]> Ovide, Métamorphoses, 11, 194-409

Amorce des légendes troyennes : Laomédon - Pélée - Céyx (11, 194-409)

 

Laomédon le parjure et sa fille Hésioné (11, 194-217a)

Apollon se dirige alors vers la région de Troie où il rencontre le roi de Phrygie, Laomédon, en train d’élever les murailles de la ville. Neptune et lui, ayant pris forme humaine, conviennent, moyennant une certaine quantité d’or, d’aider le roi dans son entreprise gigantesque. L’œuvre achevée, le roi fait preuve de mauvaise foi et refuse de payer le salaire convenu. (11, 194-206)

Neptune se venge en inondant toute la campagne troyenne et il envoie un monstre marin exigeant que lui soit livrée en pâture la propre fille du roi, Hésioné. Hercule, de passage avec les Argonautes, délivre Hésioné qu’on avait attachée à un rocher. Mais il se voit refuser les chevaux qui devaient le récompenser ; alors il s’empare de la ville et obtient Hésioné comme épouse pour son fidèle compagnon, Télamon. (11, 207-217a)

 

Ainsi vengé, le fils de Latone quitte le Tmolus, et transporté

195

dans l’air limpide, il s’arrête près des terres de Laomédon

en deçà du détroit de Hellé, la fille de Néphélé.

À droite de Sigée, à gauche du promontoire de Rhoetée,

un autel ancien est consacré au dieu Tonnant, Panomphaios.

De là, Apollon voit Laomédon élevant les murs de la nouvelle Troie ;

200

il se rend compte du difficile labeur requis pour développer

cette entreprise gigantesque, qui exige des ressources importantes.

Alors, avec le dieu au trident, père des profondeurs démontées,

il prend forme humaine et construit des murs pour le roi phrygien,

étant convenu avec lui d’une somme d’or en échange de ces murailles.

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L’enceinte était debout ; le roi conteste le prix fixé et,

surcroît de perfidie, ajoute à ses mensonges un parjure.


« Tu ne t’en sortiras pas impunément », dit le maître de la mer,

qui déversa toutes ses eaux sur les rivages de l’avare Troie,

inonda les terres, les transformant en plaine marine,

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ruina les agriculteurs et recouvrit leurs champs sous les flots.

Cela ne suffit pas comme peine ; on réclame aussi la fille du roi

pour l’offrir à un monstre marin ; on l’enchaîne à un dur rocher.

Alcide la délivre et réclame la récompense qui lui a été promise,

les chevaux convenus. N’obtenant pas le salaire de son grand exploit,

215

il s’empare des murs de Troie, la cité deux fois parjure, qu’il a vaincue.

Télamon, qui avait participé à l’assaut, ne se retire pas sans honneur.

On lui donne Hésioné comme épouse.

 

Pélée, époux heureux de Thétis, doit s’exiler chez Céyx (11, 217b-288)

La mention de Télamon sert à introduire le personnage de son frère, Pélée. Protée avait annoncé à la nymphe Thétis qu’elle mettrait au monde un fils destiné à être plus grand que son père. Pour éviter d’être supplanté, Jupiter renonça à s’unir à Thétis qu’il désirait pourtant et chargea son petit-fils, Pélée, de le remplacer auprès de la Néréide. (11, 217b-228)

Pélée cherche à étreindre Thétis qu’il a surprise se reposant dans une grotte au centre d’une baie d’Hémonie. Mais la nymphe, qui a le pouvoir de se métamorphoser, lui échappe en se transformant en oiseau, puis en arbre, puis en tigresse. Pélée effrayé invoque alors les dieux de la mer et reçoit de Protée le conseil d’enchaîner Thétis à son insu durant son sommeil et de la maintenir solidement serrée, jusqu’à ce qu’elle retrouve sa forme primitive. (11, 229-256)

Pélée suit ce conseil ; Thétis a beau se métamorphoser, elle ne peut se défaire de ses liens et comprend qu’une puissance divine se manifeste ainsi, ce qui la pousse à reprendre son apparence normale. Thétis et Pélée s’unissent donc, engendrent le futur Achille et vivent heureux. (11, 257-265)

Pélée, malgré son bonheur, est contraint à s’exiler, à cause du meurtre de son frère Phocus. Il obtient l’asile chez Céyx, roi paisible de Trachinie, qui l’accueille avec bonté, bien qu’affecté lui même à ce moment-là par un deuil. (11, 266-288)

217b

Car Pélée, qui avait comme épouse

une déesse, était illustre, et était aussi fier de nommer

son aïeul que son beau-père. Bien sûr, il n’échut pas à lui seul

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d’être le petit-fils de Jupiter, mais lui seul épousa une déesse.

