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Cinyras, descendant de Pygmalion, va se trouver au centre d’une histoire d’amour annoncée d’emblée comme abominable et inspirée par les Furies : la passion incestueuse de Myrrha pour son père Cinyras. (10, 298-318)
Myrrha, dans un monologue intérieur, demande d’abord aux dieux de l’écarter d’un sacrilège, justifie sa passion en évoquant le règne animal, qui est dispensé de ce genre d’interdits propres aux humains, déplore de n’être pas née là où ces unions sont permises, et rejette enfin tous les arguments que suggère la raison, tels le salut dans la fuite, la menace du déshonneur et du remords, le sens moral de son père. (10, 319-355)
Par ailleurs, impatient de la voir mariée, Cinyras interroge sa fille sur le genre de mari qu’elle souhaite et, sans percevoir l’ambiguïté de sa réponse, l’en félicite, quand il l’entend répondre : « quelqu’un comme toi ». (10, 356-367)
298
De cette Paphos naquit l’illustre Cinyras, qui aurait pu compter
parmi les gens heureux, s’il était resté sans descendance.
300
Je vais chanter une histoire terrible ; filles, éloignez-vous,
pères, écartez-vous. Si mes chants charment vos cœurs,
n’ajoutez pas foi à ce récit, ne croyez pas que cela est arrivé ;
ou, si vous croyez à ce forfait, croyez aussi à son châtiment.
Si pourtant la nature permet qu’un tel crime voie le jour,
je félicite les peuples de l’Ismarus et le monde qui est le nôtre,
je félicite cette terre où je vis, d’être si loin des régions qui ont engendré
une telle ignominie. Qu’elle soit riche en amome, qu’elle produise
cinname et costus, et l’encens suintant des arbres, que la terre
de Panchaïe produise d’autres fleurs, qu’importe, pourvu qu’elle donne
310
aussi la myrrhe. Ce nouvel arbre ne valait pas si cher.
Cupidon en personne prétend que ses traits ne t’ont pas nui,
Myrrha, et il défend ses torches contre toute accusation à ton sujet.
C’est avec un brandon du Styx et ses vipères enflées de venin
qu’une des trois sœurs a soufflé sur toi. Haïr son père est un crime ;
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l’aimer de la sorte est un crime pire que la haine. De partout,
des nobles d’élite te recherchent, et la jeunesse de tout l’Orient
est prête à combattre pour ta main ; choisis-en un seul parmi tous,
Myrrhra, pourvu qu’il ne soit pas le seul parmi tous à t’être interdit.
Elle sent en fait que son amour est honteux et y répugne :
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“ Quelle pensée m’emporte ? Quel est mon but ? ”, se dit-elle,
“ Dieux, je vous en prie, et vous, piété et droits sacrés des parents,
empêchez ce sacrilège, et opposez de la résistance à notre crime,
si on peut appeler cela un crime. En effet, on affirme que la piété
ne condamne pas cet amour. Les autres vivants s’accouplent
325
sans commettre de délit ; ce n’est pas honteux pour une génisse
de porter son père sur son dos ; le cheval fait de sa fille une épouse,
le bouc s’unit aux chèvres dont il est le père et, de la semence
dont il a lui-même été conçu, l’oiseau conçoit à son tour.
Heureux ceux qui ont cette liberté ! La prudence humaine
330
a institué des lois méchantes, et ce qu’admet la nature,
d’odieux décrets l’interdisent. On cite pourtant des peuples
où une mère s’unit à son fils, une fille à son père,
tandis que la piété filiale redouble, accrue par l’amour.
Malheur à moi, qui n’ai pas eu la chance de naître là,
335
victime du hasard du lieu ! Pourquoi revenir à ces pensées ?
Espoirs interdits, éloignez-vous ! Lui est bien digne d’être aimé,
mais comme un père. Si donc je n’étais pas la fille
du grand Cinyras, je pourrais coucher avec Cinyras ;
maintenant qu’il est à moi déjà, il n’est pas à moi,
340
et notre parenté même me condamne ; étrangère, j’aurais plus d’atouts.
