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Quittant Buthrote, forts des prédictions d’Hélénus, Énée et les siens abordent la Sicile à Zanclé, sur le détroit redouté pour les écueils de Scylla et de Charybde. (13, 723-734)
Scylla fut autrefois une jeune fille, qui se plaisait à raconter à ses amies les nymphes comment elle éconduisait ses nombreux prétendants ; Galatée lui confie avec tristesse qu’elle-même n’a échappé au harcèlement d’un Cyclope que par un deuil, et lui raconte son histoire : aimée du jeune Acis qu’elle aimait aussi, elle était sans cesse en butte aux assiduités d’un Cyclope qu’elle abhorrait. (13, 735-758a)
Suit la description des effets bénéfiques de l’amour sur le rustre Polyphème : son souci de plaire lui fait perdre son aspect effrayant, il soigne son apparence extérieure, renonce à toute cruauté, négligeant tout ce qui ne concerne pas son amour. Sa passion lui inspire même un chant, qu’il fait retentir dans tout le voisinage en s’accompagnant d’une flûte de berger. Galatée qui, cachée en compagnie de son amoureux Acis, avait entendu ce poème, s’apprête à le reproduire devant son amie Scylla. (13, 758b-788)
Après cela, rassurés sur l’ensemble de l’avenir que leur avait prédit
le Priamide Hélénus aux avis sûrs, les Troyens pénètrent dans les eaux
de Sicanie. Cette île avance ses trois pointes sur les flots :
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le Pachynos est tourné vers l’Auster porteur de pluies,
Lilybée est exposée aux doux Zéphyrs, et enfin le cap orienté
vers les Ourses jamais immergées et vers Borée, c’est le Pélore.
Par là arrivent les Troyens, et la flotte poussée par les rameurs
et une mer favorable, aborde de nuit, sur la plage de Zanclé.
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Scylla désole le côté droit du passage, et Charybde, jamais en repos,
le côté gauche ; celle-ci saisit les navires, les avale et les recrache,
l’autre, au ventre noir entouré d’une ceinture de chiens sauvages,
a un visage de jeune fille. Si les poètes ne nous ont pas laissé
que des fables, elle fut aussi à une certaine époque une jeune fille.
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Elle eut de nombreux prétendants. Après les avoir repoussés,
elle se rendait auprès des nymphes de la mer, ses amies très chères,
et leur racontait les amours des jeunes gens qu’elle avait éconduits.
Un jour Galatée, qui lui tendait ses cheveux à peigner,
lui tint, sans arrêter de pousser des soupirs, ces propos :
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« Toi au moins, ma jeune amie, les hommes qui te courtisent
ne sont pas des brutes, et tu peux impunément les repousser,
comme tu le fais. Moi, qui ai Nérée pour père, et Doris la céruléenne
pour mère, moi qui suis protégée par la foule de mes sœurs,
rien, mis à part un deuil, ne m’a pourtant permis d’échapper à la passion
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d’un Cyclope. » Et les larmes empêchèrent sa voix de s’exprimer.
Dès que Scylla de son pouce à l’éclat de marbre les eut essuyées,
et qu’elle eut consolé la déesse, elle dit : « Raconte-moi, ma chérie,
ne me cache pas la cause de ta douleur – je mérite bien ta confiance ! »
Alors la Néréide répondit à la fille de Cratéis :
« Acis était né de Faunus et d’une nymphe, Symaethis,
il faisait vraiment le bonheur de son père et de sa mère,
mais le mien plus encore ; car lui seul m’avait attachée à lui.
Il était beau, et lorsque son seizième anniversaire fut révolu,
un duvet imperceptible avait marqué ses joues délicates.
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Sans répit, je le cherchais et le Cyclope, sans cesse me poursuivait.
Et, si tu m’interroges, je ne pourrai te dire ce qui prévalait en moi
ma haine pour le Cyclope ou mon amour pour Acis ;
les deux se valaient.
