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Alcithoé, la troisième fille de Minyas prend la parole à son tour. Après avoir énuméré quelques métamorphoses soi-disant trop connues pour être racontées, elle choisit d’expliquer l’origine de la sinistre réputation de la fontaine de Salmacis. Un fils d’Hermès-Mercure et de Vénus décide, à l’âge de quinze ans, de quitter la terre de son enfance pour découvrir le monde. Il parvient, en Carie, près d’un étang aux eaux limpides, où habite une jeune nymphe solitaire, Salmacis, qui passe tout son temps à folâtrer près de cet étang qui porte son nom. Dès qu’elle aperçoit le jeune garçon, elle s’éprend de lui, l’aborde et s’offre à lui. Mais, ignorant tout de l’amour, il la repousse aussitôt. (4, 274-336)
La nymphe fait semblant de s’effacer et disparaît dans les fourrés. Le garçon, se croyant seul, se déshabille pour se baigner. Quand elle le voit si beau, Salmacis ne peut plus se maîtriser, le rejoint dans l’eau et se colle à lui, malgré les efforts qu’il fait pour lui échapper. Salmacis alors demande aux dieux la faveur qu’ils ne soient jamais séparés l’un de l’autre, et elle est exaucée. (4, 337-379)
Le jeune homme, Hermaphrodite, devenu un être efféminé, obtient de ses parents que soit transformé en androgyne tout homme qui sera en contact avec les eaux de la fontaine qui, depuis ce temps, est dotée de ce pouvoir maléfique. (4, 380-388)
Lorsque ses sœurs ont fait silence, Alcithoé est invitée à parler.
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Parcourant avec la navette les fils de la toile dressée, elle dit :
« Je vais taire les amours rabâchées du berger de l’Ida, Daphnis,
qu’une nymphe, irritée contre sa rivale, transforma en rocher :
tant est grande la souffrance qui consume les amants.
Je ne raconte pas non plus comment, par une mutation de l’ordre naturel,
Sithon, au sexe ambigu, fut tantôt homme, tantôt femme.
Toi aussi, Celmis, maintenant diamant, jadis très fidèle à Jupiter enfant,
et vous, Curètes, nés d’une pluie abondante, et vous, devenus
petites fleurs, Crocos et Smilax, je vous passe sous silence.
Je retiendrai vos esprits par le charme d’un récit nouveau.
D’où vient la triste réputation de Salmacis, pourquoi ses ondes sans force
épuisent et amollissent les membres qu’elles touchent, la voici.
L’effet de cette source est bien connu, mais la cause en reste cachée.
Un enfant de Mercure, né de la divine Cythérée,
fut élevé dans les grottes de l’Ida par des Naïades.
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Il avait un visage qui permettait d’identifier
son père et sa mère ; d’eux aussi, il tira son nom.
Dès ses quinze ans, il quitta les montagnes de sa patrie,
et, laissant derrière lui l’Ida, sa terre nourricière,
il se plaisait à parcourir des lieux inconnus, à découvrir
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des fleuves ignorés, et sa curiosité rendait légère sa fatigue.
Il visita même les villes de Lycie, et celles des Cariens,
voisins des Lyciens. C’est là qu’il voit un étang à l’eau limpide,
transparente jusqu’au fond. Le roseau des marais n’y pousse pas,
ni non plus les algues stériles ni les joncs à pointe effilée ;
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son eau est toute claire. Seuls les bords de l’étang sont cernés
d’un gazon vigoureux et d’herbes toujours vertes.
Une nymphe y habite, qui n’est pas habile à la chasse,
ni habituée à tendre des arcs, ni à rivaliser à la course :
c’est la seule Naïade que ne connaisse pas l’agile Diane.
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Souvent, dit-on, ses sœurs lui ont dit :
“ Salmacis, prends un javelot ou un carquois chamarré,
et mêle à tes occupations les fatigues de la chasse ! ”
Elle ne prend ni javelot ni carquois chamarré
et ne mêle point à ses occupations les fatigues de la chasse.
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Elle se contente de baigner son joli corps dans la fontaine,
de coiffer ses cheveux avec un peigne de buis du Cytore
de se contempler dans l’eau pour voir ce qui lui va le mieux.