En effet, le vieux Protée avait dit à Thétis : « Déesse de l’onde,

aie un enfant ; tu seras la mère d’un homme, qui, à l’âge de la bravoure,

surpassera les exploits de son père et sera dit plus grand que lui ».

Aussi, pour que le monde ne possède pas un être plus grand que Jupiter,

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et bien qu’il eût senti en son cœur brûler des feux ardents,

Jupiter évita de s’unir à Thétis, la divinité marine.

Il ordonna au fils d’Éaque, son petit-fils, de réaliser son vœu

et d’aller jouir des étreintes de la vierge des mers.


Il est en Hémonie une baie aux bords incurvés, en forme de faucille :

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si l’eau était plus profonde à l’endroit où s’étendent ses bras,

il y aurait un port. La mer a recouvert la plage de sable ;

le sol du rivage est assez ferme pour ne pas conserver la trace des pas,

ni ralentir la marche, ni se dérober sous sa couverture d’algues.

Près de là s’étend une forêt de myrtes, chargées de baies bicolores.

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Au centre une grotte : a-t-elle été faite par la nature ou par l’art,

on ne sait. C’est une œuvre d’art plutôt, où souvent tu venais

toute nue, Thétis, montée sur un dauphin soumis à ta loi.

C’est là que Pélée te surprend, couchée, dans les liens du sommeil,

et, comme tu résistes à ses avances et à ses prières,

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il est prêt à te violer, enlaçant ton cou de ses deux bras.

Et si toi, changeant souvent de forme, tu n’avais recouru

à tes artifices coutumiers, il serait venu à bout de son audace.

Tantôt, tu étais un oiseau : mais lui retenait cet oiseau ;

tantôt tu étais un arbre solide : Pélée se collait à l’arbre.

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Ta troisième forme fut celle d’une tigresse tachetée ;

terrifié, l’Éacide détacha ses bras de ton corps.

Pour adorer les dieux de la mer, il leur fait des offrandes :

vin versé sur les flots, entrailles de brebis et fumée d’encens,

quand enfin le devin de Carpathos surgit de l’abîme :

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« Fils d’Éaque, tu obtiendras l’union que tu désires », dit-il

« à une condition, toutefois : à son insu, quand elle dormira

dans sa grotte de granit, lie-la solidement avec des lacets, des cordes.

Ne te laisse pas abuser par cent figures trompeuses, mais serre-la,

quoi qu’elle soit, jusqu’à ce qu’elle reprenne sa forme première. »

255

Protée avait parlé ainsi et il enfonça son visage dans la mer,

laissant ses flots familiers recouvrir ses dernières paroles.


Titan était penché en avant et, avec son timon incliné, il touchait

la mer d’Hespérie, quand la belle Néréide quitte les ondes

et pénètre dans la chambre à coucher où elle a ses habitudes.

260

Pélée avait difficilement maîtrisé les membres de la nymphe ;

sans cesse elle prend des formes nouvelles, et finalement

sent ses membres retenus et ses bras tirés en sens opposés.

À la fin, elle gémit : « Tu ne vaincs pas sans la volonté d’un dieu »,

et elle se montre en Thétis. Après cet aveu, le héros l’étreint

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et, réalisant son souhait, il la rend grosse du puissant Achille.


Pélée était comblé par son fils, comblé aussi par son épouse,

et, si l’on fait abstraction de son crime, le meurtre de Phocos,

tout lui aurait réussi. Coupable d’avoir versé le sang de son frère,

il fut chassé de sa patrie et accueilli en terre de Trachis.

270

Là régnait sans violence, sans massacres, un fils de Lucifer,

l’astre du matin. L’éclat paternel éclairait le visage de Céyx,

qui en ces jours-là était triste, tout différent de lui-même,

car il pleurait son frère qui lui avait été enlevé.

Soucieux et épuisé par son voyage, Pélée arriva en ce lieu

275

et entra dans la ville avec quelques compagnons :

il avait laissé près des murs, dans une vallée ombragée

les troupeaux de moutons et le gros bétail qu’il tirait avec lui.

Dès qu’il eut la possibilité de rencontrer le maître des lieux,

tendant d’une main suppliante des rameaux ornés de bandelettes,

280

il explique qui il est et quelle est sa naissance. Il s’abstient seulement

de signaler son crime et tait la raison de son exil ; il demande l’asile,

soit en ville soit à la campagne. Le roi de Trachis, d’un air doux,

lui répond ainsi : « Même aux gens modestes nos bienfaits

sont accessibles, Pélée, et mon royaume n’est pas inhospitalier.