Ah ! Qu’il est grand, vénérable Vénus,
le pouvoir de ta domination ! Car, cet être brutal, inspirant l’effroi
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aux forêts mêmes, lui chez qui ne vint impunément un étranger,
lui qui méprisait l’auguste Olympe et ses dieux, il a éprouvé
ce qu’est l’amour. Prisonnier de sa passion pour moi,
il se consume, et il en oublie ses troupeaux et ses cavernes.
Désormais tu songes à ta beauté, désormais tu as le souci de plaire,
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désormais, Polyphème, un râteau sert de peigne à ta raide chevelure ;
désormais tu aimes à couper ta barbe hirsute à l’aide d’une serpe ;
tu te plais à composer ton visage cruel en te mirant dans l’eau.
Ton goût pour les massacres, ta sauvagerie, ton immense soif de sang
ont pris fin, et les navires vont et viennent en toute sécurité.
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C’est alors que Télémus, débarqué en Sicile, près de l’Etna,
Télémus, le fils d’Eurymus, qu’aucun oiseau n’avait trompé,
s’approche du terrible Polyphème et dit : “ L’œil unique
que tu portes au milieu de ton front, Ulysse te le dérobera ”.
Il rit et dit : “ Ô le plus stupide des devins, tu te trompes ;
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une autre déjà me l’a enlevé. ” Ainsi il méprise une prédiction
qui annonce en vain la vérité et, de son lourd pas de géant,
il arpente le rivage, ou, s’il est fatigué, il rejoint son antre obscur.
Une colline en forme de longue pointe surplombe la mer :
les deux côtés de ce cap sont baignés par les flots.
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Le farouche Cyclope la gravit et s’assied au milieu ;
les brebis laineuses l’ont suivi, sans qu’on les guide.
Il posa à ses pieds le pin, qui lui avait servi de bâton,
un tronc assez gros pour supporter des antennes de navires ;
puis il prit une flûte faite de cent roseaux assemblés,
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et tous les monts entendirent les sons de son pipeau de berger ;
les ondes aussi les entendirent. Moi, cachée par un rocher,
je reposais sur les genoux de mon cher Acis, et de loin mes oreilles
burent ces paroles, que j’ai entendues et gravées dans ma mémoire.
S’adressant directement à Galatée, il fait l’éloge de sa beauté, mais lui reproche aussi de le fuir. (13, 789-809)
Puis il fait étalage de toutes ses richesses de propriétaire terrien (vergers, bétail...) qu’il met à la disposition de Galatée, en lui faisant miroiter en outre d’autres présents moins courants, tels des oursons pour la distraire. (13, 810-839)
Puis, le Cyclope entreprend de faire valoir sa propre apparence physique, grâce à sa taille, à son système pileux viril, à son œil unique qu’il compare au disque solaire, avant de renouveler ses supplications à Galatée. (13, 840-858)
En conclusion, Polyphème laisse paraître sa jalousie à l’égard d’Acis, son heureux rival, qu’il menace d’anéantir s’il le trouve sur son passage. (13, 859-869)
“ Galatée, plus blanche que les feuilles du troène neigeux,
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plus fleurie que les prés, plus élancée que l’aune allongé,
plus brillante que le verre, plus gaie qu’un jeune chevreau,
plus lisse que les coquillages sans cesse polis par les vagues,
plus agréable que le soleil en hiver, que l’ombre en été,
plus attirante que les fruits, plus remarquable qu’un fier platane,
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plus transparente que la glace, plus suave que le raisin mûr,
plus douce que des plumes de cygne et que du lait caillé,
et, si tu ne me fuyais pas, plus belle qu’un jardin bien irrigué ;
Galatée, en même temps plus farouche que des taureaux sauvages,
plus dure qu’un vieux chêne, plus trompeuse que les flots,
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plus insaisissable que les baguettes de saule et les blanches viornes,
plus inébranlable que ces rochers, plus impétueuse qu’un torrent,
plus fière qu’un paon que l’on admire, plus mordante que le feu,
plus épineuse que les ronces, plus menaçante qu’une ourse mère,
plus sourde que la mer, plus cruelle qu’une hydre piétinée,
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et, trait que je voudrais surtout pouvoir t’enlever, plus fuyante
non seulement que le cerf pressé par des aboiements sonores,
mais aussi que les vents et la brise prompte comme l’oiseau !
