]>
Quand Énée accoste à Gaète, il a à son bord un ancien compagnon d’Ulysse, Achéménide, qu’il a recueilli en Sicile. Sur la côte campanienne, les Troyens rencontrent un autre compagnon d’Ulysse, Macarée, très étonné de voir un Grec sur un bateau troyen. Alors Achéménide fait un éloge ému de son sauveur Énée, avant de raconter sa douloureuse aventure sicilienne. (14, 154-176)
Ulysse et ses compagnons, pressés de fuir le Cyclope, avaient repris la mer en oubliant Achéménide, qui s’était retrouvé seul sur les pentes de l’Etna, vivant dans la terreur d’être à son tour victime de Polyphème, devenu fou furieux suite à la mutilation de son œil par Ulysse. Complètement désespéré, Achéménide avait aperçu au loin le navire d’Énée et des Troyens, et avait réussi à attirer leur attention. Les Troyens le prirent en pitié et le recueillirent sur leur navire. À la fin de ce récit très haut en couleurs, Macarée est prié à son tour de raconter son histoire. (14, 177-222)
154
Tandis que la Sibylle évoque ces souvenirs sur la route pentue,
155
le Troyen Énée émerge des demeures stygiennes dans la ville eubéenne.
Après y avoir accompli des sacrifices rituels agréés par les dieux,
il aborde au rivage qui ne porte pas encore le nom de sa nourrice.
S’était arrêté là aussi, après de longues épreuves épuisantes,
Macarée de Nérite, un compagnon du sage Ulysse.
160
Il reconnaît Achéménide, qui jadis avait été abandonné
parmi les rochers de l’Etna. Étonné de le retrouver par hasard
et bien vivant, il lui dit : « Quel hasard ou quelle divinité
te protège, Achéménide ? Pourquoi une proue barbare
transporte-t-elle un Grec ? Quelle terre cherche votre navire ? »
À ces questions, Achéménide, qui n’était plus en haillons
mais était redevenu lui-même, sans épines pour retenir
le vêtement qui le couvrait, répond : « Que je revoie Polyphème
et sa bouche béante dégoulinante de sang humain,
si ma maison d’Ithaque m’est plus chère que ce bateau
170
et si je vénère mon père plus qu’Énée ; jamais je ne pourrai
être assez reconnaissant à Énée, même si je lui offrais l’univers.
Je parle et je respire, je contemple le ciel et l’astre solaire :
comment pourrais-je être ingrat et impie à son égard ?
Grâce à lui, je ne suis pas tombé vivant dans la gueule du Cyclope,
175
et maintenant, lorsque je quitterai la lumière de la vie, sans doute
serai-je enfoui dans une tombe, certainement pas dans ce ventre.
Qu’ai-je alors éprouvé - à moins que la crainte m’ait enlevé
sentiment et conscience -, lorsque, abandonné, je vous ai vus
gagner le large ? J’ai voulu crier, mais j’avais peur de signaler
180
ma présence à l’ennemi ; le cri d’Ulysse lui aussi a failli
perdre votre bateau. J’ai vu le monstre quand il lança
au milieu des flots un énorme rocher arraché à la montagne.
Je l’ai vu aussi, de son bras de géant, jeter d’énormes pierres
comme s’il avait la force d’une machine de guerre,
185
et j’ai eu très peur que le vent et les remous ne fassent sombrer
votre navire, car j’oubliais que je n’étais plus à bord.
Mais, dès que votre fuite vous eut évité une mort cruelle,
le Cyclope, gémissant, va et vient autour de l’Etna.
Sa main cherche à toucher les arbres et, privé de son œil,
190
il se heurte aux rochers. Tendant en direction de la mer ses bras
souillés d’un pus infect, il maudit la nation des Achéens
en disant : “ Ah ! Si quelque hasard me ramenait Ulysse,
ou l’un de ses compagnons, j’assouvirais sur lui ma colère,
je mangerais ses entrailles, ma main lacérerait ses membres
195
tout vifs, j’abreuverais mon gosier de son sang,
et mes dents écraseraient ses membres tremblants. Être privé
de lumière ne serait pas pour moi une perte, ou alors si légère ! ”
Ces menaces et bien d’autres disaient sa fureur ; je pâlis d’horreur,
je regarde son visage encore imprégné du sang du carnage,
200
ses mains cruelles et l’orbite vide de son œil, ses membres
et sa barbe, toute figée par le sang de ses victimes humaines.