Je puis m’éloigner d’ici, quitter le territoire de ma patrie,
pour échapper à la faute ; ma passion néfaste me retient, je l’aime,
je veux être là pour contempler Cinyras, le toucher, lui parler,
lui donner des baisers, si rien de plus ne m’est permis.
345
Mais peux-tu envisager d’aller plus loin, fille impie ?
Et ne sens-tu pas combien de règles et de titres tu confonds ?
Vas-tu devenir la rivale de ta mère et la maîtresse de ton père ?
On dira que tu es la sœur de ton enfant et la mère de ton frère ?
Ne crains-tu pas les sœurs à la chevelure de noirs serpents,
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celles que les âmes coupables voient menacer de torches cruelles
leurs yeux et leurs visages ? Mais tant que ton corps ne s’est permis
aucune infamie, ne sois pas infâme en pensée, et ne souille pas
par une union interdite les conventions de la puissante nature !
Pense vouloir cela : la réalité même te l’interdit. Lui respecte la piété
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et la morale. Oh ! que je voudrais voir en lui folie semblable à la mienne ! ”
Elle avait fini. Cinyras, qu’une foule considérable de prétendants
faisait hésiter sur le choix à faire, interroge sa fille,
cite des noms, pour savoir qui elle souhaite pour époux.
D’abord elle se tait ; fixant ses regards sur le visage paternel,
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elle brûle de passion et a les yeux inondés d’une tiède rosée.
Cinyras, croyant que c’est un effet de la timidité de la jeune fille,
lui défend de pleurer, lui sèche les joues, tout en l’embrassant.
Myrrha est trop heureuse de ces baisers donnés. Il lui demande
quel genre d’époux elle souhaite et elle dit : “ quelqu’un comme toi ”.
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Lui alors, d’applaudir à cette réponse qu’il ne comprend pas, et de dire :
“ Garde toujours une telle piété filiale ”. À l’énoncé du mot ‘ piété ’,
la jeune fille baissa les yeux, consciente de son crime.
Myrrhra, en proie à ses hésitations, décide de se pendre. Sa fidèle nourrice, qui l’a entendue prononcer un ultime adieu, l’empêche de passer à l’acte, et cherche vainement à percer son secret. (10, 368-390)
Compatissante, elle tente de deviner le mobile (accès de folie, mauvais sort) du geste désespéré de Myrrha, et s’engage à l’aider en recourant à la magie. Pour la rassurer, elle lui rappelle l’aide qu’elle peut attendre de ses parents. À la réaction de la jeune fille, la nourrice devine que Myrrha souffre d’un amour secret et, à force d’habileté, apprend l’horrible vérité. Incapable de détourner la malheureuse du suicide au cas où elle devrait renoncer à l’amour de son père, la nourrice, préférant garder Myrrha vivante, promet solennellement de l’aider à réaliser son but. (10, 391-430)
C’était le milieu de la nuit. Le sommeil avait dissipé les soucis
et détendu les corps ; mais la fille de Cinyras reste éveillée,
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en proie à un feu indomptable, et elle ressasse ses vœux fous.
Tantôt elle désespère, tantôt elle veut tenter d’agir ; pleine de honte,
pleine de désir, elle ne sait que faire. Ainsi, lorsque un tronc énorme,
blessé par la cognée, attend le coup ultime, on se demande
où il tombera et de tous les côtés on redoute sa chute,
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ainsi vu les coups qui l’ont ébranlé, l’esprit léger de Myrrhra
vacille d’un côté puis de l’autre, et penche dans les deux sens,
ne trouvant que la mort comme frein ou répit à son amour.
Elle choisit de mourir. Elle se lève, décide d’attacher un lacet
autour de son cou et, après avoir fixé sa ceinture en haut de la porte :
380
“ Adieu, Cinyras bien-aimé ; comprends pourquoi je meurs ! ”,
dit-elle, tout en ajustant la corde à son cou devenu blême.