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À cet état d’esprit s’ajoutent tes titres puissants, ton nom illustre

et ton aïeul nommé Jupiter. Ne perds pas de temps en prières !

Tu obtiendras tout ce que tu demandes, et dis-toi que tu as part

à tout ce que tu vois ! Ah ! Si tu pouvais voir des choses plus gaies ! »

 

Céyx raconte à Pélée la métamorphose de Daedalion (11, 289-345)

La tristesse du doux Céyx s’explique par la perte de son frère Daedalion, qui conserva son caractère farouche et belliqueux, après sa métamorphose en épervier. (11, 289-300)

Ce Daedalion avait eu une fille, Chioné, très jolie, dont s’éprennent les dieux Apollon et Mercure. Mercure endort la belle et abuse d’elle, puis c’est le tour d’Apollon. Au terme de sa grossesse, Chioné met au monde deux jumeaux, Autolycus, le fils très astucieux de Mercure, et Philammon, célèbre musicien, digne de son père Apollon. Chioné, fière de sa réussite, prétendit surpasser Diane en beauté ; d’une flèche la déesse vindicative lui transperça la langue et Chioné succomba à sa blessure. (11, 301-327)

Daedalion, inconsolable, tenta vainement de mourir en se jetant sur le bûcher de sa fille, puis il s’enfuit pour s’arrêter, épuisé, au sommet du Parnasse. Apollon, pris de compassion, le métamorphosa en épervier, cet oiseau qui fait le malheur des autres oiseaux, parce qu’il est malheureux lui-même. (11, 328-345)

 

Et il pleurait. Quelle cause provoque une si grande douleur,

290

demandent Pélée et ses compagnons. Céyx leur explique :

« Peut-être pensez-vous que ce volatile, qui vit de rapines

et effraie tous les oiseaux, a toujours eu des plumes.

En fait il a été homme, et déjà alors (tant est constant son caractère !)

il était cruel, belliqueux et toujours prêt à la violence.

295

Il s’appelait Daedalion, avait pour père cet astre fameux

qui convoque l’Aurore et est le dernier à quitter le ciel.

Moi, je cultive la paix, mon souci fut toujours de maintenir et la paix

et mon union conjugale. Mon frère, lui, aimait les guerres cruelles ;

il a soumis rois et nations grâce à sa vaillance, et maintenant,

300

après sa métamorphose, il tourmente les colombes de Thisbé.


Il avait eu une fille Chioné qui, dotée d’une extrême beauté,

eut mille prétendants, quand elle fut nubile à quatorze ans.

Un jour, Phébus et le fils de Maia, qui s’en revenaient,

l’un de sa ville de Delphes, l’autre du sommet du Cyllène,

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la virent en même temps, et en même temps ils s’enflammèrent.

Apollon remet à la nuit l’accomplissement de son désir amoureux.

L’autre ne supporte pas d’attendre et, de sa baguette soporifique,

touche la bouche de la fille. Au contact de ce charme puissant,

elle s’endort et subit l’assaut du dieu. La nuit avait semé des étoiles dans le ciel.

310

Phébus prend l’aspect d’une vieille et jouit du plaisir déjà goûté avant lui.

Lorsque, à terme, le temps de gestation fut accompli,

de la semence du dieu aux pieds ailés, naquit Autolycus,

enfant subtil, habile à inventer toutes sortes de ruses,

accoutumé à rendre le noir blanc, et le blanc noir,

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et qui n’était pas indigne de son astucieux père.

De Phébus naquit (car Chioné a mis au monde des jumeaux)

Philammon, célèbre pour sa voix et son talent de cithariste.

À quoi bon avoir engendré deux fils et avoir été aimée de deux dieux,

d’avoir eu pour père un héros valeureux, et d’avoir Jupiter Tonnant

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pour aïeul de ses enfants ? La gloire est-elle nuisible ? Pour beaucoup,

elle le fut, et pour Chioné, sûrement ! Elle prétendit surpasser

Diane et critiqua sa beauté, ce qui provoqua chez la déesse

une colère féroce : “ On m’appréciera pour mes actes ”, dit-elle.

Sans attendre, courbant son arc, elle tendit sa corde et lança une flèche

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qui traversa de sa pointe la langue qui avait bien mérité ce sort.

La langue se tait, la voix et les mots cherchés ne suivent pas

et tout en s’efforçant de parler, Chioné perd la vie avec son sang.


De quel cœur malheureux, en étreignant ce père, ai-je ressenti sa douleur

et que de paroles ai-je prononcées pour consoler mon frère plein de piété !

