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Le Sabin Numa, esprit sage et curieux, destiné à succéder plus tard à Romulus comme roi de Rome, se rend à Crotone, où un vieillard du lieu propose de le renseigner sur l’origine de la ville. Il raconte donc qu’Hercule, de passage près de Lacinium, avait prédit à son hôte Croton la naissance future d’une ville à cet endroit. (15, 1-18)
Rentré en Argolide, Hercule apparaît en songe à Myscélos, fils d’Alémon, et le somme, menaces à l’appui, de quitter sa patrie pour rejoindre le sud de l’Italie. Myscélos, prêt au départ en dépit des lois qui lui interdisent de quitter sa patrie, est traduit en justice et invoque Hercule, responsable de ce départ. Myscélos, que les juges avaient condamné, fut pourtant grâcié, car Hercule avait métamorphosé les cailloux noirs déposés dans l’urne en cailloux blancs. (15, 19-48a)
Myscélos gagne alors avec ses pénates l’Italie du sud où il fonde Crotone, près du tumulus de Croton, non loin des sources de l’Ésar. (15, 48b-59)
Entre-temps on recherche la personne capable de soutenir
une charge si importante et de succéder à un si grand roi.
Une rumeur, qui se vérifiera, annonce que le pouvoir est destiné
à l’illustre Numa. Celui-ci ne se satisfait pas de bien connaître
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les institutions de la Sabine, mais son esprit insatiable aborde
de plus vastes sujets et cherche à percer les secrets de la nature.
Quand il eut quitté Cures et sa patrie, sa passion pour cette étude
le poussa à se rendre dans la ville où habita l’hôte d’Hercule.
Comme il demandait qui avait élevé ces murailles grecques
sur les côtes italiennes, un des vieillards de l’endroit,
bien au fait de l’histoire des temps anciens, lui rapporta ceci :
« Parti de l’Océan, riche de ses bœufs d’Hibérie, le fils de Jupiter,
après un heureux voyage, atteignit, dit-on, les rives de Lacinium.
Tandis que son troupeau flânait dans l’herbe tendre,
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il était entré dans la demeure hospitalière du grand Croton,
et y avait trouvé repos et réconfort après sa longue épreuve.
En le quittant, il avait dit : “ Au temps de nos petits-fils,
en ce lieu s’élèvera une ville. ” Cette promesse s’est réalisée.
En effet, Alémon d’Argolide donna naissance à un fils,
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un certain Myscélos, qui à l’époque était très aimé des dieux.
Se penchant sur lui alors qu’il était écrasé de sommeil,
le héros à la massue lui dit : “ Allons, quitte ta patrie ;
et rejoins les eaux du lointain Ésar au lit rocailleux. ”
Et il le menace, s’il n’obéit pas, de mille peines effrayantes.
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Puis disparaissent en même temps et le sommeil et le dieu.
Le fils d’Alémon se lève et repasse silencieusement dans son esprit
sa récente vision, longtemps partagé entre des partis contraires.
Un dieu lui ordonne de partir, les lois lui interdisent de s’éloigner,
et la peine de mort attend celui qui veut changer de patrie.
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Le Soleil radieux avait plongé dans l’Océan sa tête éclatante,
et la Nuit ténébreuse avait sorti la sienne, toute constellée d’étoiles.
Le même dieu lui apparut, lui donna les mêmes ordres, et le menaça,
en cas de désobéissance, de peines plus nombreuses et plus graves.
Il fut très effrayé et était prêt à transférer dans un nouveau lieu
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les pénates de sa famille ; la rumeur s’en répand dans la ville
et on l’accuse de mépriser les lois. Après les premiers débats,
l’accusation apparaît fondée sans qu’il soit besoin de témoignage.
L’accusé, en tenue de deuil, leva vers le ciel ses regards et ses mains :
“ Toi à qui douze travaux ont ouvert le ciel, accorde-moi ton aide,
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je t’en prie ! ” dit-il, “ car c’est toi le responsable de mon crime. ”
Anciennement la coutume était d’utiliser des cailloux blancs et noirs,
les noirs condamnaient les accusés, les blancs les innocentaient.
Ce jour-là aussi, c’est ainsi que fut rendue la triste sentence.
Tous les cailloux jetés dans l’urne implacable étaient noirs,
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Mais lorsqu’on eut retourné et vidé l’urne pour les compter,
ils avaient tous changé de couleur, et de noirs étaient devenus blancs ;
la sentence, devenue blanche grâce à la puissance d’Hercule,
acquitta le fils d’Alémon.
Celui-ci rend grâces à son sauveur,
le fils d’Amphitryon, et, naviguant par vents favorables,
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sur la mer Ionienne, il passe devant Tarente la lacédémonienne,
ainsi que devant Sybaris, et Neretum du pays des Sallentins,
et le Golfe de Thurii, et Némésé, et les champs de Iapyx.