Sous mes yeux je voyais la mort, le moindre de mes maux pourtant.
Je pensais qu’il allait me saisir, m’engloutir dans ses entrailles ;
et je gardais fixée dans ma mémoire l’image du moment
205
où je le vis frapper à trois ou à quatre reprises
les corps de deux de mes compagnons contre le sol,
tandis que lui-même, couché sur eux tel un lion hérissé,
engloutissait dans sa panse avide leurs entrailles
et leurs chairs et leurs os et leurs blanches moëlles.
210
Un tremblement m’envahit. Je restais debout, consterné, livide,
et en voyant sa bouche mâcher et recracher ce repas sanglant,
puis régurgiter des morceaux de chair mêlés de vin,
j’imaginais un sort de ce genre se préparer pour mon malheur.
Je me tins caché durant de nombreux jours. À chaque bruit
215
j’étais pris de tremblement, redoutant la mort et désirant mourir,
calmant ma faim avec des glands et de l’herbe mêlée à des feuilles.
J’étais seul, démuni, désespéré, réduit à mourir de sa main vengeresse,
quand après une longue attente j’aperçus ce bateau dans le lointain.
Par gestes j’ai supplié qu’on m’aidât à fuir, j’ai couru au rivage
220
et j’ai ému l’équipage : un navire troyen a recueilli un Grec.
Toi aussi, ô le plus cher de mes compagnons, conte-moi tes aventures,
celles de ton chef et de tous ceux qui avec toi se sont confiés à la mer. »
Macarée évoque brièvement la visite d’Ulysse au royaume d’Éole et la mésaventure de sa flotte, causée par la cupidité des équipages ; puis il rappelle la destruction de leur flotte par les Lestrygons, à l’exception du navire d’Ulysse, sur lequel il se trouvait lui aussi. Les rescapés arrivent chez Circé, un endroit qu’ils aperçoivent depuis Gaète et que Macarée qualifie d’infréquentable. (14, 223-247)
Les Grecs, rechignant à se rendre chez Circé suite à leurs récentes mésaventures, on recourt au tirage au sort, qui désigne pour cette mission une bonne vingtaine d’hommes, dont Macarée. Au seuil de la demeure, des fauves plus caressants que redoutables accueillent les arrivants, et des servantes les conduisent auprès de Circé. La magicienne, somptueusement vêtue, trône dans une pièce luxueuse, entourée de Nymphes et de Néréides qui sous sa surveillance sont occupées à trier des plantes. (14, 248-270)
La déesse reçoit les Grecs avec bienveillance et leur offre une boisson de sa fabrication. Sans méfiance, ils l’avalent avidement, tandis qu’elle effleure leurs têtes de sa baguette magique. Aussitôt, ils sont métamorphosés en pourceaux et enfermés dans une étable. Seul l’un d’eux, Euryloque, qui s’est abstenu de boire, échappe à ce triste sort et peut ainsi aller prévenir Ulysse, qui décide de venger ses compagnons. (14, 271-290)
Muni d’une herbe magique et des recommandations de Mercure, le héros d’Ithaque entre chez Circé, bien résolu à se défendre : il refuse la potion qu’elle lui offre, l’effraie en la repoussant avec son épée, et finit par la séduire et obtenir qu’elle rende à ses compagnons leur forme humaine. Cette seconde métamorphose vaut à Ulysse la reconnaissance éperdue de ses hommes. (14, 291-307)
Macarée lui apprend que sur la mer de Toscane règne Éole,
Éole, le fils d’Hippotès, qui retient les vents emprisonnés.
225
Ces vents, enfermés dans une peau de bœuf, avaient été emportés,
présent mémorable, par le roi de Dulichium. Neuf jours durant,
grâce à un vent favorable, Ulysse avait en vue la terre désirée.
Mais le lendemain, à l’approche de l’aurore, ses compagnons,
poussés par l’envie et la soif de butin, persuadés que l’outre
230
contenait de l’or, avaient dégagé les vents de leurs liens.
Emporté par leur souffle, Ulysse avait refait en sens contraire le trajet
qu’il venait de faire, et son navire avait regagné le port du roi Éole.