Pourtant, si tu me connaissais bien, tu regretterais d’avoir fui,
tu t’en voudrais de tes hésitations et tu tenterais de me retenir.
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Je suis propriétaire d’un antre, un morceau de montagne,
creusé dans la pierre vive, où l’on ne sent ni le soleil en été,
ni les rigueurs de l’hiver ; mes arbres ploient sous les fruits,
les longs rameaux de mes vignes portent des raisins couleur d’or
et d’autres couleur pourpre ; je te les réserve tous.
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Tu cueilleras de tes mains des fraises savoureuses
nées à l’ombre d’un bois, des cornouilles d’automne et des prunes,
non seulement des prunes bleues gorgées de jus sombre,
mais aussi des prunes juteuses, qui ressemblent à de la cire nouvelle.
Et, si je deviens ton époux, ne te feront défaut ni les châtaignes,
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ni les fruits de l’arbousier ; tous mes arbres seront à ta disposition.
Tout ce bétail m’appartient, je possède aussi des bêtes innombrables,
errant dans les vallées, à l’abri des bois ou dans des antres, leurs étables ;
et si jamais tu me le demandais, je ne pourrais te dire leur nombre ;
c’est le pauvre qui compte ses animaux. En ce qui concerne leurs mérites,
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je ne te demande pas de me croire ; tu peux constater toi-même,
sur place, que leurs pattes entourent avec peine leurs pis distendus.
J’ai, génération plus petite, des agneaux dans des bergeries chauffées.
J’ai aussi des chevreaux, du même âge, dans d’autres bergeries.
Toujours j’ai du lait blanc comme neige ; j’en réserve une partie
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destinée à être bue, et le reste est durci avec de la présure liquéfiée.
Non seulement tu auras à ta disposition ces plaisirs faciles
et ces présents ordinaires, des daims, des lièvres, des chèvres,
ou un couple de pigeons, et un nid enlevé du sommet d’un arbre.
J’ai trouvé aussi deux oursons, qui pourraient jouer avec toi,
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qui se ressemblent au point que tu aurais du mal à les distinguer,
les petits d’une ourse velue, habitant en haut des montagnes ;
je les ai découverts et me suis dit : “ je les garderai pour ma maîtresse ”.
Maintenant sors au moins ta tête splendide de la mer azurée,
maintenant, Galatée, viens, et ne dédaigne pas mes présents !
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Certes, je me connais bien ; j’ai vu récemment mon reflet
à la surface d’une eau claire, et j’ai vu une figure plaisante.
Regarde ma taille : Jupiter dans le ciel n’a pas un corps plus grand
– car vous parlez d’habitude du règne de je ne sais quel Jupiter.
Une chevelure abondante surmonte mon visage farouche
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et comme si c’était une forêt, elle fait de l’ombre à mes épaules.
Que mon corps soit hérissé de poils raides et épais,
ne juge pas cela vilain ; un arbre sans feuillage serait laid,
laid serait un cheval, si une fauve crinière ne couvrait son encolure ;
les oiseaux sont couverts de plumes, les brebis tirent leur beauté de leur laine ;
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il sied aux hommes d’avoir une barbe et un corps hérissé de poils.
Je n’ai qu’un seul œil au milieu du front, mais on peut le comparer
à un immense bouclier. Quoi ? Le grand Soleil du haut du ciel
ne voit-il pas tout l’univers ? Le Soleil pourtant n’a qu’un œil.
En outre, mon père est le souverain de vos demeures marines,
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c’est le beau-père que je te donne. Aie simplement pitié, écoute
les prières d’un suppliant ; car tu es le seul être devant qui je m’incline,
et moi qui méprise Jupiter et le ciel et la foudre qui pénètre partout,
je te révère, ô fille de Nérée ; ta colère est plus redoutable que la foudre.
En outre, je supporterais plus patiemment ton dédain
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si tu fuyais tous tes soupirants ; mais, pourquoi repousser
le Cyclope et aimer Acis, préférer à mes étreintes celles d’Acis ?
