitare dont il avait été joué dans la main de Miss T. glissa sur le parquet, passa par-dessus mes épaules, et vint à M. R., le long des jambes duquel elle s’éleva d’elle-même jusqu’à ce qu’elle apparût sur la table. Moi et M. R. la surveillions soigneusement durant tout ce temps, et elle se comportait comme si elle eût été vivante elle-même, ou plutôt comme si un invisible petit enfant l’eût à grands efforts déplacée et soulevée. Les deux phénomènes furent constatés en éclatante lumière du gaz.

3. Une chaise sur laquelle était assis un parent de M. R. fût soulevée avec lui. Dans la suite, comme ce parent revenait du piano et allait s’asseoir sur cette chaise, elle s’éloigna de nouveau. Alors il voulut la saisir et la ramener à la table ; mais elle devint en apparence clouée au parquet, au point qu’il ne put la soulever. On finit pourtant par l’arracher du parquet. Cette séance eut lieu en pleine lumière du jour, par un après-midi très clair, dans une chambre au premier étage, éclairée par deux fenêtres.


Si étranges et irréels que ces quelques phénomènes puissent sembler aux lecteurs qui n’ont rien vu de ce genre, j’affirme que ce sont des faits qui se sont présentés exactement tels que je viens de les décrire, et qu’il n’y a aucune tricherie ni illusion possibles. Dans chaque cas, avant de commencer, nous retournions sens dessus dessous les tables et les chaises, et constations que c’étaient d’ordinaires pièces d’ameublement, et qu’il n’y avait nulle connexion entre elles et le parquet, et nous placions nos sièges où il nous plaisait, avant de nous asseoir. Plusieurs des phénomènes se produisirent entièrement sous nos propres mains, et tout à fait hors de la portée du « médium ». C’étaient des réalités tout autant que le mouvement de clous se portant vers un aimant, et l’on peut ajouter, réalités en elles-mêmes ni plus improuvables, ni plus incompréhensibles.

Les phénomènes mentaux qui se présentèrent le plus fréquemment sont le déchiffrage des noms de parents ou d’amis des personnes présentes, de leur âge, et de n’importe quelles autres particularités les concernant. L’opinion générale des sceptiques touchant ces phénomènes, est qu’ils dépendent simplement de la finesse et de l’habileté du médium à deviner les lettres qui forment le nom, par la manière dont les consultants appuyent ou passent sur ces caractères, — le mode ordinaire pour recevoir ces communications consistant, pour la personne intéressée, à parcourir l’alphabet imprimé, lettre par lettre, — des coups indiquant les lettres qui composent le nom demandé. Je vais choisir quelques-unes de nos expériences, qui montreront combien cette explication est loin d’être acceptable.

Lorsque je reçus moi-même, pour la première fois, une communication, je pris un soin particulier d’éviter de donner aucune indication : je parcourus les lettres avec une constante régularité ; pourtant il y fut épelé correctement, d’abord le lieu où mon frère est mort, PARA ; puis son nom de baptême, HERBERT ; et enfin, sur ma demande, le nom de l’ami commun qui fut le dernier à le voir, HENRI WALTER BATES. Notre compagnie de six personnes visitait Mme Marshall pour la première fois, et mon nom, aussi bien que ceux du reste des assistants, étaient inconnus de cette dame, sauf un, celui de ma sœur, mariée, et dont le nom n’était donc point un guide pour arriver au mien.

En la même réunion, une jeune fille, parente de M. R., fut avertie qu’une communication allait lui être faite. Elle prit l’alphabet, et au lieu de pointer les lettres une à une, elle glissa le crayon doucement le long des lignes avec la plus parfaite continuité. Je la suivais, et écrivais à mesure les lettres qu’indiquaient les frappements. Le nom obtenu était extraordinaire, les lettres disant : Thomas Doe Thacker. Je pensais qu’il devait y avoir une erreur dans la dernière partie ; mais le nom était bien Thomas Doe Thacker, le père de la jeune fille, chaque lettre étant exacte. Nombre d’autres noms, lieux et dates, furent déchiffrés avec une égale justesse ; mais je cite ces deux cas, parce que je suis sûr que nulle clef n’était donnée par laquelle les noms eussent pu être devinés, même par l’intelligence la plus extranaturellement aiguë.

Un autre jour, j’accompagnais chez Mme Marshall ma sœur et une dame qui n’y était jamais allée, et nous eûmes une très curieuse illustration de l’absurdité qu’il y a à imputer le déchiffrement des noms à l’hésitation du consultant et à la finesse du médium. Cette dame souhaita que lui fut donné le nom d’un ami particulier décédé, et pointa les lettres de l’alphabet selon le procédé usuel : je les écrivais à, mesure qu’elles étaient frappées. Les trois premiers caractères furent y, r, n. « Oh ! dit la dame, cela n’a pas de sens ». Aussitôt vint un e, et je crus deviner ce que c’était : « S’il vous plaît, dis-je, continuez, je comprends. » La communication fut ensuite donnée ainsi : — yrnehkcocffej. La dame ne s’y reconnaissait pas davantage, jusqu’à ce que je séparai de la sorte : — Yrneh Kcocffej, ou Henry Jeffcock, le nom de l’ami, épelé à l’envers67.

Voici un phénomène qui nécessite, à la fois, force et intelligence : — La table ayant été examinée au préalable, une feuille de papier à lettres fut marquée en secret par moi et placée avec un crayon de plomb sous le pied central du meuble, tous les assistants ayant leurs mains sur la table. Au bout de quelques minutes, des coups furent entendus, et, prenant le papier, j’y trouvai tracé, d’une écriture légère, le mot William. Une autre fois, un ami de province, — totalement étranger pour le médium et dont le nom n’avait jamais été mentionné, — m’accompagnait : lorsqu’il eut reçu ce qui était donné pour être une communication de son fils, un papier fut mis sous la table, et après très peu de minutes, nous y trouvâmes écrit : Charley T. Dodd, le nom exact. Il n’y avait aucune machinerie sous le meuble, et il reste simplement à se demander s’il était possible pour Mme Marshall de défaire ses bottines, saisir le crayon et le papier avec ses orteils, écrire sur celui-ci avec celui-là un nom qu’elle avait à deviner, et remettre ses chaussures, le tout sans ôter ses mains de dessus la table ni donner aucune indication de quoi que ce soit de ses efforts.

En novembre 1866, ma sœur découvrit qu’une dame vivant avec elle avait le don de déterminer des manifestations ; et je commençai alors dans ma propre maison une série d’observations dont je vais raconter brièvement les plus importantes.

Nous nous asseyions à une large table de jeu, sans tapis, avec toutes nos mains au-dessus, et les coups débutaient généralement au bout de peu de minutes. Il semblait qu’ils fussent frappés à la partie inférieure du battant de la table, en différentes places de ce battant. Ils changeaient de ton et de force, depuis un son analogue à celui que l’on produit en tapant avec une aiguille ou un ongle, jusqu’à d’autres pareils à des heurts de poings ou des claques. D’autres bruits rappelaient des grattements d’ongle, ou le frottement d’un doigt mouillé appuyé très fort sur le bois. La rapidité avec laquelle ces sons étaient produits et variaient est très remarquable. Ils imitaient plus ou moins exactement des bruits que nous faisions avec nos doigts sur le dessus de la table ; ils marquaient la mesure à une mélodie sifflée par quelqu’un de la compagnie ; quelquefois, à notre demande, ils exécutaient eux-mêmes un air connu, ou suivaient correctement une main battant un rythme sur la table.

Quand de tels bruits sont entendus, à maintes reprises, dans une chambre à soi bien éclairée, sur une table à soi, et toutes les mains restant visibles, les explications que l’on donne ordinairement deviennent complètement insoutenables. Naturellement, la première impression, en entendant quelques coups seulement, est qu’un assistant les frappe avec ses pieds. Pour mettre à néant ce soupçon, nous nous sommes, plusieurs fois, agenouillés autour de la table, et pourtant les coups ont continué, et non seulement nous les avons entendus comme étant frappés sous le battant de la table, mais nous les sentions vibrer dans celle-ci. Une autre opinion est que les bruits sont dus à des glissements de tendons ou à des craquements de jointures en certaines parties du corps du médium ; et cette explication, je crois, est la plus communément acceptée par les hommes de science. Mais, dans ce cas, il faudrait expliquer comment les os ou les tendons d’une personne peuvent produire des martèlements, des tambourinements, des crépitements, des grattements, des raclements, des frottements, et répéter certains de ces sons assez rapidement pour suivre un à un les battements de doigts d’un observateur, ou marquer une mesure de musique et, de plus, faire que pour chacun des assistants, ces bruits ne paraissent pas provenir du corps d’un individu mais de la table autour de laquelle on est assis, et qui vibre avec eux. Jusqu’à ce qu’on me donne cette explication, on me pardonnera de m’émerveiller de la crédulité de ceux qui acceptent une pareille naïveté.

Un phénomène encore plus remarquable, que j’ai observé avec le plus grand soin et le plus profond intérêt, est le déploiement de force considérable dans des conditions qui excluent l’action musculaire de qui que ce soit. Nous nous tenions autour d’une petite table à ouvrage, dont le dessus a environ vingt pouces de large, et nos mains étaient placées, toutes closes et serrées, les unes contre les autres, auprès du centre. Au bout d’un temps très court, le meuble oscilla de côté et d’autre, puis il sembla s’affermir sur lui-même, s’éleva verticalement de six pouces à un pied et demeura suspendu quinze ou vingt secondes. Durant ce temps, un ou deux d’entre nous purent frapper le meuble et appuyer dessus, car il opposait une résistance considérable.

Naturellement, la première impression est que le pied de quelqu’un soulève la table. Pour répondre à cette objection, je préparai le meuble, avant notre seconde tentative, sans en parler à personne, en glissant un fin papier de soie entre les supports, à un pouce ou deux de la base du pilier, de telle manière que quelque effort que ce soit pour insinuer le pied dût froisser ou déchirer le papier. La table s’éleva comme auparavant, résista à la pression exercée sur elle comme si elle eût reposé sur le dos d’un animal, s’abaissa vers le plancher, s’éleva de nouveau un instant après, et enfin retomba subitement. Alors je la retournai avec quelque anxiété et, à la surprise de tous les assistants, leur montrai la délicate feuille passée au travers, absolument intacte. Trouvant que cette épreuve était ennuyeuse en ce que le papier ou le tissu devait être renouvelé chaque fois et était sujet à être brisé accidentellement avant l’expérience commencée, je construisis un cylindre de cercles et de lattes et le tendis en toile. La table fut placée à l’intérieur, comme dans un puits : ce cylindre, haut d’environ dix-huit pouces, tenait les pieds de tous et la toilette des dames à distance du meuble. La table se leva sans la moindre difficulté, toutes les mains se tenant au-dessus.

Un petit guéridon arriva tout seul vers la grande table, par le côté du médium, comme s’il était graduellement entré dans la sphère d’une puissante force attractive. Étant retombé sur le parquet, sans que personne l’eût touché, il s’agita de nouveau d’une manière étrange, presque ainsi qu’une chose vivante, et comme s’il eût cherché des moyens d’aller de nouveau sur la table, il tournait ses pieds d’abord d’un côté et ensuite de l’autre. Un très large fauteuil de cuir qui se trouvait à au moins quatre ou cinq pieds du médium, roula soudain vers celui-ci, après quelques faibles mouvements préliminaires.

Il est sans doute aisé de dire que ce que je rapporte est impossible. Je maintiens que cela est rigoureusement vrai, et que nul homme, quel que soit son talent, n’a une connaissance assez complète des pouvoirs de la Nature pour se croire autorisé à user du mot impossible à l’égard des faits que moi et bien d’autres ont constatés un si grand nombre de fois.

Nous retrouvons là, comme on le voit, ce que j’ai observé avec Eusapia et avec d’autres médiums.

Sir Alfred Russel Wallace continue son récit par des faits analogues à tous ceux qui ont été décrits dans cet ouvrage, résume ensuite les expériences de Crookes, de Varley, de Morgan, et des autres savants anglais ; me fait d’honneur de citer ma lettre à la société dialectique publiée plus haut, passe en revue l’histoire du spiritisme et déclare que 1° les faits sont incontestables, et que 2°, dans son opinion, la meilleure hypothèse explicative est celle des esprits, des âmes de désincarnés, la théorie de l’inconscient étant manifestement insuffisante.

Telle est aussi l’opinion de l’électricien Cromwell Varley. Pour lui, non plus, il n’y a rien de surnaturel. Les esprits désincarnés sont dans la nature, aussi bien que les incarnés. « La trivialité des communications ne doit pas étonner, si nous considérons les myriades d’êtres humains triviaux et fantasques qui chaque jour deviennent esprits, et sont les mêmes le lendemain de la mort que la veille. »

Le professeur de Morgan, le spirituel auteur du Budget of paradoxes (Provision de paradoxes), une composition si remarquée dans l’Atheneum de Londres, en 1865, exprime les mêmes opinions dans son livre sur l’Esprit (1863). Non seulement les faits sont incontestables pour lui, mais encore l’hypothèse explicative par des Intelligences extérieures à nous est la seule satisfaisante. Il raconte, entre autres, que dans une de leurs séances, un de ses amis, fort sceptique, se moquait un peu des esprits, lorsque, tandis qu’ils se tenaient tous debout (une dizaine d’expérimentateurs) autour d’une table de salle à manger, en faisant la chaîne au-dessus, sans la toucher, la lourde table se déplaça d’elle-même et se porta, en entraînant le groupe, vers le négateur, qu’elle poussa contre le dossier du sofa, jusqu’à ce qu’il criât : « Arrêtez ! Assez ! »

Est-ce là, toutefois, une preuve d’esprit indépendant ? n’était-ce pas une expression de la pensée commune ? Et de même, dans les faits que Wallace vient de citer, les noms dictés n’étaient-ils pas dans le cerveau du questionneur ? Et aussi, le petit guéridon qui grimpe n’agit-il pas sous l’action physique et psychique du médium ?

Quelle que soit l’hypothèse explicative, les FAITS sont indéniables.

Nous avons ici, devant nous, un faisceau solide de savants anglais de premier ordre, pour lesquels la négation des phénomènes est une sorte de folie.

Les savants français sont un peu en retard sur leurs voisins. Cependant, nous en avons déjà remarqué quelques-uns dans le cours de cet ouvrage. J’y ajouterais avec satisfaction les noms du regretté Pierre Curie et du professeur d’Arsonval, s’ils avaient publié leurs expériences faites avec Eusapia, en juillet 1905 et en mars et avril 1906, à l’Institut général de Psychologie.

Parmi les expérimentateurs les plus judicieux des phénomènes psychiques, je dois également signaler M. J. Maxwell, docteur en médecine et (fonction bien différente), avocat général près la cour d’appel de Bordeaux. Le lecteur a déjà pu remarquer (p. ***) la part que ce magistrat doublé d’un savant a prise aux expériences faites à l’Agnélas en 1895. Eusapia n’est pas le seul médium avec lequel il ait étudié, et son savoir sur le sujet qui nous occupe est des mieux documentés. Il convient de présenter ici au lecteur les faits les plus caractéristiques et les conclusions essentielles exposés dans son ouvrage68.

L’auteur a fait, notamment, un examen spécial des coups frappés.

Raps ou Coups frappés69. Le contact des mains n’est pas nécessaire pour l’obtention des raps. Avec certains médiums, j’en ai obtenu très facilement sans contact.

Lorsqu’on réussit à avoir des raps avec contact, un des moyens les plus sûrs pour les obtenir sans contact est de conserver un certain temps les mains appuyées sur la table, puis de les soulever avec une extrême lenteur, en maintenant la face palmaire tournée vers le plateau de la table, les doigts en légère extension, sans raideur. Il est rare, dans ces conditions, que les raps ne continuent pas à se faire entendre, au moins pendant quelque temps. Je n’ai pas besoin d’ajouter que les expérimentateurs doivent éviter non seulement le contact de leurs mains avec la table, mais même celui de toute autre partie de leur corps ou de leurs vêtements. Le contact de vêtements avec le meuble peut suffire à produire des raps qui n’ont rien de supranormal. Il faut donc veiller à ce que les robes des dames soient écartées avec soin des pieds de la table. En prenant les précautions nécessaires, les raps retentissent dans des conditions très convaincantes.

Avec certains médiums, l’énergie libérée est assez grande pour agir à distance ; j’ai eu l’occasion d’entendre des raps résonner sur une table qui était à près de deux mètres du médium. Nous avions fait une très courte séance et nous avions quitté la table. J’étais étendu dans un fauteuil, le médium, debout, causait avec moi, quand une série de coups fut frappée sur la table que nous venions d’abandonner. Il faisait grand jour, on était en plein été, vers cinq heures du soir. Les coups étaient forts et durèrent plusieurs minutes.

J’ai eu un grand nombre de fois l’occasion d’observer des faits du même genre. Il m’est advenu, en voyage, de rencontrer un intéressant médium. Il ne m’a pas donné la liberté de le nommer, mais je puis dire que c’est un homme honorable, instruit, occupant une situation officielle. J’ai obtenu avec lui — il ne soupçonnait pas cette faculté latente avant d’avoir expérimenté avec moi — des raps retentissants dans des salles de restaurant et dans des buffets de chemin de fer. Il suffirait d’avoir observé les raps produits dans ces conditions pour être convaincu de leur authenticité. Le bruit insolite de ces raps attirait l’attention des personnes présentes et nous gênait beaucoup. Le résultat dépassait notre attente : il est à remarquer que plus nous étions confus du bruit fait par nos raps, plus ceux-ci se multipliaient. On eût dit qu’un être taquin les produisait et s’amusait de notre embarras.

J’ai également obtenu de très beaux raps frappés sur le plancher, dans des musées, devant des tableaux de maîtres. Les plus communs sont ceux frappés, avec contact, sur la table ou sur le plancher ; puis ceux qui sont frappés à distance sur des meubles.

Plus rarement, je les ai entendus sur des étoffes, soit sur les assistants ou le médium, soit sur des meubles ; j’en ai entendu sur des feuilles de papier posées sur la table à expériences, sur des livres, sur des murailles, sur des tambourins, sur de menus objets en bois, notamment sur une planchette qui servait à l’écriture automatique. J’en ai observé de fort curieux avec un médium écrivain. Quand elle avait de l’écriture automatique, les raps se produisaient avec une extrême rapidité au bout du crayon. Celui-ci ne frappait pas la table ; j’ai à diverses reprises et avec beaucoup de soin mis la main sur le bout du crayon opposé à la pointe sans que celle-ci quittât un seul instant le papier appuyé sur la table : les raps retentissaient sur le bois, non sur le papier. Dans ces cas, bien entendu, le médium tenait le crayon.

Les raps se produisent même quand je mets le doigt sur l’extrémité supérieure du crayon et que j’en presse la pointe contre le papier. On sent vibrer le crayon, mais il ne se déplace pas. Comme ces raps sont très sonores, j’ai calculé qu’il fallait donner un coup assez fort pour les reproduire artificiellement : le mouvement nécessaire exige un soulèvement de la pointe de 2 à 5 millimètres, suivant l’intensité des raps. Or la pointe ne paraît pas se déplacer. De plus, quand l’écriture est courante, ces raps se succèdent avec une grande rapidité et l’examen de l’écriture ne manifeste aucun temps d’arrêt : le texte est continu, aucune marque de coups n’y est perceptible, aucun épaississement des traits ne se laisse apercevoir. Ces conditions d’observation me paraissent exclure la possibilité d’une fraude.

J’ai observé ces coups frappés, sans cause connue, jusqu’à trois mètres de distance du médium.

Ils se manifestent comme l’expression d’une activité et d’une volonté distinctes de celles des observateurs. Telle est l’apparence du phénomène. Il en résulte un fait curieux, c’est que non seulement les raps se révèlent comme les produits d’une action intelligente, mais encore qu’ils consentent généralement à frapper autant de fois qu’on le demande et à reproduire des rythmes déterminés, par exemple certains airs. De même ils imitent les coups frappés par les expérimentateurs, sur la demande de ceux-ci.

Souvent, les différents raps se répondent les uns aux autres, et c’est là une des plus jolies expériences auxquelles on puisse assister que d’entendre ces coups clairs, étouffés, secs ou doux, retentir simultanément sur la table, le plancher, le bois et l’étoffe des meubles.

J’ai eu la bonne fortune de pouvoir étudier de près ces raps curieux, et je crois être arrivé à quelques conclusions. La première, et la plus certaine, est leur étroite connexité avec les mouvements musculaires des assistants. Je pourrais résumer ainsi mes observations sur ce point.


1° Tout mouvement musculaire, même faible, est généralement suivi d’un rap ;

2° L’intensité des raps ne m’a pas paru proportionnelle au mouvement fait ;

3° L’intensité des raps ne m’a pas paru varier proportionnellement à leur éloignement du médium.


Voici les faits sur lesquels s’appuient mes conclusions :

1. J’ai très fréquemment observé que lorsque l’on avait des raps faibles ou espacés, un excellent moyen pour les produire était de faire la chaîne sur la table, les mains appuyées sur celle-ci, les observateurs mettant leurs doigts en contact léger. L’un, d’eux, sans rompre la chaîne, — ce qu’il fait en tenant dans la même main la main droite de son voisin de gauche et la main gauche de son voisin de droite, — promène circulairement la main devenue libre au-dessus de la table, au niveau du cercle formé par les doigts étendus des observateurs. Après avoir fait ce mouvement, toujours dans le même sens, quatre ou cinq fois, c’est-à-dire après avoir tracé ainsi quatre ou cinq cercles au-dessus de la table, l’expérimentateur ramène sa main vers le centre à une hauteur variable et fait un mouvement d’abaissement de la main vers la table ; puis il arrête brusquement ce mouvement à quinze ou vingt centimètres du plateau. À l’arrêt brusque de la main correspond un rap. Il est exceptionnel que ce procédé ne donne pas un rap dès qu’il y a dans le cercle un médium capable, même faiblement, d’en produire.

On peut faire la même expérience sans toucher la table, en formant autour d’elle une sorte de chaîne fermée. L’un des assistants opère alors comme dans le cas précédent.

Je n’ai pas besoin de rappeler qu’avec certains médiums, il s’en produit sans qu’aucun mouvement soit exécuté : presque tous peuvent en obtenir ainsi avec l’immobilité et la patience ; mais on dirait que l’exécution d’un mouvement agit comme cause déterminante. L’énergie accumulée recevrait une sorte de stimulus.

Lévitations. — Un jour, nous avons improvisé une expérience dans l’après-midi, et je me souviens d’avoir observé, dans ces conditions, une lévitation bien intéressante. Il était cinq heures du soir environ, en tout cas il faisait grand jour, dans le salon de l’Agnélas. Nous nous plaçâmes debout autour de la table ; Eusapia prit la main de l’un de nous ; l’appuya sur l’angle de la table à sa droite ; le meuble se souleva jusqu’à la hauteur de notre front, c’est-à-dire que le plateau de la table s’éleva jusqu’à 1 m. 50 au moins au-dessus du sol.

De semblables expériences sont très convaincantes, car il est impossible qu’Eusapia ait pu, dans les conditions ou nous nous trouvions, soulever la table par un procédé normal. Il suffit de songer qu’elle touchait seulement l’angle de la table pour comprendre la lourdeur du poids qu’elle aurait eu à soulever si elle avait fait un effort musculaire. Elle n’avait aucune prise suffisante d’ailleurs. Elle ne pouvait évidemment, étant données les conditions de l’expérience, employer un des procédés de fraude signalés par ses critiques, courroies ou crochets quelconques. Le phénomène n’est pas contestable.

Le souffle paraît avoir une très grande action : les choses paraissent se passer comme si les assistants dégageaient, en soufflant, une force d’énergie motrice comparable à celle qu’ils dégagent en remuant rapidement les membres. Il y a là une particularité curieuse et difficilement explicable.

Une analyse plus complète des faits permet de penser que la mise en liberté de l’énergie employée dépend de la contraction des muscles et non du mouvement exécuté. Le fait qui révèle cette particularité est facile à observer. Quand on forme la chaîne autour de la table, on peut déterminer un mouvement sans contact en se serrant mutuellement les mains avec une certaine force, ou en appuyant fortement les pieds sur le sol ; le premier de ces deux moyens est de beaucoup le meilleur. Les membres n’ont exécuté qu’un mouvement insignifiant, et l’on peut dire que la contraction musculaire est à peu près le seul phénomène physiologiste observable ; il suffit cependant.

Ces constatations tendent toutes à démontrer que l’agent qui détermine les mouvements sans contact a quelque connexion avec notre organisme, et probablement avec notre système nerveux.

Conditions des expériences. — Il ne faut jamais perdre de vue l’importance relative des conditions morales et intellectuelles du groupe lorsqu’on expérimente. C’est là un des faits les plus difficiles à saisir et à comprendre. Mais dès que la force est abondante, la simple manifestation de la volonté peut quelquefois déterminer le mouvement. Par exemple, sur le désir exprimé par les assistants, la table se dirigera dans le sens demandé. Les choses se passent comme si cette force était maniée par une Intelligence distincte de celle des expérimentateurs. Je me hâte de dire que cela ne me paraît être qu’une apparence, et qu’il me semble avoir observé certaines ressemblances entre ces personnifications et les personnalités secondes somnambuliques.

Il y a dans ce lien apparent, entre la volonté indirecte des assistants et les phénomènes, un problème dont la solution m’échappe complètement encore. Je pressens que ce lien n’a rien de surnaturel, je me rends compte que l’hypothèse spirite l’explique mal et n’y est pas adéquate ; mais je ne puis formuler aucune explication.

L’observation attentive des rapports existant entre le phénomène et la volonté des assistants permet d’ailleurs d’autres constatations ; c’est d’abord l’effet mauvais que produit le désaccord entre les expérimentateurs. Il arrive quelquefois que l’un d’eux exprime le désir d’obtenir un phénomène déterminé ; si le fait tarde à se réaliser, le même expérimentateur, ou un autre, demandera un phénomène différent ; quelquefois plusieurs des assistants demandent plusieurs choses contradictoires en même temps. La confusion qui règne dans la collectivité se manifeste dans les phénomènes qui deviennent eux-mêmes confus et vagues70.

Cependant les choses ne se passent pas absolument comme si les phénomènes étaient dirigés par une volonté qui ne serait que l’ombre ou le reflet de celle des assistants. Il arrive souvent qu’ils manifestent une grande indépendance et se refusent nettement de déférer aux désirs exprimés.