Et à peine a-t-il parcouru les terres tournées vers la mer
qu’il découvre l’embouchure du fleuve Ésar, signalée par le destin,
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et, non loin de là, un tombeau qui sous un tas de terre consacrée
couvrait les ossements de Croton. Sur cette terre, selon l’ordre reçu,
il construisit des murs, et donna à la ville le nom de l’homme enseveli. »
Une tradition sûre établissait que telles furent les origines
de ce lieu et de cette ville située sur le territoire d’Italie.
Le Samien Pythagore, exilé à Crotone, sage réputé, qui avait pénétré les secrets du cosmos et de la nature, dispensait son enseignement à des cercles de disciples. Ovide lui prête un long discours, qui commence par un exposé sur le végétarisme, où il conseille aux hommes de s’abstenir de toute alimentation carnée, puisque la terre produit abondamment de quoi les nourrir. (15, 60-95)
À l’appui de sa thèse, le sage évoque l’époque bénie de l’âge d’or, quand tous les êtres animés vivaient des fruits de la terre, dans une paix totale, sans crainte d’un prédateur. Pourtant l’impiété s’installa dès que l’homme ne se borna plus à tuer les bêtes sauvages pour se défendre, mais commença à s’en nourrir. (15, 96-110)
Suit une sorte d’historique de l’escalade sacrilège : on sacrifia non seulement des animaux coupables de méfaits, tels le porc et le bouc, mais aussi des bêtes inoffensives et surtout très utiles aux hommes, comme les brebis et les bœufs. Et le paroxysme du sacrilège, c’est de sacrifier des animaux sous prétexte d’honorer les dieux, comme si ceux-ci pouvaient se complaire à des sacrifices impliquant une telle barbarie. Il faut se garder de manger la chair des animaux. (15, 111-142)
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À Crotone vivait un homme, originaire de Samos. Mais il avait fui
Samos et ses maîtres et, par haine de la tyrannie, s’était exilé
volontairement. Tout éloigné qu’il soit des espaces célestes,
il s’approcha des dieux par la pensée, et les secrets soustraits par la nature
aux regards humains, il les pénétra avec les yeux de son intelligence.
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Quand son esprit attentif avait soigneusement pénétré toutes choses,
il les offraient à l’étude, et à des disciples qui, réunis en silence,
admiraient ses exposés, il enseignait les origines du vaste univers
et les causes des choses. Il leur expliquait en quoi consistait
la nature, la divinité, et l’origine de la neige, et celle de la foudre,
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si c’était Jupiter ou le vent qui tonnait en ébranlant un nuage,
ce qui faisait trembler la terre, la loi qui réglait le mouvement des astres,
et tout ce qui reste caché. Le premier, il incrimina le fait de servir
des animaux à table ; il fut le premier aussi à émettre ces propos,
sortant d’une bouche, savante certes, mais qui ne fut pas écoutée :
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« Mortels, évitez de souiller vos corps avec des mets impies.
Les moissons existent, il y a aussi les fruits qui sous leur poids
font ployer les branches, et les vignes couvertes de raisins juteux ;
il existe des herbes savoureuses, il y en a que la flamme peut rendre
agréables et tendres. On ne vous interdit de consommer
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ni le lait ni le miel qui fleure bon la fleur de thym. Généreuse,
la terre produit des richesses et des nourritures suaves ;
elle offre des mets qui ne nécessitent ni massacre ni sang.
Des bêtes apaisent leur faim avec de la chair, pas toutes pourtant ;
en effet, le cheval, et les moutons, et les bœufs mangent de l’herbe.
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Par contre, ce sont les animaux au tempérament cruel et sauvage,
les tigres d’Arménie et les lions colériques,
les ours et les loups, qui se délectent de mets sanglants.
Hélas ! Quel crime monstrueux d’emplir ses entrailles d’entrailles,
d’engraisser un corps avide en amassant le corps d’un autre
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et de ne rester vivant que grâce à la mort d’un autre être vivant !
Est-ce normal que, parmi tant de ressources produites par la terre,
la meilleure des mères, rien ne te plaise sinon mâcher des chairs blessées,
d’une dent cruelle, en reproduisant les mœurs des Cyclopes ?
Et, ne pourras-tu donc pas, à moins de faire périr un autre être,
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apaiser l’appétit et la voracité de ton ventre insatiable ?
Pourtant cette époque ancienne, que nous avons appelée âge d’or,
fut bénie grâce aux fruits des arbres et aux plantes que nourrit
la terre et les bouches ne se souillaient pas de sang.
Alors, les oiseaux battaient sans risque l’air de leurs ailes
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et le lièvre errait sans crainte au milieu des champs ;
leur crédulité n’avait pas accroché les poissons à un hameçon.
