]>
Après Actéon, le petit-fils, c’est au tour de la fille de Cadmos, Sémélè, de subir la vindicte d’une déesse, Junon. Pleine de rancune à l’égard d’Europe et de sa famille, Junon, suite à une nouvelle liaison de Jupiter avec Sémélè, recourt à un stratagème pour perdre sa rivale. Insinuant le doute dans l’esprit de la naïve Sémélè, elle lui suggère de vérifier l’identité de son amant, en obtenant qu’il se présente à elle revêtu de ses attributs divins, comme lors de ses rencontres avec Junon. (3, 253-286)
Jupiter, engagé par un serment qu’il ne peut esquiver, se présente à contre-cœur à Sémélè, entouré d’un éclat insoutenable pour une simple mortelle, qui périt aussitôt foudroyée. (3, 287-309)
Toutefois, Jupiter fait coudre dans sa cuisse le fétus (le futur Bacchus) que portait Sémélè, pour lui permettre d’atteindre la fin de la gestation. À sa naissance, l’enfant fut élevé par Ino, puis par les nymphes de Nysa. (3, 310-315)
L’histoire reste peu claire ; à certains, la déesse est apparue
plus violente que juste, d’autres la louent et jugent sa conduite
digne de son austère virginité : tous trouvent des arguments valables.
Seule l’épouse de Jupiter n’émet ni accusation ni blâme.
Elle se réjouit surtout du malheur subi par la maison d’Agénor,
et la haine amassée à cause de sa rivale tyrienne, elle la reporte
sur les membres de la famille. Et voici qu’à cette première cause,
260
s’en ajoute une nouvelle : elle déplore que Sémélè soit grosse
de la semence du grand Jupiter. Elle se prépare à une nouvelle dispute,
puis se dit : « Mais qu’ai-je donc gagné à toutes ces querelles ? »
« C’est à la fille même que je dois m’en prendre ; je causerai sa perte à elle,
si c’est avec raison qu’on m’appelle la grande Junon, si ma droite
265
a le droit de tenir un sceptre serti de pierreries, si je suis reine,
épouse et sœur du grand Jupiter, sa sœur en tout cas. Mais, j’y pense,
une union furtive lui a-t-elle suffi, l’insulte à notre couche fut-elle brève ?
Non, elle attend un enfant ; cela manquait encore ; son ventre rebondi
fournit la preuve de son crime et, alors que j’ai à peine connu ce bonheur,
270
elle veut être mère, du fait du seul Jupiter : tant elle est sûre de sa beauté.
Je ferai qu’elle soit déçue. Et je ne suis pas la fille de Saturne,
si elle ne pénètre dans les eaux du Styx, engloutie par son Jupiter. »
Sur ce, elle se leva de son siège et, cachée sous une nuée fauve,
se rendit à la porte de Sémélè. Avant de dissiper le nuage,
275
elle prit les traits d’une vieille, se couvrit les tempes de cheveux blancs,
traça des rides sur sa peau, déplaça ses membres déformés
d’un pas tremblant et prit aussi une voix de vieille femme.
Elle était Béroé en personne, la nourrice épidaurienne de Sémélè.
Ainsi, lorsque, après une conversation longue et enjouée,
280
elles en vinrent à citer le nom de Jupiter, la déesse soupira et dit :
« Pourvu que ce soit Jupiter ; pourtant, tout me fait peur :
que d’hommes sont entrés dans de chastes couches, en se disant dieux.
Mais il ne suffit pas qu’il soit Jupiter : qu’il te donne un gage d’amour,
si du moins il est le vrai Jupiter ; demande-lui de te montrer
285
la grandeur et les qualités qu’il a quand l’accueille la noble Junon,
et que pour une étreinte d’amour, il revête ses insignes propres ! »
Ces propos de Junon avaient travaillé l’esprit naïf de la fille de Cadmus.
Elle demande à Jupiter un présent, sans plus de précision.