On raconte que le murmure de ces paroles parvint aux oreilles
de sa fidèle nourrice, qui gardait le seuil de sa protégée.
La vieille se lève et ouvre la porte. Dès qu’elle voit les éléments
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d’une mort préparée, au même instant elle pousse un cri,
se frappe, déchire son corsage, enlève la corde du cou
et la met en pièces. Finalement, quand elle s’arrêta de pleurer,
elle étreignit Myrrha et lui demanda la raison de ce lacet.
La jeune fille se tait, muette, immobile ; elle fixe le sol,
390
et déplore de voir ses efforts surpris et sa mort ainsi retardée.
La vieille insiste, dénude ses cheveux blancs et ses seins arides,
puis, au nom de ses premières têtées dans son berceau, elle prie Myrrhra
de lui confier sa peine, quelle qu’elle soit. À ces questions,
Myrrha gémit et se détourne ; la nourrice, décidée à savoir la vérité,
395
ne se borne pas à promettre sa fidélité : “ Parle ”, dit-elle,
“ laisse-moi t’aider ; la vieillesse ne m’a pas réduite à l’inaction.
Si c’est un coup de folie, je connais une femme qui te guérira
avec herbes et incantations ; si on t’a nui, un rite magique te purifiera ;
si les dieux sont en colère, des sacrifices apaiseront leur colère.
400
Qu’imaginer encore ? Assurément, ta fortune et ta famille
vont bien et tout est normal ; ta mère et ton père sont en vie. ”
Myrrha, entendant le nom de son père, poussa un profond soupir.
La nourrice ne soupçonne pas encore de sacrilège,
mais pressent cependant une sorte d’amour contrarié.
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Ferme dans son dessein, elle la prie de lui confier son souci,
quel qu’il soit, la prend en larmes sur ses vieux genoux,
et lui dit, en la serrant ainsi dans ses bras affaiblis :
“ J’ai compris, tu es amoureuse ! Rassure-toi, même dans ce cas,
je te servirai avec zèle, et ton père n’en saura jamais rien. ”
410
Myrrha s’arracha furieuse à cette étreinte et, le visage sur son lit,
elle dit : “ Éloigne-toi, je t’en prie, et épargne ma misérable pudeur ! ”
Comme elle insistait, Myrrha dit : “ Va-t’en, ou cesse de demander
la cause de ma peine ! Ce que tu t’efforces de savoir, c’est un crime. ”
La vieille frémit, tend ses vieilles mains tremblantes de peur,
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puis, suppliante, tombe aux pieds de l’enfant qu’elle a nourrie.
Tantôt elle la caresse, tantôt l’effraie, si elle ne se confie pas à elle,
menace de parler du lacet et de la tentative de suicide,
promet son aide, si elle lui fait des confidences sur son amour.
La jeune fille releva la tête et, fondant en larmes, elle en inonda
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la poitrine de sa nourrice ; souvent elle tente de passer aux aveux,
souvent elle se retient de parler et, de honte, se cache le visage
dans ses vêtements : “ Que ma mère est heureuse avec son époux ! ”
dit-elle, et, s’arrêtant, elle gémit. La nourrice, qui a compris en effet,
sent ses membres, glacés jusqu’aux os, pris de tremblement.
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Ses cheveux blancs tout hérissés se dressent sur sa tête, et pour chasser,
si c’était possible, cet amour effroyable, elle accumule les arguments.
La jeune fille sait que ces conseils sont fondés ; pourtant,
elle est résolue à mourir si elle ne peut posséder son amour.
“ Vis ”, dit la nourrice, “ tu posséderas ton ”, et, n’osant dire “ père ”,
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elle se tut et confirma ses promesses au nom de la volonté divine.