Tous les êtres étaient à l’abri de pièges, sans ruse à redouter,
et vivaient dans la paix absolue. Quand un initiateur funeste, qui qu’il fût,
convoita la nourriture des lions et déversa de la chair animale
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dans son ventre avide, il traça la voie au crime.
Il se peut que ce soit lors du massacre de bêtes féroces
qu’une lame tachée de sang se soit tiédie pour la première fois.
Mais il eût été suffisant, avouons-le, d’envoyer à la mort
les animaux qui cherchent notre perte, sans enfreindre la piété.
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S’il fallait les abattre, il ne fallait pas pour autant s’en nourrir.
Dès lors, le sacrilège s’étendit plus loin, et le porc, semble-t-il,
fut la première victime à mériter la mort, car de son groin recourbé
il avait saccagé les semences, ruinant ainsi les espoirs de l’année.
Pour avoir brouté la vigne, le bouc est mené pour être immolé
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à l’autel de Bacchus vengeur ; ces deux animaux ont payé pour leur faute.
Mais vous, brebis, paisible troupeau, quelle peine avez-vous méritée,
vous dont le pis est gonflé du nectar créé pour le salut des humains,
vous qui nous offrez votre laine pour en faire des vêtements moelleux,
vous qui nous aidez bien davantage par votre vie que par votre mort ?
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Quel châtiment ont mérité les bœufs, animaux sans ruse ni malice,
inoffensifs, naïfs, nés pour endurer de lourds travaux ?
Vraiment, il est sans mémoire et indigne des présents de la terre
l’homme qui, aussitôt après avoir débarrassé du poids
de la charrue recourbée l’être qui avait cultivé ses champs,
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a pu l’abattre et a asséné sa hache sur ce cou usé par le labeur,
lui qui tant de fois avait retourné le sol dur et donné tant de moissons.
Et ce n’est pas encore suffisant de commettre un tel sacrilège ;
on l’imputa aux dieux eux-mêmes : une puissance céleste,
croit-on, se complaît à voir massacrer un taureau laborieux.
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Une victime sans tache, remarquée pour sa beauté incomparable,
– car sa perte est d’avoir plu –, se dresse parée d’or et de bandelettes
devant les autels, et sans comprendre, entend les prières et voit,
posés sur son front, entre ses cornes, les fruits qu’elle a cultivés.
Puis, frappée d’un coup de hache, son sang teinte les couteaux
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que peut-être elle avait aperçus dans l’eau claire.
Tout de suite, de sa poitrine encore vivante on extrait ses viscères,
on les examine et l’on scrute en elles les pensées des dieux.
Ensuite, – tant est grand l’attrait de l’homme pour les mets interdits ! –
vous avez l’audace, ô mortels, de vous en repaître. Ne le faites pas,
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je vous en prie, et prêtez attention à mes avertissements.
Quand vous porterez à votre palais les membres des bœufs immolés
sachez bien et comprenez que vous mangez les cultivateurs de vos champs.
Pythagore, se disant inspiré par le dieu de Delphes, annonce de nouvelles révélations. Il voit les humains insensés en proie à la crainte de la mort et tente de les rassurer en leur enseignant d’abord que les âmes ne meurent pas. Ainsi lui-même avait été, à l’époque de la guerre de Troie, Euphorbe, un Argien : en effet, il a vu récemment dans le temple d’Héra à Argos un bouclier d’Euphorbe, que lui, Pythagore, avait reconnu pour l’avoir porté personnellement. (15, 143-164)
Le souffle vital (ou âme), comme toute chose, ne meurt pas, mais se transforme, passant du corps qu’il animait à un autre corps (humain ou animal, quand ce corps cesse de vivre pour se transformer à son tour), sans disparaître. Raison suffisante pour rester végétarien, pour éviter de se souiller du sang d’un être qui pourrait être un parent. (15, 165-175)
Et puisque un dieu me pousse à parler, je suivrai fidèlement ce dieu
qui inspire mes paroles. Je mettrai au jour le Delphes que je porte moi,
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et l’éther lui-même, et je révélerai les oracles de l’auguste sagesse.
De grands mystères, que n’ont jamais scruté les esprits des anciens
et qui sont longtemps restés cachés, je les chanterai. Je veux m’élever
à travers les astres, quitter cette terre au séjour immobile,
et, emporté sur un nuage, m’installer sur les épaules du puissant Atlas.
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D’en haut je veux regarder au loin les humains errants çà et là,
dépourvus de raison, tout tremblants et redoutant la mort.
Je veux les encourager ainsi et dérouler devant eux la suite des destins.
O race terrorisée par la crainte de la mort qui glace, pourquoi
craignez-vous le Styx, et les ténèbres et des noms vides de sens,
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matière pour les poètes, épouvantails d’un monde inexistant ?