Tantôt, un voile transparent autour du corps
elle s’étend sur un lit de feuilles ou d’herbes tendres,
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souvent elle cueille des fleurs. Elle en cueillait justement
quand elle voit l’enfant, et l’ayant vu, souhaite l’avoir à elle.
Toutefois, malgré sa hâte de l’aborder, elle ne le fit
qu’après s’être arrangée, avoir vérifié son voile,
composé son visage et s’être assurée de paraître belle.
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Alors elle commença à parler ainsi : “ Enfant, qui mérites vraiment
d’être pris pour un dieu, si tu es dieu, tu es peut-être Cupidon ;
si tu es un homme, heureux ceux qui t’ont mis au monde,
heureux ton frère, et assurément, si tu en as une,
comblée est ta sœur, et aussi la nourrice qui t’a allaité.
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Mais elle est de loin plus heureuse que toutes les autres
si une fiancée t’est promise, que jugeras digne du flambeau nuptial.
Si elle existe quelque part, je pourrais jouir avec toi d’un plaisir furtif,
sinon je serais celle-là, et nous partagerions le même lit. ”
La Naïade alors se tut. Le visage de l’enfant rougit
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- il ignore ce qu’est l’amour - ; mais la rougeur lui allait bien :
c’est la couleur des fruits suspendus à un arbre exposé au soleil,
ou celle de l’ivoire teinté ou celle de la lune rougissant sous sa blancheur
quand résonnent pour l’aider, mais en vain, des objets de bronze.
À la nymphe qui réclamait sans fin des baisers, fussent-ils fraternels,
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et qui maintenant tendait les mains vers son cou d’ivoire, il dit :
“ Tu arrêtes, ou je m’enfuis et je t’abandonne, toi et ces lieux ? ”
Salmacis prit peur et dit : “ Je libère la place, je te la laisse,
ô étranger ”, et, tournant les talons, elle fait mine de s’éloigner,
tout en continuant à regarder derrière elle ; mais elle va se cacher
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à l’abri d’un buisson épais, se baissant et pliant les genoux.
Lui, qui bien sûr se croit à l’abri des regards dans la prairie déserte,
il va et vient, de-ci delà et, dans les eaux qui semblent jouer devant lui,
il trempe la plante de ses pieds, de la pointe au talon ;
et tout de suite, séduit par l’exquise température de l’eau,
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il dépouille son corps charmant de son léger vêtement.
Vraiment, à cet instant il lui plut ; sa beauté dénudée enflamma
le désir de Salmacis ; les yeux de la nymphe aussi étincellent ;
ainsi un miroir, placé en face du Soleil, renvoie-t-il
l’image de Phébus, éblouissant dans son disque pur.
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Elle supporte à peine d’attendre, peut à peine différer son plaisir,
elle veut l’étreindre et, dans sa folie, ne se contient plus.
Lui rapide, se frappant le corps du creux de ses mains,
saute dans les flots et, alternant le mouvement de ses bras,
il brille à travers les eaux limpides, tel une statue d’ivoire
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ou un lis éclatant qui seraient couverts d’un verre transparent.
“ J’ai gagné, il est à moi ”, s’exclame la Naïade, et jetant au loin
tous ses vêtements, elle s’élance au milieu des flots ;
il se débat mais elle le maintient, de haute lutte lui ravit des baisers,
soulève les mains, touche la poitrine du jeune homme
contre son gré, se collant à lui, tantôt par ici, tantôt par là ;
et finalement, tandis qu’il fait des efforts pour s’échapper,
elle l’enlace, telle un serpent qu’un oiseau royal soulève
et emporte dans les airs : suspendu, le serpent lui enserre
la tête et les pattes, entortillant sa queue autour des ailes battantes ;
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ou telle le lierre qui souvent recouvre des troncs élancés,
ou encore telle le polype qui a capturé une proie dans la mer
et la retient avec les tentacules qu’il projette de tous côtés.
Le descendant d’Atlas persiste à refuser à la nymphe les joies espérées ;
elle le presse, le serre de tout son corps comme si elle collait à lui.