Formes de fantômes. — À Bordeaux, en 1897, la pièce où nous tenions nos séances était éclairée par une très large fenêtre. Les contrevents, à claire-voie, en étaient fermés ; mais quand le gaz était allumé dans une dépendance de la cuisine en retour d’équerre sur le jardin, une lumière faible pénétrait dans la pièce et éclairait les vitres de la fenêtre. Celle-ci constituait de la sorte un fond clair sur lequel, pour une moitié des expérimentateurs, certaines formes noires ont été aperçues.

Nous avons tous vu ces formes, ou plutôt cette forme, car c’est toujours la même qui s’est montrée : un profil allongé, barbu, avec un nez fortement busqué. Cette apparence disait être la tête de John, qui est la personnification habituelle avec Eusapia71. C’est un phénomène très extraordinaire. La première idée qui se présente à l’esprit est celle d’une hallucination collective. Mais le soin avec lequel nous observions ce curieux phénomène — et il me paraît inutile d’ajouter le calme avec lequel nous expérimentions — rend bien invraisemblable cette hypothèse.

Celle d’une fraude est encore moins admissible. La tête que nous apercevions était de grandeur naturelle et atteignait une quarantaine de centimètres du front à l’extrémité de la barbe. On ne s’explique pas comment Eusapia aurait pu cacher dans ses poches ou sous ses vêtements un carton quelconque découpé. On ne s’explique pas davantage comment elle aurait pu extraire à notre insu cette découpure, la monter sur un bâton ou sur un fil de fer, et la faire manœuvrer. Eusapia n’était pas endormie — elle voyait quelquefois elle-même le profil qui se montrait et manifestait sa satisfaction d’assister, éveillée et consciente, aux phénomènes qu’elle produisait. La faible clarté que répandait la fenêtre éclairée, était suffisante pour que l’on aperçut ses mains tenues avec soin par les contrôleurs de droite et de gauche. Il lui eût été impossible de faire manœuvrer ces objets. En effet, le profil observé paraissait se former au sommet du cabinet, à une hauteur de 1 m. 25 environ au-dessus de la tête d’Eusapia, il descendait assez lentement et venait se placer au-dessus et en avant d’elle ; puis, après quelques secondes, il disparaissait pour reparaître quelque temps ensuite dans les mêmes conditions. Nous nous sommes toujours assurés avec soin de l’immobilité relative des mains et des bras du médium, et l’étrange phénomène que je relate est l’un des plus certains, que j’aie jamais constatés, tant l’hypothèse de la fraude était incompatible avec les conditions dans lesquelles nous observions.

J’ai la persuasion que ces faits entreront un jour, bientôt peut-être, dans la discipline scientifique. Ils y entreront malgré tous les obstacles que l’entêtement et la crainte du ridicule accumulent sur la route.

L’intolérance de certains hommes est égalée par celle de certains dogmes. Le catholicisme, par exemple, considère les phénomènes psychiques comme l’œuvre du démon. Est-il utile de combattre à l’heure actuelle une pareille théorie ? Je ne le pense pas.

Mais cette question est étrangère aux faits psychiques eux-mêmes. Ceux-ci n’ont, autant que mon expérience me permet d’en juger, rien que de naturel. Le diable n’y montre point ses griffes ; si les tables proclament qu’elles sont Satan lui-même, il n’y aura pas à les croire ; mis en demeure de prouver sa puissance, ce Satan grandiloquent sera un triste thaumaturge. Le préjugé religieux qui proscrit ces expériences comme surnaturelles est aussi peu justifié que le préjugé scientifique qui n’y voit que fraude et tromperie. Ici encore, le vieil adage d’Aristote trouve son application : la justice est dans une opinion intermédiaire.

Ces expériences du Dr Maxwell concordent, comme on le voit, avec toutes les précédentes. Les résultats constatés se confirment tous les uns par les autres.

À propos des médiums à effets physiques, je voudrais encore signaler ici celui qui a été examiné tout spécialement à Paris, en 1902, par un groupe composé en grande partie d’anciens élèves de l’École polytechnique, qui eut une douzaine de séances, en juillet et août. Ce groupe était composé de MM. A. de Rochas, Taton, Lemerle, Baclé, de Fontenay et Dariex. Le médium était Auguste Politi, de Rome. Il était âgé de quarante-sept ans.

Plusieurs lévitations de table extrêmement remarquables ont été constatées et photographiées. Je reproduis ici (Pl. X.) l’une de ces photographies, prise par M. de Fontenay, et que je dois à son obligeance. C’est, assurément, l’une des plus frappantes. Toutes les mains, faisant la chaîne, se tiennent avec soin écartées de la table. Il me semble que ne pas reconnaître sa valeur documentaire serait se refuser à l’évidence même. Elle a été prise instantanément, dans un coup de lumière au magnésium, et les yeux du médium avaient été recouverts d’une bande de toile pour lui éviter toute secousse nerveuse.


Pl. X. — Lévitation très élevée d’une Table.
(Photographie instantanée).

Le même médium a été étudié à Rome en février 1904, par un groupe composé du professeur Milési, de l’université de Rome, de M. Joseph Squanquarillo, de M. et Mme Franklin Simmons, américains de passage à Rome, et de M. et Mme Cartoni. Ils déclarent qu’ils ont entendu sur le piano, vertical, assez éloigné des assistants, des gammes fort bien jouées, quoique aucun des assistants ne sût jouer du piano, tandis que la sœur du professeur Milési, évoquée, était une très bonne pianiste.

Un deuxième phénomène musical se produisit : une mandoline, placée sur le couvercle du piano, se mit à jouer seule, tout en se balançant dans l’air, jusqu’à ce qu’elle vint tomber, sans cesser de jouer, entre les mains des expérimentateurs formant la chaîne.

Plus tard, par intervalles, le piano se souleva à son tour, en retombant avec bruit. Il faut remarquer que pour soulever ce piano, même d’un seul de ses côtés, deux hommes suffisent à peine. Après la séance, on constata que le meuble avait été déplacé d’un demi-mètre.

Voici, du reste, le résumé des phénomènes observés avec ce médium :

Dans chaque séance, on obtint des coups très forts, frappés dans la table autour de laquelle se tenaient les expérimentateurs et le médium formant la chaîne, pendant que la lampe à lumière rouge était sur la table même. « Si l’on voulait reproduire des coups aussi secs et puissants, dit M. C. Caccia, rapporteur des séances, on devrait frapper de toutes ses forces sur la table avec un corps solide, alors que ceux qui se produisaient avec Politi semblaient sortir de l’intérieur de la table, comme des éclats. »

La table s’agitait à son tour ; le rideau blanc du cabinet qui se trouvait derrière le médium, à 50 centimètres de distance, se gonflait et se balançait en tous sens, comme si un vent violent eût soufflé de l’intérieur ; on entendait se mouvoir, en glissant sur le sol, une chaise qui y avait été placée avant le commencement de la séance et qui fut ensuite jetée violemment à terre ; au cours de la cinquième séance, elle sortit même du cabinet, en présence de tout le monde, et elle s’arrêta près du médium.

Ces phénomènes se produisirent à la lumière rouge d’une lampe de photographe. À l’obscurité complète, au cours de la troisième séance, il se passa un phénomène extraordinaire, d’autant plus qu’on avait pris des mesures spéciales pour empêcher toute tentative de fraude. Le médium était contrôlé par deux assistants qui, fort défiants, s’étaient placés à sa droite et à sa gauche, et lui tenaient les mains et les pieds.

À un certain moment, le médium ordonna d’enlever les mains de la table et de ne pas en empêcher les mouvements ; surtout de ne pas rompre la chaîne. On entend aussitôt un grand tapage dans le cabinet. Le médium demande que l’on fasse la lumière, et à la grande stupéfaction de tous, on constate que la table, qui était de forme rectangulaire et ne pesait pas moins de 18 kilos, se trouvait renversée sur le sol du cabinet. Les contrôleurs déclarèrent que le médium était resté immobile. Il est à remarquer :


1° Que la table dut se lever assez haut pour dépasser les têtes des assistants ;

2° Qu’elle dut passer au-dessus du groupe formant la chaîne ;

3° Que, comme l’ouverture du cabinet ne mesurait que 92 centimètres, et la table, de son côté le plus étroit, 75 centimètres, il ne restait que 17 centimètres libres pour passer par cette ouverture ;

4° Que la table dut entrer par son côté le plus étroit, ensuite tourner dans le sens longitudinal, qui est de la longueur d’un mètre, se renverser et se placer sur le parquet ; que toute cette manœuvre si difficile a été exécutée en quelques secondes, dans l’obscurité la plus complète et sans qu’aucun des assistants ait été même légèrement touché72.


On obtint aussi des phénomènes lumineux ; les lumières apparaissaient et disparaissaient en l’air ; quelques-unes dessinaient une courbe. Elles n’avaient aucune irradiation. Dans la cinquième séance, tout le monde put constater l’apparition de deux croix lumineuses de dix centimètres de hauteur environ.

Dans la dernière séance, le tambour de basque à grelots, qui avait été frotté de phosphore, tournoya de tous côtés dans la chambre, de telle façon qu’on pouvait suivre tous ses mouvements.

Pendant presque toutes les séances, on constata aussi des attouchements mystérieux, ceux, entre autres, produits par une main énorme et velue.

Dans les première, quatrième et cinquième séances on eut des « matérialisations ». Le prof. Italo Palmarini crut reconnaître sa fille morte depuis trois ans. Il se sentit embrasser ; tout le monde entendit le bruit du baiser.

La même manifestation eut lieu à la cinquième séance ; le professeur Palmarini crut encore reconnaître la personnalité de sa fille.

On visitait le médium au début de chaque séance, et on le plaçait ensuite dans une sorte de gros sac, confectionné tout exprès, et que l’on fermait au cou, aux mains et aux pieds.

Un autre médium, le russe Sambor, a été l’objet de nombreuses expérimentations pendant six ans à Saint-Pétersbourg (1897-1902). Il est intéressant de résumer encore ici le Rapport publié à cet égard par M. Petrovo-Solovovo73.

Dans les premières séances, on signala l’agitation violente d’un grand paravent placé derrière le médium, dont les pieds et les mains étaient soigneusement tenus ; une table remua seule dans une chambre voisine ; dans un cône de métal posé sur une table, enfermant un bout de papier et un crayon, et cloué ensuite, on trouva, en le déclouant, une phrase écrite sur le papier, par une écriture en miroir (écriture qu’il faut lire dans un miroir ou par transparence) et un ruban ; on a essayé d’autres passages de la matière à travers la matière, dont aucun n’a réussi ; mais ensuite les procès-verbaux relatent les expériences suivantes :


Au mois de février 1901, une séance de Sambor eut lieu chez moi, dans mon cabinet de travail, aux fenêtres duquel j’avais suspendu des rideaux de calicot noir, de sorte que la chambre était plongée dans une obscurité complète. Le médium occupa une place dans la chaîne. Les voisins du médium étaient M. J. Lomatzsch à sa droite, moi-même à sa gauche. La mains et les pieds de Sambor étaient tenus tout le temps d’une manière satisfaisante.

Les phénomènes commencèrent à se développer bientôt. Je n’ai pas l’intention de m’attarder à les décrire, mais je désire relater un cas remarquable de passage de la matière à travers la matière.

M. Lomatzsch, contrôleur de droite, déclare qu’on arrache de dessous lui la chaise sur laquelle il est assis. C’est en redoublant d’attention que nous continuons à contrôler le médium. La chaise de M. Lomatzsch est bientôt enlevée définitivement, de sorte qu’il est obligé de se tenir debout. Quelque temps après, il déclare qu’on essaie de lui suspendre la chaise sur la main avec laquelle il tient Sambor. Puis la chaise disparaît subitement du bras de M. Lomatzsch, et au même moment je sens une légère pression sur mon bras gauche (sur celui de mes bras qui était uni non au médium, mais à mon voisin de gauche, M. A. Weber) ; après quoi je sens que quelque chose de lourd est suspendu à mon bras. Lorsque la bougie eut été allumée, nous vîmes tous que mon bras gauche avait été passé à travers le dossier de la chaise ; de cette façon, la chaise était suspendue précisément sur celui de mes bras qui était uni non à Sambor, mais à mon voisin de gauche. Je n’avais pas lâché les mains de mes voisins.

Une observation pareille se passe de commentaires, ajoute ici le rapporteur, M. Petrovo Solovovo. Le fait est tout simplement incompréhensible.

Voici maintenant quelques autres phénomènes observés (mai 1902) :

1° Une pomme de cèdre, une vieille monnaie en cuivre qui se trouva être une monnaie persane de 1723, et un portrait photographique d’amateur d’une jeune femme en deuil, inconnue de tous les assistants, furent trouvés, venant on ne sait d’où ni de quelle façon, sur la table autour de laquelle on était assis ;

2° Divers objets, qui étaient dans la chambre, furent transportés sur la table par la force mystérieuse : un thermomètre suspendu au mur, derrière le piano, à une distance d’à peu près deux ou trois archines (1m52 à 2m13) du médium ; une grande lanterne placée sur le piano et se trouvant à un archine ou un archine et demi (de 0m71 à 1m6) derrière le médium ; plusieurs tas de cahiers de notes qui se trouvaient sur ce même piano ; un portrait encadré ; la bobèche, la bougie et les différentes parties d’un chandelier appartenant au piano.

3° À plusieurs reprises, une sonnette en bronze placée sur la table fut soulevée dans l’air par la force mystérieuse et tinta bruyamment. À la demande des assistants, elle fut une fois transportée sur le piano (contre lequel elle frappa avec bruit) et, de là, de nouveau sur la table.

4° On avait placé derrière le médium des chaises inoccupées. Une d’elles fut, à plusieurs reprises, soulevée et placée avec bruit sur la table, au milieu des assistants, et sans accrocher aucun d’eux. Sur la table, cette chaise remua, tomba et se releva à plusieurs reprises ;

5° Une de ces mêmes chaises se trouva suspendue par le dossier sur les mains jointes du médium et de M. de Poggenpohl. Avant le commencement de la partie de la séance durant laquelle ce phénomène eut lieu, un ruban de toile, passé à travers les manches du médium, avait été, à plusieurs reprises, fortement enroulé autour du poignet de M. de Poggenpohl ;

6° À La demande des assistants, la force mystérieuse arrêta, à plusieurs reprises, le jeu de la boîte à musique placée sur la table autour de laquelle on était assis ; après quoi la boîte joua de nouveau ;

7° Une feuille de papier et un crayon, placés sur la table, furent jetés sur le parquet, et tout le monde entendit distinctement le crayon courir sur le papier en pressant fortement dessus, mettre avec bruit un point à la fin de ce qui avait été écrit ; après quoi, le crayon a été reposé sur la table ;

8° Cinq des expérimentateurs déclarèrent avoir été touchés par une main inconnue.

9° À deux reprises, la force mystérieuse tira des sons du piano. La première fois, cela eut lieu alors que le couvercle du clavier était ouvert. La seconde fois, les sons se firent entendre après que ce couvercle eut été fermé à clé, la clé restant sur la table au milieu de nous. D’abord, la force mystérieuse commença par jouer une mélodie sur les notes hautes et prit deux ou trois fois des trilles ; ensuite, des accords sur les notes basses se firent entendre simultanément avec cette mélodie et, alors que le piano jouait, la boite à musique placée sur la table se mit à jouer aussi, le tout pendant plusieurs minutes ;

10° Durant tous les phénomènes qui ont été décrits, le médium paraissait plongé dans une transe profonde et restait à peu près immobile ; les phénomènes n’étaient accompagnés d’aucun « remue-ménage ». Ses mains et ses pieds étaient tout le temps contrôlés par ses voisins. MM. de Poggenpohl et Loris-Melikow virent, à plusieurs reprises, quelque chose de long, de noir et de mince se détacher de lui pendant les phénomènes et se tendre vers les objets.


J’ajouterai, en terminant, que ce médium était accusé de cupidité et d’intempérance. Ces séances ont été les dernières (il est mort quelques mois après). Mais, en vérité, je ne puis me défendre d’un attendrissement en pensant au défunt Sambor. Lui, ce Petit-Russien, ancien employé des télégraphes, dégrossi par les six ou sept hivers qu’il avait passés à Saint-Pétersbourg, se peut-il que la nature aveugle l’eût choisi pour être l’intermédiaire entre notre monde et le douteux Au-Delà ? ou, tout au moins, un autre monde d’êtres dont la nature précise, n’en déplaise aux spirites, serait pour moi une énigme, si j’y croyais absolument.

C’est sur cette parole de doute, — le doute n’est-il pas, hélas, le résultat le plus certain des expériences médiumniques ? — que je terminerai ce Rapport.

À toute cette série si variée d’observations et d’expériences, nous pourrions en ajouter beaucoup d’autres encore. Eu 1905, MM. Charles Richet et Gabriel Delanne en ont fait de retentissantes à Alger ; mais il n’est pas impossible que la fraude s’y soit glissée, malgré toutes les précautions prises par les expérimentateurs. (Les photographies du fantôme Bien-Boa ont un aspect artificiel). En 1906, le médium américain Miller a donné à Paris plusieurs séances dans lesquelles il semble bien que de véritables apparitions se soient manifestées. Je n’en puis rien affirmer personnellement, n’y ayant pas assisté. Deux expérimentateurs, entre autres, très compétents, ont étudié ce médium : MM. G. Delanne et G. Méry. Le premier conclut (Revue scientifique et morale du spiritisme) que les apparitions vues représentent ce qu’elles disent être, c’est-à-dire des êtres décédés ; le second, au contraire, déclare dans L’Echo du Merveilleux, que « jusqu’à plus ample information, il faut se résigner à ne pas comprendre ».

Nous ne discuterons pas ici les « apparitions » ni les « matérialisations ». On peut se demander si le fluide qui sûrement se dégage du médium, ne peut produire une sorte de condensation pouvant donner, au témoin le plus intéressé à la manifestation, l’illusion d’une identité chimérique ne durant d’ailleurs, en général, que quelques secondes. Mélange ou combinaison de fluides ? Mais il n’y a pas encore d’hypothèses à faire.


Mon enquête sur l’observation des phénomènes inexpliqués

Un certain nombre de mes lecteurs se souviennent peut-être de l’enquête générale que j’ai faite dans le cours de l’année 1899 sur l’observation des phénomènes inexpliqués de télépathie, de manifestations de mourants, de rêves prémonitoires, etc., enquête publiée en partie dans mon ouvrage L’Inconnu et les problèmes psychiques. J’ai reçu 4.280 réponses, composées de 2.456 NON et de 1.824 OUI. Sur ces dernières, il y a 1.758 lettres plus ou moins détaillées, dont un grand nombre étaient insuffisantes comme documents à discuter. Mais j’ai pu en réserver 786 importantes qui ont été classées, transcrites quant aux faits essentiels, et résumées dans l’ouvrage dont je viens de parler. Ce qui frappe dans toutes ces relations, c’est la loyauté, la conscience, la franchise, la délicatesse des narrateurs, qui tiennent à cœur de ne dire que ce qu’ils savent et comme ils le savent, sans rien ajouter ni retrancher. Chacun est là le serviteur de la vérité.

Ces 786 lettres transcrites, classées et numérotées, contiennent 1.130 faits différents.

Les observations exposées dans ces lettres ont présenté à mon examen plusieurs sortes de sujets, que l’on peut classer comme il suit :


MANIFESTATIONS ET APPARITIONS DE MOURANTS.

MANIFESTATIONS DE VIVANTS NON MALADES.

MANIFESTATIONS ET APPARITIONS DE MORTS.

VUE DE FAITS SE PASSANT AU LOIN.

RÊVES PRÉMONITOIRES. PRÉVISION DE LAVENIR.

RÊVES APPRENANT DES MORTS.

RENCONTRES PRESSENTIES.

PRESSENTIMENTS RÉALISÉS.

DOUBLES DE VIVANTS.

COMMUNICATIONS DE PENSÉES À DISTANCE.

IMPRESSIONS RESSENTIES PAR DES ANIMAUX.

APPELS ENTENDUS À DE GRANDES DISTANCES.

MOUVEMENTS DOBJETS SANS CAUSE APPARENTE.

PORTES FERMÉES AU VERROU, SOUVRANT SEULES.

MAISONS HANTÉES.

EXPÉRIENCES DE SPIRITISME.


Depuis cette époque, j’ai reçu de nouveaux documents. Ce casier de ma bibliothèque manuscrite s’élève aujourd’hui à plus d’un millier de lettres, contenant environ 1.500 observations qui, scrupuleusement examinées, paraissent sincères et authentiques. Les douteuses ont été éliminées. Ces récits proviennent, en général, de personnes étonnées, soucieuses de recevoir, s’il est possible, une explication de ces faits si étranges, souvent fort impressionnants. Tous les récits qu’il m’a été possible de vérifier ont été trouvés exacts quant au fond, parfois modifiés ensuite, dans la forme, par une mémoire plus ou moins confuse.

Dans L’Inconnu, j’ai publié une partie de ces relations. Mais j’ai exclu de cet ouvrage74 les phénomènes éloignés du plan principal, qui était la démonstration de facultés de l’âme inconnues.

J’ai exclu, dis-je, les « mouvements d’objets sans cause apparente », les « portes fermées au verrou et s’ouvrant seules », les « maisons hantées », les « expériences de spiritisme », c’est-à-dire précisément les faits étudiés dans cet ouvrage-ci, où j’espérais pouvoir les publier. Mais la place me manque. Dans mon désir d’offrir aux lecteurs la documentation la plus complète possible, pour fixer leur opinion définitive, j’ai été débordé, et ne puis maintenant ajouter encore ici ces observations, moins importantes, d’ailleurs, que les précédentes, et faisant souvent double emploi avec elles.

Il est cependant particulièrement intéressant d’en signaler quelques-unes.

Tout d’abord, voici une communication d’une certaine valeur intrinsèque, qui m’a été remise par mon ami regretté VICTORIN JONCIÈRES, le compositeur de musique bien connu, auteur de Dimitri ; inspecteur général du ministère des Beaux-Arts. Il s’agit d’une observation faite par lui-même, à son complet ébahissement.

J’étais en tournée d’inspection des écoles de musique de province, dans une ville que je ne puis nommer pour les raisons que je vous ai dites. Je sortais de la succursale de notre Conservatoire, après avoir examiné la classe de piano, lorsque je fus accosté par une dame qui me demanda ce que je pensais de sa fille, et si je jugeais qu’elle devait prendre la carrière artistique.

Après une conversation assez longue, dans laquelle je promis d’aller entendre la jeune artiste, je me trouvai engagé à me rendre le soir même (car je partais le lendemain) chez un de leurs amis, haut fonctionnaire de l’Etat, et à assister à une séance de spiritisme.

Le maître de la maison me reçut avec une extrême cordialité, me rappelant la promesse que j’avais faite de garder le secret sur son nom et sur celui de la ville qu’il habite. Il me présenta sa nièce, le médium, auquel il attribue les phénomènes qui ont lieu dans sa maison. C’est, en effet, depuis que cette jeune fille, après la mort de sa mère, est venue habiter chez lui, qu’ils ont commencé.

C’était, au début, des bruits insolites dans les murs ; dans les planchers ; des meubles qui se déplaçaient sans qu’on y touchât ; des gazouillements d’oiseaux. M. X. crut d’abord à quelque farce organisée, soit par un des siens, soit par un de ses commis. Il ne découvrit, cependant, malgré la surveillance la plus active, aucune supercherie, et il finit par acquérir la conviction que les phénomènes étaient produits par des agents invisibles, avec lesquels il crut communiquer. Bientôt il obtint des coups frappés, de l’écriture directe, des apports de fleurs, etc., etc.

Il me conduisit, après ce récit, dans une grande salle aux murs nus, dans laquelle se trouvaient réunies plusieurs personnes, parmi lesquelles sa femme et un professeur de physique du lycée ; en tout, une dizaine d’assistants. Au milieu de la pièce se trouvait une énorme table en chêne, sur laquelle étaient placés du papier, un crayon, un petit harmonica, une sonnette et une lampe allumée.

— L’esprit m’a annoncé tantôt qu’il viendrait à dix heures, me dit-il ; nous avons une bonne heure devant nous. Je vais la mettre à profit pour vous lire les procès-verbaux de nos séances depuis un an.

Il déposa sur la table sa montre, qui marquait neuf heures moins cinq, et la recouvrit d’un mouchoir.

Pendant une heure, il se mit à lire les histoires les plus invraisemblables. J’avais hâte, cependant, de voir quelque chose.

Tout à coup, un bruyant craquement se fit dans la table. M. X. enleva le mouchoir qui recouvrait la montre : elle indiquait exactement dix heures.

— Esprit, es-tu là ? Fit-il.

Personne ne touchait la table autour de laquelle, sur sa recommandation, nous formions la chaîne, nous tenant par la main.

Un coup violent retentit.

La jeune nièce appuya ses deux petits doigts contre le rebord de la table et nous pria de l’imiter. Et cette table, d’un poids énorme, s’éleva bien au-dessus de nos têtes, de telle sorte que nous fûmes obligés de nous lever pour la suivre dans son ascension. Elle se balança quelques instants dans l’espace et descendit lentement vers le sol où elle se posa sans bruit.

Alors, M. X. alla chercher un grand dessin de vitrail. Il le plaça sur la table et mit à côté un verre d’eau, une boîte à couleurs et un pinceau. Puis il éteignit la lampe. Il la ralluma au bout de deux ou trois minutes : le dessin, encore humide, était colorié en deux tons, en jaune et en bleu, sans qu’aucun coup de pinceau eût dépassé les lignes tracées.

En admettant que quelqu’un de l’assistance eût voulu jouer le rôle de l’esprit, comment, dans l’obscurité, aurait-il pu manier le pinceau sans sortir des limites du dessin ? J’ajouterai que la porte était hermétiquement fermée, et que pendant le très court espace de temps qu’avait duré l’opération, je n’entendis que le bruit de l’eau agitée dans le verre.

Des coups furent alors frappés dans la table, correspondant à des lettres de l’alphabet. L’esprit annonçait qu’il allait produire un phénomène spécial pour me convaincre personnellement.

Sur son ordre, la lampe fut éteinte de nouveau. L’harmonica fit alors entendre un petit motif guilleret, à six-huit. À peine la dernière note avait-elle cessé de résonner, que M. X... ralluma la lampe. Sur une feuille de papier à musique qui avait été mise près de l’harmonica, le thème était écrit au crayon, très correctement. Il n’eût pas été possible à l’un des assistants de le noter dans la nuit absolue sur les portées du papier.