Les corps ne peuvent ressentir aucun mal, qu’ils soient détruits
par la flamme du bûcher ou décomposés par le temps, sachez-le.
Les âmes ne meurent pas ; après avoir quitté un premier domicile,
elles continuent à vivre, dans la nouvelle demeure qui les accueille.
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Moi-même – je m’en souviens en effet –, durant la guerre de Troie,
j’étais Euphorbe, le fils de Panthoos, à qui jadis son adversaire,
le cadet des Atrides, ficha dans la poitrine sa lourde lance.
Récemment, le bouclier qu’avait porté ma main gauche,
je l’ai reconnu, dans le temple de Junon à Argos, ville d’Abas.
165
Tout change, rien ne meurt ; le souffle vital erre, part de là,
arrive ici, d’ici il repart là, et occupe les corps au hasard.
Le souffle venant de corps d’animaux transite vers des corps d’hommes,
et notre souffle passe dans des corps d’animaux, sans jamais mourir.
C’est comme la cire : elle prend facilement diverses figures,
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ne reste pas ce qu’elle avait été et ne garde pas les mêmes formes ;
elle est pourtant toujours elle-même. Ainsi j’enseigne que l’âme
est toujours la même, mais qu’elle migre dans des figures variées.
Donc, que votre piété ne soit pas réduite à rien par votre goinfrerie ;
ne troublez pas par un meurtre abominable (je parle au nom des dieux),
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des âmes qui sont vos parentes, et n’abreuvez pas de sang votre sang.
Pour Pythagore, rien dans l’univers ne reste stable et tout s’écoule comme un fleuve et comme le temps : les nuits succèdent aux jours, le soleil et la lune changent sans cesse d’aspect, de même que les saisons de l’année. (15, 176-198)
Les âges de la vie, enfance, jeunesse, âge mûr et vieillesse, sont habilement mis en parallèle avec les saisons, avec les changements continus qui s’enchaînent, comme c’est le cas aussi des modifications du corps humain, depuis la fragilité de l’enfance jusqu’à la décrépitude de la vieillesse. Puis, déviant quelque peu de son raisonnement, Pythagore (ou Ovide ?), se met à maudire cette vieillesse, comme le firent Milon ou Hélène, constatant la perte de leurs forces ou de leur beauté en même temps que celle de leur jeunesse. (15, 199-236)
Et puisque je vogue en pleine mer, ayant confié mes voiles aux vents
qui les gonflent, je dis que, dans tout l’univers, rien n’est stable.
Tout s’écoule et les formes ne sont qu’images fugitives.
Le temps aussi glisse dans un mouvement perpétuel,
180
tout comme un fleuve ; car un fleuve ne peut s’arrêter
non plus que l’heure légère ; la vague pousse la vague,
et celle-ci, pressée par la suivante, presse celle qui la précède.
Ainsi fuient les instants, qui en suivent d’autres d’un pas égal,
toujours nouveaux ; car ce qui existait avant a été abandonné,
185
et ce qui n’était pas apparaît, et tous les instants se renouvellent.
On voit les nuits à la fin de leur course tendre vers le jour
et la brillante étoile du matin succéder à la nuit obscure.
Du reste, quand tous les êtres épuisés sont couchés et endormis,
le ciel n’a pas la même couleur qu’au moment où sort l’éclatant Lucifer
190
sur son blanc coursier ; et il est différent aussi, quand, précédant le jour
la fille de Pallas colore le monde pour le confier à Phébus.
Le disque du dieu, le matin, quand il se soulève à l’horizon,
est rouge, et rouge aussi quand il s’enfonce dans le sein de la terre ;
mais à son zénith, il est d’un blanc éclatant, car la nature de l’air
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est meilleure là-haut, et il a échappé de loin à la contagion de la terre.
L’astre de Diane, qui éclaire les nuits, n’a pas ou ne peut jamais
présenter la même forme ; si la lune croît, sa forme aujourd’hui
est plus petite que demain, et plus grande, si son disque décroît.
Eh quoi ? N’observes-tu pas les quatre aspects successifs
200
que prend l’année et qui sont à l’image de notre vie d’homme ?
Car elle est tendre et fort comparable à un nourrisson,
quand revient le printemps ; alors sans force, la jeune pousse
se gonfle de sève, elle est frêle et comble les espoirs des paysans.
Alors tout fleurit, et la terre féconde est en fête, toute couverte
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de fleurs multicolores, mais ses feuilles sont encore sans vigueur
Après le printemps, l’année plus forte entre dans l’été,
et se mue en robuste jeune homme ; car il n’existe pas
de saison plus forte, ni plus féconde, ni plus ardente.
L’automne prend le relais, une fois calmée l’ardeur de la jeunesse ;
210
mûri et apaisé, il est modéré, à mi-chemin entre un jeune homme
et un vieillard, et ses tempes sont parsemées de cheveux grisonnants.