« Alors, » dit Macarée, « nous sommes arrivés dans une ancienne cité,
fondée par Lamus, le Lestrygon ; Antiphatès régnait sur cette terre.
235
Je fus envoyé vers lui, escorté de deux compagnons.
L’un d’eux et moi n’avons trouvé le salut que dans la fuite ;
le troisième teinta de son sang la bouche impie d’un Lestrygon.
L’armée d’Antiphatès qu’il excite contre nous presse notre fuite ;
les Lestrygons se rassemblent, lancent pierres et poutres,
240
submergent nos hommes et nos bateaux qu’ils engloutissent.
Un seul navire pourtant, celui qui nous transportait avec Ulysse,
leur échappa. Nous avons pleuré nos compagnons perdus,
et après force lamentations, nous avons atteint ces terres,
que l’on voit d’ici dans le lointain. C’est de loin qu’il faut la voir,
245
crois-moi, cette île que j’ai visitée. Toi aussi, ô le plus juste des Troyens,
fils de déesse, – en effet, la guerre étant finie, tu ne dois plus, Énée,
être appelé notre ennemi – fuis le rivage de Circé, je te le conseille.
Nous aussi, une fois notre bateau amarré sur le rivage de Circé,
comme nous gardions en mémoire Antiphatès et le cruel Cyclope,
250
nous refusions de débarquer, mais le sort nous désigna
pour pénétrer sous ces toits inconnus. Le sort nous envoya,
le fidèle Politès, Euryloque, Elpénor, trop porté sur le vin,
dix-huit autres compagnons et moi, vers les remparts de Circé.
À notre arrivée, comme nous restions debout au seuil de la demeure,
255
mille loups apparurent, mêlés à des ourses et à des lionnes.
Nous avions peur, mais ces bêtes n’étaient pas redoutables,
et aucune ne devait nous causer la moindre blessure.
Bien plus, agitant doucement leurs queues dans l’air,
elles accompagnaient nos pas et nous flattaient.
260
Enfin des servantes nous accueillent et nous mènent à leur maîtresse
par des atriums couverts de marbre. Au fond d’une salle magnifique,
elle est assise sur un trône majestueux, revêtue d’une robe brillante
sur laquelle est posé comme un voile un manteau brodé d’or.
Des Néréides et des Nymphes n’occupent pas leurs doigts
265
à étirer les flocons de laine et à les transformer ensuite en fils,
mais elles arrangent des plantes et trient dans des corbeilles
des fleurs dispersées sans ordre et des herbes de divers coloris.
Circé veille en personne à l’exécution de leur travail ; elle connaît
la vertu de chaque feuille, leur compatibilité quand on les mélange
270
et avec grande attention elle pèse et examine ces herbes.
Dès qu’elle nous vit, et après un échange de saluts,
son visage s’épanouit et elle répondit par des paroles de bon augure.
Tout de suite après, elle fait mêler des grains d’orge grillés,
du miel et du vin fort à du lait additionné de présure, et ajoute
275
furtivement des sucs que la douceur du breuvage dissimule.
Nous acceptons les coupes que nous tend sa main sacrée.
Assoiffés, la gorge sèche, nous les avons vidées d’un trait
et de sa baguette, la cruelle déesse a touché le sommet de nos cheveux.
Je commençai alors (j’ai encore honte d’en parler) à me hérisser de poils,
280
je ne pouvais plus parler ; un rauque grognement tenait lieu
de paroles et j’avais la face complètement couchée vers le sol.
J’ai senti ma bouche durcir et se transformer en un groin retroussé,
les muscles de mon cou se sont gonflés et avec cette partie de mon corps
qui venait de tenir la coupe, j’ai imprimé des pas sur le sol,
285
et avec mes compagnons d’infortune – ces drogues ont un tel pouvoir ! –
je suis enfermé dans une porcherie. Nous avons vu que seul Euryloque
avait évité cette apparence porcine ; seul il avait refusé la coupe.
S’il n’y avait pas échappé, maintenant encore je ferais partie
du troupeau porteur de soies, Ulysse n’aurait pas été informé
290
de ce grand malheur et il ne serait pas venu chez Circé en vengeur.
Le dieu du Cyllène, messager de paix, lui avait donné une fleur blanche,
qui possède une racine noire et que les dieux du ciel appellent « moly ».