Éparses sur la table, gisaient treize marguerites fraîchement coupées.

— Tiens, dit M. X..., ce sont des marguerites du pot de fleurs qui est au bout du couloir.

Comme je l’ai dit tout à l’heure, la porte de la salle où nous étions réunis était restée close, et personne n’avait bougé. Nous allâmes dans le couloir et nous pûmes vérifier, en voyant les tiges dégarnies de leurs fleurs, que celles-ci provenaient de la place indiquée.

À peine étions-nous rentrés dans la pièce que la sonnette, qui était sur la table, s’éleva en tintant jusqu’au plafond, d’où elle retomba brusquement dès qu’elle l’eut touché.


*
*  *

Le lendemain, avant mon départ, j’allai rendre visite à M. X....

Il me reçut dans sa salle à manger. Par la fenêtre grande ouverte, un beau soleil de juin inondait la pièce de sa brillante clarté.

Tandis que nous causions à bâtons rompus, une musique militaire retentit an loin. « S’il y a un esprit ici, dis-je en riant, il devrait bien accompagner la musique. » Aussitôt des coups rythmes, suivant exactement la cadence du pas redoublé, se firent entendre dans la table. Les crépitements s’évanouirent peu à peu, sur un decrescendo très habilement observé, à mesure que se perdaient les derniers éclats des cuivres.

« Un bon roulement pour finir ! » dis-je, quand ils eurent complètement cessé. Et un roulement serré répondit à ma demande, tellement violent que la table tremblait sur ses pieds. Je mis la main dessus, et je sentis très nettement les trépidations du bois frappé par une force invisible.

Je demandai à visiter la table. On la renversa devant moi, et je me livrai à l’examen le plus attentif du meuble et du plancher. Je ne découvris rien. D’ailleurs, M. X... ne pouvait vraiment prévoir que pendant ma visite une musique militaire passerait, et que je demanderais à la table de l’accompagner en imitant le tambour.

Depuis, je suis retourné dans cette ville et j’ai assisté à d’autres séances également fort curieuses. Je serais enchanté, comme je vous l’ai dit, mon cher maître et ami, de vous y conduire un jour. Mais ce « haut fonctionnaire » tient absolument à rester inconnu.

Ces observations remarquables de mon ami Joncières ont évidemment leur valeur, et sont à leur place ici, à la suite de toutes les précédentes.

En voici d’autres, dues à un observateur sceptique et attentif, M. CASTEX-DÉGRANGE, sous-directeur de l’École nationale des Beaux-Arts de Lyon, dont la véracité et la sincérité ne peuvent pas, non plus, faire l’ombre d’un soupçon. J’ai reçu de son obligeance un grand nombre de lettres intéressantes, et je lui demanderai la permission d’en extraire les passages les plus importants.

La suivante est datée du 18 avril 1899.

Pour la seconde fois, je vous affirme, sur l’honneur, que je ne vous dirai rien qui ne soit strictement vrai, et la plupart du temps facile à contrôler.

Malgré le métier que je professe, je ne suis pas le moins du monde doué d’imagination. J’ai beaucoup vécu dans la compagnie des médecins, gens peu crédules, par état, et soit par suite de mes dispositions naturelles, soit à cause des principes que je puisais en cette société, j’ai toujours été très sceptique.

C’est même une des causes qui m’ont fait abandonner mes expériences. J’obtenais des choses stupéfiantes, et pourtant il m’était impossible d’arriver à croire à moi-même. J’étais bien convaincu que je ne cherchais pas à me tromper moi-même ou à tromper les autres, et, ne pouvant me rendre à l’évidence, je cherchais toujours une raison en dehors. Cela me faisait souffrir. J’ai cessé.

Je termine ici ce préambule et vais vous développer la marche de mes observations.


*
*  *

Je connaissais une réunion de gens s’occupant de spiritisme et de tables tournantes, j’en avais fait un peu ma tête de turc, ne leur ménageant jamais une bonne farce de rapin quand j’en trouvais l’occasion.

Il me semblait, que ces braves gens, très convaincus, d’ailleurs, étaient tous un peu... maboules ! (Soyons fin de siècle !)

J’arrive un jour chez eux. Le salon était éclairé par deux larges fenêtres. Je commence par les plaisanter comme d’habitude. Ils me répondent en m’invitant à me mêler à eux.

— Mais, répliquai-je, si je me mets à votre table, elle ne tournera plus, parce que, moi, je ne la pousserai pas !

— Venez tout de même !

Ma foi ! pour rire, j’essaie.

À peine avais-je les mains sur la table, qu’elle se précipite sur moi.

Je dis à la personne en face de moi :

— Ne poussez donc pas si fort !

— Mais, monsieur, je n’ai pas poussé !

Je remets le guéridon en place.

Cela recommence !

Une fois, deux fois, trois fois.

Je m’impatiente et dis :

— Ce que vous faites là n’est pas adroit. Si vous voulez me convaincre, ne poussez pas.

Alors la personne me répond :

— On ne pousse pas, seulement vous avez probablement tant de fluide que la table se porte vers vous, peut-être la feriez-vous marcher seul !

— Oh ! si je la faisais marcher seul, ce serait différent !

— Essayez.

Tout le monde se retire. Je reste seul en tête-à-tête avec le meuble.

Je le prends, le soulève, l’examine bien. Pas de truc !

Je fais passer tout le monde derrière moi. Je faisais face aux fenêtres et j’avais l’œil ouvert, je vous assure !

J’étends les bras le plus loin possible, pour bien voir, ne posant que le bout des doigts sur la table.

Au bout de deux minutes à peine, elle se met à se balancer. J’avoue que j’étais bien un peu sot, mais ne voulant pas me rendre :

— Oui, elle bouge peut-être, dis-je ; il est possible qu’un fluide ignoré agisse sur elle, mais, en tout cas, elle ne vient pas à moi, et tout à l’heure on la poussait.

— Non, me dit un assistant, on ne la poussait pas, seulement quoique très chargé de fluide, il faudrait pour la reproduction du phénomène l’aide d’une autre personne ; seul vous n’êtes pas suffisant.

Voulez-vous permettre qu’une personne mette une main sur la votre, sans toucher la table ?

— Oui.

On pose une main et j’observe.

Aussitôt, la table se met en mouvement et vient se presser contre moi.

Les personnes présentes se récrièrent et prétendirent avoir mis la main sur un médium. J’étais peu flatté du titre, que je considérais comme synonyme de fou.

— Vous devriez chercher à écrire, me dit quelqu’un.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Voici. Prenez du papier, une plume, laissez votre bras inerte, et demandez qu’on vous fasse écrire.

J’essaie.

Au bout de cinq minutes, je sens mon bras comme enveloppé d’une couverture de laine, puis, malgré moi, ma main se met à tracer d’abord des barres, puis des o, des a, des lettres de toutes sortes, comme le ferait un écolier apprenant à écrire, puis, tout à coup, le mot fameux qu’on attribue à Cambronne à Waterloo ! !

Je vous assure, cher maître, que je n’ai nullement l’habitude de me servir de ce vocable, et qu’il n’y avait pas là d’auto-suggestion. J’étais absolument STUPÉFAIT.

Je continuai chez moi ces expériences.


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*  *

1° Un jour que j’étais assis à mon bureau, je sens mon bras pris. Je laisse aller ma main. On écrit :

« Ton ami Aroud va venir te voir. — Il est en ce moment à tel bureau d’omnibus de banlieue : il demande le prix des places et l’heure des départs. »

(Ce M. Aroud est chef de bureau à la police. Préfecture du Rhône.)

En effet, une demi-heure après, Aroud arrive. Je lui conte le fait.

— Heureusement pour vous que vous vivez au dix-neuvième siècle, me dit-il. Il y a quelque cent ans, vous n’eussiez pas échappé au bûcher.


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2° Une autre fois, encore à mon bureau, le phénomène s’annonce.

« Ton ami Dolard va venir te voir. »

Une heure après, il arrive en effet. Je lui raconte comment je l’attendais. Fort incrédule de sa nature, ce fait le rend pourtant rêveur. Je le vois revenir le lendemain.

— Pouvez-vous, me dit-il, obtenir une réponse à une question que je vous poserai ?

— Ne me la posez pas, lui répondis-je, pensez-la. Nous allons essayer.

J’ouvre ici une parenthèse pour vous dire que je connaissais depuis trente ans Dolard, qui avait été mon camarade aux Beaux-Arts. Je savais qu’il avait perdu un frère aîné, qu’il avait été marié et avait eu successivement la douleur de perdre tous les siens. C’était tout ce que je savais de sa famille.

Je prends la plume et l’on écrit :

« Ta sœur SOPHIE vient de terminer sa peine. »

Or, Dolard avait demandé mentalement ce qu’était devenu l’esprit d’une sœur qu’il avait perdue il y avait quarante-deux ans, qui se nommait Sophie, et dont je n’avais jamais entendu parler.


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3° J’avais pour directeur à l’École de Lyon un ancien architecte de la ville de Paris, M. Hédin.

M. Hédin n’avait qu’une fille, qui était mariée depuis peu à un autre architecte, M. Forget, à Paris.

Cette jeune femme devint enceinte.

Un jour, où j’étais bien éloigné de penser à elle, le même phénomène se manifeste. On écrit :

« Mme Forget va mourir. »

Mme Forget n’était nullement malade, en dehors de sa grossesse.

Le lendemain matin, M. Hédin me dit que sa fille était aux douleurs. Et, le même soir, il m’apprit que sa femme venait de partir à Paris auprès d’elle.

Le lendemain de ce jour, je reçois l’ordre de prendre le service. Mme Hédin avait télégraphié à son mari d’accourir. Sa fille était atteinte de la fièvre puerpérale. Le père n’a trouvé, en arrivant, qu’un cadavre !


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4° J’avais un cousin du nom de Poncet (mort depuis), ancien pharmacien à Beaune.

Je ne connaissais nullement son appartement.

Un jour, il vint à Lyon voir notre tante commune (celle qui eut la vision dont je vous ai entretenu. — L’Inconnu, p. 169).

Nous causions de ces choses extraordinaires. Il était incrédule.

— Essayez donc, me dit-il, de me faire retrouver une chose sans valeur aucune, mais à laquelle je tenais beaucoup, parce qu’elle avait appartenu à ma femme défunte. J’avais d’elle un petit paquet de dentelles qu’elle affectionnait, et je ne sais plus où il est.

On écrit : « Il est dans le tiroir du milieu du secrétaire de la chambre à coucher, derrière un paquet de cartes de visite. »

Mon cousin écrit à sa domestique restée à Beaune, sans lui dire de quoi il s’agissait :

« Envoyez par la poste un petit paquet, que vous trouverez à tel endroit, derrière un paquet de cartes de visite. »

Par retour du courrier, les dentelles arrivaient.

Notez, cher maître, que pendant les expériences, je n’étais nullement endormi, et que je causais comme d’habitude.


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5° Un de mes amis d’enfance, M. Laloge, actuellement marchand de cafés et de chocolats à Saint-Etienne, avait eu pour professeur, ainsi que moi, un excellent homme que nous aimions beaucoup et qui se nommait Thollon75.

M. Thollon, après avoir fait l’éducation des enfants du prince d’Oldenbourg, oncle de l’empereur actuel de Russie, était revenu en France et était entré à l’Observatoire de Nice.

Nous eûmes le chagrin de le perdre peu après.

Laloge possédait son portrait en photographie, mais l’avait égaré. Il vint me supplier d’essayer de le retrouver.

On écrit :

« La photographie est dans le tiroir d’en haut du secrétaire dans la chambre. »

Laloge avait deux pièces, l’une qu’il nommait salon, l’autre « la chambre ».

— On se trompe, dit-il. J’ai tout bousculé à l’endroit indiqué, et n’ai rien trouvé.

Le soir, ayant un objet à chercher dans ce tiroir, au milieu d’un paquet de papier à lettres, il aperçoit un petit coin noir qui dépassait. Il tire. C’était la photographie.


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6° Camille Bellon, 50, avenue de Noailles à Lyon, avait trois jeunes enfants dont il avait confié l’éducation à une jeune institutrice.

Cette personne se retira quand les enfants entrèrent au lycée, et quelque temps après épousa un charmant homme, dont j’ai malheureusement oublié le nom, mais que je puis facilement retrouver au besoin.

Cette jeune femme vint en voyage de noces visiter son ancien patron. Je fus invité à aller passer une journée avec eux au château de mon ami Bellon.

Au cours de cette visite, on parla des phénomènes spirites, et le nouveau marié, médecin vétérinaire très instruit, me plaisanta sur ma soi-disant médiumnité. J’en riais, comme de juste, et nous nous quittâmes les meilleurs amis du monde.

À quelques jours de là, je reçois une lettre de mon ami. Il en avait reçu lui-même une de cette jeune dame qui était désolée. Elle avait perdu son anneau de mariage, et en était au désespoir. Elle priait mon ami de me demander de le lui faire retrouver.

On écrit :

« L’anneau est tombé de son doigt pendant son sommeil. Il est sur un des taquets qui soutiennent le sommier de son lit. »

Je transmets la dépêche. Le mari passe la main entre le bois de lit et le sommier ; la femme en fait autant. On ne trouve rien.

À quelques jours de là, ayant décidé de changer la disposition de leur logis, ils transportent leur lit dans une autre pièce. Naturellement, on enlève le sommier pour le passer dans l’autre chambre. L’anneau était sur un des taquets. On ne l’avait pas trouvé quand on l’avait cherché, parce qu’il avait glissé sous le sommier qui n’adhérait pas au taquet en cet endroit.


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7° Un de mes amis, Boucaut, 15, quai de la Guillotière à Lyon, avait égaré une lettre dont il avait grand besoin. Il me prie de demander où elle était.

On répond :

« Qu’il se souvienne qu’il a un four dans son jardin. »

Je me mets à rire à cette réponse, en lui disant que c’était une plaisanterie n’ayant aucun rapport avec sa demande. Comme il insistait pour la connaître, je la lui lis.

— Mais si ! me dit-il, cela répond très bien. Mon fermier avait fait cuire son pain. J’avais des tas de papiers, dont je voulais me défaire, que je voulais brûler. Ma lettre a dû brûler dans le tas que j’ai incinéré.


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8° Un soir, dans une réunion, composée d’une vingtaine de personnes, une dame vêtue de noir accueillit mon entrée par un petit ricanement.

Après les présentations d’usage, cette dame m’adresse la parole :

— Monsieur, vous serait-il possible de demander à vos esprits de répondre à une question que je vais vous poser ?

— D’abord, madame, je n’ai pas d’esprits à ma disposition, mais j’en manquerais totalement, d’esprit, si je vous répondais affirmativement. Vous ne me supposez pas assez inintelligent pour ne pas trouver une réponse quelconque et, par conséquent, si mes Esprits, comme vous dites si bien, nous répondaient par hasard, vous ne seriez pas convaincue, et vous auriez raison. Écrivez votre demande. Mettez-la sous enveloppe, là, sur la table, et nous allons essayer. Vous voyez que je ne suis pas en état de somnambulisme, et vous devez penser qu’il m’est de toute impossibilité de connaître le contenu de ce que vous allez y renfermer.

Ainsi fut fait.

Au bout de cinq minutes, j’étais, je vous assure, bien embarrassé ! J’avais écrit une réponse, mais telle que je n’osais la communiquer. La voici d’ailleurs :

— Vous êtes en très mauvaise voie, et, si vous persistez, vous serez vertement punie. Le mariage est chose sainte, et l’on ne doit pas voir en lui une question d’argent.

Après quelques précautions oratoires, je me décide à lui lire cette réponse. Cette dame devient rouge pourpre et allonge la main pour s’emparer de l’enveloppe.

— Pardon, madame, répliquai-je en mettant ma main dessus : vous avez commencé par vous moquer de moi. Vous avez désiré une réponse ; il est de toute justice, puisque nous faisons une expérience, que nous connaissions la demande faite.

Et je déchire le pli. Voici ce qu’il contenait :

— Le mariage que je cherche à faire aboutir entre M. X. et Mlle Z. aura-t-il lieu, et, dans ce cas, me donnera-t-on ce que l’on m’a promis ?

Cette dame ne se tint pourtant pas pour battue.

Elle pose une seconde question dans les mêmes conditions.

Réponse :

« F...-moi la paix ! Quand je vivais, tu m’abandonnais. À présent, laisse-moi tranquille ».

Sur ce, cette dame se lève et disparaît.

Je vous ai dit qu’elle était en deuil. Sa demande était celle-ci :

— Qu’est devenue l’âme de mon père ?

Son père avait été malade pendant six mois. Durant sa maladie, me dirent les personnes présentes qui étaient stupéfiées du résultat, elle n’avait pas été lui rendre une seule visite.


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9° Un jour, je venais de perdre un de mes bons camarades. J’étais accoudé à mon bureau, et je songeais à ce que pouvait bien être l’au-delà ; si tout le travail accompli était irrémédiablement perdu pour celui qui l’avait fait et, si l’au-delà existait, quelle pouvait bien être la vie qu’on y menait. Tout à coup, le phénomène bien connu de moi se produit. Naturellement, je laisse aller ma main, et voici ce que je lis :

— Vous désirez savoir quelles sont nos occupations ?... Nous organisons la matière, nous améliorons les esprits, et surtout nous adorons le Créateur de vos âmes et des nôtres.

ARAGO.


Dans toutes les communications que j’ai obtenues, toutes les fois que venait sous ma plume un mot représentant l’idée de l’Être suprême, comme Dieu, le Tout-Puissant, etc., l’écriture doublait de volume, pour reprendre aussitôt après dans la même dimension que précédemment76.


Il me serait facile de vous présenter des exemples, plus nombreux encore, des phénomènes bizarres qui me sont arrivés, mais ceux-ci me paraissent déjà assez remarquables. Je m’estimerai heureux si cette relation véridique peut vous aider dans vos importantes recherches.

La lettre que l’on vient de lire renferme une série de faits de si haut intérêt que je n’ai pas tardé à entrer en correspondance suivie avec l’auteur. Et d’abord, je crus devoir l’interroger sur les conclusions qu’il avait pu tirer lui-même de son expérience personnelle. Voici un extrait de ses réponses.

1er mai 1899.

Vous me demandez, mon cher maître : 1° si j’ai conclu avec certitude à l’existence d’un ou de plusieurs esprits ?

— Je suis absolument de bonne foi. Je m’examine moi-même comme le ferait un chirurgien auprès d’un malade. Je suis tellement de bonne foi que j’ai longtemps cherché (sans parvenir à le trouver) un homme de l’art qui consentît à étudier sur moi le phénomène pendant qu’il se produit ; à constater l’état du pouls, la chaleur de la peau, etc., etc., en un mot le côté physique apparent. Donc, à mon avis, il n’y a pas auto-suggestion, et la preuve, c’est que j’ignorais absolument les choses que j’écrivais mécaniquement, tellement mécaniquement que lorsque, par hasard, mon attention était détournée, soit par une lecture, soit par une conversation, et que j’oubliais de regarder où en était ma main, quand j’arrivais au bord du papier, l’écriture continuait à rebours et AUSSI RAPIDE, de telle sorte qu’il me fallait retourner le papier pour lire en transparence ce qui y était écrit.

Donc, s’il n’y a pas auto-suggestion ni état somnambulique (j’étais absolument éveillé et pas le moins du monde hypnotisé), il y a des « forces » externes agissant sur nos sens, « forces intelligentes ».

C’est là mon opinion absolue.

Maintenant, ces forces sont-elles des « esprits » ? Appartiennent-elles à des êtres, nos semblables ?...

Il est évident que cette hypothèse expliquerait beaucoup de choses, tout en en laissant pas mal d’obscures.

Comme j’ai constaté à diverses reprises un état mental des plus inférieurs chez ces « êtres », j’en ai conclu qu’il n’est pas absolument nécessaire que ce soient des « hommes ».

Il y a, dit-on, des étoiles que la photographie seule peut révéler, et qui, possédant une couleur inappréciable pour notre œil, nous restent invisibles. D’autre part, on passe au travers d’un gaz sans éprouver de résistance. Qui nous dit qu’il n’y a pas autour de nous des êtres invisibles ?

Et, voyez l’instinct de l’enfant, de la femme, des êtres faibles en général. Ils craignent l’obscurité, l’isolement leur fait peur. Ce sentiment est instinctif, irraisonné. N’est-ce pas une intuition de la présence de ces personnages invisibles et contre lesquels on est désarmé ?

C’est là une pure hypothèse de ma part, mais enfin elle me semble soutenable.

Quant à leur nombre, je les crois légion.


2° Vous me demandez si j’ai pu établir leur identité ?

Ils signent de n’importe quel nom, choisissant de préférence des noms illustres auxquels ils font parfois dire les plus grosses stupidités.

De plus, l’écriture cesse souvent brusquement, comme si un courant électrique venait à être interrompu, et cela sans raison appréciable. Puis elle change ; puis des choses sensées se terminent par des absurdités, etc., etc.

Comment nous y reconnaître ?

C’est dépité de ces résultats incohérents que j’avais depuis longtemps abandonné ces exercices quand vos recherches si attachantes sont venues réveiller le vieil homme.

Si le dédoublement inconscient de l’individu, son extériorisation peut, à la rigueur, s’admettre parfois, il y a des cas, ce me semble, où cette explication devient impossible.

Je m’explique. Si, pour les faits qui me sont arrivés personnellement et dont je vous affirme sur l’honneur l’authenticité, il en est quelques-uns ou cette extériorisation ait été possible, il en est d’autres où elle me semble impossible.

Oui, à la rigueur, j’ai pu, sans m’en douter, m’extérioriser ou plutôt être, à mon insu, influencé par mon ami Dolard quand, lui présent, il me demandait mentalement ce qu’était devenue l’âme d’une sœur défunte dont j’ignorais le nom et jusqu’à l’existence ; oui, le même fait peut, à la rigueur, expliquer les réponses faites à la dame qui m’interrogeait au sujet d’un mariage et de son père, quoiqu’il faille alors supposer qu’elle me dictait les mots que j’écrivais ; oui, mon ami Boucaud qui cherchait des lettres pouvait, au moment où il me les demandait, penser à ce four dont j’ignorais même l’existence ; oui, tout cela est à la rigueur possible, quoiqu’il faille déjà une forte dose de bonne volonté pour l’admettre.

Oui, encore. — et toujours avec beaucoup de bonne volonté, — une table peut être sous la domination inconsciente d’un musicien présent et dicter une phrase musicale ; mais, il est déjà difficile d’admettre le même phénomène à l’égard de Victor Hugo, dont vous venez de faire connaître au public les curieuses séances. Comment, voilà ce grand poète qui, sollicité par la table de poser en vers une ou plusieurs questions, et, ne se sentant pas de taille, malgré son génie, d’improviser quelque chose de passable, demande un répit pour préparer ses questions, et les remet au lendemain, et vous voudriez que, ce lendemain, une partie de lui-même fonctionne à son insu et fabrique illico, sans aucune préparation, des vers au moins aussi beaux que ceux qu’il a mis un jour entier à créer ! Des vers d’une logique impitoyable et plus profonds que les siens !... Hum !... hum !...

Enfin, admettons encore cela. Vous voyez, cher maître, que j’y mets toute la bonne volonté possible, et que j’ai le plus profond respect pour les méthodes scientifiques ; mais pouvez-vous expliquer par l’extériorisation le fait de retrouver un objet perdu, alors qu’on ignore même la façon dont est organisé l’appartement où il a été perdu ; de savoir deux jours à l’avance la mort d’une personne à laquelle on ne songeait nullement ? Une coïncidence, me direz-vous, possible ! Mais du moins bien étrange.

Et ces dictées à rebours ! et celles où il faut sauter une lettre sur deux !


Non, je crois qu’il ne faut pas se donner tant de peine et se mettre la cervelle à l’envers, car il me semble que c’est chercher un peu midi à quatorze heures. Il faut un effort de tous les diables pour expliquer ce phénomène d’extériorisation se passant à l’insu de son propriétaire. Je ne vois pas bien une partie de mon être prenant la poudre d’escampette et réintégrant le domicile sans que je m’en doute.

Ah ! quant à ce qui est de la production de cette extériorisation d’une façon que je puis nommer volontaire ; quand une personne qui se sent mourir pense violemment à ceux qu’elle aime et dont elle déplore l’absence, oui, il se peut que sa volonté suggestionnant même à son insu la personne absente, les phénomènes de télépathie se produisent, mais dans les phénomènes dont nous parlons, cela me semble plus que douteux.

Je trouve bien plus simple l’explication par la présence et l’action d’un être indépendant, Esprit, Larve ou Élémental.

En somme, que cherchons-nous tous ? La preuve de la survivance de l’individualité après la mort ; TO BE OR NOT TO BE !... Tout est là !... car je vous avoue franchement que si je dois être reversé au grand Tout, j’aime autant être absolument détruit. C’est de la faiblesse, peut-être, mais que voulez-vous, c’est surtout à mon individualité que je tiens ; non pas que j’en fasse grand cas, mais c’est instinctif, et je crois qu’au fond chacun est de cet avis. C’est donc là le but qui passionne, et qui a tant passionné à toutes les époques.

Une des preuves les plus sérieuses que j’aie eu l’occasion de rencontrer de la survivance de l’individu serait, selon moi, la vision qu’a eue ma tante plusieurs jours après la mort d’une amie qui, pour lui donner une preuve de la réalité de son apparition, l’a suggestionnée de la voir dans le costume dont on l’avait revêtue dans son cercueil, costume que ma tante ne connaissait pas.

C’est un des bons et rares arguments que j’aie trouvés en faveur de la survie de l’âme.

Avec cette survie, bien des choses s’expliquent — surtout l’apparente et épouvantable injustice qui se montre partout.

À ces importantes observations de M. Castex Dégrange je voudrais adjoindre celles d’un ingénieur distingué, qui s’est également longuement consacré à l’analyse et à la synthèse de ces phénomènes, M. L. GOUPIL. Il en est d’inédites que je dois à l’obligeance de ce savant. Il en est d’imprimées dans une curieuse brochure (Pour et Contre, Tours, 1893). Mais j’abuse de l’attention des lecteurs, même les plus curieux et les plus avides de savoir. Cependant, je signalerai au moins les conclusions tirées par M. Goupil de ses propres expériences. Les voici, extraites de l’ouvrage dont je viens de parler :

Les séances de tables parlantes sont fort insignifiantes comme science acquise de par les esprits, mais elles ne manquent pas d’intérêt au point de vue de l’analyse des faits et de la science à constituer sur les causes et les lois qui régissent ces phénomènes.