Le dieu lui dit : « Choisis, tu ne subiras aucun refus,
290
et pour mieux te convaincre, je prends même à témoin le Styx brûlant
et sa puissance divine, ce dieu que redoutent les dieux eux-mêmes. »
Heureuse de son futur malheur, trop puissante, Sémélè,
qu’allait perdre la complaisance de son amant, dit : « Donne-toi à moi,
paré comme tu l’es d’habitude lorsque tu étreins la Saturnienne,
295
quand vous engagez les ébats de Vénus » ! Le dieu voulut l’interrompre
en lui pressant la bouche ; mais déjà sa voix pressée s’était envolée.
Il gémit ; car, on ne peut faire en sorte qu’elle n’ait pas souhaité cela,
et que lui n’ait pas fait de serment. Dès lors, plein de tristesse,
il regagne les hauteurs de l’éther, et d’un signe de son visage,
300
il attire à sa suite les nuages, y ajoute orages et éclairs
mêlés aux vents, tonnerre et foudre imparable. Cependant,
dans la mesure où il le peut, il essaie de réduire sa force.
Il ne s’est pas armé cette fois du feu qui lui servit à abattre
Typhée aux cent mains : ce feu recèle trop de cruauté sauvage.
Il existe une autre foudre, plus légère, que la main des Cyclopes
a dotée de moins de cruauté et de flamme, de moins de colère :
les dieux l’appellent « la foudre seconde ». Il s’en saisit et pénètre
dans la demeure d’Agénor. Le corps de cette mortelle ne supporta pas
le fracas de l’éther et se consuma, brûlé par le présent d’un époux.
Le fœtus de l’enfant encore imparfait est arraché au ventre maternel
et, frêle embryon, est cousu dans la cuisse de son père,
- si du moins on peut croire cela -, où il acheva son temps de gestation.
Dans sa prime enfance, sa tante maternelle, Ino, l’éleva en secret ;
ensuite, elle le confia aux nymphes de Nysa qui le cachèrent
315
dans leurs grottes et lui donnèrent du lait pour le nourrir.
Le récit suivant est centré sur le personnage de Tirésias, illustre devin de Thèbes, qui subit, lui aussi, la vindicte de Junon, pour avoir pris parti contre elle dans une discussion galante qu’elle avait avec Jupiter. Ce dernier prétendant que les femmes éprouvaient plus de jouissance que les hommes dans l’union amoureuse, le couple décida de recourir à l’arbitrage de Tirésias, expert en la matière, puisqu’il avait été transformé en femme durant sept ans. Tirésias donna raison à Jupiter, et la déesse furieuse le frappa de cécité, mais le roi des dieux compensa cette infirmité en lui accordant de connaître l’avenir.
Tandis que sur terre se déroulent les arrêts du destin,
tandis que Bacchus, né deux fois, repose en sécurité dans son berceau,
Jupiter, rappelle la tradition, avait oublié sous l’effet du nectar
ses lourds soucis et avait repris avec Junon apaisée des propos enjoués.
320
Il lui avait dit : « Assurément, la volupté que vous éprouvez
est plus grande que celle qui échoit au sexe masculin ».
Elle n’est pas de cet avis. Ils décidèrent de demander l’avis
du sage Tirésias, qui avait connu les plaisirs des deux Vénus.
En effet dans une forêt verdoyante, il avait frappé
325
d’un coup de bâton les corps accouplés de deux longs serpents,
et, d’homme qu’il était, (fait étonnant !) il était devenu femme
pour une durée de sept automnes ; la huitième année, il revit
les mêmes serpents et dit : « Si le coup que vous avez reçu
est si puissant qu’il peut changer totalement le destin de son auteur,
330
cette fois encore je vous frapperai ». Après avoir frappé ces mêmes serpents,
il réintégra son aspect primitif, et le sexe qu’il avait à sa naissance.
Dès lors, choisi comme arbitre de ce joyeux litige,
il confirme les dires de Jupiter : la Saturnienne, dit-on,
en fut plus peinée que de raison et, de façon disproportionnée,
335
elle condamna à la nuit éternelle les yeux de son juge.
Mais le tout puissant père des dieux (car nul dieu n’a le droit
d’invalider les actes d’un autre dieu), en échange de sa vue perdue,
lui accorda de connaître l’avenir, et soulagea sa peine par cet honneur.
la déesse... (3, 253). Diane qui punit Actéon en le métamorphosant (cfr Mét., 3, 193-252).
l’épouse de Jupiter (3, 256). Héra-Junon, l’épouse souvent trompée de Zeus-Jupiter, est assez généralement présentée comme jalouse et vindicative.