Tandis que lors des fêtes de Cérès à Chypre, les matrones, parmi lesquelles se trouve la reine Cenchréis, sont tenues durant neuf nuits à une abstinence totale de relations conjugales, la nourrice saisit cette occasion pour faire savoir à Cinyras qu’une très belle jeune fille, dont elle tait le nom, est éprise de lui. Le roi se laisse tenter et demande à la nourrice de lui amener sa conquête ; celle-ci croit la partie gagnée, tandis que Myrrha est habitée par des sentiments contradictoires. (10, 431-445)
Par une sombre nuit, guidée par sa nourrice, Myrrhra s’avance vers la chambre de son père, et, malgré ses hésitations et sa honte, malgré surtout les mauvais présages qui auraient dû la retenir, elle rejoint la couche de son père, lequel ignore qui elle est, et ainsi se consomme l’union incestueuse. (10, 446-468)
Myrrha enceinte se complaît à des rencontres répétées, jusqu’au moment où Cinyras, poussé par la curiosité, apporte un flambeau et découvre les traits de sa fille. Ce crime qu’il a commis sans le vouloir lui fait horreur et, armé d’une épée, il se met aussitôt à poursuivre Myrrha pour la tuer. (10, 469-475)
431
Les pieuses matrones célébraient les fêtes annuelles de Cérès,
fêtes au cours desquelles, le corps couvert d’un voile blanc,
elles offrent des guirlandes d’épis, prémices de leurs récoltes.
Parmi leurs interdits, elles comptent tout contact amoureux
435
avec leur mari, durant neuf nuits ; Cenchréis, l’épouse du roi,
fait partie de cette foule et célèbre les mystères sacrés.
Donc, tandis que le lit du roi est déserté par son épouse légitime,
la nourrice rencontre Cinyras alourdi par le vin et lui parle,
dans son zèle malencontreux, des sentiments sincères d’une fille,
440
dont elle cache le nom et loue la beauté ; il s’enquiert de l’âge de la fille :
“ elle est comme Myrrha ”, dit la nourrice. Priée de la lui amener,
la vieille aussitôt rentre chez elle et dit : “ Sois contente, ma petite,
c’est gagné ! ” Malheureuse, la jeune fille ne sent pas la joie
emplir son cœur, de tristes pressentiments l’habitent,
445
et pourtant elle se réjouit, tant ses idées sont contradictoires.
C’était l’heure où tout est silence, et, parmi les Trions
le Bouvier avait tourné son chariot inclinant son timon ;
Myrrha marche vers son crime. La lune d’or fuit le ciel,
de sombres nuages couvrent les astres qui se cachent ;
450
la nuit est privée de ses feux : tu es le premier, Icarus, à te voiler la face,
ainsi qu’Érigoné, que son amour et sa piété filiale ont immortalisée.
Trois fois Myrrha fut retenue par un présage : son pied avait trébuché,
trois fois le funeste hibou avait fait entendre son cri lugubre.
Elle s’avance pourtant ; les ténèbres, la nuit noire atténuent sa honte ;
455
de la main gauche, elle tient la main de sa nourrice, l’autre à tâtons
explore l’aveugle parcours. Déjà, elle touche le seuil de la chambre,
déjà elle ouvre la porte, déjà elle est à l’intérieur. Ses jambes
se dérobent, ses genoux se mettent à trembler, elle est livide, exsangue,
et tandis qu’elle s’avance son courage l’abandonne.
460
Et plus elle est près de commettre son crime, plus elle est horrifiée,
et regrette son audace ; elle voudrait s’en aller sans être reconnue.
La vieille la mène toute hésitante par la main, l’approche du lit surélevé
et, en la confiant à son père, elle dit : “ Accueille cette fille, Cinyras,
elle est à toi ”, et par son entremise s’unissent ces corps maudits.
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Le père reçoit dans sa couche immorale sa propre chair,
apaise les craintes de la jeune fille, l’engage à se rassurer.
Peut-être même, s’autorisant de son âge, a-t-il dit : “ ma fille ” ;
et elle : “ mon père ”, pour que ces noms ne manquent pas au forfait.
Elle sort fécondée de la couche paternelle et, en son ventre maudit,
470
elle porte la semence impie et le fruit criminel qu’elle a conçu.