Je crois pouvoir en conclure que les deux théories (réflexe et spirite) sont représentées dans les faits. Il me semble impossible de soutenir qu’il n’intervient pas un facteur intelligent étranger. Quelle est cette intelligence ? Je croirais fort aventuré d’exprimer un avis ferme sur ce point, en présence du disparate de toutes ces communications.

Il est indéniable aussi que les intellects des opérateurs entrent pour une grosse part dans les phénomènes, et qu’ils semblent agir seuls dans bien des cas.

On serait peut-être assez proche de la vérité en définissant le phénomène comme suit :

« Fonctions extérieures du principe animique des opérateurs et surtout du médium, et gouverné par leurs intellects, mais associé parfois avec un intellect inconnu et relativement indépendant de l’homme. »

Des expérimentateurs ont soutenu que jamais les communications obtenues des soi-disant esprits, par l’intermédiaire des médiums, ne dépassaient, en facultés, la personne la plus développée de l’assistance.

Cette assertion se justifie généralement, mais elle n’a rien d’absolu.

Je signalerai, sur ce point, des séances qui ont eu lieu chez moi. Le médium était Mme G... dont je connais l’existence depuis vingt-sept ans, jour par jour, et par suite, le caractère, les mœurs, le tempérament et l’instruction.

Les communications qui ont été obtenues par l’écriture médiumnique ont duré quinze mois.

Mme G... sentait comme une sorte d’audition mentale plutôt qu’auriculaire, psychique plutôt que physique, qui lui dictait bouts de phrases par bouts de phrases ce qu’elle avait à écrire, et cette impression était accompagnée d’une forte envie d’écrire... assimilable à une envie de femme grosse.

Si ce médium portait son attention sur le sens de ces écrits pendant la rédaction, l’influence cessait, et tout rentrait dans les conditions de sa rédaction ordinaire. C’était l’état d’un clerc qui, insouciant, écrirait machinalement sous la dictée du maître. Il en résultait que les écrits, faits au maximum de vitesse d’écriture du sujet, et généralement sans délai après les questions et sans arrêt, étaient d’une enfilée, sans ponctuation ni alinéas, et pleins de fautes d’orthographe résultant de ce que le médium n’était au courant du sens de ses écrits que quand elle s’était relue, du moins pour les communications un peu longues.

Le fond des écrits semble très souvent tiré de nos idées, de nos discours, de nos lectures ou de nos pensées ; mais il y a des exceptions nettement marquées.

Pendant que Mme G... écrivait, je vaquais à d’autres occupations, calculs, musique etc., ou je me promenais par la chambre ; mais je ne prenais connaissance des réponses que quand elle cessait d’écrire.

Rien ne distinguait l’état physique et physiologique du médium, pendant ses écrits, de son état ordinaire. Mme G... pouvait s’interrompre à son gré pour vaquer à d’autres occupations ou répondre sur des choses étrangères à la séance.

Or, jamais elle ne s’est trouvée à court de réplique.

Il n’y a aucune analogie entre ces écrits et les aptitudes de Mme G..., par la promptitude de la répartie, l’ampleur des vues et de la philosophie.

En 1890, j’achetai le livre de Flammarion Uranie, que Mme G... n’a lu qu’en 1891 ; j’y trouvai des doctrines absolument semblables à celles que j’avais déduites de mes expériences et de nos communications. Quelqu’un qui comparerait ces écrits médiumniques aux ouvrages philosophiques de l’astronome français serait porté à croire que Mme G... les avait lus antérieurement.

Les phénomènes psychiques donnent en des lieux éloignés des assertions identiques, par des médiums qui ne se sont jamais connus ; ce qui tendrait à démontrer qu’à travers maintes déclarations contradictoires, du moins en apparence, il y a une certaine unité d’action de la puissance occulte intelligente.

En 1890, également, j’ai lu l’ouvrage du docteur Antoine Cros, le Problème, où j’ai trouvé aussi des concordances étonnantes entre les idées de cet auteur et celles de notre inspirateur inconnu, entre autres : que l’homme se crée lui-même ses paradis et devient ce à quoi il a aspiré.

On doit toujours aller au plus simple dans l’explication des faits, sans vouloir chercher de l’occulte et des esprits partout, mais aussi sans vouloir, quand même, repousser l’intervention d’agents inconnus et nier les faits quand ils ne peuvent s’expliquer.

Il est assez curieux de remarquer que si l’on compare les dictées données par les tables et les autres phénomènes dits de médiumnité aux observations faites dans les états de somnambulisme hypnotique ou naturel, on trouve les mêmes phases d’incohérence, d’hésitation, d’erreur, de lucidité et de surexcitation des facultés.

D’autre part, la surexcitation des facultés n’explique pas les cas de citation de faits inconnus ou de prédictions ; dans maints faits de télépathie ou autres, toute explication éliminant l’intervention d’intelligences étrangères devient boiteuse. Mais il est encore impossible de formuler une théorie. Il existe une lacune à combler par des découvertes nouvelles77.

À ces conclusions j’ajouterai deux courts extraits d’une lettre que m’écrivait l’auteur le 13 avril 1899, et d’une autre du 1er juin de la même année.

I. — Répondant à la requête que vous adressez à vos lecteurs, je dirai que je n’ai jamais observé de cas télépathiques, mais que j’ai expérimenté longtemps les phénomènes dits spirites, desquels je fus simple analyste. Je ne conclus pas quant aux théories explicatives. Toutefois, je considère comme probable l’existence de puissances intelligentes autres que l’homme et intervenant en certaines circonstances. Mon opinion est fondée sur un grand nombre de faits curieux et personnels. À mon avis, il n’y a pas la réunion de simples coïncidences, mais circonstances voulues, prévues et amenées par un x intelligent.

II. — De l’ensemble de tout ce que j’ai vu, il y a à la fois réflexe des expérimentateurs et une personnalité indépendante. Cette hypothèse me parait la vraie, en faisant toutefois cette réserve que l’esprit n’est pas un être fini, limité de forme, comme le serait un homme invisible, allant, venant, faisant des commissions pour les humains. J’entrevois un système plus vaste, plus grandiose.

Prenez un volume quelconque de l’océan,
vous avez de l’eau.
Prenez un volume quelconque de l’atmosphère,
vous avez de l’air.
Prenez un volume quelconque de l’espace,
vous avez de l’esprit.

C’est ainsi que je l’interprète.

Voilà pourquoi l’Esprit est toujours présent, prêt à répondre s’il trouve en un lieu une excitation qui le provoque et un organisme qui lui permette de se manifester.

Avouons que le problème est complexe, et que toutes les hypothèses sont utiles à comparer78.

Parmi les nombreux documents étalés en ce moment sur mon bureau, je ne puis en insérer ici qu’un petit nombre, quoiqu’ils aient tous leur intérêt particulier. La richesse du sujet nous déborde. Voici pourtant une pièce de l’enquête dont je parlais plus haut, que je regretterais de laisser en dehors du cadre actuel.

L’ancienne gouvernante d’Alfred de Musset, Madame Martelet, née Adèle Colin, qui vit encore à Paris, et qui vient d’assister (en 1906) à l’inauguration de la statue du poète (quoique la mort du charmant écrivain date de l’an 1857), a raconté l’histoire suivante, qui peut être adjointe ici à celle des mouvements sans contact.

Un fait inexplicable dont ma sœur, Mme Charlot, et moi fûmes témoins, nous impressionna vivement. C’était au moment de la dernière maladie de M. de Musset ; jamais je n’oublierai l’émotion que nous eûmes ce soir-là, et j’ai encore les moindres incidents de cette étrange aventure présents à la mémoire. Mon maître, qui n’avait point reposé du tout la nuit précédente, s’était, sur la fin du jour, assoupi dans un large fauteuil. Ma sœur et moi étions entrées sur la pointe des pieds dans la chambre, pour ne point troubler ce repos si précieux, et nous nous assîmes en silence dans un coin, où nous étions dissimulées par les rideaux du lit.

Le malade ne pouvait nous apercevoir, mais nous le voyions très bien, et je contemplais avec peine ce visage de souffrance que je savais n’avoir plus longtemps à regarder. Maintenant encore, quand je veux me rappeler les traits de mon maître, je les vois tels qu’ils m’apparurent ce soir-là. Les yeux fermés, sa belle tête penchée sur le fauteuil, et ses longues mains, maigres, pâles, d’une pâleur déjà de mort, croisées sur ses genoux et crispées. Nous restions immobiles et silencieuses, et la chambre, éclairée seulement par une faible lampe, semblait entourée d’ombres et répandait cette tristesse particulière des chambres de mourants.

Tout à coup, nous entendîmes un grand soupir : monsieur venait de se réveiller, et je vis ses regards se porter sur le cordon de sonnette qui se trouvait auprès de la cheminée, à quelques pas du fauteuil. Il voulait évidemment sonner, et je ne sais quel sentiment me retint clouée à ma place. Toutefois, je ne bougeai pas, et mon maître, ayant horreur de la solitude et la croyant autour de lui dans la chambre, se leva, allongea le bras dans l’intention bien évidente d’appeler quelqu’un ; mais, fatigué déjà par cet effort, il retomba dans le fauteuil sans avoir avancé d’un pas. C’est à ce moment que nous eûmes une surprise qui nous épouvanta. La sonnette — que le malade n’avait pas atteinte — répondit, et, instinctivement, au même moment, ma sœur et moi nous nous saisîmes la main, nous interrogeant anxieusement.

— As-tu entendu ?... As-tu vu ?... Il n’a pas bougé de son fauteuil !

À ce moment, la bonne entra, demanda innocemment : — Monsieur a sonné !

Cette aventure nous jeta dans un trouble extraordinaire, et si je n’avais eu ma sœur avec moi, j’aurais cru à une hallucination ; mais toutes deux nous vîmes, et nous fûmes trois à entendre. Il y a bien des années que tout cela est passé, mais j’ai encore dans l’oreille l’impression sinistre de ce coup de sonnette tintant dans le silence de la chambre.

Cette relation ne parait pas, non plus, dépourvue de valeur. Il y a, sans contredit, plusieurs manières de l’expliquer. La première est celle qui vient à l’esprit de tout le monde. Le Français, né malin, dit Boileau, n’y va pas par quatre chemins, et s’écrie tout simplement, dans son langage toujours imagé et affranchi de distinction littéraire : « Quelle bonne blague ! » Et c’est tout. Quelques-uns peuvent réfléchir un instant de plus et ne pas admettre nécessairement une invention pure de la narratrice, penser qu’elle a cru, ainsi que sa sœur, que Musset n’a pas touché le cordon de la sonnette, tandis qu’en réalité, il l’a touché du bout des doigts. Mais ces dames peuvent répondre que la distance entre la main du poète et l’objet était trop grande, que l’objet était inaccessible dans cette position, et que CEST PRÉCISÉMENT LE FAIT QUI LES A FRAPPÉES, et sans lequel il n’y aurait pas d’histoire du tout. On peut supposer aussi que la sonnette a sonné, sans que le cordon eût été agité, par un choc étranger. On peut supposer encore que, dans l’inquiétude de ces heures d’agonie, la femme de chambre soit venue sans avoir rien entendu, et que la coïncidence de son arrivée avec le geste de l’auteur de Rolla aura surpris les deux veilleuses, qui auront cru ensuite avoir entendu. Enfin, tout en le regardant comme inexplicable, on peut admettre le fait raconté. C’est ce qui me paraît le plus logique, d’autant plus que le doux poète a, plusieurs fois dans sa vie, donné d’autres témoignages de facultés de cet ordre.


Voici encore une observation de mouvements d’objets sans contact qui n’est pas sans valeur. Elle a été publiée par le docteur Coues dans les Annales des sciences psychiques de l’année 1893. Les considérations exposées méritent aussi d’être résumées ici. Les observateurs — M. et Mme ELLIOTT COUES — parlent d’après leur propre expérience.

C’est un principe de physique qu’un corps ne peut être mis en mouvement que par l’application d’une force mécanique suffisante pour vaincre son inertie, et la science orthodoxe soutient que l’idée d’une action à distance est une idée erronée.

Les auteurs de la présente étude avancent, au contraire, que des corps pesants peuvent être mus sans aucune espèce d’application directe de force mécanique, et que l’action à distance est un fait bien établi. Nous donnons des preuves de ces propositions par une série d’expériences entreprises dans ce but.

Ces expériences, nous les avons faites à de nombreuses reprises, pendant plus de deux ans, avec des résultats concluants non seulement pour nous-mêmes, mais pour beaucoup d’autres témoins.

Nous ne comprenons pas comment on a pu accepter dans le monde scientifique l’idée que l’expression : ACTION À DISTANCE, soit fausse, à moins que ceux qui y voient une erreur n’attachent à ces mots un sens particulier que nous ignorons.

Il est certain que le Soleil agit à distance sur la Terre et les autres mondes du système solaire. Il est certain qu’une pièce jetée en l’air retombe par suite de l’attraction de la pesanteur, et cela à n’importe quelle distance. La loi de la gravitation, autant que nous le savons, est universelle, et il n’est pas prouvé qu’il existe un milieu pondérable ou autrement sensible, servant à transmettre la force79.

Nous allons un peu plus loin même, et nous déclarons que, probablement, toute action de la matière est une action à distance, d’autant plus que, d’après ce que nous savons, il n’y a pas dans l’univers deux particules de matière en contact absolu, et, par conséquent, si elles agissent l’une sur l’autre, ce doit être à quelque distance, cette distance étant infiniment petite et tout à fait inappréciable à nos sens.

Nous soutenons donc que la loi du mouvement à distance est une loi universelle, et que sa négative est une sorte de paradoxe, un simple ergotage.

Les deux, auteurs de cette étude, ordinairement tous deux ensemble, quelquefois séparément, le plus souvent avec un ou plusieurs autres expérimentateurs, quelquefois avec quatre, cinq, six, sept ou huit, ont été témoins, à différentes reprises, en pleine lumière, de mouvements énergiques et même violents, d’une grande table que nul ne touchait, directement ou indirectement. Ces personnes étaient toutes de leurs amis, habitant comme eux la ville de Washington, et voulant toutes sincèrement se rendre compte de la réalité. Pas de médium professionnel.

La scène se passe dans un petit salon, dans notre maison, écrivent-ils. Au centre est une grande et lourde table en chêne marqueté, qui pèse environ 100 livres. Le dessus est ovale et mesure quatre pieds et demi sur trois pieds et demi. Elle a un seul support, au milieu, se divisant en trois pieds à roulettes. Au dessus est le lustre, dont plusieurs becs sont allumés et permettent aux dames de lire et de travailler auprès de la table. Le docteur Coues est dans son large fauteuil, dans un coin de cette grande pièce, loin de la table, lisant ou écrivant à la lumière de deux autres becs. Les dames veulent voir si la table « fera quelque chose », comme elles disent.

Le tapis est enlevé. Mme C... assise dans un fauteuil à bascule, bas, met ses mains sur la table. Mme A... assise également dans un fauteuil bas, en fait autant, en face d’elle, à l’autre extrémité du petit diamètre. Leurs mains sont tendues et posées sur le dessus de la table. Dans cette position, elles ne peuvent soulever la table de leur côté avec les mains : cela est de toute impossibilité. Elles ne peuvent pas, non plus, la pousser en appuyant pour la faire se soulever en face, à moins d’un effort musculaire facilement observable. Elles ne peuvent pas, non plus, soulever la table de leur côté avec leurs genoux, parce que ceux-ci sont à un pied au moins de distance du dessus et que, de plus, jamais leurs pieds ne quittent le parquet. Enfin, elles ne peuvent soulever la table au moyen des doigts de pieds passés sous un pied de la table, parce que la table est trop lourde.

Dans ces conditions, et sous la pleine lumière d’au moins quatre becs de gaz, la table, habituellement, commençait à craquer, à produire divers bruits étranges, différents de ceux qu’on pouvait obtenir en appuyant dessus. Ces bruits ont bientôt montré, si j’ose ainsi dire, quelque raison dans leur incohérence, et certains coups ou frappements définis, arrivaient à représenter « oui » et « non ». Suivant un code convenu de signaux, on a pu entreprendre une conversation avec un être inconnu. Alors la table a été généralement assez polie pour faire ce qu’on lui demandait. Un de ses côtés ou un autre se soulevait suivant notre désir : elle allait d’un côté ou de l’autre, comme nous le demandions. Les choses marchant ainsi, nous avons fait l’expérience suivante.

Les deux dames ont retiré leurs mains de la table, et éloigné leurs fauteuils, en y restant assises, à un pied ou deux. Le Dr Coues, de son fauteuil, voyait parfaitement au-dessus et au-dessous de la table. Chacun des pieds des dames était éloigné des pieds de la table d’une distance comprise entre 30 et 90 centimètres. Leurs têtes et leurs mains en étaient encore plus loin ; il n’y avait aucun contact, aucun voisinage de vêtement, même à un ou deux pieds. Dans ces conditions, la table soulève un de ses pieds, et le laisse retomber lourdement. Elle lève deux pieds à une hauteur qui va de trois à six pouces, et quand ils retombent, le coup est assez lourd pour faire trembler le parquet et résonner les globes de verre du lustre. En outre de ces mouvements forts, même violents, la table déploie ses facultés au moyen de frappements ou de balancements.

Ses « oui » ou ses « non » sont ordinairement raisonnables, coïncident quelquefois avec les idées de celui qui questionne, ou, au contraire, sont en opposition persistante avec elles ; quelquefois l’agent affirme être une certaine personne, et maintient cette individualité pendant toute une séance. Ou bien ce caractère s’en va, pour ainsi dire, ou du moins cesse de se manifester, et un autre être le remplace, avec des idées et des opinions différentes : alors les coups ou les mouvements diffèrent aussi. Enfin le meuble inanimé, et que l’on croyait inerte, prend toutes les apparences d’un être animé, doué d’une intelligence analogue à celle d’une personne ordinaire, et s’exprime avec autant de volonté et d’individualité que nous le faisons nous-mêmes. Et pourtant, pendant tout ce temps, aucune des trois personnes présentes ne touche la table. Si ce n’est pas là de la télékinésie, ou mouvement d’objets sans contact, absolument différent du mouvement mécanique ordinaire et normal, nous ne pouvons certainement plus nous fier à nos sens.

Ces observations de M. et Mme Elliott Coues sont tout aussi certaines que celles d’un tremblement de terre, d’un bolide, d’une combinaison chimique, d’une expérience de machine électrique. Les négateurs qui en sourient et n’admettent que la fraude sont des êtres dépourvus de logique.

Quant à l’explication à en donner, c’est une question différente de celle de la constatation pure et simple des faits.

Les auteurs de cette étude, ajoute le narrateur, refusent catégoriquement d’aborder la question de la source ou de l’origine de l’intelligence ainsi manifestée. C’est là une question tout autre, dont nous ne nous mêlons pas. Cette étude est publiée avec l’intention unique, ou du moins principale, d’établir le fait du mouvement sans contact.

Mais ayant constaté le fait bien nettement, et l’ayant établi par les preuves en notre possession, on pourrait peut-être s’attendre à ce que nous offrions quelque explication des choses extraordinaires que nous attestons. Nous répondrons respectueusement que nous sommes tous deux trop vieux et peut-être assez sages pour ne rien prétendre expliquer. Quand nous étions plus jeunes et que nous nous figurions tout savoir, nous pouvions tout expliquer, du moins à notre propre satisfaction. Maintenant que nous avons assez vécu, nous avons découvert que chaque explication d’une chose soulève au moins deux nouvelles interrogations, et nous ne nous sentons aucune envie de nous heurter à de nouvelles difficultés, se multipliant en proportion géométrique par rapport à l’étendue et l’exactitude de nos recherches. Nous nous en tenons à ce principe que rien n’est expliqué tant qu’il y a encore après une explication à chercher ; dans ces conditions, nous croyons mieux faire de reconnaître l’inexplicabilité de tout cela, avant plutôt qu’après de futiles théories.

Voilà qui est absolument raisonnable, quoi qu’on en puisse dire. Nous terminerons par là cette enquête complémentaire.

Tous ces faits d’observation mettent sous nos yeux bien des « impossibilités », bien des « incompréhensibilités ». Je pourrais en ajouter d’autres, comme comparaison, qui n’ont aucun rapport avec les précédents, mais sont tout aussi extraordinaires, comme, par exemple, celui de tremper les mains dans de la fonte en fusion, dont la température est de 1600°, et de n’en éprouver aucune sensation de brûlure, lorsqu’il semble, au contraire, que l’on devrait avoir la chair carbonisée jusqu’aux os.

Boutigny a expliqué l’innocuité par l’état sphéroïdal de la vapeur d’eau qui sort des mains et les isole, mais ce n’en est pas moins stupéfiant.


Et maintenant, après ces innombrables constatations de faits, et après toutes ces professions de foi, aurai-je moi-même le courage, la prétention, l’orgueil ou la naïveté de chercher l’explication tant désirée ?

Que nous la trouvions ou non, les faits n’en existent pas moins. Le but de ce livre était d’en convaincre les lecteurs attentifs, indépendants, et de bonne foi, ayant les yeux de l’esprit absolument sains et librement, entièrement ouverts.


Les hypothèses explicatives
Théories et doctrines
Conclusions de l’auteur

Il est, en général, de très bon ton de professer un scepticisme absolu à l’égard des phénomènes qui font l’objet du présent ouvrage. Pour les trois quarts des citoyens de notre planète, tous les bruits inexpliqués des maisons hantées, tous les déplacements sans contact de corps plus ou moins lourds, tous les mouvements de tables, de meubles, d’objets quelconques déterminés dans les expériences dites spirites, toutes les communications dictées par des coups frappés ou par l’écriture inconsciente, toutes les apparitions, partielles ou totales, de formes fantomatiques, sont des illusions, des hallucinations ou des farces. Nulle explication n’est à chercher. La seule opinion raisonnable est que tous les « médiums », professionnels ou non, sont des imposteurs, et les assistants des imbéciles.

Quelquefois, l’un de ces juges éminents consent, non à cesser de cligner de l’œil et de sourire, dans sa royale compétence, mais à daigner assister à une séance. Si, comme cela n’arrive que trop souvent, on n’obtient rien qui obéisse à la volonté, l’illustre observateur se retire, fermement convaincu que, dans sa pénétration hors ligne, il a découvert le truc et tout empêché par sa clairvoyante intuition. Il écrit aussitôt aux journaux, explique la fraude, et verse des larmes de crocodile humanitaire sur le triste spectacle de voir des hommes, intelligents en apparence, se laisser prendre à des fourberies découvertes par lui du premier coup.

Cette première, et simplice explication, que tout est fraude dans ces manifestations, a été si souvent exposée, discutée, et renversée dans le cours de cet ouvrage, que mes lecteurs la considèrent probablement, je l’espère, comme entièrement, absolument, et définitivement jugée et jetée hors cadre.

Toutefois, je ne vous engage pas à trop parler de ces choses à table ou dans un salon, si vous n’aimez pas voir les gens se gaudir de vous plus ou moins discrètement. Vous produiriez le même effet que ces originaux du temps de Ptolémée qui osaient parler du mouvement de la Terre, et qui excitaient une telle risée dans l’honorable société que les échos d’Athènes, d’Alexandrie et de Rome en résonnent encore. C’est comme lorsque Galilée parlait des taches du Soleil, Galvani de l’électricité, Jenner de la vaccine, Jouffroy et Fulton du bateau à vapeur, Chappe du télégraphe, Lebon de l’éclairage au gaz, Stéphenson des chemins de fer, Daguerre de la photographie, Boucher de Perthes de l’homme fossile, Mayer de la thermodynamique, Wheatstone du câble transatlantique, etc., etc, Si l’on pouvait réunir tous les sarcasmes lancés à la tête de ces originaux, on emplirait une belle corbeille de vieilles brioches.

N’en parlons donc pas trop, à moins que cela ne nous amuse, à notre tour, de poser quelques questions aux plus jolies poupées de la compagnie. ... L’une d’elles s’informait, devant moi, hier soir, de quoi s’occupait le nommé Lavoisier, et s’il était mort ; une autre pensait qu’Auguste Comte avait écrit des romances et demandait si l’on n’en connaissait pas une facile à chanter pour une voix de mezzo-soprano ; une autre s’étonnait que Louis XIV n’eût pas fait mettre l’une des deux gares de Versailles plus près du palais.

Du reste, un soir, à mon balcon, un membre de l’Institut qui voyait briller, en plein sud, Jupiter passant au méridien au-dessus de l’une des coupoles de l’Observatoire, me soutenait mordicus que cet astre était l’étoile polaire. Je ne l’ai pas contrarié trop longtemps.

Il y a aussi pas mal de gens qui croient à la fois à la valeur du suffrage universel et à celle des titres de noblesse. Nous ne les ferons pas voter non plus sur l’inadmissibilité des phénomènes psychiques dans le cadre de la science.

Mais nous considérons désormais cette admissibilité comme acquise, nous renvoyons aux joyeux sceptiques, aux habitués des clubs et des cercles, l’opinion mondaine générale dont il vient d’être question, et nous commencerons notre analyse logique.

Nous avons eu sous les yeux dans le cours de cet ouvrage plusieurs théories d’expérimentateurs scientifiques dignes d’attention. Résumons-les tout d’abord.


Pour le comte de Gasparin, ces mouvements inexpliqués sont produits par un fluide émanant de nous sous l’action de notre volonté.

Pour le professeur Thury, ce fluide, qu’il appelle psychode, est une substance qui réunirait l’âme au corps ; mais il peut aussi exister certaines volontés étrangères et de nature inconnue agissant à côté de nous.

Le chimiste Crookes attribue les faits à la force psychique, comme étant l’agent par lequel les phénomènes se produisent ; mais il ajoute que cette force pourrait bien être, en certains cas, saisie et dirigée par quelque autre intelligence. « La différence entre les partisans de la force psychique et ceux du spiritisme, écrit-il, consiste en ceci : — nous soutenons qu’on n’a pas encore prouvé qu’il existe un agent de direction autre que l’intelligence du médium et que ce soient les esprits des morts qui agissent là, tandis que les spirites acceptent comme article de foi, sans en demander plus de preuves, que ces esprits sont les seuls agents de la production des faits observés. »

Albert de Rochas définit ces phénomènes « une extériorisation de la motricité », et les considère comme produits par le double fluidique, le « corps astral » du médium, fluide nerveux pouvant agir et sentir à distance.

Lombroso déclare que l’explication doit être cherchée simplement dans le système nerveux du médium, et que ce sont là des transformations de forces.