Ulysse, rassuré par ce talisman et aussi par les conseils du dieu,
entre dans la demeure de Circé. Invité à prendre la coupe perfide,
295
tandis qu’elle tente de lui caresser la tête de sa baguette, il la repousse.
Brandissant son épée, il l’effraie et la contraint à se détourner.
Puis ils échangent leur foi et joignent leurs mains. Reçu dans son lit,
il réclame pour prix de leur union qu’elle rende leurs corps à ses hommes.
Elle nous asperge des sucs très efficaces d’une herbe inconnue,
300
nous frappe la tête d’un coup de sa baguette qu’elle a retournée,
et prononce des formules contraires aux formules qu’elle avait utilisées.
Au fil de ses incantations, nous nous relevons du sol et nous dressons,
nos soies tombent, la fente qui séparait en deux nos pieds disparaît,
nous retrouvons nos épaules, et sous nos coudes, nos avant-bras.
305
En pleurs, nous embrassons notre chef qui pleure lui aussi,
nous nous pendons à son cou, et nos premières paroles
furent pour lui témoigner notre reconnaissance.
Durant leur séjour d’un an chez Circé, Macarée a eu l’occasion d’apprendre bien des choses étonnantes. Une servante de Circé propose de lui raconter l’histoire du jeune homme, dont la statue, le représentant avec un pivert et des couronnes, a éveillé sa curiosité. (14, 308-319)
Ce marbre représente Picus, fils de Saturne et roi d’Ausonie. Très beau, aimé de toutes les nymphes du Latium, le jeune roi épousa Canens, née de Vénilia et de Janus ; très jolie et très bonne musicienne, Canens enchantait la nature par ses chants, et tous deux vivaient un amour parfait et exclusif. Un jour que Picus s’était éloigné de leur demeure pour chasser, Circé le rencontra dans la forêt où elle cueillait des herbes, et elle éprouva pour lui une passion immédiate. Comme il était lancé sur son cheval, elle recourut à la magie pour ménager une rencontre en tête-à-tête : Picus descend de sa monture pour poursuivre un sanglier, qui n’est qu’une figure chimérique suscitée par la magicienne, et se trouve seul face à elle. Comme il refuse de répondre à ses avances en faisant état de son amour pour Canens, Circé le métamorphose en pivert, un oiseau qui manifeste son indignation en frappant les arbres à coups de bec. (14, 320-396)
Les compagnons de chasse de Picus, prêts à attaquer Circé, sont à leur tour métamorphosés en bêtes sauvages diverses. À la tombée de la nuit, des serviteurs partent à la recherche de Picus tandis que Canens, manifestant sa douleur, s’élance elle-même au dehors, frappée de démence. Elle parcourt la région durant six jours et six nuits, et finit par s’arrêter, épuisée, au bord du Tibre. Ses plaintes constituent un mélodieux chant de deuil, et finalement elle se dissout dans l’air, laissant son souvenir lié à ce lieu, auquel les Camènes ont donné son nom. (14, 397-434)
Macarée expliqua encore qu’après une année, Ulysse et ses compagnons reprirent la mer. Circé ayant averti Ulysse des nombreux dangers qu’ils auraient encore à affronter, Macarée avait prit peur et s’était fixé seul sur cette côte, où Énée l’avait trouvé. (14, 435-440)
Nous sommes restés un an à cet endroit, et durant un temps si long,
mes yeux ont beaucoup vu, mes oreilles m’ont beaucoup appris,
310
et dans le nombre, ceci que m’a secrètement rapporté
une des quatre servantes formées à ces opérations magiques.
En effet, tandis que Circé s’était isolée avec mon maître,
cette servante me montre la statue de marbre blanc
d’un jeune homme qui portait un pivert sur la tête, statue exposée
315
dans un temple sacré et se signalant par de nombreuses couronnes.
Je voulais savoir qui c’était, pourquoi on le vénérait dans ce temple
et pourquoi il portait cet oiseau. À mes questions, elle répondit :
“ Écoute, Macarée, tu apprendras ainsi de quel pouvoir
jouit ma maîtresse ; applique ton attention à mon récit. ”
Picus, fils de Saturne, était roi en terre d’Ausonie,
il était passionné par les chevaux dressés pour les combats.