La nuit suivante le forfait se reproduit, et Myrrha n’y met pas fin.
Quand finalement Cinyras désira connaître sa maîtresse
après tant de rencontres, il apporta un flambeau
et connut son crime en voyant sa fille ; muet de douleur,
475
il tire d’un fourreau suspendu une épée étincelante.
Myrrha échappe à la mort en fuyant en pleine nuit, à travers l’Arabie et la Panchaïe. Après neuf mois d’errances, lourde de l’enfant qu’elle porte, elle s’arrête épuisée en terre de Saba et, tout en reconnaissant qu’elle mérite la mort, elle demande aux dieux de subir une métamorphose pour éviter de souiller aussi bien les morts que les vivants. (10, 476-487)
Cette prière d’une coupable en aveu est entendue, et Myrrha est aussitôt métamorphosée en un arbre qui produit de la myrrhe, une résine très appréciée considérée comme étant les larmes de Myrrha. (10, 488-502)
Après cette métamorphose, l’arbre se mit à enfler en son centre, puis s’entrouvrit et, avec l’intervention de Lucine, donna le jour à un nourrisson d’une très grande beauté, comparable à Cupidon. Les Naïades en prirent soin, le parfumant avec de la myrrhe, les larmes de sa mère. (10, 503-518)
Myrrha s’enfuit et, à la faveur des ténèbres d’une nuit sombre,
échappe à la mort et, après avoir erré à travers les vastes campagnes
de l’Arabie aux beaux palmiers, elle quitte les champs de Panchaïe.
Elle erra, le temps que reparurent neuf fois les cornes de la lune,
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puis enfin, épuisée, elle se reposa en terre de Saba, car elle peinait
à porter le fardeau dans ses flancs. Alors, ne sachant que souhaiter,
partagée entre la crainte de la mort et le dégoût de vivre,
elle fit cette prière : “ Si des dieux existent, ouverts aux aveux,
j’ai bien mérité le dernier supplice et je ne le refuse pas ;
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mais je veux éviter de souiller les vivants, en restant en vie,
et les défunts, en mourant. Alors, excluez-moi des deux royaumes
et refusez-moi la vie et la mort, en me métamorphosant ! ”
Il est un dieu accessible aux coupables en aveux ; des dieux, c’est sûr,
réalisèrent l’ultime vœu de Myrrha. En effet, tandis qu’elle parle,
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la terre gagne le haut de ses jambes ; à travers ses ongles brisés
des racines s’avancent de côté, à la base d’un tronc élancé ;
ses os se changent en bois dur ; sa moëlle restée à l’intérieur,
son sang devient sève, ses bras deviennent de longues branches,
ses doigts des rameaux, et sa peau se transforme en dure écorce.
495
Et déjà l’arbre en poussant avait enserré son ventre alourdi,
étouffé sa poitrine et s’apprêtait à recouvrir son cou ;
elle ne supporta pas l’attente et, prévenant la montée du bois,
elle s’affaissa et enfonça elle-même son visage sous l’écorce.
Bien qu’ayant perdu, avec la perte de son corps, ses sentiments d’antan,
elle pleure pourtant, et des gouttes tièdes s’écoulent de l’arbre.
On prise grandement ce genre de larmes, et la myrrhe que distille l’écorce
tient son nom de celle qui la produit, nom qu’aucun siècle ne taira.
Par ailleurs l’enfant, fruit du mal, avait grandi sous le bois
et cherchait une voie par où se dégager du sein de sa mère.
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Au milieu de l’arbre, le ventre pesant se met à enfler, et la charge distend
les flancs de la mère ; la douleur n’a pas de mots pour s’exprimer
et la voix de l’accouchée ne peut invoquer Lucine.
Cependant l’arbre semble faire des efforts ; courbé,
il gémit sans fin, tout humide des larmes qu’il laisse tomber.
510
Lucine, dans sa bonté, s’arrêta près des branches souffrantes,
approcha ses mains et prononça les mots de la délivrance.