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C’est un père qui ne les entend pas plus qu’une pierre n’entend

le grondement de la mer, et il se lamente sur la perte de sa fille.

Dès qu’il la vit entourée de flammes, quatre fois il prit son élan

pour se jeter sur le bûcher ; quatre fois repoussé,

il s’enfuit à toutes jambes. Et tel un jeune taureau

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dont la nuque est accablée de dards de frelons, il se précipite

en dehors de tout chemin. Dès ce moment il m’a semblé qu’il courait

plus vite qu’un homme, et l’on aurait cru que ses pieds étaient ailés.

Ainsi, il échappa à tous et, rapidement, désireux de mourir,

il atteignit le sommet du Parnasse. Apollon s’apitoya sur lui,

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et, Daedalion s’étant lancé du sommet, il le changea en oiseau

et le maintint suspendu, grâce à des ailes soudainement apparues.

Il le dota d’un bec recourbé, de griffes crochues en guise d’ongles,

de sa vaillance d’antan, et de forces supérieures à sa taille.

C’est à présent l’épervier, qui n’est juste envers aucun oiseau,

345

cruel pour tous, et parce qu’il souffre, fait souffrir les autres. »

 

Un loup rappelle à Pélée le crime qui l’a souillé (11, 346-409)

Le gardien du troupeau de Pélée, visiblement effrayé, annonce soudain qu’un loup monstrueux a surgi d’un marais voisin du temple des divinités de la mer, et qu’il attaque avec une rage et une cruauté démesurées le troupeau qui se reposait sur le rivage. Les hommes prennent les armes pour sauver ce qui peut l’être. (11, 346-378)

Céyx veut se joindre aux combattants, malgré les supplications de son épouse Alcyoné, qui cherche à le retenir. Pélée comprend que le massacre de ses bœufs est voulu par la Néréide Psamathé comme une offrande aux mânes de son fils Phocos, tué par ses frères, et il conseille à Céyx d’implorer les divinités marines, plutôt que de prendre les armes. (4, 379-392a)

Du haut d’une tour, Céyx et ses hôtes aperçoivent sur le rivage le loup poursuivant son œuvre dévastatrice. Pélée implore en vain la Néréide Psamathé, mais une autre Néréide, sa sœur Thétis, intervient en faveur de son époux Pélée, en métamorphosant le loup en statue de pierre. Pélée toutefois repart en exil chez les Magnètes, où Acaste le purifie. (4, 392b-409)

346

Tandis que le fils de Lucifer raconte ces faits prodigieux

à propos de son frère, on voit accourir, pressé et hors d’haleine,

Onétor de Phocide, le gardien du troupeau de Pélée :

« Pélée, Pélée ! Je viens t’annoncer un grand désastre », dit-il.

350

Pélée lui enjoint de parler, quel que soit son message,

et le roi de Trachis, le visage tremblant de peur, s’inquiète lui aussi.

Le gardien raconte : « J’avais poussé vers une anse du rivage

mes bœufs fatigués, à l’heure où le Soleil au sommet de sa course

voyait derrière lui une distance égale à celle lui restant à parcourir.

355

Quelques bêtes, genoux pliés, couchées sur le sable fauve,

contemplaient les plaines de l’immensité marine ;

d’autres, d’un pas lent, erraient ici et là à l’aventure ;

d’autres encore nageaient et, le cou levé, émergeaient des flots.

Près de la mer, un temple, qui ne brille ni par le marbre ni l’or,

360

se trouve à l’ombre des arbres serrés d’un antique bois sacré :

le temple des Néréides et de Nérée. Un marin qui sur le rivage

séchait ses filets, a expliqué qu’il s’agit de divinités de la mer.

Un marais entouré de saules touffus s’étend près du temple,

c’est l’eau de la mer qui, en débordant, l’a formé.

365

De là une bête énorme, hurlant et menant grand fracas,

terrorise les environs : un loup sort du bois marécageux,

tout couvert d’écume, la gueule barbouillée de sang,

menaçant comme la foudre, les yeux rougis et enflammés.

Bien qu’il soit rendu furieux tant de rage que de faim,

370

il l’est surtout de rage ; car, en massacrant des bœufs,

il ne cherche pas à sortir d’un jeûne et d’une faim terribles,

mais frappe et massacre le troupeau entier, comme à la guerre.

Quelques-uns parmi nous aussi, blessés par sa morsure funeste,

meurent, tandis que nous nous défendons. Le sang rougit le rivage

375

et les ondes proches, le marais est plein de mugissements.

Mais c’est risqué de tarder, l’affaire ne souffre pas d’hésitation.