L’homme avait la beauté que tu vois ; tu peux toi-même réaliser
le charme de sa personne, et te le représenter d’après son image.
Son intelligence égalait sa beauté. Il n’avait pas pu encore
325
assister quatre fois aux jeux quinquennaux en Élide grecque.
Son visage attirait vers lui les regards des Dryades
nées dans les monts du Latium ; les divinités des sources,
le recherchaient, les Naïades, nées des eaux de l’Albula,
du Numicius, de l’Anio et de l’Almo à la course si brève,
330
ou du Nar impétueux et du Farfarus aux sombres ombrages,
ainsi que les hôtesses de l’étang du bois sacré de la Diane de Scythie,
et des lacs voisins. Mais Picus les dédaigne toutes, il n’en vénère
qu’une seule, la nymphe qui, dit-on, fut mise au monde autrefois
sur le mont Palatin par Venilia, qui s’était unie au Janus à deux têtes.
Dès que cette fille fut nubile, on la donna en mariage
au Laurente Picus, qu’elle avait préféré à tous ses prétendants.
Elle était d’une rare beauté, mais plus rare encore était son art du chant,
ce qui lui valut le nom de Canens. Souvent, par sa voix seule,
elle déplaçait les forêts et les rochers, apaisait les bêtes sauvages,
340
retardait la longue course des fleuves et fixait les oiseaux vagabonds.
Tandis que la voix féminine modulait ses chants,
Picus quittait leur demeure pour les campagnes des Laurentes,
afin de lancer ses épieux sur les sangliers de l’endroit.
Sur un cheval ardent, avec deux javelots dans la main gauche,
345
sanglé dans un manteau pourpre agrafé par une épingle d’or,
il était arrivé au cœur de la forêt. La fille du Soleil s’y trouvait aussi.
Pour cueillir sur les collines fertiles des plantes inconnues,
elle avait délaissé les champs Circéens qui portaient son nom.
Dès que, dissimulée par des broussailles, elle vit le jeune homme,
350
elle resta stupéfiée ; les herbes qu’elle tenait en main tombèrent,
et il lui sembla qu’une flamme la parcourait toute jusqu’à la moëlle.
Quand elle eut repris ses esprits après ce brûlant accès de passion,
elle était disposée à lui avouer son désir, mais elle ne pouvait l’approcher,
à cause de la vitesse du cheval et de la garde qui l’entourait.
355
“ Tu ne m’échapperas pas, ” dit-elle, “ même si le vent t’emportait,
pour autant du moins que je me connaisse, si la vertu de mes herbes
ne s’est pas évanouie et si mes incantations ne me trompent pas. ”
Tout en parlant, elle façonne l’image d’un faux sanglier, sans corps,
à qui elle ordonne de passer en courant sous les yeux du roi
360
et de faire semblant de gagner un bois planté de nombreux arbres,
où la forêt est très épaisse et les lieux impraticables pour un cheval.
Sans hésiter, Picus, abusé, chasse aussitôt l’ombre de sa proie ;
il descend vivement de son cheval à l’échine écumante
et, poursuivant un vain espoir, s’avance à pieds dans l’épaisse forêt.
365
Circé récite des prières, formule des supplications,
et adresse à des dieux inconnus une incantation inconnue,
qui lui sert d’habitude à brouiller la face de la Lune blanche
et à tisser sous la tête paternelle des nuages imbibés d’eau.
Alors aussi, une fois chantée la formule magique, le ciel s’obscurcit,
370
des vapeurs montent de la terre, les compagnons du roi
errent à l’aveugle dans les sentiers et le laissent sans escorte.
Circé juge le lieu et le moment favorable et dit : “ Par tes yeux
qui ont séduit les miens, ô le plus beau des mortels, par cette beauté
qui me fait ta suppliante, moi, une déesse, considère la passion
375
qui me brûle, et pour beau-père accepte celui qui voit tout,
le Soleil, et ne sois pas cruel en méprisant Circé la Titanide. ”
Elle s’était tue. Lui, avec hauteur, la repousse, elle et ses prières, disant :
“ Qui que tu sois, je ne suis pas à toi ; une autre m’a fait son captif ;
elle me tient et je supplie les dieux qu’elle me tienne de longues années.