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Elle lui dit : “ Libre à toi de te débattre, méchant ;
mais tu ne m’échapperas pas. Ainsi, ô dieux, ordonnez,
que nous ne soyons jamais séparés, lui de moi, moi de lui. ”
Les dieux qu’elle pria entendirent ses vœux : leurs deux corps
sont mêlés, soudés, et se présentent sous une figure unique.
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Si l’on réunit des rameaux sous une même écorce, on les voit grandir
et se rejoindre et se développer ensemble, de même, depuis que
leurs membres se sont unis en une étreinte serrée, ils ne sont plus deux,
mais une forme double, dont on ne peut dire si elle est fille ou garçon ;
ils semblent n’être ni l’un ni l’autre et être l’un et l’autre.
Dès lors, lorsqu’il voit que les eaux limpides, où il était descendu
en tant qu’homme, l’ont transformé en un être androgyne, efféminé,
il tend les mains et, d’une voix qui avait perdu sa virilité,
Hermaphrodite dit : “ Vous, son père et sa mère, accordez
à votre enfant qui porte votre nom à tous deux, ce pouvoir :
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que tout homme qui viendra dans ces ondes, en sorte androgyne,
et s’amollisse aussitôt qu’il sera en contact avec ces eaux ! ”
Les parents émus l’un et l’autre réalisèrent le vœu de leur enfant
à la double forme et imprégnèrent la fontaine d’une drogue impure. »
Les Minyades, à la fin de leur récit, continuent à filer et tisser, persistant dans leur hostilité à Bacchus, quand soudain des feuilles de vigne et du lierre se mettent à pousser, au milieu de sons et d’odeurs évoquant les cérémonies en l’honneur de Bacchus. Finalement, au moment où tombe la nuit, au milieu de lueurs mystérieuses et d’apparitions fantastiques, les trois sœurs, punies par Bacchus, sont métamorphosées en chauves-souris (uespertiliones), animaux de l’astre de la nuit (Vesper). (4, 389-415)
Le récit était terminé. Les filles de Minyas continuent
à s’activer à la tâche, méprisant le dieu et profanant sa fête,
quand soudain retentirent, invisibles, des tambourins au son rauque
et quand résonna la flûte au cornet incurvé qui se mêlait
aux bronzes tintants, parmi des odeurs de myrrhe et de safran ;
et, chose qui passe l’entendement, les toiles se mirent à verdir
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et les tissus suspendus au métier à se couvrir de feuilles de lierre.
Certains deviennent vignes ; ceux qui naguère étaient des fils
sont transformés en sarments ; un rameau sort de la quenouille ;
et la pourpre ajoute son éclat à la couleur des raisins.
Déjà la journée s’était écoulée, et le moment approchait
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que l’on ne pourrait appeler ni ténèbres ni lumière ;
bien qu’éclairé, ce moment est très proche de la nuit hésitante.
Tout à coup il semble que le toit soit secoué, que s’embrasent
les flambeaux huileux, illuminant la demeure de feux ardents,
tandis que de faux simulacres de bêtes féroces poussent des hurlements.
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Depuis un moment les sœurs se cachent sous les toits enfumés,
courent çà et là, évitant les feux et les lumières,
et, tandis qu’elles cherchent l’obscurité, une membrane s’étend
sur leurs membres réduits et enferme leurs bras dans des ailes légères.
L’obscurité ne permet pas de savoir pour quelle raison
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elles ont perdu leur aspect ancien : sans que des plumes
les soulèvent, elles s’envolent avec leurs ailes transparentes ;
et, quand elles tentent de parler, vu leur petitesse, elles émettent
un son très faible et ponctuent leurs plaintes d’un léger grincement.
Elles fréquentent les greniers, non les forêts, et, haïssant la lumière,
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elles volent la nuit, tenant leur nom de Vesper, l’astre du soir.
Alcithoé (4, 274). C’est une des trois filles de Minyas, voir la note à 4, 1. Son récit commence sur le mode de la prétérition. Elle énumère une série de sujets qu’elle ne traitera pas. Il s’agit d’amours contrariées de bergers et de diverses métamorphoses, assez évasivement évoquées.