Arrive ensuite l’effrayant hiver au pas tremblant, tel un vieillard,
qui n’a plus de cheveux, ou ne conserve que des cheveux blancs.
Nos corps aussi se transforment, toujours et sans relâche,
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et ce que nous avons été ou ce que nous sommes, demain,
nous ne le serons plus. Il fut un temps où, simple germe,
nous étions un espoir naissant d’hommes, dans le sein maternel.
La nature a tendu ses mains habiles, elle n’a pas voulu laisser
nos corps à l’étroit, enfouis dans le ventre distendu de notre mère,
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et, nous ayant tirés de cette demeure, nous a amenés à l’air libre.
Une fois mis au jour, le nourrisson reste étendu, dépourvu de forces ;
bientôt à quatre pattes il se sert de ses membres comme les animaux,
et petit à petit, vacillant et peu ferme encore sur ses jambes,
il se met debout et aide ses muscles en prenant quelque appui.
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Ensuite il devient fort et agile et traverse le temps de la jeunesse.
Mais une fois vécues aussi les années de l’âge intermédiaire,
il glisse sur le chemin en pente de la caduque vieillesse,
qui sape et ruine les forces de l’âge précédent.
Milon, devenu âgé, pleure quand il voit ses bras pendants,
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inutiles et flasques, qui, par la masse de leurs muscles puissants,
ressemblaient à ceux d’Hercule. Elle pleure aussi, la fille de Tyndare,
quand elle voit dans un miroir ses rides de vieille femme
en se demandant pourquoi on l’a enlevée deux fois.
Temps rongeur des choses, et toi, envieuse vieillesse,
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vous détruisez tout et quand les dents de l’âge les ont altérées,
vous consumez peu à peu toutes les choses par une mort lente.
Entre-temps... (15, 1-6). Les 6 premiers vers du livre 15 constituent une sorte de transition : le livre 14 s’achève sur l’apothéose de Romulus et Hersilie, et le livre 15 introduit le personnage de Numa, destiné à succéder à Romulus comme roi à Rome. Numa n’est toutefois pas le sujet le plus important de la première partie du livre 15, essentiellement consacrée au sage Pythagore. Le seul rôle du successeur de Romulus est d’introduire le maître, dont il a suivi l’enseignement à Crotone.
Numa... (15, 4). Dans la légende des origines de Rome, Numa Pompilius fut le second roi de Rome. Il était originaire de Cures, une ville de la Basse Sabine, et sa réputation de sage était grande. Après le règne du belliqueux Romulus, il passe pour avoir été un roi très pacifique, qui instaura la paix à Rome et la dota de nombreuses institutions religieuses importantes. On trouvera plus de détails sur Numa chez Tite-Live, I, 18-21. Il en est aussi question dans les Fast., 3, 151-154, et dans Virgile, Én., 6, 808-812. Dans le contexte présent, Numa n’est pas encore roi, et Ovide suit une tradition qui faisait de Numa un contemporain du philosophe Pythagore dont il aurait suivi l’enseignement à Crotone, une ville sur la côte est du Bruttium, à l’extrême sud de l’Italie. Dès l’antiquité, on avait mis en évidence l’invraisemblance chronologique de cette tradition : Pythagore était censé avoir enseigné à Crotone dans le courant du 6ème siècle, tandis que Numa avait régné de 715 à 673 a.C. ! Voir infra, la note à 15, 60-74.
hôte d’Hercule (15, 8). C’est Croton, qui sera cité plus loin au vers 15. Ce récit, destiné à expliquer la fondation de la ville de Crotone, commence par la rencontre d’Hercule avec Croton, près du promontoire de Lacinium, où doit s’élever la future ville, dont reparlera le vers 57.
Océan... Hibérie... (15, 12). Allusion à la légende d’Hercule ramenant le troupeau de Géryon de l’Espagne (Hibérie) en Grèce (cfr Mét., 9, 185). Sur Géryon, cfr aussi Virg., Én., 7, 662-663, et 8, 202.
Lacinium (15, 13). Après l’épisode célèbre de son passage sur le site de la future Rome (Virg., Én., 8, 184-267), Hercule est arrivé avec son troupeau dans le sud de l’Italie, près du promontoire de Lacinium, connu pour son temple à Junon/Héra. Cfr la présentation d’ensemble de la légende d’Hercule, appelé tantôt fils de Jupiter (v. 12), tantôt fils d’Amphitryon (v. 49), héros à la massue (v. 22), etc...
Croton (15, 15). Voir note à 15, 8. Crotone, colonie achéenne, fut une des villes les plus importantes de la Grande-Grèce, notamment entre le milieu et la fin du VIe siècle av. J.-C. (J.-Cl. Belfiore).