Mais qu’il puisse être content de lui, et te plaire aussi à toi,
Galatée, je ne l’admettrais pas ; que l’occasion se présente,
et il sentira que ma force est proportionnée à ma taille. Tout vif,
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il aura les entrailles arrachées, les membres découpés et dispersés
à travers champs et sur tes ondes. Qu’il soit uni avec toi ainsi !
Car je brûle, et un feu plus ardent bouillonne en moi, qui suis blessé,
et j’ai l’impression de porter dans ma poitrine les forces de l’Etna
qui y seraient passées ; et toi, Galatée, tu restes insensible. ”
Le Cyclope avait terminé son chant et, quand il découvrit par hasard les deux amants qui l’avaient secrètement observé, il devint redoutable : Galatée plongea dans la mer voisine et Acis se sauva en invoquant l’aide de Galatée et de ses parents, mais il fut écrasé sous un bloc de pierre, lancé par Polyphème. (13, 870-884)
La seule ressource laissée par le destin à Galatée fut la métamorphose du jeune homme en un fleuve du même nom qu’Acis, qui fut rendu ainsi à sa nature ancestrale. (13, 885-897)
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Après avoir en vain exprimé ces plaintes, – je voyais tout, en effet –,
il se lève et, tel un taureau furieux quand sa vache lui a été enlevée,
il ne peut rester en place et erre dans la forêt et les taillis familiers.
Nous ignorions sa présence, et étions loin de redouter un tel danger.
Le monstre nous voit, Acis et moi, et s’écrie : “ Je vous vois,
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et je ferai en sorte que celle-ci soit votre dernière rencontre d’amour. ”
À ce moment sa voix avait autant de force qu’on peut en attendre
d’un Cyclope en colère ; à ce cri, l’Etna trembla d’horreur.
Alors moi, épouvantée, je plonge dans la mer toute proche.
Le héros né de Symaethis, dos tourné, avait pris la fuite, en disant :
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“ Aide-moi, Galatée, je t’en supplie ! ô mes parents, aidez-moi,
et accueillez-moi dans vos royaumes, moi qui suis près de mourir ! ”
Le Cyclope le poursuit, arrache à la montagne un bloc de pierre
qu’il lance ; bien que seule l’extrémité de la pierre l’ait atteint,
Acis fut cependant complètement écrasé.
Alors nous, la seule chose que nous permettaient les destins,
nous avons fait en sorte qu’Acis retrouve ses forces ancestrales.
Un sang pourpre s’écoulait de la masse de pierre :
et en un temps très court, le rouge commence à s’atténuer,
il prend d’abord la couleur d’une rivière troublée par un orage
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et peu à peu devient limpide. Puis le bloc, brisé, s’entrouvre,
de hautes tiges de roseaux verdoyants poussent par les fentes,
et l’ouverture creusée dans la pierre résonne de flots jaillissants.
Et miracle ! Soudain se dressa jusqu’à la taille un jeune homme
qui portait des cornes naissantes entourées de joncs souples.
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Si ce n’est qu’il était plus grand et avait un visage bleu sombre,
c’était Acis ; mais pourtant, même ainsi, c’était Acis,
métamorphosé en cours d’eau, fleuve qui a conservé son ancien nom. »
Galatée et les Néréides rentrent chez elles, tandis que Scylla seule flâne le long du rivage. Elle aperçoit un être marin (Glaucus récemment métamorphosé) qui, épris dès qu’il l’aperçoit, cherche à la retenir. Mais elle le fuit et se réfugie en haut d’un rocher qui surplombe les flots. De son observatoire, elle s’interroge sur l’identité de son admirateur dont elle observe la couleur, la longue chevelure et la queue de poisson. (13, 898-915)
Ce dernier, qui l’a repérée, lui explique qu’il est un dieu des eaux, Glaucus, et lui conte son histoire. Il était jadis un homme, un pêcheur. Un jour, tandis qu’il faisait sécher ses filets dans une prairie qu’il était le premier à fouler, il est surpris de voir les poissons qu’il avait pêchés reprendre vie au contact de l’herbe de cette prairie et retourner dans la mer. Intrigué, il mâcha lui-même de cette herbe et sentit qu’il se métamorphosait. Tel un poisson, il plongea dans la mer où il fut accueilli par les divinités de la mer, qui le purifièrent de ses éléments mortels en le soumettant à divers rites, avant de l’admettre en leur sein. Mais il déplore l’indifférence manifestée par Scylla à l’égard de tous les avantages dont il se targue. (13, 916-965)
Dédaignant ce beau discours, la jeune fille s’enfuit, ce qui pousse Glaucus furieux à s’adresser à Circé. (13, 966-968)
Galatée avait terminé son récit. Le groupe se disperse,
les Néréides s’éloignent et nagent dans les ondes paisibles.