Agénor (3, 257). Agénor est le roi de Tyr, en Phénicie, père de Cadmos et d’Io.
rivale tyrienne (3, 258). Europe, fille d’Agénor, dont l’histoire vient d’être racontée par Ovide, Mét., 2, 833-875.
Sémélè (3, 260). Sémèlè est une des filles de Cadmos et Harmonie. Elle plut à Jupiter et conçut de lui un enfant, Dionysos-Liber. Ovide rapporte ici une version de la naissance miraculeuse du dieu et de la mort de Sémélè. Voir aussi Fastes, 6, 485 ; 3, 503-504 et 3, 715-718.
Béroé (3, 278). Ce nom et l’idée du déguisement sont sans doute inspirés à Ovide par Virgile (Én., 5, 618-640).
Styx (3, 290). Sur le serment par le Styx qui engageait irrévocablement les dieux, cfr Mét., 1, 189 et 1, 737. Les dieux qui juraient par le Styx risquaient très gros en cas de parjure. Voir notamment, Fastes, 2, 536 et surtout 3, 322.
Typhée (3, 303-304). Typhée, alias Typhon, monstre gigantesque et effrayant, aux cent mains, fils de Gaia et de Tartare (ou conçu par la seule Héra). Désireux de régner sur l’univers il fut longtemps en lutte avec Zeus-Jupiter, qui usa à plusieurs reprises de sa foudre contre lui, avant de l’abattre sous la Sicile ou sous l’Etna d’où il vomit des flammes (Virgile, Én., 1, 665 ; 8, 298 ; 9, 716 ; Ovide, Mét., 5, 318-335 ; 5, 346-356 ; Ovide, Fastes, 2, 461 ; 4, 491 ; Hygin, Fab., 152).
Cyclopes (3, 305). Sur les Cyclopes, Virgile, Én., 1, 201 ; 3, 568-683 ; 8, 418-425 ; Ovide, Fastes, 4, 287-288 ; 4, 473.
foudre seconde (3, 305-307). Invention d’Ovide, apparemment, que cette foudre de seconde catégorie, à usage domestique si on peut dire. Fantaisie de poète ou tentative de mettre en évidence l’amour et la compassion de Jupiter pour Sémélè (Fr. Bömer).
Ino (3, 313). Sœur de Sémélè, Ino est une des filles de Cadmos et Harmonie. On la retrouvera en 3, 722. Elle aussi sera poursuivie par la haine de Junon, avant d’être transformée en déesse marine sous le nom de Leucothée, et assimilée à Rome à Matuta. Cfr Ovide, Fastes, 3, 852-862 ; 6, 475-550 et les notes (surtout aux vers 476, 483, 485, 501). Voir aussi Mét., 4, 416-562. -- Hygin, Fab., 1 à 6, résume les histoires de cette famille thébaine.
Nymphes de Nysa (3, 314). Ville (ou montagne) que la légende situe en Thrace ou en Inde ou en Afrique. Ovide présente de la naissance de Dionysos une version très concise. À la naissance de l’enfant, Zeus le confie à Hermès, qui à son tour le confie à Athamas, roi d’Orchomène, et à sa seconde épouse Ino. Mais Héra, par rancœur, frappa de folie Ino et son époux, et pour soustraire l’enfant à sa rage, Zeus le transporta au pays de Nysa, et le confia à des nymphes qui le nourrirent et devinrent plus tard les Hyades (Fastes, 3, 105-106 ; 5, 163-4).
Tirésias (3, 323). Illustre devin de la mythologie grecque, intervenant dans le cycle thébain, comme Calchas dans le cycle troyen. Fils d’Évérès, un des Spartoi (les hommes issus des dents du dragon semées par Cadmos : Mét., 3, 101-110) et de la nymphe Chariclo. Parmi les variantes sur la manière dont il acquit son talent de devin, celle adoptée par Ovide dans ce passage est la plus célèbre.