Alémon... Myscélos (15, 19-20). L’Achéen Myscélos, fils d’Alémon, apparaît ici chez Ovide comme le fondateur de Crotone.
Ésar (15, 23). Fleuve côtier, voisin de Crotone, dont il sera encore question au vers 54.
mer Ionienne... (15, 50-52). Ovide imagine le parcours de Myscélos depuis la Grèce jusqu’à sa destination finale, l’embouchure du fleuve Ésar près de laquelle il va fonder Crotone, mais il est très difficile de reconstituer avec précision son voyage. La mer Ionienne sépare bien la Grèce de la Grande-Grèce, mais les problèmes surgissent lorsqu’il est question de retrouver la route suivie le long du golfe de Tarente : ainsi, on ne sait pas à quoi correspond Némèse et les autres lieux ne sont pas cités dans l’ordre géographique qu’on attendrait. On peut se demander si Ovide, qui s’est sans doute inspiré du parcours d’Énée chez Virgile (Én., 3, 548-554), ne s’est pas borné à énumérer, sans ordre apparent, différents endroits répartis autour du golfe de Tarente, en faisant preuve d’érudition sûrement mais aussi d’une certaine fantaisie géographique. Une carte dans Fr. Bömer (p. 265 de son commentaire) présente divers essais modernes de reconstruction, tentatives vaines à notre sens, d’autant plus qu’elles imposent parfois au texte latin des corrections destinées à rendre le parcours plus logique. Peut-être vaut-il mieux ne pas s’attarder sur cette question.
Tarente (15, 50). Tarente, fondation lacédémonienne (= dorienne) très ancienne (fin du VIIIe siècle selon la tradition), est une cité portuaire importante de la Grande-Grèce. C’est elle qui a donné son nom au Golfe de Tarente (le sinus Tarentinus), et sa prise par Rome en 272 marque le point final de la conquête romaine de la Grande-Grèce.
Sybaris (15, 51). Sybaris se trouve au sud-ouest de Tarente, à plus de 100 km à vol d’oiseau. Fondation achéenne (VIIIe siècle a.C.), cette ville, enrichie par le commerce, fut l’une des plus puissantes cités de Grande-Grèce. La mollesse et le luxe de ses habitants étaient proverbiaux dans l’Antiquité (d’où l’origine du mot français « sybarite »).
Neretum du pays des Sallentins (15, 51). Neretum (Nérète) est une ville de Calabre, au sud-est cette fois de Tarente, et, par rapport à Sybaris, de l’autre côté du Golfe de Tarente (plus de 140 km à vol d’oiseau). La Calabre est le pays des Sallentins.
Golfe de Thurii (15, 52). Détruite par Crotone en 510 a.C., Sybaris (15, 51) ne fut jamais reconstruite, mais c’est non loin de son site qu’à l’époque de Périclès (en 443) fut créée la colonie grecque de Thurii (Thourioi).
Némésé (15, 52). Cette localité, qui n’est mentionnée nulle part ailleurs, n’est pas localisable. On a proposé de corriger en Témésé, mais cela pose de gros problèmes géographiques, sans intérêt pour nous.
champs de Iapyx (15, 52). Sur Iapyx, cfr Mét., 14, 458 et 14, 510. L’expression « champs de Iapyx » désigne probablement ici la partie de la Grande-Grèce autour du Golfe de Tarente. Le mot Iapygie, comme terme géographique, réapparaîtra en Mét., 15, 703.
Ésar... Croton (15, 54-57). Voir note à 15, 8 et à 15, 23. Il ne semble pas nécessaire de s’étendre ici sur la légende de fondation de Crotone. Le seul intérêt de la mention de la ville dans le texte semble être son lien avec Pythagore, dont il va être question dans la note suivante.