L’arbre se fend et livre à travers l’écorce éclatée son fardeau vivant :
un bébé se met à vagir. Sur un lit d’herbes tendres,
les Naïades le déposent et le parfument avec les larmes de sa mère.
L’Envie même aurait loué sa beauté ; en effet, il ressemblait
aux corps des Amores dénudés peints sur un tableau,
mais, pour ne pas que son équipement l’en distingue,
ajoutez-lui un léger carquois, ou retirez-le aux Putti.
Myrrha (10, 298-518). Les chants d’Orphée se poursuivent par la longue histoire de la mère d’Adonis, qui fut métamorphosée en arbre à myrrhe. Ovide situe à Chypre le récit de la métamorphose de cette Myrrhra (ou Smyrna, pour la plupart des autres sources), fille incestueuse de Cinyras, roi de Chypre. Les résumés des mythographes (par ex. : Hygin, Fab., 58 ; Apollodore, Bib., 3, 14, 4 [183-184 éd. P. Scarpi] ; Antoninus Liberalis, Métam., 34), mais aussi de Pindare (Pythiques, 2, 16ss. ; Néméennes, 8, 18) et d’Homère (Iliade, 12, 20 et 11, 19-20), montrent que ces personnages appartiennent à des légendes très anciennes. En dépit de variantes concernant les lieux et les noms, il s’agit essentiellement de la passion incestueuse d’une fille pour son père, et de la métamorphose en arbre à myrrhe de la jeune femme de qui naîtra Adonis. Ovide met dans la bouche d’Orphée un récit qui rejoint les autres sources sur la plupart des points, mais à la manière d’Ovide, c’est-à-dire haute en couleurs et imaginative.
Cinyras (10, 298). Roi de Chypre, originaire du nord de la Syrie, Cinyras aurait fondé la ville de Smyrne. Les traditions diffèrent sur sa généalogie. Selon Ovide, il était né de Paphos, fille de Pygmalion (10, 270-297) ; il était roi de Chypre et, par sa fille Myrrha (ou Smyrna), il devint le père d’Adonis. C’est lui qui aurait introduit à Chypre le culte d’Aphrodite.
histoire terrible (10, 300-304). L’emphase de cette annonce (filles... pères) montre combien l’inceste était réprouvé dans le monde gréco-romain antique.
Ismarus (10, 305). Montagne de Thrace, qui désigne l’endroit où se trouve Orphée, dont Ovide rapporte le chant. En ajoutant à la Thrace, « le monde qui est le nôtre », on peut supposer qu’Ovide envisage le monde civilisé opposé à celui des Barbares.
amome (10, 307). Plante aromatique, dont les graines sont connues sous le nom de maniguette, graines de paradis. Les anciens utilisaient l’amome pour embaumer les corps, et les dames romaines pour parfumer leur chevelure (Larousse). Il en sera aussi question plus loin (Mét., 15, 394).
cinname (10, 308). Le terme cinname ou cinnamone désigne un groupe de plantes aromatiques, parmi lesquelles le camphrier ou le cannelier (Larousse).
costus (10, 308). Plante dont la racine était employée comme aromate (Larousse)
encens (10, 308). Substance résineuse aromatique, qui provient de différents arbres et qui brûle en répandant une odeur pénétrante.
Panchaïe (10, 309). Désignation d’une île, située dans l’Océan Indien, où le philosophe grec Évhémère (fin 4e-début 3e siècle a.C.) aurait fait un voyage fabuleux. Il en aurait ramené sa théorie rationnalisante concernant l’origine des dieux, appelée de son nom l’évhémérisme et qui eut beaucoup de succès à Rome à partir d’Ennius. Ce lieu éloigné et mythique qu’est la Panchaïe désigne ici le lointain Orient, réputé pour ses aromates et ses épices.
myrrhe (10, 310). Gomme résineuse aromatique fournie par le balsamier. L’énumération qui précède n’a d’autre but que d’introduire la légende étiologique de la myrrhe.