900
Scylla retourne et comme elle n’ose se fier à la pleine mer,
tantôt elle se promène dévêtue sur le sable spongieux,
tantôt, quand elle est fatiguée, elle gagne des criques écartées,
et, dans l’eau qui y est prisonnière, elle rafraîchit ses membres.
Voici venir, fendant les flots, un nouvel hôte de la mer profonde.
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Récemment métamorphosé à Anthédon, en Eubée, se présente
Glaucus qui, pris de passion pour la jeune fille qu’il a aperçue,
reste sur place et lui tient des propos qu’il estime susceptibles
de retarder sa fuite. Pourtant elle fuit et, la peur lui donnant des ailes,
elle parvient au sommet d’un mont situé près du rivage.
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C’est un immense rocher, face à la mer, terminé par une pointe unique,
et dont la longue pente, couverte d’arbres, s’avance dans les flots.
Elle s’arrêta à cet endroit et, se sentant en lieu sûr, ignorant
s’il s’agit d’un monstre ou d’un dieu, elle admire sa couleur,
sa chevelure qui retombe, lui couvrant les épaules et le dos,
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et le bas de son corps qui se termine en poisson enroulé sur lui-même.
Glaucus l’aperçut, et prenant appui sur un écueil tout proche :
« Non, jeune fille, je ne suis ni un monstre, ni une bête sauvage,
mais un dieu des eaux, » dit-il, « et, sur la mer, ni Protée, ni Triton
n’ont plus de droits que moi, ni non plus Palémon, fils d’Athamas.
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Jadis pourtant, j’étais mortel, mais à l’évidence voué aux profondeurs
des flots, car déjà alors mes activités étaient liées à la mer.
En effet, tantôt je tirais les filets qui ramenaient des poissons,
tantôt, assis sur un rocher, je maniais une ligne à l’aide d’un roseau.
Il existe tout proche d’un pré verdoyant, un rivage
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dont un des côtés est entouré d’eau, et l’autre de prés
que la dent de génisses cornues n’ont pas abîmés, et vous,
paisibles brebis ou chèvres hirsutes, vous n’y avez jamais brouté.
Nulle abeille diligente n’y a récolté ni butiné des fleurs,
ce pré n’a pas fourni de couronnes festives, et jamais il ne fut fauché
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par des mains armées d’une faucille. Je fus le premier
à m’asseoir sur ce gazon, pour y sécher mes filets dégoulinants,
et, pour pouvoir les compter, j’y ai déposé des rangées de poissons
que j’avais pris, quand le hasard les avait poussés dans mes filets
ou quand leur crédulité les avait dirigés sur mes hameçons crochus.
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Cela semble une fiction ; mais à quoi me sert d’inventer ?
Au contact de l’herbe, les produits de ma pêche commencent à bouger,
à se retourner, à se mouvoir sur terre comme s’ils étaient dans l’eau.
Et tandis que je reste à m’étonner, les poissons en troupe
fuient vers leurs ondes, délaissant leur nouveau maître et le rivage.
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Je restai stupéfait, longtemps dubitatif, cherchant à comprendre :
l’auteur de ce miracle, est-ce un dieu, est-ce le suc de l’herbe ?