380
Je ne trahirai pas par des amours extérieures le lien qui nous unit,
tant que les destins me garderont Canens, la fille de Janus. ”
À maintes reprises, mais en vain, la fille de Titan répète ses prières :
“ Tu ne resteras pas impuni, ” dit-elle, “ et je ne te rendrai pas à Canens ;
tu apprendras réellement ce que fait une femme, une amante outragée,
385
surtout lorsque cette femme outragée, cette amante, s’appelle Circé. ”
Alors elle se tourna deux fois vers le couchant, deux fois vers le levant,
elle toucha trois fois le jeune homme de son bâton, chanta trois formules.
Lui s’enfuit, mais il court plus vite que d’habitude, et s’en étonne.
Il voit son corps se couvrir de plumes et il arrive soudain
390
dans les forêts du Latium, indigné, sous l’aspect d’un oiseau nouveau,
qui plante dans les chênes sauvages son bec dur
et, plein de colère, donne des coups aux longues branches.
Ses plumes ont pris la teinte pourpre de sa chlamyde,
l’or de la fibule qui avait mordu son vêtement
395
s’est fait plumage, sa nuque est entourée d’or fauve,
et de son passé rien ne reste à Picus, si ce n’est son nom.
Entre-temps les compagnons de Picus qui n’avaient cessé de l’appeler,
bien en vain, par les champs, sans le trouver nulle part,
rencontrent Circé – car déjà elle avait rendu l’air moins opaque
400
et permis aux vents et au soleil de dissiper les brumes.
Ils l’accablent de griefs qui ne sont que trop fondés, réclament leur roi,
se montrent violents, prêts à l’accabler de leurs traits impitoyables.
Elle répand des substances nocives et des sucs empoisonnés,
convoque la Nuit et les dieux de la Nuit, Érèbe et Chaos,
405
et supplie Hécate avec des hurlements interminables.
Les forêts d’un bond changèrent de place (fait inouï).
Le sol se mit à gémir, un arbre voisin devint pâle,
les pâturages aspergés de gouttes de sang furent détrempés,
on vit les pierres émettre de rauques mugissements,
410
des chiens aboyer, la terre se hérisser de noirs serpents,
et des âmes légères parurent voltiger dans les airs.
Ces prodiges effraient la troupe ; pris de peur, surpris, les hommes
regardent et, de sa baguette empoisonnée, elle touche leurs visages ;
à ce contact, des bêtes sauvages diverses apparaissent prodigieusement,
415
se substituant aux jeunes gens ; aucun ne conserva sa forme propre.
Phébus à son coucher avait recouvert le rivage de Tartesse,
et Canens avait vainement attendu le retour de son époux,
le guettant des yeux et pensant à lui. Les domestiques et les habitants,
torches à la main, partent à sa rencontre partout à travers les bois.
420
La nymphe ne se borne pas à pleurer, à s’arracher les cheveux
et à se frapper ; elle s’acquitte bien sûr de ces gestes, puis s’élance
au dehors et, comme une folle, erre dans les campagnes du Latium.
Six nuits, et autant de jours reparus avec la lumière du soleil
l’ont vue courir, privée de sommeil et de nourriture,
425
à travers taillis et vallées, là où la menait le hasard.
Les pleurs et la marche l’avaient épuisée, et Thybris fut le dernier
à la voir, reposant désormais ses membres le long de sa rive.
Là, en larmes, pleine de tristesse, elle épanchait d’une voix ténue
des paroles accordées à sa douleur même, tel le chant funèbre
430
que parfois le cygne fait entendre quand il est près de mourir.
Finalement, à force de pleurs, elle s’est liquéfiée jusqu’à la moëlle,
elle s’est dissoute et peu à peu s’est évanouie dans l’air léger.
Cependant son renom est resté attaché à l’endroit qu’à juste titre
les anciennes Camènes appelèrent Canens du nom de la nymphe.
435
Au cours de cette longue année, j’ai entendu raconter et j’ai vu
beaucoup de faits de ce genre. Oisifs et lents à reprendre la mer
par perte d’habitude, nous recevons l’ordre de rehisser les voiles.
Titania nous avait annoncé une traversée incertaine,
un périple long et les dangers d’une mer cruelle.