Tant que tout n’est pas perdu, rassemblons-nous tous,

prenons les armes, oui les armes, et mettons nos traits en commun ! »


Le bouvier avait fini. Pélée n’était pas étonné par ces pertes,

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mais, se rappelant sa faute, il conclut que la Néréide endeuillée

les envoyait en offrande aux mânes de Phocos, son fils disparu.

Aux hommes avec qui il se préparait à partir, le roi de l’Oeta

ordonne de revêtir leurs armes et de se munir de leurs traits cruels.

Mais son épouse Alcyoné, alertée par le tumulte, surgit

385

et, sans finir d’arranger complètement ses cheveux,

elle les défait, puis, cramponnée au cou de son mari,

avec des prières et des larmes, elle le prie d’envoyer des secours

sans lui et, en sauvant la sienne, de sauver leurs deux vies.

Le fils d’Éaque dit : « Reine, tes craintes louables et pieuses,

390

oublie-les ! Je suis plein de gratitude pour ta proposition.

Il ne me plaît pas de porter les armes contre ce nouveau monstre ;

c’est la divinité de la mer qu’il faut implorer ! »


Il y avait une haute tour,

éclairée en haut de la citadelle, connue et chère aux navires fatigués.

Ils y montent et, consternés, aperçoivent sur le rivage

395

les taureaux terrassés et la bête sauvage semant la dévastation,

avec sa gueule sanglante et ses longs poils infectés de sang.

Alors, tendant les mains vers le rivage de l’immensité marine,

Pélée prie la céruléenne Psamathé de renoncer à sa colère,

de lui porter secours, mais les paroles du fils d’Éaque qui l’implore

400

ne la fléchissent pas. Thétis alors la supplie pour son époux

et obtient le pardon de la déesse. Mais, le loup, bien que rappelé

de son cruel carnage, persiste, excité par la douceur du sang,

jusqu’au moment où elle le changea en statue de marbre,

alors qu’il s’acharnait à déchirer le cou d’une génisse.

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Le teint excepté, son corps conserve tous ses traits ; seule,

la couleur de la pierre indique qu’il n’est plus un loup, ni à craindre.

Cependant les destins ne permettent pas que Pélée le fugitif

s’installe dans ce pays. Exilé, errant, il se rend chez les Magnètes,

et obtient là d’Acaste l’Hémonien d’être purifié de son crime.

 

Table des matières

 

Notes

fils de Latone (11, 194). Apollon, qui avait puni Midas pour son manque de jugement (11, 146-193).

Tmolus (11, 194). Voir 11, 86 et 151.

Laomédon (11, 195). Célèbre roi de Troie, fils d’Ilos, et père de Priam, qui avait, avec l’aide d’Apollon et de Poséidon, construit les murs de Troie. Cette préhistoire légendaire de Troie était très connue à Rome à l’époque d’Ovide, qui peut se permettre un récit elliptique sur certains points, et qui à son habitude présente les légendes à sa façon. Laomédon est passé à la postérité comme la figure du parjure. Voici comment, d’après J.-Cl. Belfiore, on pourrait résumer sa légende :

« Apollon et Poséidon, chassés de l’Olympe pour s’être révoltés, avaient dû, un an durant, se mettre au service d’un mortel. Ainsi se trouvent-ils engagés par Laomédon pour construire les murailles de Troie. L’œuvre terminée, le roi refuse de régler le salaire convenu, à savoir, selon les versions, le sacrifice des têtes de bétail nées dans l’année, ou une certaine quantité d’or. La vengeance des dieux ne tarda pas à se manifester : inondations, nuées de flèches sur la cité, monstre marin dévorant ceux qui s’approchent du rivage. Les Troyens consultent un oracle qui leur prescrit de livrer Hésioné, la fille du roi, au monstre marin. Laomédon se résigne à enchaîner sa fille sur un rocher, mais les Argonautes, dont Héraclès-Hercule, mouillant dans les parages, aperçurent la malheureuse. Héraclès la délivre et offre à Laomédon de le débarrasser du monstre. Le roi accepte et comme récompense promet deux de ses plus beaux chevaux, obtenus de Zeus en échange de Ganymède. Le héros, qui doit repartir avec les Argonautes, promet de revenir chercher Hésioné et les chevaux qu’il laisse momentanément à Laomédon. Plus tard, Iphiclès, frère d’Héraclès, et Télamon, envoyés par Héraclès pour réclamer son dû, sont mis en prison. Héraclès, furieux à cause de ce deuxième manquement à la parole donnée par Laomédon, organise une expédition, tue le roi parjure et tous ses enfants, à l’exception de Priam (Podarcès), qui deviendra roi de Troie, et de Hésioné, qu’il donne comme épouse à Télamon. »

un récit que l’on peut rapprocher de Hygin (Fab., 89) :