Le Dr Ochorowicz affirme qu’il n’a pas trouvé de preuves en faveur de l’hypothèse spirite, ni davantage en faveur de l’intervention d’intelligences étrangères, et que les phénomènes ont pour cause un double fluidique se détachant de l’organisme du médium.

L’astronome Porro a une tendance à admettre l’action possible d’esprits inconnus, de formes de vie différentes de la notre, non pas pour cela âmes de morts, mais entités psychiques à étudier. Dans une lettre récente, il m’écrivait que la doctrine théosophique lui paraissait être la plus approchée de la solution80.

Le professeur Charles Richet pense que l’hypothèse spirite est loin d’être démontrée, que les faits observés se rapportent à un tout autre ordre de causes encore très difficiles à dégager, et que, dans l’état actuel de nos connaissances, aucune conclusion définitive ne peut être arrêtée.

Le naturaliste Wallace, le professeur de Morgan, l’électricien Varley, se déclarent, au contraire, suffisamment documentés pour accepter, sans réserves, la doctrine spirite des âmes désincarnées.

Le professeur James H. Hyslop, de l’Université de Colombie, qui a fait une étude spéciale de ces phénomènes dans les Proceedings de la Société des recherches psychiques de Londres et dans ses ouvrages Science and a Future Life et Enigmas of psychical Research, pense que les constatations rigoureuses ne sont pas encore suffisantes pour autoriser aucune théorie.

Le Dr Grasset, disciple de Pierre Janet, n’admet pas comme prouvés les déplacements d’objets sans contact, ni la lévitation, ni la plupart des faits exposés ici, et proclame que ce qu’on appelle le spiritisme est une question médicale de biologie humaine, de « physiopathologie des centres nerveux », dans laquelle un célèbre polygone cérébral, avec un chef d’orchestre nommé O, joue un rôle automatique des plus curieux.

Le Dr Maxwell conclut de ses observations que la plupart des phénomènes, dont la réalité n’est pas douteuse, sont produits par une force existant en nous, que cette force est intelligente, et que l’intelligence manifestée vient des expérimentateurs ; ce serait une sorte de conscience collective.

M. Marcel Mangin n’adopte pas cette « conscience collective » et déclare qu’il est certain que l’être qui assure se manifester est « la subconscience du médium. »


Ce sont là quelques-unes des opinions principales. Il y aurait tout un livre à écrire sur les explications proposées. Ce n’est pas mon but, lequel était de mettre au point la question en ce qui concerne l’ADMISSIBILITÉ DES PHÉNOMÈNES DANS LE CADRE DE LA SCIENCE POSITIVE.

Maintenant que c’est fait, nous ne pouvons pas, néanmoins, ne pas nous demander quelles conclusions peuvent être tirées de toutes ces observations.


*
*  *

Si nous voulons obtenir nous-mêmes, après ce faisceau de constatations, une explication rationnelle satisfaisante, il nous faut, me semble-t-il, procéder graduellement, classer les faits, les analyser, ne les admettre qu’à mesure que leur certitude absolue est démontrée. Nous voyageons ici à travers un monde extrêmement complexe, et les confusions les plus singulières ont été faites entre des phénomènes très distincts les uns des autres. Comme je le disais en 1869, sur la tombe d’Allan Kardec, « les causes en action sont d’espèces diverses et plus nombreuses qu’on ne le suppose. »

Pouvons-nous expliquer les phénomènes observés, ou au moins une partie ?

Notre devoir est de l’essayer. Dans ce but, je les classerai dans l’ordre croissant des difficultés. Il est toujours convenable de commencer par le commencement.

Je prie le lecteur d’avoir présentes à l’esprit toutes les expériences et observations exposées dans cet ouvrage, car il serait un peu insipide de renvoyer chaque fois aux pages où les phénomènes ont été décrits.


1° ROTATION DE LA TABLE, avec contact des mains d’un certain nombre d’opérateurs.

Cette rotation peut s’expliquer par une impulsion inconsciente. Il suffit que chacun pousse un peu dans le même sens, pour que le mouvement s’établisse.


2° PROMENADE DE LA TABLE, les mains des expérimentateurs y étant appuyées.

On pousse et on conduit le meuble, sans le savoir, chacun agissant plus on moins. On croit le suivre, mais on le conduit réellement. Il n’y a là que le résultat d’efforts musculaires généralement assez légers.


3° SOULÈVEMENT DE LA TABLE du côté opposé à celui sur lequel les mains du principal acteur sont appuyées.

Rien n’est plus simple. La pression des mains sur un guéridon à trois pieds suffit pour opérer le soulèvement du pied éloigné, et pour frapper ainsi toutes les lettres de l’alphabet.

Le mouvement est moins facile pour une table à quatre pieds. Mais on l’obtient également.

Ces trois mouvements sont les seuls, me semble-t-il, qui s’expliquent sans le moindre mystère. Toutefois, le troisième n’est expliqué que si la table n’est pas trop lourde.


4° ANIMATION DE LA TABLE.

Plusieurs expérimentateurs étant assis autour d’une table, et faisant la chaîne avec le désir de la voir se soulever, on constate certains frémissements, d’abord légers, parcourant le bois. Puis on observe des balancements, dont plusieurs peuvent être dus à des impulsions musculaires. Mais il y a déjà ici quelque chose de plus. La table semble s’agiter d’elle-même. Parfois elle se soulève, non plus par l’effet d’un levier, d’une pression sur un côté, mais sous les mains, comme s’il y avait adhérence. Ce soulèvement est contraire à la pesanteur. On dégage donc là une force. Cette force émane de notre organisme. Il n’y a aucune raison suffisante pour chercher autre chose. Mais c’est là, néanmoins, un fait capital.


5° ROTATION SANS CONTACT.

La table étant en rotation rapide, on peut en détacher les mains, et voir se continuer le mouvement. La vitesse acquise peut expliquer cette continuation du mouvement pendant un instant, et l’explication du cas n°1 peut suffire. Mais il y a plus. On obtient la rotation en tenant les mains à quelques millimètres au-dessus de la table, sans aucun contact. Une légère couche de farine saupoudrant la table n’est pas touchée. Donc la force émise par les assistants pénètre le meuble.

Les expériences prouvent que nous possédons en nous une force capable d’agir à distance sur la matière, une force naturelle, généralement latente, mais développée à des degrés divers chez les « médiums », et dont l’action se manifeste en des conditions encore imparfaitement déterminées.

(Relire surtout sur ce point les pages *** à ***, ainsi que la page ***.)

Nous pouvons agir sur la matière brute, sur la matière vivante, sur le cerveau, et sur l’esprit.

Cette action de la volonté se montre dans la télépathie. Elle se montre plus simplement encore par une expérience bien connue. Au théâtre, à l’église, à la musique, un homme habitué à exercer sa volonté, placé à plusieurs rangs derrière une femme, l’oblige en moins d’une minute à se retourner. Une force émane de nous, de notre esprit, agissant sans doute par ondes éthérées dont le point de départ est un mouvement cérébral.

Il n’y a d’ailleurs là rien de bien mystérieux. J’approche ma main d’un thermomètre, et je constate que quelque chose d’invisible et d’actif s’échappe de ma main et fait monter, à distance, la colonne de mercure : ce quelque chose, c’est de la chaleur, c’est-à-dire des ondes aériennes en mouvement. Pourquoi d’autres radiations ne pourraient-elles émaner de nos mains et de tout notre être ?

Mais ce n’en est pas moins là un fait scientifique très important à établir.

Cette force physique est plus considérable que celle des muscles, comme on va le constater.


6° SOULÈVEMENT DE POIDS.

On charge une table de sacs de sable et de pierres pesant ensemble 75 à 80 kilogrammes. La table lève successivement, à plusieurs reprises, chacun des trois pieds. Mais elle succombe sous la charge et se brise. Les opérateurs constatent que leur force musculaire n’aurait pas suffi pour déterminer les mouvements observés. La volonté agit par un prolongement dynamique.


7° SOULÈVEMENTS SANS CONTACT.

Les mains formant la chaîne, à quelques millimètres au-dessus du côté de la table qui doit être soulevé, et toutes les volontés étant réunies, le soulèvement s’opère successivement pour chacun des pieds. Ces soulèvements s’obtiennent plus facilement que les rotations sans contact. Une volonté énergique paraît indispensable. La force inconnue se communique des expérimentateurs à la table, sans aucun contact. La table est saupoudrée de farine, avons-nous dit, et aucun doigt n’y a marqué la plus légère empreinte.

La volonté des assistants est en œuvre. On ordonne à la table de faire tel ou tel geste et elle obéit. Cette volonté semble se prolonger, en dehors de nos corps, par une force assez intense.

Cette puissance se développe par l’action. Les balancements préparent aux soulèvements ; ceux-ci aux lévitations.


8° ALLÈGEMENT DE LA TABLE OU DOBJETS DIVERS.

On suspend une table quadrangulaire, par un de ses petits côtés, à un dynamomètre, attaché à une corde tenant du haut à un crochet quelconque. L’aiguille du dynamomètre, qui marquait, au repos, 35 kilogrammes, descend graduellement à 3, 2, 1, 0 kilogramme.

Une planche d’acajou est placée horizontalement, avec un bout suspendu à une balance à ressort. Cette balance porte une pointe qui touche une feuille de verre noircie à la fumée. En mettant cette feuille de verre en marche, cette aiguille trace une ligne horizontale. Pendant les expériences, cette ligne cesse d’être droite, et marque des allégements et des alourdissements, produits sans aucun contact. Nous avons vu, dans les expériences de Crookes, le poids d’une planche augmenter de près de trois kilos.

Le médium pose sa main sur le dos d’une chaise et soulève la chaise.


9° AUGMENTATION DU POIDS d’une table ou d’autres objets. Pressions exercées.

Les expériences dynamométriques que nous venons de rappeler viennent déjà de montrer cette augmentation.

J’ai vu plus d’une fois, en d’autres circonstances, une table devenir si lourde qu’il était absolument impossible à deux hommes de la détacher du parquet. Lorsqu’on y parvenait par des secousses, elle paraissait rester collée comme par de la glu ou du caoutchouc, qui la ramenait instantanément au sol.

Dans toutes ces expériences, on constate l’action d’une force naturelle inconnue émanant de l’expérimentateur principal ou de l’ensemble du groupe, force organique sous l’influence de la volonté. Il n’est pas nécessaire d’imaginer l’œuvre d’esprits étrangers.


10° SOULÈVEMENT COMPLET DUNE TABLE OU LÉVITATION.

Comme il peut y avoir confusion en appliquant le mot soulèvement à une table qui ne se lève que d’un côté sous un certain angle, en restant appuyée sur le sol, il convient d’appliquer le mot lévitation aux cas où elle est complètement détachée.

Généralement, elle s’élève ainsi à quinze ou vingt centimètres du sol, pendant quelques secondes seulement, et retombe. Elle se lève en se balançant, en ondulant, en hésitant, en faisant des efforts, et retombe ensuite d’un seul coup. En appuyant nos mains sur elle, nous éprouvons la sensation d’une résistance fluidique, comme si elle était dans l’eau, sensation fluidique que nous éprouvons également lorsque nous présentons un morceau de fer dans la sphère d’activité d’un aimant.

Une table, une chaise, un meuble s’élèvent parfois, non seulement à quelques décimètres, mais à la hauteur des têtes, et jusqu’au plafond.

La force mise en jeu est considérable.


11° ENLÈVEMENT DE CORPS HUMAINS.

Ce cas est du même ordre que le précédent. Le médium peut être enlevé avec sa chaise, et posé sur la table, parfois en équilibre instable. Il peut aussi être enlevé seul81.

Ici, la Force inconnue ne paraît plus simplement mécanique ; il s’y mêle une intention, des idées de précautions, qui peuvent d’ailleurs ne provenir que de la mentalité du médium lui-même, aidée peut-être par celle des assistants. Ce fait nous paraît contraire aux lois scientifiques connues. Il en est de même de celui du chat qui sait se retourner de lui-même, sans appui extérieur, en tombant d’un toit, et qui retombe toujours sur ses pattes, fait contraire aux principes de mécanique enseignés dans toutes les universités du monde.


12° SOULÈVEMENT DE MEUBLES TRÈS LOURDS.

Un piano pesant plus de trois cents kilogrammes se soulève de ses deux pieds antérieurs, et l’on constate que son poids varie. La force dont il est animé provient du voisinage d’un enfant de onze ans. Mais ce n’est pas la volonté consciente de cet enfant qui agit. Une table de salle à manger en chêne massif peut s’élever assez haut pour qu’on en vérifie le dessous pendant la lévitation.


13° DÉPLACEMENTS DOBJETS SANS CONTACT.

Un lourd fauteuil marche tout seul dans un salon. De lourds rideaux tombant du plafond au plancher, sont gonflés avec violence, comme par un vent de tempête, et vont encapuchonner les têtes des personnes assises à une table, à un mètre de distance et davantage. Un guéridon s’obstine à vouloir grimper sur la table d’expériences — et y arrive. Tandis qu’un spectateur sceptique raille « les esprits », la table autour de laquelle on expérimente se dirige vers l’incrédule, entraînant les assistants, et le bloque contre le mur jusqu’à ce qu’il demande grâce.

Comme les précédents, ces mouvements peuvent être l’expression de la volonté du médium et ne pas nécessiter la présence d’un esprit extérieur au sien. Cependant... ?


14° COUPS FRAPPÉS et typtologie.

On entend dans la table, on en perçoit les vibrations au toucher, on entend dans les meubles, dans les murs, dans l’air, des coups ressemblant assez à ceux que l’on peut frapper de la jointure du doigt plié contre un morceau de bois. On se demande d’où viennent ces bruits. On pose la question à haute voix. Ils se répètent. On demande qu’un certain nombre de coups soient frappés : ils le sont. Des airs connus sont rythmés par coups et reconnaissables, des morceaux joués sont accompagnés. Les choses se passent comme si un être invisible entendait et agissait. Mais comment un être sans nerf acoustique et sans tympan pourrait-il entendre ? Les ondes sonores doivent frapper quelque chose pour être interprétées. Est-ce une transmission mentale ?

Ces coups sont frappés. Qui les frappe ? Et comment ? La force mystérieuse émet des radiations de longueurs d’ondes inaccessibles à notre rétine, mais puissantes et rapides, sans doute plus rapides que celles de la lumière, et situées au delà de l’ultra-violet. La lumière, d’ailleurs, gêne leur action.

À mesure que nous avançons dans l’examen des phénomènes observés, l’élément psychique, intellectuel, mental, se mêle de plus en plus à l’élément mécanique et physique. Ici, nous sommes forcés d’admettre la présence, l’action d’une pensée. Cette pensée est-elle simplement celle du médium, de l’expérimentateur principal, ou la résultante de celles des assistants réunis ?

Comme ces coups, ou ceux des pieds de la table interrogée, dictent des mots, des phrases, expriment des idées, ce n’est plus là une simple action mécanique. La force inconnue que nous avons été obligés d’admettre dans les observations précédentes est ici au service d’une intelligence. Le mystère se complique.

C’est à cause de cet élément intellectuel que j’ai proposé (avant 1865 : v. p. ***) de donner le nom de psychique à cette force, nom proposé de nouveau par Crookes en 1871 (v. p. ***). Nous avons vu aussi (p. ***) que dès l’année 1855, Thury avait proposé le nom de psychode, et force ecténeique. À partir de maintenant, il nous sera impossible, dans notre examen, de ne pas tenir compte de cette force psychique.

Jusqu’ici, le fluide de Gasparin pouvait suffire, comme l’action musculaire inconsciente pour les trois premières classes de faits. Mais à partir de cette quatorzième classe — et même déjà on commence à en deviner la présence dans les précédentes — l’ordre psychique se manifeste avec évidence.


15° COUPS DE MAILLET.

J’ai entendu — et tous les expérimentateurs comme moi — non seulement des coups secs, légers, comme ceux dont il vient d’être question, mais des coups de maillet sur une table, ou des coups de poing sur une porte, capables d’assommer celui qui les aurait reçus. Généralement, ces coups violents sont une protestation contre une dénégation d’un assistant. Il y a là une intention, une volonté, une intelligence. Ce peut être aussi celle du médium qui se révolte ou qui s’amuse. L’action n’est pas musculaire, car on tient les mains et les pieds du médium, et cela peut se passer assez loin de lui.


16° ATTOUCHEMENTS.

La fraude pourrait expliquer ceux qui sont opérés à la portée des mains du médium, car ils n’ont lieu que dans l’obscurité. Mais on en a ressenti à une distance supérieure à cette portée, comme si ces mains s’étaient prolongées.


17° ACTION DE MAINS INVISIBLES.

Un accordéon est tenu d’une main dans une cage empêchant toute autre main d’y atteindre, par le bout opposé aux clés ; l’instrument s’allonge et se referme de lui-même en jouant certains airs. Une main invisible, avec des doigts, ou quelque chose d’analogue, agit donc. (Expérience de Crookes avec Home.)

J’ai renouvelé, comme on l’a vu, cette expérience avec Eusapia.

Une autre fois, une boîte à musique tournée par une main invisible a joué synchroniquement avec les gestes qu’Eusapia faisait sur ma joue.

Une main invisible m’a arraché violemment de la main un cahier de papier que je tenais avec le bras allongé, à la hauteur de ma tête.

Des mains invisibles ont enlevé de la tête de M. Schiaparelli ses lunettes à ressort fortement serrées derrière les oreilles, et cela si prestement et si légèrement qu’il ne s’en est aperçu qu’après.


18° APPARITIONS DE MAINS.

Les mains ne sont pas toujours invisibles. On en voit apparaître, semi-lumineuses, dans l’obscurité. Mains d’hommes, mains de femmes, mains d’enfants. Elles sont parfois nettement formées. Au toucher, elles sont généralement solides et tièdes, quelquefois glacées. Parfois elles fondent dans la main. Pour moi, je n’ai jamais pu en saisir une : c’est toujours la main mystérieuse qui a pris la mienne, souvent à travers un rideau, parfois à nu, me pinçant l’oreille ou s’enfonçant à travers mes cheveux, avec une extrême agilité.


19° APPARITIONS DE TÊTES.

Pour ma part, je n’en ai vu que deux : la silhouette barbue de Monfort-l’Amaury, et la tête de jeune fille au front bombé, dans mon salon. Dans le premier cas, j’avais cru à un masque porté par une tringle. Mais chez moi, il n’y avait pas de compère possible, et maintenant je ne suis pas moins sûr du premier. D’autre part, les témoignages des autres observateurs sont trop précis et trop nombreux pour ne pas être associés aux miens.


20° FANTÔMES.

Je n’ai pu ni en voir, ni en photographier. Mais il me paraît impossible de douter de celui de Katie King, observé pendant trois ans, par Crookes et les autres étudiants de Florence Cook. On ne peut guère douter, non plus, de ceux de la Société dialectique de Londres. Nous avons vu que dans ces sortes d’apparitions, la supercherie joue un rôle fréquent. Mais il y a vraiment des observations menées avec une telle clairvoyance qu’elles sont à l’abri de toute objection et portent en elles un caractère nettement scientifique.

Ces fantômes, comme ces têtes, comme ces mains, paraissent être des condensations de fluides produites par les facultés du médium, et ne prouvent pas l’existence d’esprits indépendants.

On peut sentir le frôlement d’une barbe sur la main tendue. C’est ce qui m’est arrivé, ainsi qu’à d’autres. La barbe existait-elle réellement, ou n’y a-t-il eu que des sensations tactiles et visuelles ? Ce qui suit plaide en faveur de la réalité.


21° EMPREINTES de têtes et de mains.

Les têtes et les mains formées sont assez denses pour mouler leur empreinte dans du mastic ou de la terre glaise. Le plus curieux, peut-être, est qu’il n’est pas nécessaire que ces formations, ces forces, soient visibles pour produire ces empreintes. Nous avons vu un geste vigoureux s’imprimer à distance dans la terre glaise.


22° TRANSPORT DE LA MATIÈRE à travers la matière. Apports.

Un livre a été vu passant à travers un rideau. Une sonnette est passée d’une salle de bibliothèque fermée à clé dans un salon. Une fleur a été vue traversant perpendiculairement, de haut en bas, une table de salle à manger. On a cru observer des apports de plantes, de fleurs, de fruits, d’objets divers, qui auraient traversé les murs, les plafonds, les portes.

Ce phénomène s’est opéré plusieurs fois en ma présence. Mais je n’ai jamais pu le constater avec certitude, en des conditions de sûreté complète — et j’ai dépisté maintes tricheries.

Les expériences de Zœllner (anneau de bois entrant dans un autre anneau de bois, ficelle attachée des deux bouts se nouant, etc.), seraient vraiment d’un intérêt exceptionnel, comme l’écrivait plus haut M. Schiaparelli, si le médium Slade n’avait pas une réputation d’habile prestidigitateur probablement trop méritée. Celles de Crookes doivent être sûres.

L’espace n’a-t-il que trois dimensions ? Question réservée.


23° MANIFESTATIONS DIRIGÉES PAR UNE INTELLIGENCE.

Elles sont déjà évidentes dans un certain nombre des cas précédents. Les forces en action sont d’ordre psychique autant que physique. La question est de savoir si l’intellect du médium et des assistants suffit pour tout expliquer.

Dans tous les cas qui précèdent, cet intellect paraît suffire — mais en lui attribuant des facultés occultes prodigieuses.

Dans l’état actuel de nos connaissances, il nous est impossible de nous rendre compte de la manière dont notre esprit, conscient ou inconscient, peut soulever un meuble, frapper des coups, former une main ou une tête, imprimer une empreinte. Ce mode d’action nous demeure absolument inconnu. La science future le découvrira peut-être. Mais tous ces actes restent dans le domaine humain, et même, ne le dissimulons pas, dans un domaine assez vulgaire.

L’hypothèse d’esprits étrangers aux vivants ne paraît pas nécessaire.

Celle du dédoublement psychique du médium est la plus simple. Suffit-elle entièrement à nous satisfaire ?

Des coups de poing violents sur la table, contrastant avec des caresses, peuvent avoir cette cause, malgré l’apparence.

Il en est de même des apparitions de mains, de têtes, de fantômes. On ne peut déclarer impossible cette origine. Et elle est plus simple que de chercher l’explication dans des esprits errants.

Le transport d’objets au-dessus des têtes des expérimentateurs sans toucher ni lustre ni têtes, en pleine obscurité, n’est guère compréhensible. Mais comprenons-nous mieux un esprit ayant des mains, et qui s’amuserait ainsi ?

Des lunettes sont détachées d’un visage sans qu’on s’en aperçoive, un mouchoir autour du cou est enlevé, puis arraché des dents qui veulent le retenir, un éventail est porté d’une poche dans une autre. Des facultés latentes de l’organisme humain suffisent-elles pour expliquer ces actions intentionnelles ? Nous ne sommes en droit ni de l’affirmer, ni de le nier.


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*  *

Tel est l’ensemble des phénomènes à expliquer, du moins de ceux auxquels je me suis tenu dans cet ouvrage.

Une première conclusion certaine, c’est que l’être humain possède en soi une force fluidique et psychique de nature encore inconnue, capable d’agir à distance sur la matière et de la faire mouvoir.

Cette force est l’expression de notre volonté, de nos désirs, pour les dix premiers cas de la classification précédente. Pour les cas suivants, il s’y ajoute de l’inconscience, de l’imprévu, des volontés différentes de notre volonté consciente.

La force est à la lois physique et psychique. Si le médium exerce un effort de cinq ou six kilogrammes pour soulever un meuble, son poids subit un accroissement correspondant. La main que nous voyons se former dans son voisinage peut prendre un objet. Elle existe réellement, et se résorbe ensuite.

Ne pourrions-nous comparer la force qui lui donne naissance à celle qui reproduit la patte de l’écrevisse ou la queue du lézard ? L’intervention des esprits n’est pas du tout indispensable82.

Dans les expériences médiumniques, les choses se passent comme si un être invisible était là, capable de transporter dans l’air divers objets sans heurter, en général, les têtes qui sont là, dans une obscurité assez grande, agissant sur un rideau comme un vent violent qui le pousserait au loin, pouvant jeter ce rideau sur votre tête, vous en coiffant, et le serrer fortement contre votre figure, comme par deux mains nerveuses, et vous toucher par une main vivante et chaude. Ces mains, je les ai senties avec la certitude la plus incontestable. Cet être invisible peut se condenser assez pour devenir visible, et je l’ai vu passer dans l’air. Supposer que j’aie été dupe d’une hallucination, ainsi que les autres expérimentateurs, n’est pas une hypothèse soutenable un seul instant, et dénoterait simplement chez ceux qui l’imagineraient une hallucination intérieure incomparablement plus probable que la nôtre ou un parti pris inexcusable. Nous étions dans les meilleures conditions requises pour l’observation et l’analyse d’un phénomène quelconque, et nul négateur ne nous fera rien accroire sur ce point.

Il y a certainement un prolongement invisible de l’organisme du médium. Ce prolongement peut être comparé à la radiation qui sort de l’aimant pour aller toucher un morceau de fer et le mettre en mouvement ; on peut le comparer aussi à l’effluve qui émane des corps électrisés83 ; nous le comparions également tout à l’heure aux ondes calorifiques.

Quand le médium fait le geste de frapper la table avec son poing fermé, en restant à une distance de 20 à 30 centimètres, et qu’à chaque geste un coup de poing sonore est frappé, nous voyons là la preuve d’un prolongement dynamique du bras du médium.

Quand elle fait sur ma joue le simulacre de la rotation de la manivelle d’une boîte à musique, et que cette boîte joue synchroniquement au simulacre, s’arrête lorsque le doigt s’arrête, précipite l’air lorsque le doigt précipite son tracé, le ralentit lorsqu’il le ralentit, etc., c’est encore là une preuve d’une action dynamique à distance.

Quand un accordéon joue tout seul, quand une sonnette sonne seule, quand un levier indique telle ou telle pression, une force réelle est en action.

Nous devons donc admettre, tout d’abord, ce prolongement de la force musculaire et nerveuse du sujet. Je sens bien que c’est là une proposition hardie, à peine croyable, bizarre, extraordinaire, mais enfin les faits sont là, et que cela nous contrarie ou non, c’est un mince détail.

Ce prolongement est réel, et ne s’étend qu’à une certaine distance du médium, distance que l’on peut mesurer et qui varie avec les circonstances. Mais suffit-il pour expliquer tous les phénomènes observés ?