Cupidon (10, 311). Cupidon, le dieu de l’Amour, n’a pu inspirer la passion maudite et condamnable de Myrrha. Sur Cupidon, voir par exemple 1, 452-489 et 5, 362ss.
Styx (10, 313). Les Enfers, désignés ici par le Styx, fleuve du monde souterrain. Voir 1, 139-140 et surtout 1, 189 et note, etc. Virgile, Én., 6, 132-134, 252, 323.
une des sœurs (10, 314). Une des Érinyes, qui résident dans les Enfers. Cfr infra le vers 349.
tout l’Orient (10, 316). Ce détail, comme le passage concernant la Panchaïe (10, 307-310), montre que la légende de Myrrha est plus liée à l’Orient qu’à Chypre proprement dite.
Elle sent (10, 319). Ici commence un monologue intérieur, visiblement inspiré par les écoles de rhétorique, monologue de femme amoureuse, que l’on pourra comparer notamment à ceux de Médée (7, 11-73) ou de Byblis (9, 472-516).
des peuples (10, 331). Selon Minucius Felix (Octavius, 31, 3), les Perses toléraient les unions d’un fils avec sa mère. Certains philosophes grecs ont voulu justifier ces conceptions perses (G. Lafaye, p. 133), mais elles allaient à contre-courant des idées grecques ; que l’on pense à la légende d’Oedipe et de Jocaste.
les sœurs (10, 349). Les Érinyes (cfr supra le vers 314), Allecto, Mégère et Tisiphone, avec leurs serpents. Déesses de la vengeance, elles harcèlent les coupables, tel Oreste, après le meurtre de Clytemnestre. Voir aussi 1, 241, 4, 473-474, 6, 662, et 10, 313-314.
nourrice (10, 383). La nourrice est un personnage classique de la tragédie.
rite magique (10, 398). On sait l’importance de la magie dans l’Antiquité. On songera, entre autres, à l’exemple de Didon, à la fin du livre 4 de l’Énéide de Virgile, ainsi qu’à de très nombreux épisodes des Métamorphoses d’Apulée.
fêtes annuelles de Cérès (10, 431). Ovide (notamment 5, 438-508) a abondamment traité de Cérès et en particulier de sa quête de Proserpine. Quant aux fêtes en l’honneur de Cérès, célébrées annuellement à Chypre, on ne dispose pas à leur sujet d’informations précises. Visiblement, Ovide, désireux de rendre plausible le stratagème imaginé par la nourrice, était surtout intéressé par la règle de l’abstinence sexuelle imposée aux matrones. On sait en tout cas que « pour commémorer le jeûne de neuf jours de Déméter errant à la recherche de sa fille enlevée par Hadès, un jeûne de même durée était imposé aux initiés lors de la célébration des Mystères d’Eleusis » (J. Chamonard). Serait-ce là le modèle d’Ovide ?
Cenchréis (10, 435). Dans la version d’Ovide, c’est le nom de la reine de Chypre, épouse de Cinyras. Hygin (Fab., 58), qui situe plutôt le couple en Asie mineure, rapporte que Cenchréis avait mécontenté Vénus, en prétendant que sa fille Smyrna était plus belle que la déesse. C’est pour cette raison que Vénus aurait inspiré à Smyrna une passion monstrueuse pour son père.
Trions (10, 446). Les Trions sont les sept étoiles du Chariot ou Grande Ourse.
Bouvier (10, 447). La petite Ourse est aussi appelée « Gardien de l’Ourse » ou « Bouvier ». Ces deux vers sont un nouvel exemple d’une expression recherchée pour indiquer l’heure : c’est la pleine nuit. Sur ces constellations, voir 2, 171-176, avec divers liens vers les Fastes.