« On raconte que Neptune et Apollon ont entouré Troie d’une enceinte ; le roi Laomédon fit le vœu de leur immoler le bétail qui était né dans son royaume cette année-là. Par avarice il n’accomplit pas son vœu. D’autres disent qu’il leur avait promis de l’or. Pour cette raison Neptune envoya un monstre marin pour dévaster Troie ; dès lors, le roi envoya consulter Apollon. Apollon, irrité, répondit qu’il fallait attacher des vierges de Troie et les livrer au monstre, pour mettre fin à ce fléau. De nombreuses filles déjà avaient péri ; Hésioné avait été désignée par le sort et attachée sur les rochers. Hercule et Télamon, au temps où les Argonautes allaient en Colchide, passèrent à cet endroit, tuèrent le monstre et rendirent Hésioné à son père, à la condition de pouvoir, quand ils seraient revenus de Colchide, l’emmener avec eux dans leur patrie en même temps que les chevaux qui marchaient sur les eaux et les moissons. Sur ce point précis, Laomédon les dupa et ne voulut pas leur céder Hésioné ; c’est pourquoi Hercule, après avoir rassemblé des navires, revint assiéger Troie, tua Laomédon et donna son royaume à Podarcès son fils, encore enfant ; celui-ci dans la suite fut appelé Priam (apo tou priasthai). Quant à Hésioné, qui avait été retrouvée, il la donna en mariage à Télamon, et d’elle naquit Teucer. »

détroit de Hellé (11, 196). L’Hellespont, actuellement les Dardanelles, détroit entre la mer Égée et la Propontide ou mer de Marmara. Ainsi nommé d’après Hellé, fille d’Athamas et Néphélé, et sœur de Phryxos, dont Ovide a évoqué la légende en Fastes, 3, 851-876 et 4, 715 et 903.

Sigée (11, 197). Le Sigée (Sigeion) était un promontoire de la Troade, au nord ouest de Troie.

Rhoetée (11, 197). Le Rhétée (Rhoiteion) était un autre promontoire de la Troade, au nord est de Troie.

Panomphaios (11, 198). Épithète remontant à Homère (Iliade, 8, 250), signifiant « de qui émanent tous les oracles, tous les présages » et appliquée à Zeus-Jupiter, le dieu du tonnerre.

dieu au trident (11, 202). C’est Poséidon/Neptune, le roi des eaux, que les artistes représentent avec un trident, qui lui sert de sceptre.

fille du roi (11, 211). Hésioné, nommée au vers 217, dont le sort rappelle par certains points celui d’Andromède, délivrée par Persée (4, 670-739).

Alcide (11, 213). Hercule/Héraclès, petit-fils d’Alcée, père d’Amphitryon. Voir l’introduction à la légende d’Hercule à la n. 9, 7. Ovide a raconté sa mort et son apothéose en 9, 134-272. Ici, Hercule intervient en tant que membre de l’expédition des Argonautes. Il y aurait participé avec son amant, Hylas, qu’il perdra au cours de l’aventure, mais Ovide ne semble pas avoir accueilli cette histoire.

les chevaux (11, 214). Deux chevaux divins offerts par Zeus (voir note à 11, 195) au père de Ganymède (Tros, ou Ilos ou Laomédon selon les versions), en échange du rapt. Cfr 10, 143-161.

Télamon (11, 216). Un des fils du roi d’Égine, Éaque, frère de Pélée et de Phocus (cfr 7, 476-477). Télamon fut aussi roi de Salamine, et père du grand Ajax. Ayant participé à la prise de Troie avec Héraclès, il fut récompensé en recevant pour épouse Hésioné. De cette union naquit Teucer. Télamon eut donc deux fils qui s’illustrèrent lors de la guerre de Troie, Ajax et Teucer.

Hésioné (11, 217). Voir n. à 11, 196 et à 11, 211.

Pélée (11, 217). Comme fils d’Éaque, Pélée était le petit-fils de Zeus-Jupiter. Il avait donc un dieu comme aïeul. Son beau-père va apparaître dans les vers qui suivent, où Ovide raconte dans quelles conditions Pélée allait épouser la déesse Thétis, la plus célèbre des Néréides, les filles du dieu Nérée (cfr infra 361 et la note), appelé parfois « le Vieillard de la Mer ». Pélée avait donc aussi un dieu comme beau-père.