Nous sommes forcés d’admettre que ce prolongement, généralement invisible et impalpable, peut devenir visible et palpable, prendre, notamment, la forme d’une main articulée, avec de la chair et des muscles, montrer une tête, un corps.

Le fait est incompréhensible, mais après tant d’observations différentes, il me parait impossible de ne voir là que supercheries ou hallucinations. La logique a des droits qui s’imposent.

Du médium (car sa présence est indispensable) peut donc s’échapper momentanément un double fluidique et condensable.

Comment concevoir que ce double, ce corps fluidique présente une consistance de chair et de muscles ? Nous ne le comprenons pas. Mais il ne serait ni sage, ni intelligent de n’admettre que ce que nous comprenons. La plupart du temps d’ailleurs, nous nous imaginons comprendre les choses, parce que nous en donnons une explication, tout simplement. Or, cette explication n’a, presque toujours, aucune valeur intrinsèque. Elle ne consiste qu’en mots joints ensemble. Ainsi, vous vous imaginez comprendre pourquoi une pomme tombe du haut d’un arbre, en disant que la Terre l’attire. Naïveté. En quoi consiste cette attraction de la Terre ? Vous n’en savez rien, mais vous êtes satisfaits, parce que la chose est constante.

Lorsque le rideau se gonfle, comme poussé par un poignet, et que vous vous sentez pincé à l’épaule par une main au moment où le rideau vous touche, vous avez l’impression d’être dupe d’un compère caché derrière le rideau. Il y a là quelqu’un qui vous fait une farce. Vous écartez le rideau : Rien !

Comme il vous est impossible d’admettre un truc quelconque, puisque c’est vous, vous seul, qui avez attaché ce rideau entre deux murs, et que vous savez que personne n’est entré derrière, que vous êtes tout près, que vous ne l’avez pas perdu de vue, que le sujet est assis auprès de vous, les mains et les jambes tenues, vous êtes forcé d’admettre une matérialisation momentanée qui vous a touché.

Il est certain que l’on peut nier ces faits et qu’on les nie. Ceux qui ne les ont pas constatés eux-mêmes, sont excusables. Il ne s’agit pas là de faits ordinaires, qui se passent tous les jours et que chacun peut observer. Évidemment, en thèse générale, si l’on n’admettait que ce que l’on a vu soi-même, on n’irait pas loin. Nous admettons l’existence des îles Philippines sans y être allés, de Charlemagne et de Jules César sans les avoir vus, des éclipses totales de soleil, des éruptions volcaniques, des tremblements de terre, etc., dont nous n’avons pas été témoins nous-mêmes. La distance d’une étoile, le poids d’une planète, la composition chimique d’un astre, les découvertes les plus merveilleuses de l’Astronomie, n’excitent pas le scepticisme, excepté chez les êtres tout à fait incultes, parce qu’on apprécie, en général, la valeur des méthodes astronomiques. Mais ici, vraiment, les phénomènes sont si extraordinaires, que l’on est excusable de n’y pas croire.

Cependant, si l’on veut se donner la peine de raisonner, on est bien forcé de se reconnaître arrêté irrévocablement ici devant le dilemme suivant : ou tous les expérimentateurs ont été dupes des médiums, qui ont constamment triché, ou ces faits si stupéfiants existent réellement.

Comme la première hypothèse est éliminée, nous sommes forcés d’admettre la réalité des faits.

Un corps fluidique se forme aux dépens du médium, sort de son organisme, se meut, agit.

Quelle force intelligente dirige ce corps fluidique et le fait agir de telle ou telle façon ?

Ou c’est l’esprit du médium, ou c’est un autre esprit qui se sert de ce même fluide. Il n’y a pas à sortir de là.

Remarquons que les conditions météorologiques, le beau temps, une température agréable, la gaieté, l’entrain, favorisent les phénomènes ; que le médium ne reste jamais complètement étranger aux manifestations, qu’il sait souvent ce qui va se passer, que la cause est insaisissable et s’évanouit, que les apparitions disparaissent aussi facilement qu’elles se forment, que tout cela semble un rêve.

Remarquez aussi que, dans les manifestations intenses, le médium soufre, se plaint, gémit, perd une force énorme, décèle de grands efforts nerveux, est hypéresthésié, et, à l’apogée de la manifestation, semble un instant anéanti.

Pourquoi son esprit ne s’extérioriserait-il pas aussi bien que son être fluidique ?

La force psychique d’un être humain vivant pourrait donc produire des phénomènes « matériels », des organes, des fantômes... Mais qu’est-ce que la matière ?


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Mes lecteurs savent que la matière n’existe pas telle que la perçoivent nos sens, lesquels ne nous donnent que des impressions incomplètes dUNE RÉALITÉ INCONNUE. L’analyse nous montre que la matière n’est qu’une forme de l’énergie.

Dans l’ouvrage qui résume ses expériences, À propos d’Eusapia Paladino, M. Guillaume de Fontenay cherche ingénieusement à expliquer les phénomènes par la théorie dynamique de la matière. Il est probable que cette explication est une de celles qui se rapprochent le plus de la vérité.

Dans cette théorie, la qualité qui nous parait caractéristique de la matière, la solidité, la consistance, n’est pas plus réelle que la lumière qui frappe nos yeux ou le son qui frappe nos oreilles. Nous voyons... c’est-à-dire, nous recevons sur la rétine des rayons qui l’impressionnent, en dehors desquels circulent des quantités d’autres qui ne nous impressionnent pas. De même pour nos autres sens.

La matière serait constituée, comme la lumière, comme la chaleur, comme l’électricité, par une espèce de mouvement.

Mouvement de quoi ? De la substance primitive unique, animée de vibrations diverses. À coup sûr, la matière n’est pas cette chose inerte que l’on admet vulgairement.

Une comparaison peut aider à comprendre. Prenons une roue de voiture. Posons-la horizontalement sur un pivot. La roue étant immobile, laissons tomber entre ses rayons une balle de caoutchouc. Cette balle, passant entre les rayons, traversera presque toujours. Maintenant, imprimons un léger mouvement à la roue. La balle accrochera assez souvent et sera renvoyée. Si nous accélérons la rotation, la balle ne traversera plus jamais la roue, qui sera devenue pour elle comme un disque plein impénétrable.

On pourrait tenter une expérience analogue en disposant la roue verticalement et en lançant des flèches au travers. Une roue de bicyclette remplirait bien cet office, à cause de la finesse de ses rayons. Immobile, elle serait traversée neuf fois sur dix. En mouvement, elle imprimerait aux flèches des déviations de plus en plus marquées. Avec l’augmentation de la vitesse, on la rendrait impénétrable, et tous les traits s’y briseraient comme sur un blindage d’acier.

Ces comparaisons nous permettent de concevoir comment la matière n’est en réalité qu’un mode de mouvement, qu’une expression de la force, une manifestation de l’énergie.

Elle disparaît, d’ailleurs, devant l’analyse, qui finit par se réfugier dans l’atome intangible, invisible, impondérable, et, en quelque sorte, immatériel.

L’atome, base de la matière, il y a cinquante ans, se dissout et devient un tourbillon hypothétique insaisissable.

Je me permettrai de répéter ici ce que j’ai dit cent fois ailleurs : l’Univers est un dynamisme.

La difficulté de nous expliquer les apparitions, les matérialisations, quand nous voulons leur appliquer notre conception vulgaire de la matière, s’atténue considérablement du moment où nous concevons que la matière n’est qu’un mode de mouvement.

La vie elle-même, de la cellule la plus rudimentaire aux organismes les plus compliqués, est un mouvement d’un ordre particulier, mouvement déterminé et organisé par une force directrice. Dans cette théorie, les apparitions momentanées seraient moins difficiles à accepter et à comprendre. La force vitale du médium pourrait s’extérioriser et produire en un point de l’espace un régime vibratoire correspondant à un degré plus ou moins avancé de visibilité et de consistance. Ces phénomènes sont difficilement compatibles avec l’hypothèse ancienne de l’existence intrinsèque de la matière, ils s’adaptent mieux à celle du mouvement matière, en un mot du simple mouvement donnant la sensation de la matière.

Il n’y a, naturellement, qu’une substance, la substance primitive, antérieure à la nébuleuse originelle, d’où tous les corps sont issus. Ce que les chimistes prennent pour des corps simples, l’oxygène, l’hydrogène, l’azote, le fer, l’or, l’argent, etc., sont des espèces minérales qui se sont graduellement formées et différenciées, comme plus tard les espèces végétales et les espèces animales. Et non seulement la substance du Monde est simple, mais encore elle a la même origine que l’énergie, et ces deux formes peuvent successivement prendre la place l’une de l’autre. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme84.

La substance unique est immatérielle et inconnaissable dans son essence. Nous n’en voyons et touchons que les condensations, les agrégations, les arrangements, c’est-à-dire les formes produites par le mouvement. Matière, force, vie, pensée, ne sont qu’un.

En réalité, il n’y a dans l’Univers qu’un principe, à la fois intelligence, force et matière, embrassant tout ce qui est et tout ce qui est possible. Ce que nous appelons matière n’est qu’une forme de mouvement. Au fond de tout : la force, le dynamisme et l’esprit universel.

Ainsi, qu’est-ce que la Matière ? — Une apparence, une forme de l’énergie.

Et qu’est-ce que la Pesanteur ? — Une propriété de cette apparence, une autre forme de l’énergie.

En quoi consiste sa nature, son essence ? Nul ne le sait. Comment certains phénomènes étudiés ici sont-ils contraires à cette force ? Il est difficile de le définir.

Si la pesanteur et la gravitation sont de l’électro-dynamisme, le mouvement intermoléculaire peut produire des résultats opposés.

Une table en lévitation sous l’influence d’une force physique inconnue n’est pas plus étonnante qu’un morceau de fer attiré par un aimant.

Tout le monde connaît le gyroscope, cette toupie mise en rotation rapide et se créant elle-même une force centrifuge qui annule sa pesanteur. Ce petit appareil se compose d’un disque métallique massif muni d’un axe pouvant tourner sur deux pivots reliés par un cercle de métal. Lorsque ce jouet est inerte, il obéit à la pesanteur, comme tous les corps. Mais si l’on imprime au disque un mouvement de rotation rapide, ce corps inerte s’anime d’une vie propre, résiste à la main qui le tient par son support, se meut dans un certain sens, et, posé horizontalement ou incliné sur une ficelle ou sur un pivot quelconque, s’y maintient contrairement à la direction verticale de la pesanteur. Le mouvement qui l’anime contrebalance l’attraction du globe terrestre, comme nous l’avons remarqué plus haut (p. ***) à propos du couteau oscillant dans la main.

Mais revenons à notre sujet.

Que la « Matière » soit composée d’électrons, d’ions, de tourbillons électriques, peu nous importe.

Le dynamisme régit le monde. Ne cessons pas de le répéter, la matière apparente, qui pour nous représente actuellement l’Univers, et que certaines doctrines classiques considèrent comme produisant toutes choses, mouvement, vie, pensée, n’est qu’un mot vide de sens. L’Univers est, au contraire, un organisme régi par un dynamisme d’ordre psychique. L’esprit est dans tout.

Il y a un milieu psychique ; il y a de l’esprit dans tout, en dehors de la vie humaine et animale, dans les plantes, dans les minéraux, dans l’espace.

Ce n’est pas le corps qui produit la vie. C’est plutôt la vie qui organise le corps. La volonté de vivre ne prolonge-t-elle pas la vie des êtres affaiblis, de même que l’abandon du désir vital peut la raccourcir, l’arrêter même ? La Foi, c’est-à-dire l’auto-suggestion, ne guérit-elle pas... à Lourdes et ailleurs ?

Votre cœur bat, nuit et jour, quelle que soit la position de votre corps. C’est un ressort bien monté. Qui a tendu ce ressort ?

L’embryon se forme dans le sein de la mère, dans l’œuf de l’oiseau. Il n’a ni cœur, ni cerveau. À un certain moment, le cœur bat pour la première fois.

Moment sublime ! Il battra dans l’enfant, dans l’adolescent, dans l’homme, dans la femme, à raison de 100 000 pulsations par jour, environ, de 36.500.000 par an, de 1.825.000.000 pour cinquante ans. Ce cœur qui vient de se former doit battre un milliard de pulsations, deux milliards, trois milliards, un nombre déterminé, fixé par sa puissance, puis il s’arrêtera, et le corps tombera en ruine. Qui a remonté cette montre une fois pour toujours ?

Le dynamisme, l’énergie vitale.

Qui soutient la Terre dans l’espace ?

Le dynamisme, la vitesse de son mouvement.

Qui tue dans une balle ? Sa vitesse.

Partout l’énergie, partout l’élément invisible.

C’est ce même dynamisme qui produit les phénomènes étudiés ici. La question se résout maintenant à décider si ce dynamisme appartient entièrement aux expérimentateurs.

Nous connaissons si peu notre être mental qu’il nous est impossible de savoir ce que cet être est capable de produire, même et surtout dans certains états d’inconscience.

L’intelligence directrice n’est pas toujours l’intelligence personnelle, normale, des expérimentateurs ou de l’un quelconque d’entre eux. Nous demandons à l’entité qui elle est, et elle donne un nom qui n’est pas le nôtre, elle répond à nos questions, et prétend ordinairement être une âme désincarnée, l’esprit d’un défunt. Mais si nous poussons la question à bout, cette entité finit par se dérober sans nous avoir donné des preuves suffisantes d’identité. Il en résulte pour nous l’impression que le sujet principal en expérience s’est répondu à lui-même, s’est reflété lui-même, sans le savoir.

D’autre part, cette entité, cette personnalité, cet esprit, a sa volonté, ses caprices, ses exigences, et agit parfois en contradiction avec nos propres pensées. Il nous dit des choses absurdes, ineptes, brutales, insensées, et s’amuse à de bizarres combinaisons de lettres, à de véritables casse-têtes. Il nous étonne et nous stupéfie.

Quel est cet être ?


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Deux hypothèses s’imposent donc inéluctablement. Ou c’est nous qui produisons ces phénomènes, ou ce sont des esprits. Mais entendons-nous bien : ces esprits ne sont pas nécessairement des âmes des morts, car il peut exister d’autres genres d’êtres spirituels, et l’espace pourrait en être plein sans que nous en sussions jamais rien, à moins de circonstances exceptionnelles. Ne trouvons-nous pas, dans les diverses littératures anciennes, les démons, les anges, les gnômes, les farfadets, les lutins, les larves, les coques, les élémentals, etc., etc. ? Peut-être n’y a-t-il pas là des légendes sans aucun fondement.

D’autre part, nous ne pouvons pas ne pas remarquer que dans les expériences étudiées ici, on s’adresse toujours, pour réussir, à un être invisible qui est censé nous entendre. Si c’est une illusion, elle date de l’origine même du spiritisme, des coups produits inconsciemment par les demoiselles Fox dans leurs chambres d’Hydesville et de Rochester, en 1848. Mais encore une fois, cette personnification peut appartenir à notre être ou représenter un esprit extérieur.

Pour admettre la première hypothèse, il faut admettre en même temps que notre être mental n’est pas simple, qu’il y a en nous plusieurs éléments psychiques, et que l’un au moins de ces éléments peut agir à notre insu, frapper des coups sur une table, remuer un meuble, soulever un poids, toucher par une main apparente, jouer d’un instrument, produire un fantôme, lire un mot caché, répondre à des questions, agir avec une volonté personnelle, tout cela, je le répète, sans que nous le sachions.

C’est assez compliqué. Mais est-ce impossible ?

Qu’il y ait en nous des éléments psychiques, obscurs, inconscients, pouvant s’exercer en dehors de notre conscience normale, c’est ce que nous pouvons observer toutes les nuits dans nos rêves, c’est-à-dire pendant le quart ou le tiers de notre vie. À peine le sommeil a-t-il fermé nos yeux, nos oreilles, tous nos sens, que nos pensées s’exercent tout autrement que pendant le jour, sans direction raisonnable, sans logique, sous les formes les plus incohérentes, libérées de nos conceptions habituelles de l’espace et du temps, en un monde entièrement diffèrent du monde normal. Les physiologistes et les psychologues ont, depuis des siècles, cherché à résoudre le mécanisme du rêve sans avoir encore obtenu la solution du problème. Mais le fait constaté que l’on voit parfois en rêve des événements qui ont lieu à distance, et que l’on prévoit des évènements à venir, prouve qu’il y a en nous des facultés inconnues.

D’autre part, il n’est pas rare, pour chacun de nous, d’éprouver, en plein éveil de toutes nos facultés, l’action d’une influence intérieure, distincte de notre raison dominante. Nous sommes prêts à prononcer des mots qui ne sont pas de notre vocabulaire habituel. Des idées subites viennent traverser et arrêter le cours de nos réflexions. Pendant la lecture d’un livre qui nous paraissait attachant, notre âme s’envole ailleurs, tandis que nos yeux continuent de lire inutilement. Nous discutons certains projets en nous-mêmes comme si nous étions plusieurs juges. Et puis, tout simplement, qu’est-ce que la distraction ?

Dans ses recherches infatigables, le grand scrutateur des phénomènes psychiques Myers, auquel on doit les études synthétiques sur la conscience subliminale, est arrivé à penser, avec Ribot, que « le moi est une coordination ».

Ces phénomènes supranormaux, écrit ce chercheur si documenté et si compétent, sont dus, « non à l’action d’esprits de personnes décédées, comme le croit Wallace, mais, pour la plupart, à l’action d’esprits incarnés, soit de celui du sujet lui-même, soit d’un agent quelconque85. Le mot subliminal signifie ce qui est au-dessous du seuil (limen) de la conscience, les sensations, les pensées, les souvenirs qui restent au fond, et représenteraient une sorte de moi endormi. Je ne prétends pas affirmer, ajoute l’auteur, qu’il existe toujours en nous deux moi corrélatifs et parallèles : je désigne plutôt par le moi subliminal cette partie du moi qui reste ordinairement latent, et j’admets qu’il peut y avoir non seulement coopération entre ces deux courants de pensée quasi-indépendants, mais aussi des changements de niveau et des alternances de la personnalité86. » L’observation médicale (Félida, Alma) prouve qu’il y a en nous un rudiment de faculté supranormale, de quelque chose qui est probablement sans utilité pour nous, mais qui indique l’existence, au-dessous du niveau de notre conscience, d’une réserve de facultés latentes insoupçonnées87.

D’ailleurs, en vérité, qui est-ce qui agit dans les phénomènes de télépathie ? Rappelons, par exemple, le cas de M. Thomas Garrison (Society for Psychical Research, VIII, p. 125) qui, assistant avec sa femme à un office religieux, se lève subitement au milieu d’un sermon, sort du temple, et comme poussé par une impulsion irrésistible, fait 29 kilomètres à pied pour aller voir sa mère, qu’il trouve morte en arrivant, quoiqu’il ne la sût pas malade, et qu’elle fût relativement jeune (58 ans). J’ai cent observations analogues sous les yeux. Ce n’est pas notre être normal habituel qui est en action ici.

Il y a probablement en nous, plus ou moins sensitif, un être subconscient, et c’est lui qui paraît en jeu dans un certain nombre d’expériences médiumniques. Je serais assez de l’avis de Myers lorsqu’il écrit88 :

« Les spirites attribuent les mouvements et les dictées à l’action d’intelligences désincarnées, mais si une table exécute des mouvements sans que personne y touche, il n’y a pas de raison d’attribuer ces mouvements à l’intervention de mon grand-père décédé plutôt qu’à la mienne propre, car si l’on ne voit pas la façon dont j’aurais pu la mettre en mouvement moi-même, on ne voit pas plus comment cet effet pourrait être produit par l’action de mon grand-père. Pour les dictées, l’explication la plus plausible me paraît d’admettre qu’elles sont faites non par le moi conscient, mais par cette région profonde et cachée où s’élaborent des rêves fragmentaires et incohérents. »

Cette hypothèse explicative est partagée, avec une modification importante, par un savant distingué auquel nous devons aussi de longues et patientes recherches dans les phénomènes obscurs de psychologie anormale, le Dr Geley, qui résume ainsi lui-même ses conclusions :

« Une portion de la force, de l’intelligence et de la matière, peut être extériorisée de l’organisme, agir, percevoir, organiser et penser en dehors des muscles, des organes, des sens et du cerveau. Elle n’est autre que la portion subconsciente élevée de l’Être. Elle constitue véritablement un être subconscient extériorisable, existant dans le moi avec l’être conscient normal89. »

Cet être subconscient ne dépendrait pas de l’organisme. Il lui serait antérieur et lui survivrait. Il lui serait supérieur, doué de facultés et connaissances très différentes des facultés et connaissances de la conscience normale, supranormales et transcendantes.

Assurément, il reste encore ici plus d’un mystère, ne serait-ce que le fait d’agir matériellement à distance, et celui, non moins étrange, d’y rester étrangers en apparence.

La première règle de la méthode scientifique est de chercher d’abord les explications dans les choses connues avant de recourir à l’inconnu, et nous n’y devons jamais faillir. Mais si cette règle ne conduit pas au port, notre devoir est de l’avouer.

C’est, je le crains bien, ce qui arrive ici. Nous ne sommes pas satisfaits. L’explication n’est pas claire, et flotte un peu trop dans les vagues — et le vague — de l’hypothèse.

Au point où nous sommes arrivés dans ce chapitre des explications, nous sommes exactement dans la position d’Alexandre Aksakof lorsqu’il écrivit son grand ouvrage Animisme et Spiritisme, en réponse au livre du Dr Von Hartmann sur Le Spiritisme.

Hartmann a prétendu expliquer tous les phénomènes dont il s’agit par les hypothèses suivantes :

Une force nerveuse produisant, en dehors du corps humain, des effets mécaniques et plastiques. Des hallucinations doublées de cette même force nerveuse et produisant également des effets physiques et plastiques.

Une conscience somnambulique latente, capable — le sujet se trouvant à l’état normal — de lire dans le fond intellectuel d’un autre homme, son présent et son passé — et pouvant même deviner l’avenir.

Aksakof a cherché si ces hypothèses, dont la dernière est assez hardie, sont suffisantes pour tout expliquer, et il conclut qu’elles ne le sont pas.

C’est aussi mon opinion.

Il y a autre chose.

Cette autre chose, ce résidu au fond du creuset de l’expérience, c’est un élément psychique, dont la nature nous reste encore tout à fait cachée.

Je pense que tous les lecteurs de cet ouvrage partageront ma conviction.

Les hypothèses anthropomorphiques sont loin de tout expliquer. D’ailleurs, ce ne sont que des hypothèses. Il ne faut pas nous dissimuler que ces phénomènes nous font pénétrer dans un autre monde, dans un monde inconnu, qui est tout entier à explorer.

Quant à des êtres différents de nous, quelle pourrait être leur nature ? Il nous est impossible de nous en former aucune idée.

Âmes de morts ? C’est très loin d’être démontré. Dans les innombrables observations que j’ai multipliées depuis plus de quarante ans, tout m’a prouvé le contraire.

Aucune identification satisfaisante n’a pu être faîte90.

Les communications obtenues ont toujours paru provenir de la mentalité du groupe ou, lorsqu’elles sont hétérogènes, d’esprits de nature incompréhensible. L’être évoqué s’évanouit lorsqu’on insiste pour le pousser à bout et avoir le cœur net de sa réalité. Et puis, mon plus grand espoir a été déçu, cet espoir de ma vingtième année, qui aurait tant aimé recevoir des clartés célestes sur la doctrine de la pluralité des mondes. Les esprits ne nous ont rien appris.

L’agent, néanmoins, parait parfois indépendant. Crookes signale avoir vu Mlle Fox écrire automatiquement une communication pour un des assistants, pendant qu’une autre communication sur un autre sujet lui était donnée pour une deuxième personne au moyen de l’alphabet et par coups frappés, et pendant qu’elle causait avec une troisième personne sur un autre sujet tout différent des deux autres. Ce fait remarquable prouve-t-il avec certitude l’action d’un esprit étranger ?

Le même savant signale que, pendant une de ses séances, une petite latte traversa la table, en pleine lumière, pour venir lui frapper la main, et lui donner une communication suivant les lettres de l’alphabet épelées par lui. L’autre bout de la latte reposait sur la table, à une certaine distance des mains de Home.

Ce cas me parait, comme à Crookes, plus probant en faveur d’un esprit extérieur, d’autant plus que l’expérimentateur ayant demandé que les coups fussent frappés suivant l’alphabet télégraphique Morse, un autre message fut ainsi frappé.

Le savant chimiste signale encore, on s’en souvient, le mot however caché par son doigt, sur un journal, et inconnu de lui, frappé par cette petite latte.

Wallace signale, d’autre part, un nom écrit sur un papier collé par lui sous le pied central de la table d’expérience ; Joncières, une aquarelle faite correctement en pleine obscurité et un thème musical écrit au crayon ; M. Castex-Dégrange, l’annonce d’une mort, la place d’un objet perdu ; nous avons vu, aussi, des phrases dictées à rebours, ou de deux en deux lettres, ou par des combinaisons bizarres manifestant l’action d’une intelligence inconnue. Nous avons mille exemples de cet ordre.

Mais, encore une fois, si l’esprit du médium peut se dégager en un état extranormal, pourquoi ne serait-ce pas lui qui agirait ? N’avons-nous pas dans nos rêves plusieurs personnalités distinctes ? Si elles pouvaient se dégager dynamiquement, n’agiraient-elles pas un peu de cette façon ?

Ce que nous ne devons pas perdre de vue, c’est le caractère mixte et complexe de ces phénomènes. Ils sont à la fois physiques et psychiques, matériels et intelligents, ne sont pas toujours produits par notre volonté consciente, et sont plutôt l’objet de l’observation que de l’expérience.

Il est utile d’insister sur ce caractère. J’entendais un jour (31 janvier 1901) E. Duclaux, membre de l’Institut, directeur de l’Institut Pasteur, faire cette confusion, commune à tant de physiciens et à tant de chimistes, dans une conférence pourtant assez compétente sur ces phénomènes : « Il n’y a de fait scientifique, proclamait-il, qu’un fait qui peut être de nouveau reproduit à volonté91. »

Quel singulier raisonnement ! Les témoins de la chute d’un météore nous apportent un aérolithe qui vient de tomber du ciel et que l’on a déterré, tout chaud, du trou dans lequel il s’était enfoncé. Erreur ! illusion ! devrions-nous répondre, ce n’est pas scientifique : nous ne le croirons que lorsque vous recommencerez l’expérience.