“ Mais quelle herbe a cette force ? ” dis-je, et de la main,
je cueillis une touffe de gazon, que je mordis à pleines dents.
Ma gorge avait à peine absorbé ces sucs inconnus,
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que subitement je sentis mes organes s’agiter en moi
et mon cœur se laisser emporter par le désir d’un autre élément.
Je ne pus attendre longtemps et je dis : “ Ô terre que jamais
je ne dois revoir, adieu, ” et je plongeai mon corps dans les flots.
Les dieux de la mer m’accueillent, daignant m’associer à leurs honneurs.
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Et pour que je sois dépouillé de tous mes éléments mortels,
ils invoquent Océan et Téthys ; ils procèdent à ma purification,
et, quand la formule purificatrice eut été prononcée neuf fois,
je reçois l’ordre de me plonger le corps dans une centaine de fleuves.
Sans tarder, des fleuves dévalant de régions très diverses
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font rouler toutes leurs eaux au-dessus de ma tête.
Ici s’arrêtent les faits mémorables que je puis te rapporter,
ici s’arrêtent mes souvenirs, je n’ai pas eu conscience du reste.
Une fois revenu à moi, je me retrouvai, physiquement, tout autre
que celui que j’avais été récemment, tout différent mentalement.
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Je vis alors pour la première fois cette barbe couleur vert-de-gris,
et cette chevelure avec laquelle je balaie l’étendue des flots,
et ces larges épaules et ces bras azurés et ces jambes
si particulières, courbées, telles une queue de poisson ailé.
Mais à quoi me servent cette beauté, la faveur des dieux marins,
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à quoi bon être un dieu, si ces avantages ne te touchent pas, toi ? »
Pendant qu’il parlait ainsi, disposé à en dire davantage,
Scylla quitta le dieu ; il devient furieux et irrité par cette rebuffade,
il se dirigea vers le palais monstrueux de Circé, la fille de Titan.
Après cela... (13, 722-723). Chez Ovide, Énée passe directement de Buthrote en Sicile ; ses lecteurs sont supposés connaître le texte de Virgile, et les prédictions encourageantes qu’Hélénus avait faites à son hôte. (voir Én., 3, 356-395).
Sicanie (13, 724). La Sicanie est un autre nom de la Sicile, tiré de celui d’une ancienne peuplade, les Sicanes. Appelée aussi Trinacrie, la Sicile est souvent désignée comme l’île aux trois promontoires. Voir n. aux vers 5, 346-353, où l’on trouvera des explications, d’autres références et une carte de la Sicile.
Pachynos (13, 725). Le Pachynus, est le promontoire du sud-est, exposé à l’Auster, un vent du midi, souvent violent.
Lilybée (13, 726). Lilybée est le nom d’une ville et du promontoire à l’extrémité ouest de la Sicile.
Pélore (13, 727) Le cap Pélore est à l’extrémité nord-est de l’île, près de Messine. Les Ourses, constellation de l’hémisphère nord, et le dieu du vent du Nord, Borée, évoquent le nord.
Zanclé (13, 729). Ancien nom de Messine, en Sicile.
Scylla et Charybde (13, 730). Deux écueils de la mer de Sicile, de part et d’autre du détroit de Messine. Cfr Mét., 7, 63 et 65, où l’on trouvera des liens vers les Fastes d’Ovide et l’Énéide de Virgile. Ces endroits dangereux sont connus depuis Homère, Odyssée, 12, 73-110, où Circé les décrit à Ulysse. - L’originalité d’Ovide est de nous présenter Scylla avant sa métamorphose en un monstre redouté. Son histoire, ébauchée ici (vers 730-748), encadre le long épisode consacré aux amours de Galatée, Acis et Polyphème (vers 749-897). Elle reprendra en 13, 898, pour s’achever au début du livre 14, 1-74.