Protée (11, 221). Protée est un dieu marin, au service de Poséidon/Neptune. Généralement localisé près de l’embouchure du Nil, il est doté du pouvoir de revêtir des formes multiples, d’où notre terme « protéiforme » ; il est aussi devin. Présent chez Homère (Odyssée, 4, 382-570) et les Tragiques grecs, il apparaît également dans les Géorgiques de Virgile. On pourra par exemple comparer Géorg., 4, 387-414, avec le présent passage des Métamorphoses. Cfr aussi 8, 730-737 et Fast., 1, 367-375. D’autres versions de la légende attribuent l’oracle non à Protée, mais à Thémis ou à Prométhée. Ovide a sans doute privilégié Protée, à cause de son pouvoir de se métamorphoser, un don qu’il a en commun avec Thétis et les divinités de la Mer.

Thétis (11, 221). La déesse Thétis est la plus célèbre des Néréides, les filles de Nérée. Pélée peut donc se glorifier de son aïeul, Jupiter, père d’Éaque, et de son beau-père, Nérée, le Vieillard de la Mer.

Hémonie (11, 229). Autre nom de la Thessalie. Voir 1, 568, etc... Dans l’ekphrasis qui va suivre, Ovide imagine le lieu de la rencontre entre Thétis et Pélée.

devin de Carpathos (11, 249). Protée est censé vivre dans la mer de Carpathos, près de l’île du même nom, dans la mer Égée. Virgile aussi (Géorg., 4, 387) y situe Protée, ce qui prouverait son influence dans ce passage d’Ovide.

Titan (11, 257). Hélios-Sol. Évocation imagée de la fin du jour, quand le Soleil arrête son char, à l’occident, en Hespérie (cfr 2, 142-143).

Achille (11, 265). Une des figures les plus connues de la mythologie grecque, le plus vaillant des héros grecs à Troie, connu surtout par l’Iliade.

Phocos (11, 267). Fils d’Éaque et de Psamathé, une autre Néréide, sœur donc de Thétis. Pour échapper à l’étreinte d’Éaque, Psamathé se serait métamorphosée en phoque, mais en vain ; de cette union naquit Phocos, qui devint le héros éponyme de la Phocide. Quand il revint à Égine, Phocos fut tué par ses demi-frères Pélée et Télamon, jaloux de sa puissance et de la préférence que lui marquait Éaque (cfr 7, 469-489, et surtout n. à 7, 476-477). Selon Diodore de Sicile (4, 72, 6), le meurtre aurait été accidentel.

Trachis (11, 269). Ville de Thessalie, où, selon le seul Ovide, aurait trouvé refuge Pélée contraint à l’exil après le meurtre de Phocos. C’est dans cette ville aussi qu’Héraclès fut accueilli, quand il avait dû fuir Calydon avec Déjanire pour avoir involontairement commis un meurtre (Pour nombre d’aspects de la légende d’Hercule, on peut se reporter à 9, 1-272, avec les notes).

Céyx (11, 270-271). Les Dictionnaires de P. Grimal et de J.-Cl. Belfiore mentionnent deux personnages du nom de Céyx. L’un, roi de Trachis, ami et parent d’Héraclès, qui accueille le héros en exil, accompagné de sa femme Déjanire et de leur fils Hyllos. L’autre, fils de Lucifer (Héôsphoros ou Astre du Matin) et époux d’Alcyoné, fille d’Éole. Ovide, qui semble réunir les deux personnages, développe longuement l’histoire d’amour qui unit Céyx et Alcyoné, avant d’aboutir à leur métamorphose en oiseaux marins.

son frère (11, 274). Annonce de la légende de Daedalion et Chioné, en 11, 289-345.

Daedalion (11, 295). Frère de Céyx, et donc fils de Héôsphoros (Lucifer, Astre du Matin. Voir supra 270-271). La légende rapportée ici par Ovide n’est pas connue avant lui. C’est pour le poète l’occasion de mentionner une métamorphose de plus. L’a-t-il inventée ou trouvée quelque part, on ne le sait pas.

Thisbé (11, 300). Ville de Béotie, qui tient son nom de la nymphe Thisbé. On ne connaît aucune légende relative à ses colombes, mais déjà Homère (Iliade, 2, 502) la qualifie de « abondante en pigeons ». (Chamonard).

Chioné (11, 301). La fille de Daedalion, dont le nom évoque la neige, ce qui rappelle l’idéal antique d’un teint blanc comme la neige. Sa légende n’est pas connue avant Ovide.

fils de Maia... Cyllène (11, 303-304). Hermès/Mercure, fils de la nymphe Maia, né sur le mont Cyllène. De sa baguette il éveillait ou endormait les mortels (1, 669-672 ; Fastes, 5, 85-88).