440
J’ai pris peur, je l’avoue, et ayant trouvé ce rivage, je m’y suis fixé. »
ville eubéenne... nourrice (14, 154-157). Ces vers servent de transition entre l’épisode de la visite d’Énée aux enfers sous la conduite de la Sibylle (14, 101-153) et la suite (14, 154-440), où Ovide prête la parole à deux anciens compagnons d’Ulysse, Achéménide et Macarée, qui tour à tour rappellent des légendes, inspirées d’Homère, mais aussi de Virgile et d’autres sources. Énée quitte Cumes (ville eubéenne fondée par les Chalcidiens d’Eubée), la Sibylle et la Campanie, pour se retrouver à Gaète, un port du sud du Latium, qui porte le nom de la nourrice d’Énée, Caiète (Virg., Én., 6, 900-901 et 7, 1-7 ; cfr aussi Ovid., Mét.,15, 716). En 14, 441-444, Ovide donnera le texte de l’épitaphe de cette fameuse nourrice, honorée par Énée.
Macarée de Nérite (14, 159). Ce personnage n’est mentionné que par Ovide, qui l’aurait tiré de son imagination, comme Virgile semble avoir imaginé Achéménide. Nérite est une île voisine d’Ithaque.
Achéménide (14, 160). Un compagnon d’Ulysse, probablement inventé par Virgile. La comparaison de la version ovidienne avec Én., 3, 588-681 est intéressante.
Polyphème (14, 167). C’est le nom du Cyclope dont il a été abondamment question dans le livre 13, 740-884, à propos de sa passion pour Galatée. On verra aussi l’Énéide, 3, 588-681 (notamment la note à 3, 641).
mer de Toscane... (14, 223-232). La mer de Toscane est ce que nous appelons la mer Tyrrhénienne. – Ici commencent les récits de Macarée, rapportés d’abord en style indirect, et mêlant des épisodes inspirés tantot de l’Odyssée, tantôt de l’Énéide.
Éole (14, 223). La première histoire concerne le passage d’Ulysse chez Éole, fils d’Hippotès ou de Poséidon, et roi des vents, dont le royaume est situé dans les îles éoliennes, au nord de la Sicile. Sur Éole, cfr Mét., 1, 262-263 ; 4, 663, avec divers renvois. Sa figure a été immortalisée par Homère, Od., 10, 1-79 et surtout Virgile (Én., 1, 50-80). Le récit de Macarée s’inspire directement de celui d’Homère.
Dulichium (14, 226). Petite île, voisine d’Ithaque et faisant partie du royaume d’Ulysse.
Lamus le Lestrygon... Antiphatès... (14, 233-247). Ce passage correspond à Homère, Od., 10, 87-135. Un certain Lamus a fondé la ville de Télépylos, dont le roi est Antiphatès. Il règne sur le peuple des Lestrygons, des géants malfaisants, situés, d’après V. Bérard, au nord de la Sardaigne. Il sera encore question du séjour d’Antiphatès en Mét., 15, 717, mais pour Ovide, l’endroit se trouvait sur la côte occidentale de l’Italie, entre Caiète et Terracine ; peut-être s’agirait-il de Formies (G. Lafaye).
cette île (14, 245). L’île d’Éa (Aea), où régnait Circé. Cfr n. à 14, 10.
Antiphatès... Cyclope (14, 249). Le mot Antiphatès évoque le séjour d’Ulysse chez les Lestrygons (14, 233-247) et le mot Cyclope son séjour en Sicile chez Polyphème (14, 154-222).
le rivage de Circé... (14, 248-307). Pour le passage d’Ulysse chez Circé, Ovide s’inspire d’Homère, Od., 10, 187-466. Chez Virgile (Én., 7, 5-24), Énée et ses compagnons ne font que longer le rivage de Circé, qu’une intervention de Neptune leur a fait éviter.
Politès, Euryloque, Elpénor... (14, 252). Trois compagnons d’Ulysse, cités chez Homère dans l’épisode consacré à Ulysse chez Circé (Od., 10, 187-574).
dieu du Cyllène (14, 291). Hermès/Mercure, né sur le mont Cyllène en Arcadie (Mét., 11, 304 et 13, 146).
moly (14, 293). Plante à fleur blanche et racine noire, dont l’identification a posé problème tant aux Anciens qu’aux Modernes. Ovide suit Homère (Od., 10, 302-305).