Galatée... Nérée... Doris... Cyclope (13, 738-745). Galatée, fille du dieu de la mer Nérée et de Doris (Hésiode, Théogonie, 250), est célèbre pour avoir inspiré une passion déchirante au Cyclope Polyphème, le monstre sanguinaire auquel échappa Ulysse d’après Homère (Odyssée, 9, 170ss). Sur les Cyclopes, voir la note à Mét., 1, 259, avec des liens vers les Fastes d’Ovide et l’Énéide de Virgile. Le récit d’Ovide a certainement été influencé par les poètes alexandrins, notamment Théocrite, dont l’Idylle 11 est précisément intitulée Le Cyclope.
Cratéis (13, 749). Dans l’Odyssée, 12, 124, Scylla est la fille d’une déesse nommée Cratéis, ce n’est pas sa seule généalogie.
Acis... Faunus... Symaethis (13, 750). Acis, le jeune amoureux de Galatée, qui sera métamorphosé en un fleuve portant son nom, ne nous est connu que par ce passage, où il est présenté comme le fils de Faunus, une divinité latine des forêts et des montagnes, parfois assimilé à Pan, et présenté dans l`Énéide comme un ancien roi du Latium (voir 12, 766-769 avec les notes), et de la nymphe Symaethis, la fille d’un fleuve sicilien des environs de Catane, le Symèthe (voir note à Fastes, 4, 471-472).
Télémus... Eurymus... (13, 770-775). Télémus, fils d’Eurymus, apparaît chez Homère, Odyssée, 9, 508-516, comme un devin très lucide, qui avait prédit au Cyclope qu’il serait aveuglé par Ulysse. Ovide adapte cette prédiction aux circonstances, tout en faisant étalage d’érudition.
Le chant d’amour de Polyphème (13, 789-869). On pourra comparer ce passage burlesque avec l’Idylle 9, 19-79, de Théocrite, et avec Virg., Bucoliques, 7, 37-69.
mon père (13, 854). Polyphème, selon Homère (Od., 1, 68-73), est le fils de Poséidon/Neptune, et de la nymphe Thoossa, fille de Phorkys.
Le héros né de Symaethis... (13, 879-881). Acis. Voir n. à 13, 750. Acis invoque Galatée, une divinité marine, et ses parents, Faunus et Symaethis, des divinités aussi, leur demandant de l’accueillir dans leurs royaumes (de lui accorder en quelque sorte une sorte de statut divin), ce que réalisera sa métamorphose en dieu-fleuve.
forces ancestrales (13, 886). Acis, descendant d’un fleuve, va être métamorphosé en fleuve, comme son ancêtre. L’Acis est un petit fleuve descendant de l’Etna.
cornes naissantes (13, 894). Attribut habituel des dieux-fleuves.
Scylla rencontre Glaucus (13, 898-968). Après l’épisode « Galatée, Acis, Polyphème », enclavé dans l’histoire de Scylla, Ovide reprend l’histoire de cette dernière, qui s’achèvera au début du livre suivant (14, 1-74).
Anthédon... Glaucus (13, 905-906). Le nom de Glaucus est porté par divers personnages, dont des héros troyens. Celui dont il est question ici était un pêcheur d’Eubée, fils du fondateur de la ville d’Anthédon, en Béotie (ou selon d’autres versions, fils de Poseidon et d’une Naïade). De race mortelle à sa naissance, il devint immortel après avoir goûté d’une herbe miraculeuse, et devint divinité marine. C’est le récit rapporté par Ovide.
Protée, Triton... Palémon (13, 918-919). Pour Protée et Triton, dieux marins, voir Mét., 2, 8-9 et la n. à 2, 8-11. Palémon n’est autre que Mélicerte, le fils d’Ino et d’Athamas. Recueilli avec sa mère par Poseidon/Neptune, ils furent transformés en divinités marines, sous les noms de de Palémon et de Leucothoé. Voir Mét., 4, 512-542 et les notes.
Circé (13, 968). Il a déjà été question de Circé en 4, 205. Fille du Soleil-Hélios et de Perséis ou d’Hécate (selon les sources), elle se serait établie dans l’île d’Éa (Aea), près du promontoire de Circéi, sur la côte tyrrhénienne (cfr Virgile, Én., 3, 386 et 7, 10, avec les notes). Elle sert de transition vers le chant 14 dans lequel elle va jouer un rôle important.