À Crotone... (15, 60-74). Ces vers introduisent à la vie, à la pensée et à l’enseignement du philosophe grec Pythagore (dont le nom ne sera jamais cité). En résumant à l’excès la biographie de cet éminent personnage, voici ce qu’on pourrait dire. Né vers 580 a/C. à Samos, une île ionienne au large de la côte d’Asie mineure entre Éphèse et Milet, Pythagore émigra à Crotone, vers 531, peut-être pour échapper à la tyrannie de Polycrate. S’il a écrit des traités, on ne les a pas conservés, et, déjà à l’époque d’Aristote, son histoire était transformée par la légende. Ses pouvoirs spirituels et le rayonnement de son enseignement sont signalés par divers écrivains grecs (Héraclite, Empédocle, Ion de Chios et Hérodote). Pythagore croyait notamment en la métempsychose. Selon lui, l’âme était immortelle, une divinité déchue en quelque sorte, enfermée dans un corps comme dans une tombe, et condamnée à un cycle de réincarnations, lesquelles pouvaient affecter tout être vivant (homme, animal ou plante). L’idéal était de se délivrer de ce cycle. L’étude contribuait à purifier l’esprit, et les recherches étaient considérées comme une religion. Il prônait un mode de vie austère, dont les détails sont obscurs, mais qui semblait donner un grand rôle à l’introspection et au silence (cfr le vers 66). Son nom est lié à l’étude de la nature et de l’astronomie, à celle des nombres et des proportions. Il fit des recherches mathématiques (cfr le théorème de Pythagore). À Crotone, il fonda une société religieuse, qui contribua à donner à la cité une suprématie sur les autres cités grecques d’Italie. Suite à une conspiration, le penseur dut se retirer à Métaponte (une autre cité de la Grande-Grèce) où il mourut. Le texte d’Ovide n’est pas en contradiction avec ces données « historiques », mis à part l’anachronisme qui fait de Numa le contemporain du sage (cfr n. à 15, 4). Le discours que va lui attribuer Ovide insiste essentiellement sur le végétarisme de Pythagore, qui apparaît lié à la métempsychose. Ce faisant, le poète cherche à mettre en valeur l’idée que « tout dans la nature est métamorphose », ce qui est bien dans la ligne de son projet littéraire.
Tout éloigné qu’il soit... (15, 62ss). Ces vers évoquent la présentation célèbre d’Épicure et de son œuvre chez Lucrèce, I, 62-79.
tigres d’Arménie (15, 86). L’Arménie est couramment associée aux tigres chez les écrivains latins. Cfr Mét., 8, 121.
Cyclopes (15, 93). Exemple d’êtres monstrueux sanguinaires et cruels. On se reportera, entre autres choses, au récit que fait Achéménide de son séjour chez les Cyclopes (Mét., 14, 165-222).
âge d’or (15, 96). Voir notamment Mét., 1, 89-112, où, présentant les « quatre âges » du monde, Ovide traite de l’âge d’or, période bénie où la terre produisait spontanément les fruits nécessaires aux hommes.
Dès lors le sacrilège... (15, 111-126). On pourra rapprocher tout ce passage de Fast., 1, 335-390 (en particulier des notes à 1, 347 à 384), où Ovide évoque avec nostalgie une époque où les sacrifices n’étaient pas sanglants, avant de retracer une sorte d’histoire des sacrifices, où sont mentionnées, comme ici, d’abord les victimes coupables (porc et bouc), puis les victimes innocentes (ovins et bovins).
le Delphes que je porte en moi (15, 144). Littéralement « mon Delphes » (Delphos meos), ce qui n’est pas très clair. Certaines traditions antiques mettent Pythagore et son enseignement en rapport avec Apollon. Le philosophe serait-il présenté ici, sur le modèle de la Pythie, comme un prophète, parlant au nom du dieu ? Devrait-on comprendre « le dieu que je porte en moi », c’est-à-dire Apollon ?
éther... (15, 145). Visité par Apollon qui parle à travers lui, Pythagore aurait accès aux secrets du monde des dieux. L’éther, que l’on appellait communément « l’air supérieur », était « l’atmosphère pure et raréfiée au milieu de laquelle les Grecs s’imaginaient que vivaient les dieux » (M.C. Howatson).
Atlas (15, 149). Sur Atlas, voir notamment Mét., 2, 296 et 2, 742 ; 4, 627-632, ainsi que Virg., Én., 4, 247.
race terrorisée par la crainte de la mort... (15, 153ss). Le passage évoque l’œuvre de Lucrèce et particulièrement le livre 3 du De rerum natura. Le philosophe épicurien aussi entend libérer les hommes de la crainte de la mort en leur faisant connaître les secrets de la nature. Mais la conception de Lucrèce est fort différente de celle de pythagore : Lucrèce, lui, considère l’âme comme mortelle, parce que matérielle, et ne croit donc pas à la métempsychose.
les âmes ne meurent pas... (15, 157). Ici est abordée la théorie de la migration des âmes (ou métempsychose), qui en fait ne sera qu’effleurée. On ne peut certainement pas considérer les vers 160-164 comme une véritable « démonstration ». Pythagore ne fait rien d’autre que présenter son propre cas en exemple.