Nous sommes restés... (14, 308). Durant le séjour d’Ulysse et de ses compagnons chez Circé, Ovide va introduire des légendes du Latium. Il recourt ici encore à la technique du récit dans le récit, pour mettre dans la bouche de Macarée une légende qu’il dit tenir d’une servante de Circé et qui concerne Picus, Circé, et Canens : c’est le contenu de 14, 308-434.
Picus... Ausonie (14, 320). Picus, présenté ici comme un roi d’Ausonie (ou Italie), est, dans la légende, le fils de Saturne, le père de Faunus et le grand-père de Latinus (Én., 7, 45ss). Il est le prétexte à une histoire d’amour et à une métamorphose. Pour d’autres aspects de cette figure, on verra les notes à Ovide, Fast., 3, 37 et 3, 291 (avec plusieurs liens vers l’Énéide).
Élide grecque (14, 325). Tournure alambiquée, pour signifier que Picus n’avait pas encore vingt ans. Les Jeux Olympiques avaient lieu tous les cinq ans à Olympie, en Élide.
Dryades (14, 326). Nymphes des forêts. Picus était une divinité champêtre.
Albula... Numicius... Anio... Almo... Nar... Farfarus (14, 328-330). Énumération érudite de différents cours d’eau du Latium. L’Albula est le nom primitif du Tibre (Én., 8, 332). Pour le Numicus/Numicius, on verra Én., 7, 150. L’Anio (actuellement Aniene), l’Almo, le Nar, le Farfarus sont des affluents du Tibre.
bois sacré de Diane de Scythie (14, 331). Bois sacré du Lac de Némi, situé dans les monts Albains et dont il sera encore question. Un temple se trouvait là, consacré à Diane d’Aricie (une ville voisine). Diane fut assimilée à Artémis Taurique, d’où l’adjectif « scythique » que lui applique ici Ovide. Cfr Fast., 3, 275, et Mét., 15, 488-490.
Vénilia... Janus (14, 334). Vénilia est une divinité secondaire, dont Ovide fait une des maîtresses épisodiques de Janus et la mère de Canens. Virgile (Én., 10, 76) la présente comme la mère de Turnus. Sur Janus, cfr Virg., Én., 12, 198 (avec d’autres liens) et Ovide, Fast., 1, 63-294 (avec notes).
Laurente (14, 336). Le pays des Laurentes est le Latium, royaume de Latinus. Cfr Én., n. à 7, 59-70.
Canens (14, 338). Tant chez P. Grimal que chez J.-Cl. Belfiore, la seule référence à Canens, la Personnification du chant, est le présent passage des Métamorphoses.
fille du Soleil (14, 346). Circé (voir note à 14, 10).
il ne reste rien (14, 396). Sur la métamorphose de Picus en pivert, cfr Virg., Én., 7, 187-191 avec note.
Nuit... Érèbe et Chaos (14, 404). Ces termes désignent des divinités infernales, souvent invoquées par les magiciennes (Mét, 5, 543 ; 7, 179-198). Érèbe est le nom d’un dieu primitif (Hésiode, Théogonie, 123, et 514-516), fils de Chaos, qui fut précipité par Zeus dans les Enfers, pour avoir aidé les Titans. Chez le même Hésiode (Théogonie, 107, 123-125, 211-214, 744-745), Nux « la Nuit » est la personnification et la déesse de la nuit, fille de Chaos et sœur de l’Érèbe, qui engendre de multiples abstractions.
Hécate (14, 405). Déesse grecque des carrefours, souvent assimilée à Artémis/Diane, et souvent considérée comme présidant à la magie. Cfr Mét., 7, 74, avec d’autres liens.
Tartesse (14, 416). Ville d’Espagne, à l’embouchure du Bétis (actuel Guadalquivir). Tour recherché pour signifier que le Soleil, Phébus, se couchait à l’occident.
Thybris (14, 426). Le Tibre, fleuve et dieu, généralement orthographié Thybris dans l’Énéide (cfr Én., 2, 781-2 avec d’autres liens).
Camènes (14, 434). À Rome, les Camènes sont les nymphes des sources, vénérées dans un sanctuaire et un bois sacré voisin de la Porta Capena. Ces Nymphes furent assimilées aux Muses et mises en rapport avec Égérie. Cfr Mét., 15, 482.
Titania (14, 438). Circé, la fille de Titan (alias le Soleil). Cfr note à 14, 10.