Icare... Érigoné (10, 450-451). Le poète insiste sur l’obscurité de la nuit, en évoquant deux étoiles, Icarius/Icarus et Érigoné, appartenant à la constellation du Bouvier. Pour cette légende, voir Fast., 4, 939. Voir aussi Mét., 2, 171-176, avec notes ; 6, 125. Apollodore (Bib., 3, 14, 7 [191-192 éd. P. Scarpi]) résume leur histoire de la manière suivante : « De Dionysos, Icarios reçut le germe de la vigne et apprit l’art de faire le vin. Désireux de faire part aux humains des dons du dieu, Icarius se rendit chez des bergers ; ceux-ci firent honneur au breuvage et en burent sans modération, sans le couper d’eau ; ils crurent qu’Icarius les avait empoisonnés et le tuèrent. À l’aube, ayant retrouvé leurs esprits, ils l’ensevelirent. Érigoné, la fille d’Icarius, partit à la recherche de son père ; une chienne fidèle, Maera, qui avait l’habitude de suivre Icarius, lui montra où était enseveli le cadavre. Après avoir pleuré son père, Érigoné se pendit. » Peut-être dans la pensée d’Ovide, ces deux astres symbolisaient-ils l’attachement filial.
Trois fois (10, 452). Biblys non plus n’avait pas tenu compte d’un mauvais présage (9, 571-572). Sur le hibou, oiseau de mauvais augure, voir par exemple 5, 543-550.
pour que ces noms (10, 468). « Pour que rien, même les noms, ne manque à leur coupable union » (J. Chamonard) - « ainsi rien ne manque à l’inceste, pas même les noms » (G. Lafaye).
Myrrha s’enfuit (10, 476). On pourra comparer la fuite de Myrrha à celle de Biblys (9, 635-665).
Arabie... Panchaïe... (10, 478). La précision géographique n’est pas un objectif en soi pour Ovide, qui a situé l’histoire de Myrrha dans l’île de Chypre, pour la montrer maintenant parcourant les terres d’Arabie – désignation plutôt vague – et la Panchaïe (voir n. à 10, 309).
neuf fois les cornes de la lune (10, 479). Tournure signifiant une période de neuf mois lunaires, le temps de la gestation pour les humains. Voir Fast., 1, 33-34 et 2, 175-176 ; Mét., 2, 453 ; 8, 500.
Saba (10, 480). Ville ou région de l’Arabie Heureuse, terre d’où provenaient des aromates comme l’encens ou la myrrhe.
cette prière (10, 483). Comme Myrrha, Daphné (1, 545-547), Cadmus et Harmonie (4, 571-603) demandèrent aussi à être métamorphosés.
L’enfant, fruit du mal (10, 503-518). Ici commence le récit de la naissance d’Adonis (dont le nom n’apparaîtra qu’au vers 10, 532). Ce récit peut servir de transition entre le passage consacré à Myrrha, sa mère, et la fin du livre (10, 519-739), consacrée aux amours de Vénus et Adonis. Il existe des variantes concernant la naissance d’Adonis, présenté comme le fils de Myrrha et Cinyras (ou de Smyrna et Theias), après la métamorphose de sa mère en arbre (Ovide, Apollodore, Hygin), ou né prématurément, après la découverte de l’inceste (Antoninus Liberalis). Nous n’insisterons pas sur ces variantes.
Lucine (10, 507). Déesse présidant aux accouchements. À Rome, elle était assimilée tantôt à Junon, tantôt à Diane ou Hécate (5, 304 ; 9, 294, et aussi Fast., 2, 449-452).
Naïades (10, 514). Divinités des eaux, comparables aux Nymphes, Dryades, etc., qui peuplent la nature et interviennent très souvent. Voir par exemple les Naïades élevant Hermaphrodite, enfant né de Mercure et Vénus (4, 288-289), ou la Naïade Amalthée, qui nourrit Zeus-enfant (Fast., 5, 115-116) ; voir aussi Fast., 1, 405 et 512.
Envie (10, 515). Personnification ? On peut en discuter. En tout cas, les dieux pouvaient se montrer jaloux de la beauté des humains.
Amores... Putti (10, 516-518). Adonis est comparé aux enfants ailés, armés de flèches et représentant Cupidon en personne. On se croirait devant une peinture pompéienne.