Euphorbe, fils de Panthoos... cadet des Atrides (15, 161-162). Euphorbe d’Argos, fils de Panthoos. Durant la guerre de Troie, il blessa Patrocle et fut tué par Ménélas, le cadet des Atrides (Iliade, 16, 808-815, et 17, 9-60), lequel aurait consacré son bouclier à Héra ou à Apollon. Ovide ne présente qu’une des nombreuses réincarnations de Pythagore. Une liste plus complète figure chez Diogène Laërce, Vie de Pythagore, 8, 5ss :
Héraclide du Pont dit que Pythagore racontait ainsi son histoire : il avait d’abord été Aethalide, fils d’Hermès, et Hermès lui avait annoncé qu’il pouvait demander tout ce qu’il désirait, sauf l’immortalité. Il avait donc demandé que, vivant ou mort, il eût le souvenir de tout ce qui lui arriverait. Et ainsi pendant sa vie, il n’oublia rien, et après sa mort il conserva intacte sa mémoire. Peu de temps après, il fut Euphorbe et fut blessé par Ménélas. Et Euphorbe a dit qu’il avait été autrefois Aethalide et qu’il avait reçu en présent d’Hermès le circuit de son âme dans des métempsychoses végétales et animales, et il raconta tout ce que son âme avait subi dans l’Hadès, et ce qu’y subissaient encore les autres âmes. Quand Euphorbe fut mort, son âme émigra dans le corps d’Hermotime, lequel, voulant prouver la chose, vint trouver les Branchides, et entrant dans le temple d’Apollon, montra le bouclier que Ménélas avait consacré (car il avait juré qu’à son retour de Troie, il consacrerait le bouclier à Apollon), bouclier qui était déjà pourri, et où ne restait intact que le revêtement d’ivoire. Après la mort d’Hermotime, il fut Pyrrhos, pêcheur délien, et il continuait à se souvenir de tout et comment il avait été Aethalide, puis Euphorbe, puis Hermotime, puis Pyrrhos, et quand Pyrrhos fut mort, il fut Pythagore, et se rappelait tout ce que je viens de dire. (trad. R. Genaille, Garnier-Flammarion).
temple de Junon (15, 164). La tradition hésitait sur le temple où Euphorbe aurait déposé son bouclier. Dans le texte de Diogène Laërce, cité à la note précédente, c’était le temple d’Apollon à Didymes ; pour Ovide et Pausanias, 2, 17, 3, c’était le temple d’Héra à Argos.
Abas (15, 164). Père d’Acrisius, c’était le douzième rois d’Argos, ville où s’élevait un célèbre temple d’Héra. Ici, l’adjectif Abanteis sert simplement à désigner Argos.
Tout change, rien ne meurt (15, 165). Cette formule fait penser au passage de Lucrèce, 1, 262-264, pour qui « Rien n’est détruit tout à fait de ce qui semble périr, puisque la nature reforme les corps les uns à l’aide des autres, et n’en laisse se créer aucun, sans l’aide fournie par la mort d’un autre » (trad. A. Ernout, Budé). Mais, on l’a dit plus haut, Pythagore, lui, croit à l’immortalité de l’âme, qui ne meurt pas avec le corps, mais change simplement de lieu. Cette affirmation du changement universel est tout à fait dans la ligne du projet de l’auteur des Métamorphoses, qui veut expliquer que tout dans la nature se transforme, change de formes. La formule « Tout change, rien ne meurt (Omnia mutantur, nihil interit) » est au cœur du projet d’Ovide. Le premier vers du premier chant disait : « Mon esprit me porte à parler des formes changées en corps nouveaux (In noua fert animus mutatas dicere formas) », et on rencontrera, quelques vers après celui-ci (15, 170-171), l’idée que « l’âme est toujours la même, mais qu’elle migre dans des figures variées (in uarias... migrare figuras...) ».
Lucifer (15, 189). L’Étoile du matin, ou Vénus, qui marque le lever du jour, annonciateur de la lumière. Voir notamment Mét., 2, 114-115 ; 8, 1-2 ; 11, 97, etc.
fille de Pallas (15, 191). C’est l’Aurore ou Eos, fille du Titan Pallas. Voir Mét., 9, 421. Venant après Lucifer, l’Aurore montre la voie à la lumière.
astre de Diane (15, 196). Sur Diane/Artémis, divinité à laquelle est assimilée la Lune, voir Mét., 2, 208, et 2, 415, avec des liens.
Milon (15, 229). Milon de Crotone est un athlète réputé de la fin du VIème siècle a.C., qui fut vainqueur six fois aux Jeux Olympiques, et six fois aussi aux Jeux Pythiques. Nombre d’anecdotes légendaires ont été racontées à son sujet, dont Ovide nous transmet sans doute un bref écho.
la fille de Tyndare... deux fois (15, 231-233). Hélène de Sparte, fille de Tyndare, avait été enlevée quand elle n’était pas encore nubile par Thésée et Pirithous. Les deux amis s’enfuient avec leur captive et la tirent au sort : la belle échoit à Thésée, qui toutefois la respecte en la confiant à sa mère Aethra et il les cache toutes deux près d’Athènes. Les frères d’Hélène, Castor et Pollux, vinrent délivrer leur sœur (d’après P. Grimal). Le second enlèvement d’Hélène, épouse de Ménélas de Sparte, par Alexandre-Pâris, fils de Priam, est bien connu : c’est ce rapt qui est à l’origine de la guerre de Troie.