Autolycus (11, 313). Présenté ici comme le fils de Mercure et de Chioné, comme en 8, 738, où il est aussi l’époux de Mestra, fille d’Érysichton. Il devint le plus habile des voleurs, réussissant toujours à échapper à ses poursuivants, grâce à son pouvoir de se métamorphoser ou de transformer ses larcins. Par sa fille Anticlée, Autolycus est le grand-père d’Ulysse, « le plus rusé de tous les Achéens ». Ovide annonce progressivement les légendes troyennes, qui occuperont, avec les légendes romaines, les derniers livres des Métamorphoses.

Philammon (11, 317). La naissance de Philammon et d’Autolycos, jumeaux nés de deux pères distincts, rappelle celle de deux autres jumeaux célèbres, Héraclès et Iphiclès, fils respectifs de Jupiter et d’Amphitryon. Poète et devin, fils d’Apollon et de Chioné (ou d’autres mères, selon les versions), Philammon était d’une grande beauté. Il eut deux fils de la nymphe Argiopé. Il passe pour avoir introduit des chœurs de jeunes filles dans les chants consacrés à Apollon, pour avoir écrit des hymnes au dieu, et pour être mort au combat en défendant Delphes.

À quoi bon... (11, 318-320). Rappel des liens de parenté prestigieux dont pouvait se prévaloir Chioné : ses enfants et leurs pères respectifs, Apollon et Mercure, son père Daedalion et son aïeul, Jupiter Tonnant. Jupiter, étant le père de Apollon et Mercure, est l’aïeul des enfants.

Un loup rappelle à Pélée... (11, 346-409). La légende du loup massacrant le troupeau de Pélée, racontée ici par Ovide, nous est connue aussi par Antoninus Liberalis, Métamorphoses, 38, qui cite Nicandre comme sa source. Les deux récits concordent sur divers points, mais comportent aussi des différences notoires. Par exemple, Ovide est le seul, à notre connaissance, à lier à Céyx cet épisode de la légende de Pélée.

fils de Lucifer (11, 346). Céyx (voir n. à 11, 270-271).

Onétor de Phocide (11, 348). Onétor est une conjecture moderne, pour remplacer un Anétor de la tradition manuscrite, totalement inconnu. Si la correction est exacte, Ovide aura tiré ce nom d’un personnage épisodique de l’Iliade (16, 604).

roi de Trachis (11, 351). Céyx (voir n. à 11, 270-271).

à l’heure où... (11, 353-354). Tournure indiquant le milieu du jour, quand les bêtes font la sieste.

Néréides et Nérée (11, 361). Nérée, fils de Pontos (le Flot marin) et de Gaia (la Terre), est le « Vieillard de la Mer » par excellence, intervenant fréquemment dans le folklore marin de la Grèce. Comme beaucoup de divinités marines, il a le pouvoir de se métamorphoser (cfr Protée en 11, 221 et 249). Avec Doris, il enfanta les cinquante Néréides, dont Thétis et Psamathé, dont il est question dans ce passage des Métamorphoses. Le temple dont parle Ovide ne semble pas identifié.

sa faute (11, 380). Le meurtre de Phocos, à la suite duquel, selon Ovide, Pélée, contraint à l’exil, aurait trouvé refuge à Trachis (cfr 11, 269).

Néréide (11, 380). Voir 11, 267. La Néréide était Psamathé, mère de Phocos.

Phocos (11, 381). Voir 11, 267.

roi de l’Oeta (11, 383). Périphrase désignant Céyx, l’Oeta étant une montagne voisine de Trachis.

Alcyoné (11, 384). Première mention de l’épouse de Céyx, l’héroïne qui occupera une grande place dans toute la suite du livre 11. Son intervention est une anticipation dans le récit.

éclairée (11, 393). Une lumière qui pouvait servir de phare.

Magnètes (11, 408). Habitants de la Magnésie, la partie orientale de la Thessalie, bordée par la mer Égée.

Acaste l’Hémonien (11, 409). « Hémonien » dans le sens de « Thessalien ». Acaste, fils de Pélias, était l’oncle de Jason et le roi de Iolcos. Il avait participé à la chasse de Calydon (8, 306) et à l’expédition des Argonautes. Selon une version différente de celle d’Ovide (Apollodore, 3, 12, 6, et 3, 13, 2), Pélée se serait exilé à Phthie, où il aurait été accueilli par Eurytion, qui l’aurait purifié de son crime. Plus tard, Pélée aurait tué involontairement Eurytion, ce qui l’aurait contraint à un autre exil, à Iolcos cette fois, où le roi Acaste l’aurait purifié de ce second meurtre. Sur cette question un peu embrouillée, voir Fastes, 2, 40.