Daphnis (4, 276). « Fils d’Hermès, Daphnis est abandonné à sa naissance dans un bois par sa mère, une nymphe de Sicile. Grandi au milieu des nymphes et des bergers, il devient lui-même berger. Artémis l’initie à l’art de la chasse, Pan à celui de la flûte ; les nymphes lui donnent le goût de la poésie. Une nymphe, Échénaïs ou Lyca, s’éprend de lui ; Daphnis lui jure un amour éternel. Une autre nymphe amoureuse l’enivre pour obtenir ses faveurs. Échénaïs, jalouse, rend Daphnis aveugle. Daphnis vagabonde alors, en jouant de la flûte. Hermès accueille son enfant sur l’Olympe, puis fait jaillir une source à l’endroit même où il le ravit, sans doute après qu’il ait été changé en rocher par Échénaïs » (J.-Cl. Belfiore). La légende connaît plusieurs variantes, notamment géographique (la Sicile, la Phrygie, l’Ida ici).
Sithon (4, 280). Roi thrace, fils d’Arès ou de Poséidon, et de la nymphe Ossa, éponyme du mont Ossa, mais on ne possède aucun détail sur le changement de sexe dont il est question ici.
Celmis et les Curètes (4, 282). Celmis est un des Dactyles (sortes de démons) de l’Ida, nés de la poussière que les nourrices de Zeus avaient lancée derrière elles. Ces Dactyles sont apparentés aux Curètes, qui aidèrent Rhéa à protéger Zeus contre Cronos, qui voulait dévorer son fils. Les variantes concernant ces êtres sont nombreuses et complexes.
Crocus, Smilax (4, 283). Crocus fut métamorphosé en safran, tandis que la nymphe Smilax, qu’il aimait d’un amour malheureux, fut changée en fleur (salsepareille).
récit nouveau (4, 284). Ce récit de la troisième fille de Minyas explique la réputation attribuée à un lac près d’Halicarnasse, en Carie, censé retirer leur virilité à ceux qui s’y baignent, une réputation que l’endroit conservait au temps de Strabon (14, 2, 16). Selon Ovide (et ses sources ?), ce pouvoir est lié à l’histoire d’une nymphe, Salmacis, et d’un jeune homme, Hermaphrodite, qui furent tous deux métamorphosés en un être androgyne.
Salmacis (4, 287). Salmacis est le nom de l’étang et de la nymphe qui y habite.
Un enfant (4, 288). Fils de Hermès-Mercure et d’Aphrodite-Vénus, cet enfant d’une beauté merveilleuse, appelé Hermaprodite du nom grec de ses parents, fut élevé par des nymphes de l’Ida, en Phrygie. C’est par Ovide essentiellement que son histoire nous est connue.
Lycie (4, 296). Région du sud-ouest de l’Asie Mineure.
Cariens (4, 296). Habitants de la Carie, région elle aussi du sud-ouest de l’Asie Mineure, et qui comprenait notamment les villes de Cnide et d’Halicarnasse.
Diane (4, 304). Artémis-Diane, très souvent évoquée, comme déesse de la chasse, vouée à la virginité. Voir Mét., 1, 475-487 ; 1, 694-697 note ; 2, 401-530 (Callisto) ; 3, 131-250 (Actéon), etc.
Cytore (4, 311). Mont de Paphlagonie, au bord de la mer Noire, sans doute réputé pour ses buis.
la lune (4, 332). On s’imaginait que les éclipses de lune étaient l’effet d’un sortilège, et l’on croyait y porter remède en tapant bruyamment sur du métal.
oiseau royal (4, 362). Cet oiseau royal est l’aigle, lié à Jupiter, le roi des dieux. Cfr 4, 714-717, pour une autre comparaison mettant en scène un aigle et un serpent.
descendant d’Atlas (4, 366). Hermès-Mercure étant le fils de la Pléiade Maia, fille d’Atlas, Hermaphodite était donc un descendant d’Atlas.
uesper (4, 415). Le mot latin uesper désigne le soir, la tombée de la nuit, ou encore l’étoile du soir (Vesper). Le terme uespertilio signifie « chauve-souris », le nom de ces animaux leur venant sans aucun doute de leurs sorties à l’heure où apparaît Vesper.