On nous apporte le cadavre d’un homme tué par la foudre ; mis entièrement nu, et rasé comme par un rasoir. Impossible ! devrions-nous répondre ; pure invention de vos sens abusés.

Une femme voit apparaître auprès d’elle son mari qui vient de mourir à trois mille kilomètres de distance. Ce n’est pas sérieux, devrions-nous penser, ce ne le sera que lorsqu’il recommencera.

Cette confusion entre l’observation et l’expérience est vraiment singulière de la part des hommes instruits.

Dans les phénomènes psychiques, il y a un élément intellectuel, volontaire, capricieux, incohérent, souvent très fin, subtil, habile et malin.

Je le répète, il faut savoir comprendre que tout ne s’explique pas, et se résigner à attendre des connaissances plus étendues. Il y a de l’intelligence, de la pensée, du psychisme, de l’esprit, dans ces phénomènes ; il y en a plus encore dans certaines communications. L’esprit des vivants suffit-il pour donner raison des observations ? Oui, peut-être, mais en nous attribuant des facultés inconnues et supranormales.

Ce n’est toujours là qu’une hypothèse. L’hypothèse spirite des communications avec des âmes de morts reste, ainsi que celle d’agents mentaux inconnus.


*
*  *

Que les âmes survivent à la destruction du corps, je n’en ai pas l’ombre d’un doute. Mais qu’elles se manifestent par ces procédés, la méthode expérimentale n’en fournit vraiment aucune preuve absolue.

J’ajouterai même que cette hypothèse n’est pas vraisemblable. Si les âmes des défunts restaient autour de nous, sur notre planète, cette population invisible s’accroîtrait en raison de cent mille par jour, environ 36 millions par an, de 3 milliards 620 millions par siècle, de 36 milliards en dix siècles, etc., à moins d’admettre des réincarnations sur la Terre même.

Combien se présente-t-il d’apparitions ou de manifestations ? Que reste-t-il en éliminant les illusions, les autosuggestions, les hallucinations ? À peu près rien. Une aussi exceptionnelle rareté plaide contre une réalité.

On peut supposer, il est vrai, que tous les êtres humains ne survivent pas à leur mort, et que même, en général, leur entité psychique est si insignifiante, si inconsistante, si nulle, qu’elle s’évanouit à peu près dans l’éther, dans le réservoir commun, dans le milieu ambiant, comme les âmes des animaux. Mais les êtres pensants qui ont conscience de leur existence psychique ne perdent pas leur personnalité et continuent le cycle de leur évolution. Il semblerait, dès lors, naturel de les voir se manifester en certaines circonstances. Les condamnés à mort par suite d’erreurs judiciaires et exécutés ne devraient-ils pas revenir protester de leur innocence ? Est-ce que les assassinés inconnus ne devraient pas revenir accuser les assassins ? Connaissant les caractères de Robespierre, de Saint-Just, de Fouquier-Tinville, j’aimerais les avoir vus se venger quelque peu de leurs triomphateurs. Les victimes de 93 n’auraient-elles pas dû venir secouer le sommeil des vainqueurs ? Sur les vingt mille fusillés de la Commune de Paris, j’aurais aimé en voir une douzaine harceler sans cesse l’honorable M. Thiers, qui a vraiment mis trop de gloire à laisser s’organiser cette insurrection et à la châtier.

Pourquoi les enfants pleurés par leurs parents ne viennent-ils jamais les consoler ? Pourquoi nos affections les plus chères semblent-elles disparaître à jamais ? Et les testaments soustraits ? Et les dernières volontés méconnues ? et les intentions travesties ? etc., etc.

Il n’y a que les morts qui ne reviennent pas, dit un vieux proverbe. Cet aphorisme n’est pas absolu, peut-être, mais les revenants sont rares, très rares, et l’on ne connaît pas, au juste, leur nature. Sont-ce de véritables revenants ? Ce n’est pas encore démontré.

J’ai en vain cherché, jusqu’ici, une preuve certaine d’identité dans les communications médiumniques. On ne voit pas, d’autre part, pourquoi les esprits auraient besoin de médiums pour se manifester, s’ils existent autour de nous. Ils devraient faire partie de la nature, de la nature universelle qui comprend tout.

Néanmoins, l’hypothèse spirite me paraît devoir être conservée, au même titre que les précédentes, car les discussions ne l’ont pas éliminée92.

Mais pourquoi ces manifestations sont-elles le résultat du groupement de cinq ou six personnes autour d’une table ?

Ce n’est pas, non plus, très vraisemblable.

Il peut se faire, il est vrai, que des esprits existent auprès de nous et soient normalement dans l’impossibilité de se rendre visibles, audigibles, tangibles, ne pouvant produire ni des rayons lumineux accessibles à notre rétine, ni des ondes sonores, ni des attouchements. Dès lors, certaines conditions, possédées par les médiums, pourraient être nécessaires à leurs manifestations.

Nul n’a le droit de rien nier.

Mais pourquoi tant d’incohérences ?

J’ai sur un rayon devant moi plusieurs milliers de communications dictées par les « esprits ». L’analyse ne laisse au fond du creuset qu’une obscure incertitude sur les causes. Forces psychiques inconnues. Entités fugaces. Figures évanouissantes. Rien de solide à saisir, même pour la pensée. Cela n’a même pas la consistance d’une définition de chimie ou d’un théorème de géométrie. Une molécule d’hydrogène est un rocher en comparaison.

La plupart des phénomènes observés, bruits, mouvements de meubles, tapages, agitations, coups frappés, réponses aux questions posées, sont véritablement enfantins, puérils, vulgaires, souvent ridicules, et ressemblent plutôt à des espiègleries de gamins, qu’à des actions sérieuses. Nous ne pouvons pas ne pas le constater.

Pourquoi des âmes de morts s’amuseraient-elles ainsi ?

L’hypothèse paraît presque absurde.

Sans doute, un homme ordinaire ne change pas de valeur intellectuelle ou morale du jour au lendemain, et s’il reste existant après sa mort, on peut s’attendre à le retrouver tel qu’il était avant. Mais, encore une fois, que de bizarreries et d’incohérences !

Quoi qu’il en soit, nous ne devons avoir aucune idée préconçue, et notre devoir le plus strict est de faire l’investigation des faits tels qu’ils se présentent.

La force naturelle inconnue mise en activité pour le soulèvement d’une table n’est pas une propriété exclusive des médiums. Elle fait partie, à divers degrés, de tous les organismes, avec des cœfficients différents, 100 par exemple pour des organismes tels que ceux de Home ou d’Eusapia, 80 pour d’autres, 50 ou 25 pour de moins favorisés, mais sans doute, en aucun cas ne descendant à 0. La meilleure preuve, c’est qu’avec de la patience, de la persévérance, de la volonté, presque tous les groupes d’expérimentateurs, qui ont voulu s’en occuper sérieusement, sont arrivés à obtenir, non seulement des mouvements, mais encore des soulèvements complets, des coups frappés, etc.

Le mot de médium n’a plus guère de raison d’être, puisqu’il n’est pas prouvé qu’il y ait là un intermédiaire entre des esprits et nous. Mais il peut être conservé, la logique étant ce qu’il y a de plus rare dans la grammaire comme en tout ce qui est humain. Le mot électricité n’a plus rien à faire depuis longtemps avec l’ambre (ελεκτρον), ni le mot vénération avec le génitif de Vénus (Veneris), ni le mot désastre avec astre, ni le mot tragédie avec « le chant du bouc » (τραγος οδη), ni le mot courtisane avec « dame de la cour » ; ce qui n’empêche pas que ces mots sont compris dans leur sens habituel93.

Quant aux hypothèses explicatives, je le répète, le champ est ouvert à toutes. On remarque que les communications dictées par les tables sont en rapport avec l’état d’esprit, les idées, les opinions, les croyances, le savoir, la littérature même des expérimentateurs. C’est comme un reflet de cet ensemble. Comparez les communications enregistrées dans la maison de Victor Hugo à Jersey, celles du cercle phalanstérien d’Eugène Nus, celles des réunions astronomiques, celles des croyants religieux, catholiques, protestants, etc., etc.

Si l’hypothèse n’était pas d’une telle hardiesse, qu’elle nous paraisse inacceptable, j’oserais imaginer que la concentration des pensées crée un être intellectuel momentané qui répond aux questions posées et s’évanouit ensuite.

Reflet ? c’est peut-être l’expression véritable.

Tout le monde a vu son portrait réfléchi dans une glace, et personne ne s’en étonne.

Cependant, analysez le fait. Plus vous regarderez cet être optique se mouvant derrière le miroir, plus l’image vous paraîtra remarquable et intéressante.

Or, les miroirs auraient pu n’être pas inventés.

Si nous ne connaissions pas ces grandes glaces qui réfléchissent les appartements et les visiteurs, si nous n’en avions jamais vu, et si l’on nous racontait que des images, des reflets, des personnes vivantes peuvent ainsi se manifester et se mouvoir, nous ne le comprendrions pas et nous ne le croirions pas.

Oui, la personnification éphémère créée dans les séances spirites rappelle parfois l’image virtuelle que l’on voit dans un miroir, qui n’a, en elle-même, rien de réel, mais qui existe pourtant et reproduit l’original. L’image peinte par la photographie est du même ordre et durable. L’image réelle formée au foyer d’un miroir de télescope, incorporelle, intangible, mais que nous pouvons recueillir sur un miroir plan et étudier, en l’amplifiant par le microscope de l’oculaire, se rapproche davantage peut-être de ce qui semble se produire par la concentration de plusieurs énergies psychiques. On crée un être imaginaire, on lui parle, il répond en réfléchissant presque toujours la mentalité des expérimentateurs. Et de même qu’à l’aide de miroirs nous pouvons condenser la lumière, la chaleur, les ondes éthérées, électriques, en un foyer, de même il semble parfois que les assistants ajoutent leurs forces psychiques à celles du médium, du dynamogène, condensant les ondes et aidant à produire une sorte d’être fugitif plus ou moins matériel.

L’être subconscient, le cerveau du médium ou son corps astral, le périsprit fluidique, les inconnus latents dans les organismes sensitifs, ne pourraient-ils être le miroir que nous venons d’imaginer ? — et ce miroir ne pourrait-il aussi recevoir et reproduire l’influence d’une âme lointaine ?

Il importe de ne pas généraliser des conclusions partielles que nous avons déjà beaucoup de peine à définir.

Je ne dis pas que les esprits n’existent pas : j’ai, au contraire, des raisons pour admettre leur existence. Il n’est pas jusqu’à certaines sensations exprimées par les animaux, par des chiens, par des chats, par des chevaux, qui ne plaident en faveur de la présence inattendue et impressionnante d’êtres ou d’agents invisibles. Mais, fidèle serviteur de la méthode expérimentale, je pense que nous devons épuiser toutes les hypothèses simples, naturelles, déjà connues, avant de recourir aux autres.

Malheureusement, un grand nombre de spirites préfèrent ne pas aller au fond des choses, ne rien analyser, et être dupes d’impressions nerveuses. Ils ressemblent aux braves femmes qui disent leur chapelet en croyant avoir devant elles sainte Agnès ou sainte Philomène. Il n’y a pas de mal à cela, dit-on. Mais c’est une illusion. N’en soyons pas dupes.

Si les élémentals, les élémentaires, les esprits de l’air, les gnomes, les larves dont parle Gœthe à la suite de Paracelse, existent, ils sont naturels et non pas surnaturels : ils sont dans la nature, car la nature embrasse tout. Le surnaturel n’existe pas. La science a donc le devoir d’étudier cette question comme toutes les autres.

Comme nous l’avons déjà remarqué, il y a dans ces divers phénomènes plusieurs causes en action. Parmi ces causes, l’œuvre d’esprits désincarnés, d’âmes de morts, est une hypothèse explicative que l’on ne doit pas rejeter sans examen, qui paraît parfois la plus logique, mais qui a contre elle de puissantes objections, et qu’il serait de la plus haute importance de pouvoir démontrer avec certitude. Ses partisans devraient être les premiers à approuver la sévérité des méthodes scientifiques que nous appliquons ici, car plus solidement le spiritisme serait fondé et plus il aurait de valeur. Les croyances naïves et les illusions ne peuvent lui donner aucune base sérieuse. La religion de l’avenir sera la religion de la science. Il n’y a qu’une vérité.

On fait souvent dire aux auteurs ce qu’ils n’ont jamais dit. Pour ma part, j’en ai eu la preuve fréquente, notamment, à propos du spiritisme. Je ne serais pas surpris que certaines interprétations des pages qui précèdent se traduisent par l’opinion que je n’admets pas l’existence des esprits. On ne peut cependant trouver aucune affirmation de ce genre dans cet ouvrage, ni dans aucun de ceux auxquels j’ai donné le jour. Ce que je dis, c’est que les phénomènes physiques étudiés ici ne prouvent pas leur collaboration, peuvent probablement s’expliquer sans eux, par des forces inconnues émanant des expérimentateurs, et notamment des médiums. Mais ces phénomènes indiquent, en même temps, l’existence d’un milieu psychique.

Quel est ce milieu ? Il est, assurément, bien difficile de le concevoir, puisqu’il ne tombe sous aucun de nos sens. Il est également bien difficile de ne pas l’admettre en présence de la multitude des phénomènes observés. Si l’on admet la survivance des âmes, que deviennent ces âmes ? Où vont-elles ? On peut répondre que les conditions d’espace et de temps en relation avec nos sens matériels ne représentent pas la nature réelle de l’espace et du temps, que nos appréciations et nos mesures sont essentiellement relatives, que l’âme, l’esprit, l’entité pensante n’occupe aucune place. Néanmoins, on peut penser aussi que l’esprit pur n’existe pas, qu’il est attaché à une substance occupant un certain point. On peut penser aussi que toutes les âmes ne sont pas égales, qu’il en est de supérieures et d’inférieures, que certains êtres humains ont à peine conscience de leur existence, que les âmes supérieures, ayant conscience d’elles-mêmes, après la mort comme pendant la vie, conservent leur individualité intégrale, peuvent continuer leur évolution, voyager de monde en monde, accroître leur valeur par des réincarnations successives. Mais les autres, les âmes inconscientes, sont-elles plus avancées le lendemain de la mort que la veille ? Pourquoi la mort leur donnerait-elle une perfection quelconque ? Pourquoi d’un imbécile ferait-elle un génie ? Comment d’un méchant ferait-elle un bon ? Pourquoi d’un ignorant ferait-elle un savant ? Comment d’une nullité intellectuelle ferait-elle une lumière ?

Ces âmes inconscientes, c’est-à-dire la multitude, ne se fondent-elles pas, à la mort, dans l’éther ambiant, et ne constituent-elles pas une sorte de milieu psychique, dans lequel une analyse subtile pourrait découvrir des éléments spirituels aussi bien que des éléments matériels ?

Si la force psychique exerce une action dans l’ordre des choses existantes, elle est aussi digne de considération que les diverses formes de l’énergie en activité dans l’éther.

Sans admettre donc l’existence des esprits comme démontrée par ces phénomènes, nous sentons que tout cela n’est pas d’ordre simplement matériel, physiologique, organique, cérébral, et qu’il y a autre chose.

Autre chose d’inexplicable, dans l’état actuel de nos connaissances.

Mais autre chose d’ordre psychique. Peut-être pourrons-nous aller un peu plus loin, quelque jour, dans nos recherches impartiales, indépendantes, guidées par la méthode scientifique expérimentale, ne niant rien d’avance, mais admettant ce qui est constaté par une observation suffisante.


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*  *

En résumé, DANS LÉTAT ACTUEL DE NOS CONNAISSANCES, IL EST IMPOSSIBLE DE DONNER UNE EXPLICATION COMPLÈTE, TOTALE, ABSOLUE, DÉFINITIVE DES PHÉNOMÈNES OBSERVÉS. L’hypothèse spirite ne doit pas être éliminée. Toutefois, on peut admettre la survivance de l’âme sans admettre pour cela une communication physique entre les morts et les vivants. Aussi, tous les faits d’observation conduisant à affirmer cette communication méritent-ils la plus sérieuse attention du philosophe.

L’une des difficultés majeures de ces communications me parait être l’état même de l’âme affranchie des sens corporels.

Elle perçoit autrement. Elle ne voit pas ; elle n’entend pas ; elle ne touche pas. Comment donc peut-elle entrer en relations avec nos sens ?

Il y a là tout un problème, qui n’est pas négligeable dans l’étude des manifestations psychiques, quelles qu’elles soient.

Nous prenons nos idées pour des réalités. C’est un tort. Pour nous, par exemple, l’air n’est pas un corps solide ; nous le traversons sans effort, tandis que nous ne traversons pas une porte de fer. Pour l’électricité, c’est le contraire : elle traverse le fer et trouve que l’air est un corps solide intraversable. Pour l’électricien, un fil de fer est un canal conduisant l’électricité à travers le roc solide de l’air. Le verre est opaque pour l’électricité et transparent pour le magnétisme. La chair, les vêtements, le bois, sont transparents pour les rayons X, tandis que le verre est opaque, etc.

Nous éprouvons le besoin de tout expliquer, et nous sommes portés à n’admettre que les faits dont nous avons eu l’explication, mais cela ne prouve pas que nos explications soient valables. Ainsi, par exemple, si l’on avait affirmé la possibilité d’une communication instantanée entre Paris et Londres avant l’invention du télégraphe, on n’aurait vu là qu’une utopie. Plus tard on ne l’aurait admise qu’à la condition de l’existence d’un fil entre les deux stations, et l’on aurait déclaré impossible une communication sans fil électrique. Maintenant que nous avons la télégraphie sans fil, nous aimerions tout expliquer par sa théorie.

Pourquoi vouloir à toute force expliquer ces phénomènes ? Pourquoi nous imaginer naïvement que nous le pouvons, dans l’état actuel de la science ?

Les physiologistes qui prétendent voir clair dans cette affaire ressemblent à Ptolémée s’obstinant à rendre compte des mouvements célestes avec l’idée de l’immobilité de la Terre ; à Galilée expliquant l’attraction de l’ambre par la raréfaction de l’air ambiant ; à Lavoisier cherchant, comme le peuple, l’origine des aérolithes dans les orages, et les niant ; à Galvani qui voyait dans ses grenouilles une électricité organique spéciale — et même à Jésus-Christ attribuant les convulsions des hystériques à des possessions diaboliques. Je les mets en bonne compagnie, assurément, et ils n’ont pas à se plaindre. Mais qui ne sent que cette propension si naturelle à tout expliquer n’est pas justifiée, que la science progresse de siècle en siècle, que ce qui n’est pas connu aujourd’hui le sera plus tard, et qu’il convient parfois de savoir attendre ?

Les phénomènes dont nous parlons sont des manifestations du dynamisme universel, avec lequel nos cinq sens ne nous mettent en relation que très imparfaitement. Nous vivons au milieu d’un monde inexploré, dans lequel les forces psychiques jouent un rôle encore très insuffisamment observé.

Ces forces sont d’un ordre supérieur aux forces analysées généralement en mécanique, en physique, en chimie ; elles sont d’ordre psychique, ont quelque chose de vital, et une sorte de mentalité.

Elles confirment ce que nous savons d’autre part : que l’explication purement mécanique de la nature est insuffisante ; et qu’il y a dans l’Univers autre chose que la prétendue matière. Ce n’est pas la matière qui régit le monde : c’est un élément dynamique et psychique.

Quelle lumière l’étude de ces forces encore inexpliquées apportera-t-elle à la connaissance de l’âme et des conditions de sa survivance ? C’est ce que l’avenir nous apprendra.

La réalité de la spiritualité de l’âme comme entité distincte du corps est démontrée par d’autres arguments. Ceux-ci ne sont pas faits pour nuire à cette doctrine, mais tout en la confirmant, tout en mettant en évidence l’application des forces psychiques, ils ne résolvent pas encore le grand problème par les preuves matérielles que nous souhaiterions.

Toutefois, si l’étude de ces phénomènes n’a pas encore donné tout ce qu’on en prétend, ni tout ce qu’elle donnera, on ne peut s’empêcher de reconnaître qu’elle a considérablement élargi le cadre de la psychologie, et que la connaissance de la nature de l’âme et de ses facultés s’est irrévocablement développée vers des horizons insoupçonnés.

Il y a dans la nature, dans la direction de la vie, dans les manifestations de l’instinct chez les végétaux et chez les animaux, dans l’esprit général des choses, dans l’humanité, dans l’univers cosmique, un élément psychique qui se révèle de mieux en mieux à travers les études modernes, notamment dans les recherches d’ordre télépathique et dans les observations des phénomènes inexpliqués dont nous nous sommes occupés dans ce livre. Cet élément, ce principe, est encore inconnu de la science contemporaine ; mais, comme en bien d’autres cas, il a été deviné par les anciens.

Outre les quatre éléments, l’air, le feu, la terre et l’eau, les anciens, en effet, en admettaient un cinquième, d’ordre immatériel, qu’ils nommaient animus, âme du monde, principe animateur, éther. « Aristote, écrit Cicéron (Tuscul. Quæst. I. 22), après avoir rappelé les quatre genres d’éléments matériels, croit devoir admettre une cinquième nature, de laquelle l’âme provient, car, puisque la pensée et les facultés intellectuelles ne peuvent résider en aucun des éléments matériels, il faut admettre un cinquième genre, qui n’avait pas encore reçu de nom, et qu’il nomme entéléchie, c’est-à-dire mouvement éternel et continu. » Les quatre éléments matériels anciens ont été disséqués par l’analyse moderne. Le cinquième est peut-être plus fondamental.

Citant le philosophe Zénon, le même orateur ajoute que ce philosophe n’admettait pas ce cinquième principe, qui pouvait être assimilé au feu. Mais, de toute évidence, le feu et la pensée sont deux.

Virgile a écrit dans l’Enéide (livre VI) ces vers admirables que tout le monde connaît :

Principio cœlum ac terras camposque liquentes,
Lucentemque globum Lunæ Titaniaque astra
Spiritus intus alit, totamque infusa per artus
MENS AGITAT MOLEM, et magno se corpore miscet.

Martianus Capella, comme tous les auteurs des premiers siècles du christianisme, signale cette force directrice, en l’appelant également le cinquième élément, qu’il désigne aussi sous le nom d’éther.

Un empereur romain bien connu des Parisiens, puisque c’est chez eux, au palais des Thermes, construit par son aïeul, qu’il fut proclamé empereur, en l’an 360, Julien, dit l’Apostat, célèbre ce cinquième principe dans son discours en l’honneur du soleil roi94, le qualifiant, tantôt de principe solaire, tantôt d’âme du monde ou principe intellectuel, tantôt d’éther ou âme du monde physique.

Cet élément psychique n’est pas confondu par les philosophes avec Dieu et la Providence. C’est, à leurs yeux, quelque chose qui fait partie de la nature.


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*  *

Un mot encore, avant de nous quitter.

Le titre de cet ouvrage, qui date de l’année 1865, proclame l’existence de Forces naturelles inconnues. Celles dont il a été question ici ne représentent qu’une minime partie de la réalité. Il y en a bien d’autres.

L’être humain est doué de facultés encore peu explorées, que les observations faites sur les médiums, sur les dynamogènes, mettent en évidence, de même que le magnétisme humain, l’hypnotisme, la télépathie, la vision sans l’usage des yeux, la prémonition. Ces forces psychiques inconnues méritent d’entrer dans le cadre de l’analyse scientifique. Elles sont encore au temps de Ptolémée, et n’ont pas encore trouvé leur Kepler et leur Newton ; mais elles s’imposent à l’examen.

Bien d’autres forces inconnues se révéleront graduellement. La Terre et les planètes gravitaient autour du Soleil suivant leurs courbes harmonieuses lorsque les théories astronomiques ne voyaient dans leurs mouvements qu’une incohérence compliquée de 79 cercles cristallins. Le magnétisme terrestre enserrait notre globe de ses courants avant l’invention de la boussole qui nous les manifeste. Les ondes de la télégraphie sans fil existaient avant qu’on les saisit au passage. La mer se lamentait sur les rivages avant qu’aucune oreille ne l’entendit. Les étoiles pénétraient l’éther de leurs radiations avant que nul œil humain ne les eût contemplées.

Les observations exposées ici prouvent que la volonté consciente, le désir, d’une part, la conscience subliminale, d’autre part, et des mentalités inconnues, exercent une action dynamique en dehors des limites de notre corps. Il s’agit là de facultés de l’âme et non de propriétés cérébrales. Le cerveau n’est qu’un organe au service de l’esprit. C’est à l’esprit qu’appartiennent les forces psychiques et non à la matière.

Il est assez remarquable que les conclusions de ce travail-ci soient les mêmes que celles de l’Inconnu, fondées sur l’examen des faits de télépathie, manifestations de mourants, communications à distance, rêves prémonitoires, etc. On a lu, en effet, dans ce livre, les conclusions suivantes :

L’âme existe comme être réel, indépendant du corps ;

Elle est douée de facultés encore inconnues à la science ;

Elle peut agir à distance, sans l’intermédiaire des sens.

Celles de cet ouvrage-ci concordent avec les précédentes, et pourtant les faits étudiés ici sont entièrement différents des précédents.

Il s’y ajoute la conclusion générale qu’il existe dans la Nature un ÉLÉMENT PSYCHIQUE en activité variable et dont l’essence nous reste encore cachée. Je serai heureux, pour ma part, si j’ai pu contribuer à établir, par ces deux séries de travaux, ces principes importants, exclusivement fondés sur la constatation scientifique d’un certain nombre de phénomènes étudiés par la méthode expérimentale.



FIN



Notes

1. Des Forces naturelles inconnues, à propos des phénomènes produits par les frères Davenport et par les médiums en général. Étude critique, par HERMÈS, 1 vol. in-12. Paris, Librairie académique Didier, 1865.

2. Pour mettre, sans tarder, sous les yeux du lecteur un témoignage documentaire de ces expériences, je reproduis ici (Pl. 1) une photographie prise chez moi en 1898, le 12 novembre. On peut constater par l’horizontalité des bras, ainsi que par la distance entre les pieds de la table et le parquet, que l’élévation est de 15 à 20 centimètres. (On en a la mesure précise sur la figure même, mesure prise le lendemain en calant la table, à l’aide de livres, dans la même position.)

Le médium a ses deux pieds entièrement pris sous mon pied droit, en même temps que ses genoux sous ma main droite, et ses mains sont au-dessus de la table, prises par ma main gauche et par celle de son autre contrôleur, qui vient de placer un coussin devant sa figure pour éviter à ses yeux, extrêmement sensibles, le coup de lumière du magnésium, et à son organisme une crise de nerfs désagréable.

Ces photographies, prises rapidement, au magnésium, ne sont pas parfaites ; mais ce sont des documents.

3. V. L’Inconnu, pp. 20-29.

4. Discours prononcé sur la tombe d’Allan Kardec, par CAMILLE FLAMMARION, Librairie Didier, 1869, pp. 4, 17, 22.

5. De probables fautes de relecture du livre original rendent le décodage inexact. Il manque probablement le mot « marié » (note d’Ouzlou).

6. Une dictée typtologique du même genre m’a été envoyée récemment. La voici :

IUTPTUOLOER

EIRFIEUEBN

SSOAGPRSTI

En lisant successivement, de haut en bas, une lettre de chaque ligne, en commençant par la gauche, on trouve le sens de la communication donnée : « Je suis trop fatigué pour les obtenir »

7. Cette inclinaison est réellement de 82°, en comptant par le sud, ou de 98° (90 + 8°) en comptant par le nord. (voyez la fig. A).

8. Je viens de trouver dans ma bibliothèque un livre qui m’a été adressé en 1888 par l’auteur, le major général Drayson, et qui a pour titre : Thirty thousand years of the Earth’s past history, read by aid of the discovery of the second rotation of the Earth. C’est-à-dire, pour les lecteurs étrangers à la langue anglaise : Trente mille années de l’histoire passée de la Terre lues à l’aide de la découverte de la seconde rotation de la Terre. Cette seconde rotation s’effectuerait autour d’un axe dont le pôle serait à 29° 25’ 47” du pôle de la rotation diurne, vers 270° d’ascension droite, et s’accomplirait en 32.682 ans, et l’auteur cherche à expliquer par elle les périodes glaciaires et les variations de climats. Mais l’ouvrage est plein de confusions bizarres et même impardonnables pour un homme versé dans les études astronomiques. Le général Drayson, mort il y a quelques années, n’était pas astronome.

9. De l’Intelligence, tome I, préface, p. 16, édition de 1897, La première édition est de 1868.

10. Tous ceux qui s’occupent de ces questions connaissent, entre autres, l’histoire de Félida (étudiée par le docteur Azam), dans laquelle cette jeune fille s’est montrée douée de deux personnalités distinctes à ce point que, dans l’état second, elle est devenue amoureuse... et enceinte, sans qu’elle en sût rien dans l’état normal. Ces états de double personnalité ont été observés avec méthode depuis une trentaine d’années.

11. L’Automatisme psychologique, p. 401-402.

12. V. les Pl. IV et V. Je conserve avec soin le moulage en plâtre de cette empreinte.

13. A. DE ROCHAS, l’Extériorisation de la Motricité, 4e éd., 1905, p. 406.

14. Un sceptique violent, M. Assevedo, fit avec Eusapia l’expérience de demander une empreinte à 2 mètres de distance, sur une assiette de terre glaise, recouverte d’un mouchoir, et déclare qu’elle a réussi au-delà de tout doute possible. (V. AKSAKOF, Animisme, p. 509).

15. Les comptes rendus des séances de Montfort-l’Amaury ont fait le sujet d’un remarquable ouvrage de M. Guillaume de FONTENAY : À propos d’Eusapia Paladino. Un vol. in-8e illustré, Paris, 1898.

16. Les places n’ont pas toujours été celles de ces photographies. Ainsi, lors de la production de l’empreinte, M. G. de Fontenay était à la droite d’Eusapia, et M. Blech à ce bout-ci de la table.

17. À la séance suivante, du 12 novembre, M. Antoniadi écrit, avec un excellent croquis à l’appui : « Phénomène observé avec une certitude absolue : le violon a été lancé sur la table, de 50 centimètres au-dessus de la tête d’Eusapia. »

18. Ceci est absolu, me dit mon fils qui relit ces lignes.

19. Pendant la correction des épreuves de ces feuilles (oct. 1906), j’ai reçu du Dr Gustave Le Bon la Note suivante :

Lors de son dernier séjour à Paris (1906), j’ai pu obtenir trois séances chez moi avec Eusapia. J’ai prié un des plus pénétrants observateurs que je connaisse, M. Dastre, membre de l’Académie des sciences et professeur de physiologie à la Sorbonne, de vouloir bien assister aux expériences. Y assistaient également mon préparateur, M. Michaux, et la personne à l’obligeante intervention de laquelle je devais la présence d’Eusapia.

En dehors de la lévitation de la table, nous avons vu à plusieurs reprises, et presque en plein jour, une main apparaître d’abord à un centimètre environ au-dessus de la tête d’Eusapia, puis à côté du rideau qui la couvrait en partie, à cinquante centimètres environ de son épaule.

Nous avons alors organisé, pour la seconde séance, des méthodes de contrôle. Elles furent tout à fait décisives. Grâce à la possibilité de produire en arrière d’Eusapia un éclairage qu’elle ne soupçonnait pas, nous avons pu voir un de ses bras, très habilement soustrait à notre contrôle, s’allonger horizontalement derrière le rideau et venir toucher l’épaule de M. Dastre, et une autre fois me donner une claque sur la main.

Nous avons conclu de nos observations que les phénomènes arrivés n’avaient rien de surnaturel.

En ce qui concerne le soulèvement de la table, extrêmement légère, placée devant Eusapia, et que ses mains n’ont guère quittée, nous n’avons pu formuler d’explication décisive. Je ferai remarquer seulement qu’Eusapia s’est reconnue impuissante à déplacer si peu que ce fût les objets très légers posés sur cette table.

À la suite de cette note, M. G. Le Bon m’a déclaré verbalement que, pour lui, tout est fraude dans ces expériences.

20. À ces huit séances, je pourrais en ajouter une neuvième, qui a eu lien le 5 décembre suivant, dans le cabinet du prof. Richet. Aucun fait saillant ne s’est produit, si ce n’est le gonflement, en pleine lumière, d’un rideau de fenêtre, à 60 centimètres environ du pied d’Eusapia, dont je le séparais par ma jambe allongée. Observation absolument certaine.

21. À quoi peut être due la lévitation de la table ? Nous ne sommes sans doute pas encore à la veille de le découvrir.

La pesanteur peut être contrebalancée par du mouvement.

Vous pouvez vous amuser, en déjeunant ou en dînant, à prendre un couteau dans la main.

Si vous le tenez verticalement, la main serrée, son poids est contrebalancé par la pression de la main, et il ne tombe pas.

Ouvrez la main, en laissant toutefois adhérents le pouce et l’index, il glissera, comme dans un tube trop large.

Mais remuez la main, par un balancement rapide, de gauche à droite, de droite à gauche : vous créez une force centrifuge qui maintient l’objet en suspension verticale, et qui peut même le lancer au-dessus de votre main et le projeter en l’air, si le mouvement est assez rapide.

Qui soutient alors le couteau, annihile son poids ? La Force.

Ne pourrait-il se faire que l’influence des expérimentateurs assis autour d’une table mette en mouvement spécial les molécules du bois ?

Elles le sont déjà constamment par les variations de la température.

Ces molécules sont des particules infiniment petites, qui ne se touchent pas.

Un mouvement moléculaire ne pourrait-il contrebalancer la pesanteur ?

(Je ne présente pas ceci comme une explication, mais comme une image.)

22. M. Chiaïa m’a adressé des photographies de ces empreintes. J’en reproduis ici quelques-unes (Pl. VII).

23. On a donné le nom de transe (les Anglais écrivent trance) à l’état spécial dans lequel tombent les médiums lorsqu’ils perdent la connaissance du milieu ambiant. C’est une sorte de sommeil somnambulique.

24. Annales des sciences psychiques, 1891, p. 326.

25. Cependant, il pourrait rester quelque doute : sur mes photographies également (Pl. I et VI), le pied de la table, à la gauche du médium, est masqué. Comme j’étais moi-même précisément à cette place, je suis sûr que le médium n’a pu soulever la table avec son pied, car ce pied était pris sous le mien, ni par une tringle ou support quelconque, car j’avais une main sur ses jambes, qui n’ont pas bougé. L’objection s’élimine, d’autre part, par l’expérience que j’ai faite le 29 mars 1905 (v. p. ***) du soulèvement, avec Eusapia debout, expérience déjà faite le 27 juillet 1897 à Montfort-l’Amaury (v. p. ***), les pieds visibles, naturellement. Ainsi, aucun doute ne peut subsister sur le soulèvement complet de la table flottant dans l’espace. Aksakof a obtenu un soulèvement, dans ses séances de Milan, après avoir attaché les pieds d’Eusapia par deux ficelles dont les bouts, courts, avaient été cachetés au plancher, tout près de chaque pied.

Le lecteur aura plus loin, sous les yeux, d’autres exemples irrécusables (entre autres pp. *** et ***).

26. J’entends assez souvent l’objection suivante : « Je ne croirai qu’aux médiums non rétribués ; tous ceux que l’on paye sont suspects ». Eusapia est dans ce dernier cas. Sans aucune fortune, elle ne vient dans une ville que si on se charge de son voyage et de son séjour. De plus, on lui prend son temps, et on la soumet à une inquisition peu agréable. Pour ma part, je n’admets pas du tout l’objection. Les facultés, physiques ou intellectuelles, n’ont rien de commun avec la fortune. On dira que le médium a intérêt à tricher pour gagner ses honoraires. Mais il y a bien d’autres tentations dans le monde. J’ai vu des médiums non payés, des hommes et des femmes du monde, tricher sans aucun scrupule, par pure vanité, ou dans un but encore moins avouable : pour le plaisir d’attraper. Les séances de spiritisme ont fait faire d’utiles et d’agréables relations mondaines... et plus d’un mariage.

Il faut se méfier des uns comme des autres.

27. Ces procès-verbaux out été publiés en détail dans l’ouvrage de M. de Rochas, L’extériorisation de la Motricité. V. la 4e édition, 1906, p. 170.

28. J’ajouterai, pour ceux qui voudraient s’occuper pratiquement de ces expériences, que les meilleures conditions pour réussir, c’est un groupe homogène, impartial, sincère, indépendant de toute idée préconçue, et ne dépassant pas cinq ou six personnes. Il est absurde d’objecter que, pour obtenir des phénomènes, il faut avoir la foi. Non. Mais il convient de n’exercer aucune force contraire.

29. Il y a eu, de plus, à l’Agnélas, une expérience fort curieuse faite avec un pèse-lettres. Sur la proposition impromptu de M. de Gramont, Eusapia consent à essayer si en faisant des passes verticales avec ses mains, de chaque côté du plateau du pèse-lettres, allant jusqu’à 50 grammes, elle le fera baisser. Elle y réussit, plusieurs fois de suite, devant cinq observateurs placés tout autour d’elle, et qui affirment qu’elle n’avait entre les doigts ni fil ni cheveu.

30. Publié par C. DE VESME dans sa Revue des Études psychiques, 1901.

31. Arago en 1846, avec la fille électrique ; Flammarion, en 1861, avec Allan Kardec, puis ensuite avec divers médiums ; Zeliner, en 1882, avec Slade ; Schiaparelli, en 1892, avec Eusapia ; Porro, en 1901, avec le même médium (Revue des Études psychiques).

32. V. ce qui est dit plus haut (p. ***) sur les théories prématurées.

33. Notamment dans Uranie, dans Stella, dans Lumen, dans L’Inconnu. — V. aussi, plus haut, p. ***, mon Discours de 1869.

34. Slade a été condamné, à Londres, pour escroquerie, à trois mois de « hard labour », et est mort dans une maison de santé dans l’Etat de Michigan, en septembre 1905.

35. Annales des sciences psychiques, 1896, p.66.

36. N’avons-nous pas remarqué plus haut (p. ***) la plaisanterie faite par le prof. Bianchi dans une réunion d’expérimentateurs des plus sérieux ?

37. V. Annales, 1896, ce compte-rendu très riche en documents. La porte du bahut s’est ouverte seule et refermée plusieurs fois de suite synchroniquement avec les mouvements des mains du médium, à un mètre de distance ; un petit piano pesant 900 grammes a été transporté et a joué seul différents airs, etc.

38. Elle est morte, à Berlin, le 16 décembre 1904.

39. Voir aussi Enquête sur l’authenticité des phénomènes électriques d’Angélique Cottin. Paris, Germer Baillière, 1846. — Voy. l’Extériorisation de la motricité, par Albert de Rochas.

40. Lafontaine, qui fut aussi l’un des observateurs, dit que « lorsqu’on approchait son poignet gauche d’une bougie allumée, la lumière, de verticale devenait horizontale, comme si elle eût été soufflée continuellement ». (L’art de magnétiser, p. 273.)

M. Pelletier a observé le même phénomène avec quelques-uns de ses sujets quand ils approchaient la paume de la main de la flamme d’une bougie.

Les spécialistes appellent ces points des points hypnogènes, d’où se dégageraient des jets de fluide.

41. Études et lectures sur les sciences d’observation, t. II, 1856.

42. Des Tables tournantes, du Surnaturel en général et des Esprits, par le comte AGÉNOR DE GASPARIN. Paris, Dentu, 1854.

43. Celle que, bientôt après, on a qualifiée de médium.

44. C’est la seule table à roulettes dont les opérateurs se soient servis.

45. Les Tables tournantes, considérées an point de vue de la question de physique générale qui s’y rattache. Genève, 1855.

46. La force dynamique nécessaire pour opérer ce soulèvement, en admettant qu’elle fût produite et accumulée pendant les cinq à dix minutes de jeu qui le précédent, ne surpasserait point, au contraire, la mesure des forces de l’enfant, et resterait même au-dessous. En général, dans les phénomènes des tables, la force dépensée, si l’on en juge par le degré de fatigue des opérateurs, surpasse beaucoup celle qui serait nécessaire pour produire mécaniquement les mêmes effets. Il n’y a donc, sous ce rapport, aucune raison pour admettre l’intervention d’une force étrangère. (THURY.)

47. Dans les premières tentatives de Thury, huit personnes restèrent une heure et demie debout, puis assises, autour d’une table, sans obtenir le moindre mouvement. Deux ou trois jours après, à leur second essai, les mêmes personnes faisaient tourner un guéridon au bout de dix minutes. Enfin le 4 mai 1853, au troisième ou quatrième essai, les tables les plus lourdes s’agitaient presque immédiatement.

48. Dans les épreuves difficiles, quand elles avaient lieu dans des jours froids, on étendait sur la table une couverture chaude qui était enlevée au moment de l’expérience, et les opérateurs eux-mêmes, avant d’agir, tenaient un moment leurs mains étendues contre un poêle.

49. Report on Spiritualism of the Committee of the London dialectical Society. — Londres, 1871.

50. 1 vol. in-8°. Paris, Leymarie, 1900.

51. J’ai observé plusieurs fois le même fait dans les séances de 1861-1863, dont j’ai parlé plus haut (pp. ***-***).

52. Voir, entre autres, le numéro de janvier 1876, Sidereal Astronomy.

53. Notamment à Nice, en 1881 et 1884. Home est mort en 1886. Il était né en 1833, près d’Edimbourg.

54. J’ai été fier de voir le savant chimiste anglais proposer en 1871, le nom proposé par moi avant 1865, comme on l’a vu plus haut (p. ***) et dans la première édition de cet ouvrage, p. 135.

55. Le pied anglais vaut 0m 305 ; le pouce, 0m 025.

56. La livre anglaise vaut 450 grammes.

57. Sir William Huggins, astronome bien connu par ses découvertes en analyse spectrale.

58. M. Cox.

59. Experimental investigations on psychic force, by WILLIAM CROOKES, F. R. S., etc. London, Henry Gillman, 1871. Cette brochures été traduite en français par M. Alidel. Paris, Librairie des sciences psychiques, 1897.

60. La citation me revient : « Je n’ai jamais dit que cela fût possible, j’ai dit que cela était. »

61. Le grain anglais = 0 gr. 065.

62. Exemple analogue à celui cité par Taine (v. plus haut, p. ***) mais plus remarquable encore.

63. Publiées dans l’édition française de Force psychique de Crookes, et dans Katie King. (Paris, Librairie Leymarie.)

64. Katie King, histoire de ses apparitions. Paris, Leymarie, 1899. — Je n’ai pas cru devoir reproduire ici ces photographies, parce qu’elles ne me paraissent pas provenir de M. Crookes même. — Florence Cook est morte, à Londres, le 22 avril 1904.

65. C’est ce que j’ai fait, pour ma part, en publiant d’abord (1900) mon ouvrage l’Inconnu et les Problèmes psychiques.

66. On miracles and modern spiritualism. Londres, 1875. Traduction française, Paris, 1889. (Le mot anglais spiritualism signifie toujours ici spiritisme.)

67. V. plus haut, p. ***, les phrases qui m’ont été frappées du la même façon.

68. Les Phénomènes psychiques. 1 vol. in-8°, Paris, 1903.

69. Rap, mot anglais signifiant coup frappé, est adopté par un certain nombre de Français.

70. Je le faisais remarquer plus haut : les forces psychiques ont autant de réalité que les forces physiques et mécaniques.

71. C’est ce que j’ai observé à Monfort-l’Amaury. V. pl. haut, p. ***.

72. Les journaux italiens ont publié une photographie pittoresque de la table élevée presque à la hauteur du plafond, ayant passé par-dessus les têtes et se renversant (V. A. DE ROCHAS, Extériorisation de la Motricité, 4° éd.). Je ne la reproduis pas, parce qu’elle ne me paraît pas authentique. Les observateurs déclarent, d’ailleurs, n’avoir constaté ce fait qu’après sa production.

73. Annales des Sciences psychiques, 1902.

74. Plusieurs observations publiées dans ce livre se rattachent néanmoins à celui-ci. Ainsi : un piano jouant seul (p. 108), porte s’ouvrant seule (p. 112), rideaux agités (p. 125), bonds désordonnés (p. 133), coups frappés (p. 146), sonnettes carillonnant (p. 168), et nombreux exemples de vacarmes inexpliqués coïncidant avec des décès.

75. Je l’ai beaucoup connu à l’Observatoire de Nice, où j’ai fait avec lui, en 1884 et 1885, des observations spectroscopiques sur la rotation du Soleil.

76. Dans les séances dont j’ai parlé plus haut (deuxième lettre), lorsque le même mot était dicté, la table battait aux champs.

77. A. GOUPIL, Pour et contre, p. 113.

78. J’ai tenu à donner ici le résultat de l’expérience personnelle d’un grand nombre d’hommes soucieux de connaître la vérité, surtout pour répondre aux publicistes ignorants qui invitent leurs lecteurs à se gaudir superbement de ces recherches et des expérimentateurs. Précisément, au moment où je corrige les épreuves de ces dernières pages, je reçois un journal, Le Lyon républicain, du 25 janvier 1907, qui porte comme article de tête une assez violente diatribe contre moi signée ROBERT ESTIENNE. On y constate que l’auteur ne sait ni de qui ni de quoi il parle.

Il n’y a, évidemment, aucune raison pour que la ville de Lyon soit plus disposée à l’erreur que tout autre point du globe. Mais voyez la coïncidence : on m’apporte, en même temps, un numéro de L’Université catholique de Lyon, dans lequel un certain abbé Delfour parle des « faits surnaturels contemporains » sans en comprendre un mot.

Non, la ville de Lyon n’y est pour rien. Il y a des aveugles partout. Une dissertation ejusdem farinæ, signée du jésuite Lucien Roure, a été publiée dans les Études religieuses de Paris, avec des jugements critiques de commis voyageur.

À ce propos, on peut lire dans le Nouveau Catéchisme du diocèse de Nancy : Q. Que faut-il penser des faits qui seraient démontrés en spiritisme, somnambulisme, et magnétisme ? — R. Il faut les attribuer au démon, et ce serait un péché que d’y prendre part d’une façon quelconque.

79. On sait que Newton déclare, dans sa lettre à Bentley, qu’il ne s’explique pas la gravitation sans un milieu qui la transmette. Cependant, pour nos sens, l’éther n’est pas matériel. Quoiqu’il en soit, les corps célestes agissent à distance les uns sur les autres.

80. Les adeptes savent que d’après cette doctrine l’être humain terrestre serait composé de cinq entités : le corps physique, — le double éthérique, un peu moins grossier, survivant quelque temps au premier, — le corps astral, encore plus subtil, — le corps mental, ou l’intelligence, survivant aux trois précédents, — et enfin l’Ego ou âme indestructible.

81. On peut rapprocher ces observations d’un petit jeu de société assez connu, qui est indiqué notamment dans un des premiers ouvrages de sir David Brewster (Lettres à Walter Scott sur la Magie naturelle) dans les termes suivants :

« La personne la plus lourde de la société s’étend sur deux chaises, les épaules reposant sur l’une et les jambes sur l’autre. Quatre personnes, une à chaque épaule et à chaque pied, cherchent à la soulever et constatent d’abord que la chose est difficile. Alors la personne couchée donne deux signaux en frappant des mains l’une contre l’autre une première fois et une seconde fois. Au premier signal, elle et les quatre autres aspirent fortement : dès que les cinq personnes sont pleines d’air, elle donne le second signal pour l’élévation, qui se fait sans la moindre difficulté, comme si la personne soulevée était aussi légère qu’une plume. »

J’ai vu souvent faire la même expérience sur un homme assis, en posant deux doigts sous ses jambes et deux sous les aisselles, et en aspirant tous ensemble uniformément.

Il y a sans doute là une action biologique. Mais quelle est l’essence de la pesanteur ? Faraday la regardait comme une force « électro-magnétique ». Weber explique les mouvements des planètes autour du Soleil par « l’électro-dynamisme ». Les queues des comètes, toujours opposées au Soleil, indiquent une répulsion solaire coïncidant avec l’attraction. Nous ne savons pas plus aujourd’hui que du temps de Newton en quoi consiste réellement la pesanteur.

82. Elle ne l’est même pas en certains cas où elle le paraît. Prenons un exemple. À une séance à Gènes (1906) avec Eusapia, M. Youriévich, secrétaire général de l’Institut psychologique de Paris, prie l’esprit de son père, qui disait se manifester, de lui donner une preuve d’identité en produisant dans l’argile l’empreinte de sa main, et surtout d’un doigt dont l’ongle était allongé et pointu. La demande est faite en russe, que le médium ne comprend pas. Cette empreinte est obtenue quelques instants après, avec la marque de l’ongle en question. Ce fait prouve-t-il que l’âme du père de l’expérimentateur a vraiment agi avec « sa main » ? Non. Le médium a reçu la suggestion mentale de produire le phénomène, et l’a, en effet, produit. La langue russe n’y fait rien. La suggestion a été reçue. La main, d’ailleurs, était beaucoup plus petite que celle de l’évoqué.

L’expérimentateur demande ensuite à son père défunt de le bénir, et il sent une main qui lui fait un signe de croix, à la russe, avec les trois doigts réunis, sur le front, la poitrine et les deux côtés. La même explication peut être appliquée.

L’évoqué et son fils n’ont pas du tout causé ensemble, en langue russe, comme le disent les relations publiées. M. Youriévich a seulement entendu quelques sons inintelligibles. On exagère toujours, et ces exagérations font le plus grand tort à la vérité. Pourquoi amplifier ? N’y a-t-il pas assez d’inconnu dans ces mystérieux phénomènes ?

83. Dans certains pays (Canada, Colorado) on peut allumer un bec de gaz en lui présentant le doigt.

84. Voir ce que j’ai écrit autrefois sur ce sujet dans Lumen, dans Uranie, dans Stella, et dans mon Discours sur l’unité de force et l’unité de substance, publié dans l’Annuaire du Cosmos pour 1865.

85. La Personnalité humaine, p. 11.

86. Id., p. 23.

87. Id., p. 63.

88. La Personnalité humaine, p. 313.

89. L’Être subconscient, p. 82.

90. Voir ce que j’en ai dit, déjà, dans l’Inconnu, pp. 290-291.

91. Voir Bulletin de l’Institut psychologique, 1ère année, pp. 25-40.

92. Tout récemment, j’ai eu sous les yeux la relation de quelques faits qui plaident plutôt en sa faveur (Bulletin de la Société d’Études psychiques de Nancy, nov.-déc. 1906). Sur ces onze faits, le premier et le second pouvaient avoir été connus par un dictionnaire, le troisième et le cinquième par des journaux ; mais les sept autres ont assurément l’admission de l’identité comme la meilleure hypothèse explicative.

93. En préjugeant ce qui est à démontrer, le nom de médium est tout à fait impropre ; il suppose que la personne douée de ces facultés est un intermédiaire entre les esprits et les expérimentateurs. Or, en admettant que ce soit quelquefois le cas, ce ne l’est certainement pas habituellement. La rotation d’une table, son soulèvement, sa lévitation, le déplacement d’un meuble, le gonflement d’un rideau, les bruits entendus, sont causés par une force émanant de cette personne ou de l’ensemble des assistants.

Nous ne pouvons vraiment pas supposer qu’il y a toujours là un esprit pour répondre à nos fantaisies. Et l’hypothèse est d’autant moins nécessaire que ces prétendus esprits ne nous apprennent rien. Notre force psychique agit sûrement la plupart du temps. La personne qui exerce l’action principale dans ces expériences serait plus justement appelée dynamogène, puisqu’elle engendre de la force. Ce serait là, me semble-t-il, le terme le mieux approprié à cet état. Il exprime ce qui est constaté par toutes les observations.

J’ai connu des médiums très fiers de ce titre, et qui étaient quelque peu jaloux de leurs confrères, étant convaincus d’avoir été choisis par saint Augustin, saint Paul, et même Jésus-Christ. Ils croyaient à une grâce du Très-Haut, et prétendaient, non sans raison d’ailleurs, que sous d’autres mains ces signatures étaient équivoques. Ces rivalités n’ont aucun sens.

94. Voir Œuvres complètes de l’Empereur Julien. Paris, 1821, tome I, p. 375.


Table des matières

  1. Avertissement
  2. Des forces naturelles inconnues. Coup d’œil préliminaire
  3. Mes premières expériences au groupe d’Allan Kardec et avec les médiums de cette époque
  4. Mes expériences avec Eusapia Paladino
  5. Autres expériences d’Eusapia Paladino
  6. Fraudes, tricheries, supercheries, fourberies, jongleries, mystifications, difficultés
  7. Les expériences du comte de Gasparin
  8. Recherches du professeur Thury
  9. Les expériences de la Société dialectique de Londres
  10. Les expériences de Sir William Crookes
  11. Expériences diverses et observations
  12. Mon enquête sur l’observation des phénomènes inexpliqués
  13. Les hypothèses explicatives. Théories et doctrines — Conclusions de l’auteur